Chapitre III.
Institutions et aspirations économiques
Nous ne tenterons pas, dans ce chapitre, de▶ donner un tableau complet ◀de▶ l’économie suisse, ni ◀d’▶analyser ses problèmes actuels : certaines modifications ◀de▶ la situation européenne ou mondiale peuvent les transformer demain dans une mesure imprévisible. Nous nous attacherons plutôt à dégager quelques constantes naturelles, ainsi que les attitudes psychologiques qu’elles conditionnent ou qui, au contraire, se sont développées en réponse à ce challenge : la pauvreté du sol suisse.
On s’imagine volontiers la Suisse comme un pays ◀de▶ pâtres pittoresques qui chantent des jodels, font des trous dans le fromage, et vendent très cher aux étrangers le droit ◀de▶ contempler leurs paysages célèbres. En fait, c’est à peine si 22 % ◀de▶ la population vivent ◀de▶ l’agriculture21, tandis que 57 % vivent ◀de▶ l’industrie et du commerce. La Suisse est un des pays les plus industrialisés du monde. Cependant, près ◀d’▶un quart ◀de▶ son territoire est improductif, les matières premières (charbon, pétrole, fer, métaux précieux) lui font presque totalement défaut, son marché intérieur est exigu, et elle n’a pas ◀de▶ colonies ni ◀de▶ débouchés sur la mer. Le développement industriel ◀de▶ la Suisse apparaît donc au plus haut point paradoxal. Rappelons-en d’abord les étapes historiques.
Aux xviiie et xive siècles, nous trouvons une première « constante humaine » ◀de▶ la Suisse avec les Markgenossenschaften (corporations forestières ; traduit-on « à droite », coopératives dit-on « à gauche ») puis avec les corps ◀de▶ métier. Au xive siècle, l’orfèvrerie apparaît à Genève. Au xvie siècle, les protestants chassés du Tessin introduisent à Zurich l’industrie ◀de▶ la soie. Au xviie , les huguenots chassés ◀de▶ France développent l’horlogerie à Genève, où elle était née chez les orfèvres, et ◀d’▶où elle se répandra vers le nord, dans le Jura. Au xviiie siècle, les filatures suisses entrent en concurrence avec les cotonnades anglaises : déjà, les observateurs étrangers s’étonnent du haut degré ◀d’▶industrialisation ◀de▶ la Suisse. Mais dans l’ensemble, l’économie du pays reste essentiellement agricole et artisanale. Les débuts du xixe siècle marquent une période ◀de▶ crise (blocus continental, puis multiplication des douanes et taxes intérieures). Vers 1830, les premières fabriques ◀de▶ machines s’installent dans le canton ◀de▶ Zurich, malgré la résistance ◀de▶ la population. Les cens et les dîmes sont abolis dans les campagnes. À partir de 1848, l’unification économique ◀de▶ la Confédération étant acquise, l’industrie prend son plein essor, aux dépens de l’agriculture.
Quels ont été les facteurs humains ◀de▶ cet essor, que rien ne faisait prévoir dans la nature des choses ? À la base ◀de▶ tout, nous voyons un calcul juste.
Il s’agissait, pour les artisans du xixe siècle que les machines mettaient en mesure ◀de▶ se transformer en industriels, ◀d’▶atténuer ou ◀de▶ compenser les désavantages ◀de▶ la situation suisse. Il fallait tout d’abord se procurer les matières premières. Le choix se porta d’une part sur celles qui, venant ◀de▶ loin, ne coûtaient pas beaucoup plus cher en Suisse que dans les pays immédiatement voisins : le coton, la laine ; d’autre part, sur celles dont les frais ◀de▶ transport étaient minimes par rapport à la valeur intrinsèque : la soie, les métaux précieux. L’économie suisse se trouvait ainsi orientée, dès le départ, vers la spécialisation, les produits ◀de▶ luxe, et surtout vers les industries ◀de▶ transformation, dans lesquelles l’habileté ◀de▶ la main-d’œuvre joue un rôle essentiel. « C’est sans doute une bonne fée, écrit André Siegfried, qui, lors de sa naissance a dit à ce pays : Tu n’auras pas ◀de▶ houille. Elle lui épargnait ainsi les tentations ◀de▶ la masse et le condamnait à la supériorité. »
Le problème était en effet le suivant : comment augmenter la valeur ◀de▶ ces produits coûteux et importés de manière à créer les exportations indispensables ? La solution ne pouvait être recherchée que dans la qualité exceptionnelle du processus ◀de▶ transformation. En d’autres termes, ce qu’on allait exporter, c’était la matière première importée plus du travail. Et telle est, ◀de▶ nos jours encore, la principale source ◀de▶ richesse des Suisses. Leurs traditions artisanales les préparaient à cet effort depuis des siècles. Bien avant l’apparition des machines, les populations ◀de▶ la Suisse orientale avaient porté l’industrie textile à son plus haut point ◀de▶ raffinement, tandis que les montagnards ◀de▶ l’Ouest manifestaient un génie très particulier ◀de▶ la mécanique : Rousseau les a décrits dans sa Lettre à ◀d’▶Alembert. Les uns comme les autres travaillaient à la main et au métier, dans leurs petits ateliers familiaux. ◀De▶ génération en génération, la main se formait, des traditions s’établissaient, qui subsistent encore au xxe siècle, et se manifestent par un certain fini dans le produit, jamais encore atteint par la machine seule.
Mais la qualité du travail, si elle pouvait assurer la supériorité ◀de▶ la production suisse dans certaines branches ◀de▶ l’industrie et pour un certain temps, ne devait pas suffire à la longue pour soutenir la concurrence des grands voisins européens, ou ◀de▶ l’Amérique, qui ne cessaient ◀de▶ perfectionner la production ◀de▶ série. Au goût méticuleux ◀de▶ la belle ouvrage, à la conscience dans le travail et à la précision héréditaire du coup de main, les Suisses se virent contraints ◀d’▶ajouter une qualité nouvelle, un nouveau moyen ◀de▶ compenser la quantité : l’ingéniosité technique, l’invention. Ce fut dès lors à leurs traditions scientifiques qu’ils firent appel.
Nous découvrons ici l’un des traits permanents du caractère des Suisses (Romands aussi bien qu’Alémaniques) : le besoin ◀d’▶appliquer les résultats ◀de▶ leurs spéculations philosophiques ou scientifiques, ◀de▶ les concrétiser en techniques utiles ; et cela bien moins pour en tirer profit que par l’effet ◀d’▶une conviction morale, souvent même religieuse, renforcée par un goût naturel ◀de▶ l’authenticité et ◀de▶ sa vérification méfiante. Les noms ◀de▶ Paracelse et ◀de▶ C. G. Jung illustrent cette disposition : ces deux « voyants » adonnés à l’étude des mystères et des mythes, en tirent tous les deux des techniques ◀de▶ guérison. De même, le grand mathématicien bâlois Léonard Euler, par ailleurs connu pour sa piété fervente, se passionne pour la technique, et prolongeant ses découvertes sur le calcul différentiel et intégral, trace les plans détaillés ◀de▶ la première turbine. À la même époque (xviiie siècle), les trois Bernouilli, ◀de▶ Bâle également, élaborent les lois fondamentales ◀de▶ la mécanique. Aujourd’hui même, comme le note André Siegfried,
l’industrie travaille d’après les formules et les découvertes ◀de▶ ces mathématiciens, qui sont également à la base du régime des assurances, par l’utilisation rationnelle des méthodes statistiques. On ne dira jamais assez que la supériorité technique suisse est à base de culture : le fameux Polytechnicum de Zurich, dont la réputation est mondiale, plonge ses racines dans un terroir ◀de▶ haute science, qui ne doit point nous dissimuler un esprit pratique instinctivement tourné vers l’application22 .
Au xxe siècle, des relations entre la science pure et l’industrie sont devenues organiques. Les « bureaux ◀d’▶étude » jouent un rôle essentiel dans toutes les grandes entreprises du pays. À Genève, la Société des instruments ◀de▶ physique naît à titre ◀d’▶annexe des laboratoires ◀de▶ la Faculté des Sciences. Le cœur ◀de▶ la gigantesque entreprise Nestlé, c’est le laboratoire central ◀de▶ recherches et ◀d’▶essais installé à Vevey, au siège ◀d’▶une direction générale qui contrôle 125 sociétés affiliées, dans toutes les parties du monde. L’horlogerie doit une impulsion décisive à Charles Édouard Guillaume, prix Nobel ◀de▶ physique, qui invente l’invar, le balancier intégral et le spiral ◀de▶ compensation. L’Institut chronométrique ◀de▶ l’Observatoire ◀de▶ Neuchâtel, qui donne l’heure à toute la Suisse, collabore étroitement avec les fabricants ◀d’▶horlogerie, en soumettant les chronomètres à des épreuves ◀de▶ position et ◀de▶ température, et en délivrant des bulletins ◀de▶ marche quand les résultats sont bons. L’Université ◀de▶ Neuchâtel a son laboratoire ◀de▶ recherches horlogères. ◀De▶ son côté, l’industrie chimique emploie un très grand nombre ◀de▶ savants (parfois professeurs ◀d’▶Université et prix Nobel, eux aussi), chimistes, pharmacologues et biologistes. Le seul groupe Interpharma, ◀de▶ Bâle, disposait en 1939 ◀de▶ 35 instituts ◀de▶ recherches pour 57 fabriques. Un économiste anglais, H. N. Casson, a pu écrire que « proportionnellement à sa population, la Suisse est le premier pays du monde pour les inventions… Depuis 1925, on y a compté en moyenne 9,3 inventions pour 10 000 habitants »23. Rappelons parmi les plus connues et populaires ◀de▶ celles qui sont nées dans les laboratoires industriels ◀de▶ la Suisse : la crémaillère, la poudre DDT, le nescafé, la fermeture-éclair. Et ajoutons enfin que la proportion des ingénieurs (formés par l’École ◀d’▶ingénieurs ◀de▶ Lausanne, et par le Polytechnicum de Zurich) et celle des contremaîtres spécialisés, dépasse ◀de▶ très loin, dans les usines suisses, tout ce qu’on observe dans le reste du monde.
À cette stratégie efficace, à ces qualités ◀de▶ travail et ◀d’▶invention, compensant des conditions ◀de▶ départ particulièrement défavorables, la nature suisse devait enfin venir en aide au xxe siècle, ◀de▶ la manière la plus imprévisible. Les parties désertiques du territoire, les glaciers, se transformèrent soudain en richesse naturelle. Le « château ◀d’▶eau » des Alpes centrales devint une source inépuisable ◀d’▶énergie.
Il serait curieux ◀de▶ décrire en détail le contraste entre les pays ◀de▶ houille noire et les pays ◀de▶ houille blanche, entre ceux qui tirent l’énergie ◀d’▶en bas, du sous-sol, et ceux qui la reçoivent ◀d’▶en haut, des sommets. L’exploitation des mines a créé presque partout des masses prolétariennes relativement misérables, des agglomérations ◀de▶ maisonnettes ◀de▶ brique monotones, des conditions ◀d’▶hygiène pitoyables, tandis que la transformation ◀d’▶un glacier en énergie électrique ne demande que ◀de▶ la main-d’œuvre qualifiée, crée des lacs dans les vallées hautes et salubres, des usines presque silencieuses, ◀de▶ la lumière et ◀de▶ la propreté.
Tout le monde sait que la Suisse est un pays propre, et même propret. Elle le doit en partie à son électrification : cuisines astiquées, trains sans fumée, peu de cheminées ◀d’▶usines, luxueuse illumination des villes. Les campagnes elles-mêmes participent largement à la distribution : 98 % des maisons suisses sont éclairées à l’électricité, plus ◀de▶ la moitié sont pourvues ◀de▶ cuisinières électriques et ◀de▶ chauffe-eau à accumulation24. La cadence ◀de▶ la construction ◀d’▶usines hydro-électriques semble devoir s’accélérer encore au cours des années qui viennent, malgré l’opposition ◀de▶ quelques communes montagnardes qui refusent — par vote populaire — ◀de▶ vendre leurs pâturages et vallées hautes pour qu’on y construise des barrages.
Les conditions générales du développement économique ◀de▶ la Suisse, telles que nous venons de les esquisser, présentent une certaine logique : c’est dire qu’elles ont été créées par les efforts humains plutôt que données par la nature. Il en va de même pour l’évolution des diverses industries : elles semblent nées les unes des autres par une sorte ◀de▶ filiation raisonnable.
Il y eut d’abord les artisans du tissage, pendant des siècles. Quand la machine vint remplacer les quenouilles et les métiers, il y eut l’industrie des textiles. Mais bientôt, pour fournir des machines aux tisserands et filateurs, on créa des ateliers ◀de▶ construction mécanique qui devinrent les ancêtres des puissantes entreprises modernes ◀de▶ la région zurichoise. L’accroissement ◀de▶ la production textile provoqua d’autre part la naissance ◀de▶ l’industrie des colorants, qui engendra les grandes usines ◀de▶ produits chimiques et pharmaceutiques ◀de▶ Bâle. Enfin les progrès ◀de▶ l’électrochimie permirent ◀d’▶exploiter (grâce à l’une des rares richesses naturelles ◀de▶ la Suisse, l’eau des montagnes) l’aluminium, dont les usages se multiplient dans les domaines les plus divers, ◀de▶ l’architecture à la mécanique ◀de▶ précision, ◀de▶ l’aviation au mobilier.
Peu à peu, la fabrication des textiles l’a cédé en importance à la métallurgie. Mais elle reste l’une des cinq branches principales ◀de▶ l’industrie suisse, qui sont (classées d’après le nombre des personnes qu’elles emploient) : la métallurgie et les constructions mécaniques, les textiles, les produits alimentaires, l’horlogerie, les produits chimiques.
La métallurgie, la fabrication des machines et des appareils, sont concentrées dans la partie orientale du pays, et plus particulièrement dans le canton ◀de▶ Zurich. Ces usines ont construit les locomotives et les dynamos les plus puissantes que l’on connaisse, et concurrencent sur le marché mondial les États-Unis eux-mêmes. Elles tiennent le second rang pour la fourniture des gros moteurs employés sur les paquebots. Malgré les dimensions imposantes ◀de▶ ces engins, ou à cause ◀d’▶elles, les techniques mises en œuvre pour les construire restent apparentées à celles ◀de▶ la mécanique ◀de▶ précision, et différent considérablement des techniques américaines, adaptées à la production ◀de▶ série. L’esprit suisse n’est pas porté à la recherche ◀de▶ la quantité, des effets ◀de▶ masse, mais à celle ◀de▶ la qualité, des tours ◀de▶ force ◀d’▶ajustage et ◀de▶ précision. Il n’ambitionne pas le biggest in the world, mais s’enorgueillira plutôt ◀de▶ mettre au point la plus petite montre qu’on ait jamais vue. Car là où la série domine, tout tend à l’anonymat ; tandis que le perfectionnement qualitatif requiert le sens artisanal, alerte l’ingéniosité, personnalise l’ouvrier.
Les mêmes observations pourraient être faites à propos de l’industrie ◀de▶ la soie, des rubans, du coton et ◀de▶ la broderie, qui bien qu’ultramécanisée, n’en continue pas moins à dépendre largement des qualités personnelles ◀de▶ la main-d’œuvre, et ne doit qu’à ces dernières ◀de▶ garder son rang en Europe.
Quant à l’industrie des produits alimentaires et à celle des produits chimiques, leurs succès relèvent avant tout ◀de▶ l’esprit ◀d’▶invention des savants, qui poursuivent leurs recherches dans les bureaux ◀d’▶études. Nous avons déjà mentionné les plus fameuses ◀de▶ ces entreprises, la Nestlé et les usines ◀de▶ Bâle. Elles sont symboliques du rôle ◀de▶ l’Europe dans le monde, depuis un siècle, en ce sens qu’elles constituent des foyers ◀de▶ création qui ont intérêt à répandre leurs secrets sur toute la planète, quitte à en pâtir plus tard si les peuples ne s’unissent pas.
L’essor ◀de▶ l’industrie suisse, par un nouveau paradoxe, s’est produit dans la période même qui a vu se multiplier dans le monde entier les mesures protectionnistes. La nécessité ◀d’▶exporter s’est donc accrue en même temps que les barrières douanières s’élevaient autour de la Suisse. Or il est peu de pays qui dépendent aussi étroitement des échanges internationaux. Il a fallu tourner la difficulté par une série ◀de▶ tours ◀de▶ force.
Pour lutter contre la concurrence étrangère soutenue par des tarifs douaniers prohibitifs, il a fallu se spécialiser dans les produits ◀de▶ haute qualité, ou créer des succursales dans les pays les plus fermés aux échanges. La Suisse s’est donc mise à exporter ses techniques et ses techniciens, ses monteurs ◀d’▶usines électriques, ses procédés ◀de▶ fabrication du chocolat ou du café soluble.
Pour trouver ◀de▶ nouveaux débouchés, il a fallu couvrir la terre entière ◀d’▶un réseau ◀de▶ représentation industrielle et ◀de▶ services ◀d’▶information, doublant la diplomatie proprement dite ◀de▶ toute une « diplomatie technique ».
Enfin, il a fallu s’adapter aux circonstances nées ◀de▶ deux guerres mondiales, maintenir une monnaie forte pour forcer les frontières, et modifier l’équilibre des échanges au profit des pays extraeuropéens. Dans la réalité économique, la Suisse s’est éloignée ◀de▶ ses voisins européens pour se rapprocher des Amériques et des Dominions. Mais il se peut qu’une réorganisation des échanges sur notre continent renverse ce mouvement.25
Le résultat ◀de▶ ces efforts, la réponse helvétique au challenge du protectionnisme exaspéré, s’exprime par un seul chiffre : la Suisse continue ◀d’▶exporter près du tiers ◀de▶ sa production globale, alors que les États-Unis n’ont jamais dépassé un dixième, et l’ont rarement atteint. Dans certaines branches, les pourcentages sont encore plus frappants : 66 % ◀de▶ la production chimique, 75 % des machines construites, 96 % des montres sont vendues à l’étranger.
Ainsi les Suisses, si jalousement attachés à leurs particularismes locaux et ennemis des aventures politiques qu’ils soient demeurés, n’en sont pas moins liés au monde entier — bien au-delà ◀de▶ l’Europe — par les nécessités vitales ◀de▶ leur économie.
Il n’y a guère que dans le domaine ◀de▶ l’agriculture que la Suisse ait tenté une expérience ◀d’▶autonomie relative, sous la menace ◀d’▶étranglement créée par la dernière guerre.
Nous avons vu que la part ◀de▶ l’agriculture n’a pas cessé ◀de▶ diminuer, depuis cent ans, dans l’économie générale du pays. La population agricole s’est réduite en nombre absolu comme en pourcentage : 41 % en 1860, 22 % en 1946. Elle ne produisait, avant la guerre qu’un cinquième à peine du blé nécessaire au pays, la surface des emblavures ayant passé ◀de▶ 300 000 hectares en 1850 à 114 000 en 1914. Certes, les techniques agricoles se modernisaient, le confort des grandes fermes faisait l’étonnement des étrangers, le phénomène ◀de▶ désaffection des campagnes ne se faisait pas sentir avec autant ◀d’▶acuité que dans les pays voisins, et le régime traditionnel ◀de▶ la petite et moyenne propriété ne subissait que peu de modifications. Mais tout cela ne compensait pas l’accroissement rapide ◀de▶ la population et ◀de▶ ses besoins alimentaires. Pour la Suisse, la menace ◀d’▶une guerre européenne constituait donc une menace ◀de▶ famine rapide, même si la neutralité devait être une fois de plus respectée. C’est pourquoi, dès 1938, le Conseil fédéral demanda l’accroissement systématique des surfaces cultivées et la constitution ◀de▶ réserves alimentaires. Dès 1940, la Suisse se vit entièrement cernée par les puissances ◀de▶ l’Axe. Pour parer autant qu’il se pouvait à ◀d’▶éventuelles mesures ◀de▶ blocus, le gouvernement décréta la mise en œuvre immédiate ◀d’▶un plan ◀de▶ culture intensive et extensive, conçu par le Dr Wahlen. Toute la population collabora au succès du plan Wahlen, en labourant et ensemençant, jusqu’au dernier mètre carré ◀de▶ terrain disponible, pelouses, jardins et même jardins publics. Au bout de cinq ans, le plan Wahlen, s’il n’avait pas rendu la Suisse totalement autonome quant à son alimentation, n’en avait pas moins obtenu des résultats impressionnants : la production agricole (calculée en calories) passait ◀de▶ 52 à 80 % du total nécessaire à la consommation. Cet effort collectif, si intelligemment dirigé, a largement rétabli l’équilibre alimentaire ◀de▶ la Suisse.
Cependant, l’avenir ◀de▶ la classe paysanne reste inquiétant, en dépit d’un certain nombre ◀de▶ facteurs favorables. Le gouvernement fédéral et les cantons subventionnent ◀de▶ diverses manières la production agricole. Les paysans peuvent aussi s’appuyer sur l’action ◀de▶ leurs coopératives locales, qui étaient au nombre ◀de▶ 17 584 en 1940. Et l’on peut ajouter que la structure fédérative du pays, la forte décentralisation des cantons et des foyers urbains, diminue l’isolement moral et physique du paysan, et par suite freine la désertion des campagnes.
Il n’en reste pas moins que la Suisse doit importer plus qu’elle n’exporte, et nous avons dit qu’elle exportait, en dépit de tout, une part exceptionnellement élevée ◀de▶ sa production. L’appoint nécessaire ne peut être fourni, normalement, que par l’industrie du tourisme. C’est dire, une fois de plus, que le sort matériel ◀de▶ la Suisse dépend étroitement ◀de▶ l’équilibre européen et mondial. On imagine difficilement un pays pour lequel l’idée ◀d’▶autarcie soit plus utopique.
Les commentaires et même les chiffres que nous avons donnés, concernant les conditions ◀de▶ départ et les réalisations ◀de▶ l’économie helvétique, définissent dans leur ensemble ce que l’on pourrait appeler la mentalité suisse, ou l’attitude du Suisse devant la vie. Nous avons vu comment un bon sens souvent un peu étroit, un certain utilitarisme à base de moralisme, et un besoin méfiant ◀de▶ certitudes tangibles, ont pu favoriser le développement ◀d’▶entreprises techniques de plus en plus hardies, mais toujours méticuleusement contrôlées dans le détail, pas à pas, et appuyées par les plus sûres données ◀de▶ la science. Nous avons vu aussi que l’industrie suisse n’est pas, comme dans les grands pays voisins, une ◀de▶ ces créations tentaculaires que le peuple subit, et qui semblent issues ◀de▶ la rencontre accidentelle ◀de▶ grands capitaux et ◀de▶ vastes ressources naturelles. Bien au contraire, sa naissance et son développement ont été strictement conditionnés par la psychologie profonde du peuple suisse et par ses traditions les plus solides.
C’est pourquoi l’on peut affirmer qu’à peu ◀d’▶exceptions près, ce peuple se sent à l’aise dans son économie autant que dans son régime politique. L’un et l’autre ont été faits sur mesure, ou mieux, il les a faits à sa mesure.
L’examen du budget moyen ◀d’▶une famille suisse moyenne (4 personnes) ◀d’▶ouvriers ou ◀d’▶employés va nous permettre des recoupements intéressants.
Le chaos monétaire actuel empêche ◀de▶ comparer avec précision les gains et leur pouvoir ◀d’▶achat dans différents pays. Mais l’impression générale, tant des indigènes que des visiteurs étrangers, est que le niveau de vie moyen (celui du salarié en particulier) est notablement plus élevé en Suisse que dans les pays voisins.
Dans le budget annuel ◀d’▶une famille ◀d’▶ouvriers, en 1946, les principales dépenses se décomposent comme suit :
Alimentation, boissons, tabac | 39 % |
Logement, aménagement, chauffage | 22 % |
Vêtements | 10 % |
Instruction, distraction | 6 % |
Assurances | 7 % |
Impôts | 4,5 % |
Dépenses ◀de▶ société | 3,5 % |
(À quoi s’ajoutent, d’après les statistiques que nous avons sous les yeux, des dépenses pour l’hygiène, le nettoyage, les transports, les dettes et l’épargne.)
Ces pour cent sont calculés sur un gain total ◀de▶ 8222 frs comprenant le salaire, les prestations ◀d’▶assurances, les recettes comptables et un solde ◀de▶ l’année précédente. Si nous examinons le budget ◀d’▶une famille ◀de▶ fonctionnaires ou ◀d’▶employés nous trouverons peu de différence avec le précédent, le total des gains étant cette fois ◀de▶ 10 389 frs. L’employé dépense un peu moins que l’ouvrier pour son alimentation (en chiffres absolus) un peu plus pour son habillement et ses primes ◀d’▶assurances (9 %). Dans les deux cas, on est frappé par la part relativement faible ◀de▶ l’alimentation et des plaisirs26, relativement forte du logement et ◀de▶ l’habillement. Le Suisse tient donc beaucoup plus que le Français ou l’Italien au confort matériel, aux objets et aux appareils. Il ressemble, à cet égard, au Scandinave et à l’Américain du Nord : ses goûts correspondent au type ◀d’▶économie qui se développe autour de lui, essentiellement industrielle.
S’il est un « bon client » pour la technique moderne, le Suisse moyen l’est aussi, on l’aura vu, pour les compagnies ◀d’▶assurance. Celles-ci sont au nombre ◀de▶ 48 en Suisse, y compris 7 compagnies ◀de▶ réassurance, qui détiennent le premier rang dans le monde par leur chiffre ◀d’▶affaires. La plupart de ces sociétés sont établies sur un plan international, et la moitié des primes qui leur sont payées — un milliard ◀de▶ francs suisses par an — provient des polices conclues à l’étranger.
La Confédération elle-même protège et réglemente le régime des assurances, exerce un contrôle légal sur les polices. Elle a rendu obligatoire l’assurance contre les accidents et envisage l’extension ◀de▶ mesures analogues aux cas ◀de▶ maladie et ◀de▶ chômage. La loi sur l’assurance-vieillesse a été votée par 80 % ◀de▶ la population en 1947.
On pourrait épiloguer longuement sur ces faits. Bornons-nous à les rapprocher ◀de▶ ceux que nous avons mentionnés en décrivant les origines ◀de▶ l’industrie suisse. Cette combinaison singulière ◀de▶ prudence et ◀de▶ science, ◀de▶ matérialisme et ◀de▶ moralisme, ◀de▶ méfiance devant le destin et ◀de▶ hardiesse dans l’invention pratique, c’est le génie suisse. Il ne donne sa pleine mesure que dans les circonstances où il se sent en prise directe sur le concret, soutenu par des évidences tangibles, assuré quant aux risques immédiats.
S’il est vrai que le peuple suisse, dans son ensemble est adapté à son économie, celle-ci s’étant développée selon ses goûts et ses besoins, il doit en résulter un certain équilibre social. Et c’est en effet l’impression générale que donne la Suisse.
Les inégalités ◀de▶ niveau de vie y sont moins marquées que dans les grands pays qui l’entourent. Le morcellement des terres est très poussé, la grande propriété inconnue. La misère n’est jamais massive : elle ne caractérise pas au premier coup d’œil, comme ailleurs, l’état ◀de▶ larges quartiers ◀de▶ villes ou sections ◀de▶ la population. Les voyageurs qui traversent le pays la croient inexistante. Les grandes fortunes ne sont guère plus voyantes. Le luxe ne s’étale pas en fêtes et en extravagances, et se manifeste plutôt par des perfectionnements matériels que par le raffinement esthétique du cadre ◀de▶ l’existence. Dans une large mesure, la population entière bénéficie ◀de▶ la « richesse suisse ». Les bâtiments publics : postes, gares, salles ◀d’▶attente ◀de▶ tramways, les installations ◀d’▶éclairage et ◀de▶ téléphone, les routes bétonnées, les wagons en aluminium, les distributeurs automatiques et les quais fleuris, composent un décor luisant et astiqué ◀de▶ modernisme, autour des monuments ◀d’▶un passé soigneusement conservé. Le peuple suisse n’a pas donné ◀de▶ très grands peintres et n’a pas créé ◀de▶ grands styles — comme tant d’autres petits États du Moyen Âge ou ◀de▶ la Renaissance — mais il ne tolère pas non plus la laideur des quartiers lépreux et monotones, la saleté ◀de▶ la rue, le détraquement chronique des services publics, la désuétude et le laisser-aller.
Cette impression ◀de▶ richesse générale, moins inégalement répartie qu’ailleurs, est-elle confirmée par les chiffres ? Les dernières statistiques fédérales montrent que le revenu national, ◀de▶ 1938 à 1947, a passé ◀de▶ 9 à 17,4 milliards. Si l’on soustrait le montant des impôts directs, qui ont triplé durant la même période, on constate que le revenu réel a passé ◀de▶ 8409 à 9689 millions. Mais c’est dans sa répartition que se marquent les plus grands changements.
◀De▶ 1942 à 1946, les salaires ont augmenté ◀d’▶environ 73 %, alors que la hausse n’était pour les employeurs, que ◀de▶ 29 à 38 % selon les catégories. Si l’on tenait compte des impôts directs, la différence serait encore plus frappante. La part du revenu national allant aux salariés et employés s’élargit donc très rapidement, comme le montre un coup d’œil sur le tableau suivant :
Employés et salariés | Personnes indépendantes | Capital | |
1938 | 481 | 215 | 301 |
1946 | 553 | 234 | 212 |
La part du capital est donc tombée ◀de▶ 30 à 20 % environ. Encore faut-il relever qu’elle comprend le revenu des entreprises publiques, des coopératives et des sociétés ◀d’▶assurances mutuelles, qui ne sont pas précisément « capitalistes ».
Ce n’est pas entre les classes que l’on observe les plus grands contrastes, mais plutôt entre les cantons. Fait remarquable, l’unification économique du pays n’a pas entraîné le nivellement que redoutaient il y a cent ans ses adversaires. Les cantons primitifs conservent leur primitivisme, si on les compare à Zurich ou à Bâle, bien qu’il n’y ait plus ◀de▶ frontières ni ◀de▶ restrictions ◀d’▶établissement ou ◀de▶ circulation. Les régions pauvres et les régions riches sont demeurées relativement les unes aux autres, ce qu’elles étaient en régime clos, — mais le niveau général s’est élevé. On ne peut s’empêcher ◀de▶ penser que ce précédent vaut pour l’ensemble ◀de▶ l’Europe.
Rien ne démontre mieux la vitalité persistante du principe — et l’on pourrait dire : ◀de▶ l’instinct — fédéraliste, chez les Suisses, que la structure des organisations syndicales.
En 1946, il y avait en Suisse environ 440 000 syndiqués, sur plus ◀de▶ 860 000 ouvriers27. Il existait en outre une Union fédérative du personnel des administrations, et des fédérations ◀d’▶employés, ◀d’▶instituteurs, ◀de▶ techniciens, etc. (environ 200 000 membres au total). Ces organisations se distinguent des syndicats américains en ce sens qu’elles n’exercent pas une influence directe et impérieuse sur le gouvernement ; mais elles ne ressemblent pas davantage aux CGT française ou italienne, en ce sens qu’elles sont beaucoup plus des associations ◀d’▶entraide sociale que des foyers ◀d’▶agitation et ◀d’▶idéologie partisane. Leurs activités se manifestent dans trois domaines principaux : secours aux chômeurs, protection du travail, politique sociale. On pourrait en somme les comparer à des coopératives ◀d’▶assurances. Elles ont institué des caisses ◀de▶ secours en cas ◀de▶ maladie, ◀de▶ chômage, ◀de▶ vieillesse, ◀d’▶invalidité. Elles procurent à leurs membres des avocats et des médecins, des conférences instructives et des publications, des facilités ◀de▶ voyage et ◀de▶ vacances, et même des hôtels, dont certaines d’entre elles sont propriétaires. La lutte pour l’amélioration des salaires et des contrats ◀de▶ travail constitue, aux yeux de la bourgeoisie, leur raison ◀d’▶être principale, mais on vient de voir que leurs préoccupations véritables embrassent des domaines beaucoup plus larges, l’éducation, l’instruction, l’hygiène, et la protection contre les crises économiques.
Chose étrange et bien digne ◀de▶ remarque, ces associations, dont la majorité des membres appartiennent par ailleurs au parti socialiste, réputé centralisateur, se révèlent réfractaires à toute unification qui léserait les coutumes cantonales ou avantagerait la majorité linguistique. Les fédérations qui composent l’Union syndicale suisse, et surtout celles ◀de▶ la Suisse romande, restent jalouses ◀de▶ leur autonomie, méfiantes à l’égard des personnalités marquantes du mouvement, et très attachées au cadre cantonal ◀de▶ leur activité. C’est au point que les syndicats romands se sont donné un secrétariat régional, qui se montre assez frondeur à l’égard du secrétariat central dont le siège est en Suisse alémanique. On se trouve donc en présence d’une double organisation des syndicats : « verticale » par industries, et « horizontale » par unions locales et cartels cantonaux. Il serait difficile, dans ces conditions, ◀d’▶imaginer qu’une grève puisse s’étendre rapidement au plan national.
Le patronat, au contraire, moins strictement organisé, paraît enclin à conclure des accords sur le plan national et international. Outre les associations patronales constituées par profession, il faut mentionner certains organismes ◀de▶ coordination très efficaces, tels que le « Vorort », groupement ◀de▶ grands industriels et ◀de▶ banquiers, dont la puissance est réputée considérable.
Les grandes Unions ◀de▶ paysans ou ◀d’▶artisans offrent les mêmes caractéristiques que les syndicats : elles sont et restent avant tout des associations ◀de▶ défense des intérêts économiques et professionnels ◀de▶ leurs adhérents. Comme les coopératives, elles tendent à corriger les excès éventuels qu’entraîne la liberté totale du commerce et ◀de▶ l’industrie (proclamée en 1874 seulement, lors de la révision ◀de▶ la Constitution). Leurs chefs, secrétaires et porte-paroles, s’aventurent aussi rarement que possible dans le domaine des idées générales et des conflits ◀de▶ doctrine : ils préfèrent parler chiffres, fixation des prix, subventions locales ou fédérales. Et l’on remarque que les plus libéraux ou « fédéralistes » d’entre eux ne sont pas les derniers à revendiquer la « manne ◀de▶ l’État ».
Les coopératives agricoles méritent une mention particulière : elles font revivre ◀de▶ nos jours la plus ancienne tradition suisse, et répondent comme les Markgenossenschaften des premiers cantons, à la nécessité ◀de▶ grouper les efforts pour compenser la pauvreté du sol. L’irrigation des prairies en Valais, par le système des « bisses », est une activité collective, dépendant des communes. Le régime ◀de▶ la petite propriété rurale ne peut se maintenir que grâce aux coopératives. Celles-ci mettent à la disposition ◀de▶ leurs membres des machines dont l’achat serait trop onéreux pour l’exploitant, des caves communes, des services ◀de▶ vente et ◀de▶ transport. Elles offrent l’exemple ◀d’▶une collectivisation restreinte, au service ◀de▶ la liberté individuelle, ou plutôt familiale.
Notons enfin que le problème ◀de▶ la gestion paritaire des entreprises (comités ◀d’▶entreprises et communautés professionnelles) fait actuellement l’objet ◀d’▶études et ◀de▶ discussions nourries, tant du côté patronal que du côté de l’avant-garde non marxiste des syndicats.
Si par rapport aux peuples qui l’entourent, la Suisse peut paraître « américanisée », ce n’est qu’à certaines apparences matérielles et matérialistes qu’elle le doit. En réalité, nous sommes en présence d’une société hiérarchisée par des traditions, non par l’argent. La distinction très nette qui subsiste entre les classes ne correspond qu’accidentellement avec le standing économique des individus. En d’autres termes, le statut social et le statut matériel, en Suisse, nous semblent dépendre moins automatiquement l’un ◀de▶ l’autre que dans la plupart des grands pays. À la ressemblance des ouvriers américains, les ouvriers suisses ont une conception ◀de▶ la vie très voisine ◀de▶ celle des patrons : mais c’est une conception conservatrice et non pas « aventurière »: les antagonismes entre les classes ◀de▶ producteurs ne sont pas ◀d’▶ordre idéologique, en tout cas le sont moins qu’ailleurs en Europe, beaucoup moins qu’en France ou en Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne. Les « grands principes » — Ordre ou Révolution — laissent le Suisse relativement indifférent, ne donnent pas lieu à des discours enflammés ou à une littérature politique passionnée. Le commun dénominateur entre les classes, si dangereusement réduit dans le monde moderne par des oppositions ◀de▶ doctrine irréductibles, reste beaucoup plus grand entre les Suisses qu’ils ne semblent le croire eux-mêmes. Il pourrait être caractérisé par une tendance générale à préférer l’efficacité immédiate aux revendications partisanes, les solutions pratiques et limitées aux systèmes logiques, et les compromis complexes aux coûteux triomphes unilatéraux.
Le régime économique actuel reflète fidèlement cette attitude à peu près unanime. Mélange ◀de▶ capitalisme libéral et ◀de▶ planisme empirique (si l’on peut risquer l’expression), il correspond à cet équilibre difficile, mais vital, entre les autonomies locales et l’union fédérale, que nous avons décrit en parlant des institutions politiques. Certes, la lutte est serrée entre les libéraux et les dirigistes, comme elle l’est entre les « fédéralistes » et les centralistes. Cependant, l’on ne trouvera guère ◀de▶ socialistes qui ne soient en même temps fédéralistes dans une certaine mesure, ou ◀de▶ grands industriels qui ne reconnaissent la nécessité ◀d’▶une organisation croissante ◀de▶ l’économie.
Depuis 1848, et plus encore depuis la révision constitutionnelle ◀de▶ 1874, nul ne conteste les avantages ◀de▶ certaines étatisations, comme celle des postes et celle des chemins de fer (cette dernière étant l’une des rares exploitations « nationalisées » qui aient été parfois bénéficiaires, ◀de▶ nos jours). Les forces motrices sont pour 70 % aux mains des corporations ◀de▶ droit public. L’État fédéral contrôle également le régime des assurances, l’organisation interne des banques et leurs bilans annuels. La Banque nationale peut opposer son veto aux opérations ◀de▶ banques privées avec l’étranger. La Radio suisse est une fédération ◀de▶ studios locaux largement autonomes, mais le Conseil fédéral nomme son directeur général, qui possède un droit ◀de▶ censure sur les programmes, tandis que l’administrateur relève des PTT, donc ◀de▶ l’État.
Ce régime mixte s’est développé en Suisse sous la pression des nécessités pratiques ◀de▶ l’époque, mais en tenant compte des diversités traditionnelles et des conditions locales. Son fonctionnement complexe suppose un haut degré ◀de▶ sens communautaire, une intelligence quotidienne des exigences contradictoires ◀de▶ la libre initiative et du marché élargi. La multiplicité des cellules ◀de▶ base — communes et entreprises, cantons et cartels régionaux — tend à ralentir l’évolution vers l’étatisme, d’une part, et vers certains progrès sociaux ou rationnels d’autre part. Par ailleurs, elle freine utilement les courants qui parcourent l’Europe, elle les filtre et les divise par tout un jeu ◀d’▶écluses. Et il apparaît, au total, que la lenteur à s’adapter, qu’on peut reprocher aux Suisses, est une nécessité profonde ◀de▶ leur économie, si dangereusement liée, nous l’avons dit, à la conjoncture mondiale.