Chapitre III.
Institutions et aspirations économiques
Nous ne tenterons pas, dans ce chapitre, de▶ donner un tableau complet ◀de▶ ◀l’▶économie suisse, ni ◀d’▶analyser ses problèmes actuels : certaines modifications ◀de▶ ◀la▶ situation européenne ou mondiale peuvent ◀les▶ transformer demain dans une mesure imprévisible. Nous nous attacherons plutôt à dégager quelques constantes naturelles, ainsi que ◀les▶ attitudes psychologiques qu’elles conditionnent ou qui, au contraire, se sont développées en réponse à ce challenge : ◀la▶ pauvreté du sol suisse.
On s’imagine volontiers ◀la▶ Suisse comme un pays ◀de▶ pâtres pittoresques qui chantent des jodels, font des trous dans ◀le▶ fromage, et vendent très cher aux étrangers ◀le▶ droit ◀de▶ contempler leurs paysages célèbres. En fait, c’est à peine si 22 % ◀de▶ ◀la▶ population vivent ◀de▶ ◀l’▶agriculture21, tandis que 57 % vivent ◀de▶ ◀l’▶industrie et du commerce. ◀La▶ Suisse est un des pays ◀les▶ plus industrialisés du monde. Cependant, près ◀d’▶un quart ◀de▶ son territoire est improductif, ◀les▶ matières premières (charbon, pétrole, fer, métaux précieux) lui font presque totalement défaut, son marché intérieur est exigu, et elle n’a pas ◀de▶ colonies ni ◀de▶ débouchés sur ◀la▶ mer. ◀Le▶ développement industriel ◀de▶ ◀la▶ Suisse apparaît donc au plus haut point paradoxal. Rappelons-en d’abord ◀les▶ étapes historiques.
Aux xviiie et xive siècles, nous trouvons une première « constante humaine » ◀de▶ ◀la▶ Suisse avec ◀les▶ Markgenossenschaften (corporations forestières ; traduit-on « à droite », coopératives dit-on « à gauche ») puis avec ◀les▶ corps ◀de▶ métier. Au xive siècle, ◀l’▶orfèvrerie apparaît à Genève. Au xvie siècle, ◀les▶ protestants chassés du Tessin introduisent à Zurich ◀l’▶industrie ◀de▶ ◀la▶ soie. Au xviie , ◀les▶ huguenots chassés ◀de▶ France développent ◀l’▶horlogerie à Genève, où elle était née chez ◀les▶ orfèvres, et ◀d’▶où elle se répandra vers ◀le▶ nord, dans ◀le▶ Jura. Au xviiie siècle, ◀les▶ filatures suisses entrent en concurrence avec ◀les▶ cotonnades anglaises : déjà, ◀les▶ observateurs étrangers s’étonnent du haut degré ◀d’▶industrialisation ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Mais dans ◀l’▶ensemble, ◀l’▶économie du pays reste essentiellement agricole et artisanale. ◀Les▶ débuts du xixe siècle marquent une période ◀de▶ crise (blocus continental, puis multiplication des douanes et taxes intérieures). Vers 1830, les premières fabriques ◀de▶ machines s’installent dans ◀le▶ canton ◀de▶ Zurich, malgré ◀la▶ résistance ◀de▶ ◀la▶ population. ◀Les▶ cens et ◀les▶ dîmes sont abolis dans ◀les▶ campagnes. À partir de 1848, ◀l’▶unification économique ◀de▶ ◀la▶ Confédération étant acquise, ◀l’▶industrie prend son plein essor, aux dépens de ◀l’▶agriculture.
Quels ont été ◀les▶ facteurs humains ◀de▶ cet essor, que rien ne faisait prévoir dans ◀la▶ nature des choses ? À ◀la▶ base ◀de▶ tout, nous voyons un calcul juste.
Il s’agissait, pour ◀les▶ artisans du xixe siècle que ◀les▶ machines mettaient en mesure ◀de▶ se transformer en industriels, ◀d’▶atténuer ou ◀de▶ compenser ◀les▶ désavantages ◀de▶ ◀la▶ situation suisse. Il fallait tout d’abord se procurer ◀les▶ matières premières. ◀Le▶ choix se porta d’une part sur celles qui, venant ◀de▶ loin, ne coûtaient pas beaucoup plus cher en Suisse que dans ◀les▶ pays immédiatement voisins : ◀le▶ coton, ◀la▶ laine ; d’autre part, sur celles dont ◀les▶ frais ◀de▶ transport étaient minimes par rapport à ◀la▶ valeur intrinsèque : ◀la▶ soie, ◀les▶ métaux précieux. ◀L’▶économie suisse se trouvait ainsi orientée, dès ◀le▶ départ, vers ◀la▶ spécialisation, ◀les▶ produits ◀de▶ luxe, et surtout vers ◀les▶ industries ◀de▶ transformation, dans lesquelles ◀l’▶habileté ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre joue un rôle essentiel. « C’est sans doute une bonne fée, écrit André Siegfried, qui, lors de sa naissance a dit à ce pays : Tu n’auras pas ◀de▶ houille. Elle lui épargnait ainsi ◀les▶ tentations ◀de▶ ◀la▶ masse et ◀le▶ condamnait à ◀la▶ supériorité. »
◀Le▶ problème était en effet ◀le▶ suivant : comment augmenter ◀la▶ valeur ◀de▶ ces produits coûteux et importés de manière à créer ◀les▶ exportations indispensables ? ◀La▶ solution ne pouvait être recherchée que dans ◀la▶ qualité exceptionnelle du processus ◀de▶ transformation. En d’autres termes, ce qu’on allait exporter, c’était ◀la▶ matière première importée plus du travail. Et telle est, ◀de▶ nos jours encore, ◀la▶ principale source ◀de▶ richesse des Suisses. Leurs traditions artisanales ◀les▶ préparaient à cet effort depuis des siècles. Bien avant ◀l’▶apparition des machines, ◀les▶ populations ◀de▶ ◀la▶ Suisse orientale avaient porté ◀l’▶industrie textile à son plus haut point ◀de▶ raffinement, tandis que ◀les▶ montagnards ◀de▶ ◀l’▶Ouest manifestaient un génie très particulier ◀de▶ ◀la▶ mécanique : Rousseau ◀les▶ a décrits dans sa Lettre à ◀d’▶Alembert. ◀Les▶ uns comme ◀les▶ autres travaillaient à ◀la▶ main et au métier, dans leurs petits ateliers familiaux. ◀De▶ génération en génération, ◀la▶ main se formait, des traditions s’établissaient, qui subsistent encore au xxe siècle, et se manifestent par un certain fini dans ◀le▶ produit, jamais encore atteint par ◀la▶ machine seule.
Mais ◀la▶ qualité du travail, si elle pouvait assurer ◀la▶ supériorité ◀de▶ ◀la▶ production suisse dans certaines branches ◀de▶ ◀l’▶industrie et pour un certain temps, ne devait pas suffire à la longue pour soutenir ◀la▶ concurrence des grands voisins européens, ou ◀de▶ ◀l’▶Amérique, qui ne cessaient ◀de▶ perfectionner ◀la▶ production ◀de▶ série. Au goût méticuleux ◀de▶ ◀la▶ belle ouvrage, à ◀la▶ conscience dans ◀le▶ travail et à ◀la▶ précision héréditaire du coup de main, ◀les▶ Suisses se virent contraints ◀d’▶ajouter une qualité nouvelle, un nouveau moyen ◀de▶ compenser ◀la▶ quantité : ◀l’▶ingéniosité technique, ◀l’▶invention. Ce fut dès lors à leurs traditions scientifiques qu’ils firent appel.
Nous découvrons ici l’un des traits permanents du caractère des Suisses (Romands aussi bien qu’Alémaniques) : ◀le▶ besoin ◀d’▶appliquer ◀les▶ résultats ◀de▶ leurs spéculations philosophiques ou scientifiques, ◀de▶ ◀les▶ concrétiser en techniques utiles ; et cela bien moins pour en tirer profit que par ◀l’▶effet ◀d’▶une conviction morale, souvent même religieuse, renforcée par un goût naturel ◀de▶ ◀l’▶authenticité et ◀de▶ sa vérification méfiante. ◀Les▶ noms ◀de▶ Paracelse et ◀de▶ C. G. Jung illustrent cette disposition : ces deux « voyants » adonnés à ◀l’▶étude des mystères et des mythes, en tirent tous ◀les▶ deux des techniques ◀de▶ guérison. De même, ◀le▶ grand mathématicien bâlois Léonard Euler, par ailleurs connu pour sa piété fervente, se passionne pour ◀la▶ technique, et prolongeant ses découvertes sur ◀le▶ calcul différentiel et intégral, trace ◀les▶ plans détaillés ◀de▶ la première turbine. À ◀la▶ même époque (xviiie siècle), ◀les▶ trois Bernouilli, ◀de▶ Bâle également, élaborent ◀les▶ lois fondamentales ◀de▶ ◀la▶ mécanique. Aujourd’hui même, comme ◀le▶ note André Siegfried,
◀l’▶industrie travaille d’après ◀les▶ formules et ◀les▶ découvertes ◀de▶ ces mathématiciens, qui sont également à ◀la▶ base du régime des assurances, par ◀l’▶utilisation rationnelle des méthodes statistiques. On ne dira jamais assez que ◀la▶ supériorité technique suisse est à base de culture : ◀le▶ fameux Polytechnicum de Zurich, dont ◀la▶ réputation est mondiale, plonge ses racines dans un terroir ◀de▶ haute science, qui ne doit point nous dissimuler un esprit pratique instinctivement tourné vers ◀l’▶application22 .
Au xxe siècle, des relations entre ◀la▶ science pure et ◀l’▶industrie sont devenues organiques. ◀Les▶ « bureaux ◀d’▶étude » jouent un rôle essentiel dans toutes ◀les▶ grandes entreprises du pays. À Genève, ◀la▶ Société des instruments ◀de▶ physique naît à titre ◀d’▶annexe des laboratoires ◀de▶ ◀la▶ Faculté des Sciences. ◀Le▶ cœur ◀de▶ ◀la▶ gigantesque entreprise Nestlé, c’est ◀le▶ laboratoire central ◀de▶ recherches et ◀d’▶essais installé à Vevey, au siège ◀d’▶une direction générale qui contrôle 125 sociétés affiliées, dans toutes ◀les▶ parties du monde. ◀L’▶horlogerie doit une impulsion décisive à Charles Édouard Guillaume, prix Nobel ◀de▶ physique, qui invente ◀l’▶invar, ◀le▶ balancier intégral et ◀le▶ spiral ◀de▶ compensation. ◀L’▶Institut chronométrique ◀de▶ ◀l’▶Observatoire ◀de▶ Neuchâtel, qui donne ◀l’▶heure à toute ◀la▶ Suisse, collabore étroitement avec ◀les▶ fabricants ◀d’▶horlogerie, en soumettant ◀les▶ chronomètres à des épreuves ◀de▶ position et ◀de▶ température, et en délivrant des bulletins ◀de▶ marche quand ◀les▶ résultats sont bons. ◀L’▶Université ◀de▶ Neuchâtel a son laboratoire ◀de▶ recherches horlogères. ◀De▶ son côté, ◀l’▶industrie chimique emploie un très grand nombre ◀de▶ savants (parfois professeurs ◀d’▶Université et prix Nobel, eux aussi), chimistes, pharmacologues et biologistes. ◀Le▶ seul groupe Interpharma, ◀de▶ Bâle, disposait en 1939 ◀de▶ 35 instituts ◀de▶ recherches pour 57 fabriques. Un économiste anglais, H. N. Casson, a pu écrire que « proportionnellement à sa population, ◀la▶ Suisse est le premier pays du monde pour ◀les▶ inventions… Depuis 1925, on y a compté en moyenne 9,3 inventions pour 10 000 habitants »23. Rappelons parmi ◀les▶ plus connues et populaires ◀de▶ celles qui sont nées dans ◀les▶ laboratoires industriels ◀de▶ ◀la▶ Suisse : ◀la▶ crémaillère, ◀la▶ poudre DDT, ◀le▶ nescafé, ◀la▶ fermeture-éclair. Et ajoutons enfin que ◀la▶ proportion des ingénieurs (formés par ◀l’▶École ◀d’▶ingénieurs ◀de▶ Lausanne, et par ◀le▶ Polytechnicum de Zurich) et celle des contremaîtres spécialisés, dépasse ◀de▶ très loin, dans ◀les▶ usines suisses, tout ce qu’on observe dans ◀le▶ reste du monde.
À cette stratégie efficace, à ces qualités ◀de▶ travail et ◀d’▶invention, compensant des conditions ◀de▶ départ particulièrement défavorables, ◀la▶ nature suisse devait enfin venir en aide au xxe siècle, ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus imprévisible. ◀Les▶ parties désertiques du territoire, ◀les▶ glaciers, se transformèrent soudain en richesse naturelle. ◀Le▶ « château ◀d’▶eau » des Alpes centrales devint une source inépuisable ◀d’▶énergie.
Il serait curieux ◀de▶ décrire en détail ◀le▶ contraste entre ◀les▶ pays ◀de▶ houille noire et ◀les▶ pays ◀de▶ houille blanche, entre ceux qui tirent ◀l’▶énergie ◀d’▶en bas, du sous-sol, et ceux qui ◀la▶ reçoivent ◀d’▶en haut, des sommets. ◀L’▶exploitation des mines a créé presque partout des masses prolétariennes relativement misérables, des agglomérations ◀de▶ maisonnettes ◀de▶ brique monotones, des conditions ◀d’▶hygiène pitoyables, tandis que ◀la▶ transformation ◀d’▶un glacier en énergie électrique ne demande que ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre qualifiée, crée des lacs dans ◀les▶ vallées hautes et salubres, des usines presque silencieuses, ◀de▶ ◀la▶ lumière et ◀de▶ ◀la▶ propreté.
Tout le monde sait que ◀la▶ Suisse est un pays propre, et même propret. Elle ◀le▶ doit en partie à son électrification : cuisines astiquées, trains sans fumée, peu de cheminées ◀d’▶usines, luxueuse illumination des villes. ◀Les▶ campagnes elles-mêmes participent largement à ◀la▶ distribution : 98 % des maisons suisses sont éclairées à ◀l’▶électricité, plus ◀de▶ ◀la▶ moitié sont pourvues ◀de▶ cuisinières électriques et ◀de▶ chauffe-eau à accumulation24. ◀La▶ cadence ◀de▶ ◀la▶ construction ◀d’▶usines hydro-électriques semble devoir s’accélérer encore au cours des années qui viennent, malgré ◀l’▶opposition ◀de▶ quelques communes montagnardes qui refusent — par vote populaire — ◀de▶ vendre leurs pâturages et vallées hautes pour qu’on y construise des barrages.
◀Les▶ conditions générales du développement économique ◀de▶ ◀la▶ Suisse, telles que nous venons de ◀les▶ esquisser, présentent une certaine logique : c’est dire qu’elles ont été créées par ◀les▶ efforts humains plutôt que données par ◀la▶ nature. Il en va de même pour ◀l’▶évolution des diverses industries : elles semblent nées ◀les▶ unes des autres par une sorte ◀de▶ filiation raisonnable.
Il y eut d’abord ◀les▶ artisans du tissage, pendant des siècles. Quand ◀la▶ machine vint remplacer ◀les▶ quenouilles et ◀les▶ métiers, il y eut ◀l’▶industrie des textiles. Mais bientôt, pour fournir des machines aux tisserands et filateurs, on créa des ateliers ◀de▶ construction mécanique qui devinrent ◀les▶ ancêtres des puissantes entreprises modernes ◀de▶ ◀la▶ région zurichoise. ◀L’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ production textile provoqua d’autre part ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶industrie des colorants, qui engendra ◀les▶ grandes usines ◀de▶ produits chimiques et pharmaceutiques ◀de▶ Bâle. Enfin ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶électrochimie permirent ◀d’▶exploiter (grâce à l’une des rares richesses naturelles ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ◀l’▶eau des montagnes) ◀l’▶aluminium, dont ◀les▶ usages se multiplient dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers, ◀de▶ ◀l’▶architecture à ◀la▶ mécanique ◀de▶ précision, ◀de▶ ◀l’▶aviation au mobilier.
Peu à peu, ◀la▶ fabrication des textiles ◀l’▶a cédé en importance à ◀la▶ métallurgie. Mais elle reste l’une des cinq branches principales ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse, qui sont (classées d’après ◀le▶ nombre des personnes qu’elles emploient) : ◀la▶ métallurgie et ◀les▶ constructions mécaniques, ◀les▶ textiles, ◀les▶ produits alimentaires, ◀l’▶horlogerie, ◀les▶ produits chimiques.
◀La▶ métallurgie, ◀la▶ fabrication des machines et des appareils, sont concentrées dans ◀la▶ partie orientale du pays, et plus particulièrement dans ◀le▶ canton ◀de▶ Zurich. Ces usines ont construit ◀les▶ locomotives et ◀les▶ dynamos ◀les▶ plus puissantes que ◀l’▶on connaisse, et concurrencent sur ◀le▶ marché mondial ◀les▶ États-Unis eux-mêmes. Elles tiennent le second rang pour ◀la▶ fourniture des gros moteurs employés sur ◀les▶ paquebots. Malgré ◀les▶ dimensions imposantes ◀de▶ ces engins, ou à cause ◀d’▶elles, ◀les▶ techniques mises en œuvre pour ◀les▶ construire restent apparentées à celles ◀de▶ ◀la▶ mécanique ◀de▶ précision, et différent considérablement des techniques américaines, adaptées à ◀la▶ production ◀de▶ série. ◀L’▶esprit suisse n’est pas porté à ◀la▶ recherche ◀de▶ ◀la▶ quantité, des effets ◀de▶ masse, mais à celle ◀de▶ ◀la▶ qualité, des tours ◀de▶ force ◀d’▶ajustage et ◀de▶ précision. Il n’ambitionne pas ◀le▶ biggest in the world, mais s’enorgueillira plutôt ◀de▶ mettre au point ◀la▶ plus petite montre qu’on ait jamais vue. Car là où ◀la▶ série domine, tout tend à ◀l’▶anonymat ; tandis que ◀le▶ perfectionnement qualitatif requiert ◀le▶ sens artisanal, alerte ◀l’▶ingéniosité, personnalise ◀l’▶ouvrier.
◀Les▶ mêmes observations pourraient être faites à propos de ◀l’▶industrie ◀de▶ ◀la▶ soie, des rubans, du coton et ◀de▶ ◀la▶ broderie, qui bien qu’ultramécanisée, n’en continue pas moins à dépendre largement des qualités personnelles ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre, et ne doit qu’à ces dernières ◀de▶ garder son rang en Europe.
Quant à ◀l’▶industrie des produits alimentaires et à celle des produits chimiques, leurs succès relèvent avant tout ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀d’▶invention des savants, qui poursuivent leurs recherches dans ◀les▶ bureaux ◀d’▶études. Nous avons déjà mentionné ◀les▶ plus fameuses ◀de▶ ces entreprises, ◀la▶ Nestlé et ◀les▶ usines ◀de▶ Bâle. Elles sont symboliques du rôle ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde, depuis un siècle, en ce sens qu’elles constituent des foyers ◀de▶ création qui ont intérêt à répandre leurs secrets sur toute ◀la▶ planète, quitte à en pâtir plus tard si ◀les▶ peuples ne s’unissent pas.
◀L’▶essor ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse, par un nouveau paradoxe, s’est produit dans ◀la▶ période même qui a vu se multiplier dans ◀le▶ monde entier ◀les▶ mesures protectionnistes. ◀La▶ nécessité ◀d’▶exporter s’est donc accrue en même temps que ◀les▶ barrières douanières s’élevaient autour de ◀la▶ Suisse. Or il est peu de pays qui dépendent aussi étroitement des échanges internationaux. Il a fallu tourner ◀la▶ difficulté par une série ◀de▶ tours ◀de▶ force.
Pour lutter contre ◀la▶ concurrence étrangère soutenue par des tarifs douaniers prohibitifs, il a fallu se spécialiser dans ◀les▶ produits ◀de▶ haute qualité, ou créer des succursales dans ◀les▶ pays ◀les▶ plus fermés aux échanges. ◀La▶ Suisse s’est donc mise à exporter ses techniques et ses techniciens, ses monteurs ◀d’▶usines électriques, ses procédés ◀de▶ fabrication du chocolat ou du café soluble.
Pour trouver ◀de▶ nouveaux débouchés, il a fallu couvrir ◀la▶ terre entière ◀d’▶un réseau ◀de▶ représentation industrielle et ◀de▶ services ◀d’▶information, doublant ◀la▶ diplomatie proprement dite ◀de▶ toute une « diplomatie technique ».
Enfin, il a fallu s’adapter aux circonstances nées ◀de▶ deux guerres mondiales, maintenir une monnaie forte pour forcer ◀les▶ frontières, et modifier ◀l’▶équilibre des échanges au profit des pays extraeuropéens. Dans ◀la▶ réalité économique, ◀la▶ Suisse s’est éloignée ◀de▶ ses voisins européens pour se rapprocher des Amériques et des Dominions. Mais il se peut qu’une réorganisation des échanges sur notre continent renverse ce mouvement.25
◀Le▶ résultat ◀de▶ ces efforts, ◀la▶ réponse helvétique au challenge du protectionnisme exaspéré, s’exprime par un seul chiffre : ◀la▶ Suisse continue ◀d’▶exporter près du tiers ◀de▶ sa production globale, alors que ◀les▶ États-Unis n’ont jamais dépassé un dixième, et ◀l’▶ont rarement atteint. Dans certaines branches, ◀les▶ pourcentages sont encore plus frappants : 66 % ◀de▶ ◀la▶ production chimique, 75 % des machines construites, 96 % des montres sont vendues à ◀l’▶étranger.
Ainsi ◀les▶ Suisses, si jalousement attachés à leurs particularismes locaux et ennemis des aventures politiques qu’ils soient demeurés, n’en sont pas moins liés au monde entier — bien au-delà ◀de▶ ◀l’▶Europe — par ◀les▶ nécessités vitales ◀de▶ leur économie.
Il n’y a guère que dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶agriculture que ◀la▶ Suisse ait tenté une expérience ◀d’▶autonomie relative, sous ◀la▶ menace ◀d’▶étranglement créée par la dernière guerre.
Nous avons vu que ◀la▶ part ◀de▶ ◀l’▶agriculture n’a pas cessé ◀de▶ diminuer, depuis cent ans, dans ◀l’▶économie générale du pays. ◀La▶ population agricole s’est réduite en nombre absolu comme en pourcentage : 41 % en 1860, 22 % en 1946. Elle ne produisait, avant ◀la▶ guerre qu’un cinquième à peine du blé nécessaire au pays, ◀la▶ surface des emblavures ayant passé ◀de▶ 300 000 hectares en 1850 à 114 000 en 1914. Certes, ◀les▶ techniques agricoles se modernisaient, ◀le▶ confort des grandes fermes faisait ◀l’▶étonnement des étrangers, ◀le▶ phénomène ◀de▶ désaffection des campagnes ne se faisait pas sentir avec autant ◀d’▶acuité que dans ◀les▶ pays voisins, et ◀le▶ régime traditionnel ◀de▶ ◀la▶ petite et moyenne propriété ne subissait que peu de modifications. Mais tout cela ne compensait pas ◀l’▶accroissement rapide ◀de▶ ◀la▶ population et ◀de▶ ses besoins alimentaires. Pour ◀la▶ Suisse, ◀la▶ menace ◀d’▶une guerre européenne constituait donc une menace ◀de▶ famine rapide, même si ◀la▶ neutralité devait être une fois de plus respectée. C’est pourquoi, dès 1938, ◀le▶ Conseil fédéral demanda ◀l’▶accroissement systématique des surfaces cultivées et ◀la▶ constitution ◀de▶ réserves alimentaires. Dès 1940, ◀la▶ Suisse se vit entièrement cernée par ◀les▶ puissances ◀de▶ ◀l’▶Axe. Pour parer autant qu’il se pouvait à ◀d’▶éventuelles mesures ◀de▶ blocus, ◀le▶ gouvernement décréta ◀la▶ mise en œuvre immédiate ◀d’▶un plan ◀de▶ culture intensive et extensive, conçu par ◀le▶ Dr Wahlen. Toute ◀la▶ population collabora au succès du plan Wahlen, en labourant et ensemençant, jusqu’au dernier mètre carré ◀de▶ terrain disponible, pelouses, jardins et même jardins publics. Au bout de cinq ans, ◀le▶ plan Wahlen, s’il n’avait pas rendu ◀la▶ Suisse totalement autonome quant à son alimentation, n’en avait pas moins obtenu des résultats impressionnants : ◀la▶ production agricole (calculée en calories) passait ◀de▶ 52 à 80 % du total nécessaire à ◀la▶ consommation. Cet effort collectif, si intelligemment dirigé, a largement rétabli ◀l’▶équilibre alimentaire ◀de▶ ◀la▶ Suisse.
Cependant, ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ classe paysanne reste inquiétant, en dépit d’un certain nombre ◀de▶ facteurs favorables. ◀Le▶ gouvernement fédéral et ◀les▶ cantons subventionnent ◀de▶ diverses manières ◀la▶ production agricole. ◀Les▶ paysans peuvent aussi s’appuyer sur ◀l’▶action ◀de▶ leurs coopératives locales, qui étaient au nombre ◀de▶ 17 584 en 1940. Et ◀l’▶on peut ajouter que ◀la▶ structure fédérative du pays, ◀la▶ forte décentralisation des cantons et des foyers urbains, diminue ◀l’▶isolement moral et physique du paysan, et par suite freine ◀la▶ désertion des campagnes.
Il n’en reste pas moins que ◀la▶ Suisse doit importer plus qu’elle n’exporte, et nous avons dit qu’elle exportait, en dépit de tout, une part exceptionnellement élevée ◀de▶ sa production. ◀L’▶appoint nécessaire ne peut être fourni, normalement, que par ◀l’▶industrie du tourisme. C’est dire, une fois de plus, que ◀le▶ sort matériel ◀de▶ ◀la▶ Suisse dépend étroitement ◀de▶ ◀l’▶équilibre européen et mondial. On imagine difficilement un pays pour lequel ◀l’▶idée ◀d’▶autarcie soit plus utopique.
◀Les▶ commentaires et même ◀les▶ chiffres que nous avons donnés, concernant ◀les▶ conditions ◀de▶ départ et ◀les▶ réalisations ◀de▶ ◀l’▶économie helvétique, définissent dans leur ensemble ce que ◀l’▶on pourrait appeler ◀la▶ mentalité suisse, ou ◀l’▶attitude du Suisse devant ◀la▶ vie. Nous avons vu comment un bon sens souvent un peu étroit, un certain utilitarisme à base de moralisme, et un besoin méfiant ◀de▶ certitudes tangibles, ont pu favoriser ◀le▶ développement ◀d’▶entreprises techniques de plus en plus hardies, mais toujours méticuleusement contrôlées dans ◀le▶ détail, pas à pas, et appuyées par ◀les▶ plus sûres données ◀de▶ ◀la▶ science. Nous avons vu aussi que ◀l’▶industrie suisse n’est pas, comme dans ◀les▶ grands pays voisins, une ◀de▶ ces créations tentaculaires que ◀le▶ peuple subit, et qui semblent issues ◀de▶ ◀la▶ rencontre accidentelle ◀de▶ grands capitaux et ◀de▶ vastes ressources naturelles. Bien au contraire, sa naissance et son développement ont été strictement conditionnés par ◀la▶ psychologie profonde du peuple suisse et par ses traditions ◀les▶ plus solides.
C’est pourquoi ◀l’▶on peut affirmer qu’à peu ◀d’▶exceptions près, ce peuple se sent à ◀l’▶aise dans son économie autant que dans son régime politique. L’un et l’autre ont été faits sur mesure, ou mieux, il ◀les▶ a faits à sa mesure.
◀L’▶examen du budget moyen ◀d’▶une famille suisse moyenne (4 personnes) ◀d’▶ouvriers ou ◀d’▶employés va nous permettre des recoupements intéressants.
◀Le▶ chaos monétaire actuel empêche ◀de▶ comparer avec précision ◀les▶ gains et leur pouvoir ◀d’▶achat dans différents pays. Mais ◀l’▶impression générale, tant des indigènes que des visiteurs étrangers, est que ◀le▶ niveau de vie moyen (celui du salarié en particulier) est notablement plus élevé en Suisse que dans ◀les▶ pays voisins.
Dans ◀le▶ budget annuel ◀d’▶une famille ◀d’▶ouvriers, en 1946, ◀les▶ principales dépenses se décomposent comme suit :
Alimentation, boissons, tabac | 39 % |
Logement, aménagement, chauffage | 22 % |
Vêtements | 10 % |
Instruction, distraction | 6 % |
Assurances | 7 % |
Impôts | 4,5 % |
Dépenses ◀de▶ société | 3,5 % |
(À quoi s’ajoutent, d’après ◀les▶ statistiques que nous avons sous ◀les▶ yeux, des dépenses pour ◀l’▶hygiène, ◀le▶ nettoyage, ◀les▶ transports, ◀les▶ dettes et ◀l’▶épargne.)
Ces pour cent sont calculés sur un gain total ◀de▶ 8222 frs comprenant ◀le▶ salaire, ◀les▶ prestations ◀d’▶assurances, ◀les▶ recettes comptables et un solde ◀de▶ ◀l’▶année précédente. Si nous examinons ◀le▶ budget ◀d’▶une famille ◀de▶ fonctionnaires ou ◀d’▶employés nous trouverons peu de différence avec ◀le▶ précédent, ◀le▶ total des gains étant cette fois ◀de▶ 10 389 frs. ◀L’▶employé dépense un peu moins que ◀l’▶ouvrier pour son alimentation (en chiffres absolus) un peu plus pour son habillement et ses primes ◀d’▶assurances (9 %). Dans ◀les▶ deux cas, on est frappé par ◀la▶ part relativement faible ◀de▶ ◀l’▶alimentation et des plaisirs26, relativement forte du logement et ◀de▶ ◀l’▶habillement. ◀Le▶ Suisse tient donc beaucoup plus que ◀le▶ Français ou ◀l’▶Italien au confort matériel, aux objets et aux appareils. Il ressemble, à cet égard, au Scandinave et à ◀l’▶Américain du Nord : ses goûts correspondent au type ◀d’▶économie qui se développe autour de lui, essentiellement industrielle.
S’il est un « bon client » pour ◀la▶ technique moderne, ◀le▶ Suisse moyen ◀l’▶est aussi, on ◀l’▶aura vu, pour ◀les▶ compagnies ◀d’▶assurance. Celles-ci sont au nombre ◀de▶ 48 en Suisse, y compris 7 compagnies ◀de▶ réassurance, qui détiennent le premier rang dans ◀le▶ monde par leur chiffre ◀d’▶affaires. La plupart de ces sociétés sont établies sur un plan international, et ◀la▶ moitié des primes qui leur sont payées — un milliard ◀de▶ francs suisses par an — provient des polices conclues à ◀l’▶étranger.
◀La▶ Confédération elle-même protège et réglemente ◀le▶ régime des assurances, exerce un contrôle légal sur ◀les▶ polices. Elle a rendu obligatoire ◀l’▶assurance contre ◀les▶ accidents et envisage ◀l’▶extension ◀de▶ mesures analogues aux cas ◀de▶ maladie et ◀de▶ chômage. ◀La▶ loi sur ◀l’▶assurance-vieillesse a été votée par 80 % ◀de▶ ◀la▶ population en 1947.
On pourrait épiloguer longuement sur ces faits. Bornons-nous à ◀les▶ rapprocher ◀de▶ ceux que nous avons mentionnés en décrivant ◀les▶ origines ◀de▶ ◀l’▶industrie suisse. Cette combinaison singulière ◀de▶ prudence et ◀de▶ science, ◀de▶ matérialisme et ◀de▶ moralisme, ◀de▶ méfiance devant ◀le▶ destin et ◀de▶ hardiesse dans ◀l’▶invention pratique, c’est ◀le▶ génie suisse. Il ne donne sa pleine mesure que dans ◀les▶ circonstances où il se sent en prise directe sur ◀le▶ concret, soutenu par des évidences tangibles, assuré quant aux risques immédiats.
S’il est vrai que ◀le▶ peuple suisse, dans son ensemble est adapté à son économie, celle-ci s’étant développée selon ses goûts et ses besoins, il doit en résulter un certain équilibre social. Et c’est en effet ◀l’▶impression générale que donne ◀la▶ Suisse.
◀Les▶ inégalités ◀de▶ niveau de vie y sont moins marquées que dans ◀les▶ grands pays qui ◀l’▶entourent. ◀Le▶ morcellement des terres est très poussé, ◀la▶ grande propriété inconnue. ◀La▶ misère n’est jamais massive : elle ne caractérise pas au premier coup d’œil, comme ailleurs, ◀l’▶état ◀de▶ larges quartiers ◀de▶ villes ou sections ◀de▶ ◀la▶ population. ◀Les▶ voyageurs qui traversent ◀le▶ pays ◀la▶ croient inexistante. ◀Les▶ grandes fortunes ne sont guère plus voyantes. ◀Le▶ luxe ne s’étale pas en fêtes et en extravagances, et se manifeste plutôt par des perfectionnements matériels que par ◀le▶ raffinement esthétique du cadre ◀de▶ ◀l’▶existence. Dans une large mesure, ◀la▶ population entière bénéficie ◀de▶ ◀la▶ « richesse suisse ». ◀Les▶ bâtiments publics : postes, gares, salles ◀d’▶attente ◀de▶ tramways, ◀les▶ installations ◀d’▶éclairage et ◀de▶ téléphone, ◀les▶ routes bétonnées, ◀les▶ wagons en aluminium, ◀les▶ distributeurs automatiques et ◀les▶ quais fleuris, composent un décor luisant et astiqué ◀de▶ modernisme, autour des monuments ◀d’▶un passé soigneusement conservé. ◀Le▶ peuple suisse n’a pas donné ◀de▶ très grands peintres et n’a pas créé ◀de▶ grands styles — comme tant d’autres petits États du Moyen Âge ou ◀de▶ ◀la▶ Renaissance — mais il ne tolère pas non plus ◀la▶ laideur des quartiers lépreux et monotones, ◀la▶ saleté ◀de▶ ◀la▶ rue, ◀le▶ détraquement chronique des services publics, ◀la▶ désuétude et ◀le▶ laisser-aller.
Cette impression ◀de▶ richesse générale, moins inégalement répartie qu’ailleurs, est-elle confirmée par ◀les▶ chiffres ? ◀Les▶ dernières statistiques fédérales montrent que ◀le▶ revenu national, ◀de▶ 1938 à 1947, a passé ◀de▶ 9 à 17,4 milliards. Si ◀l’▶on soustrait ◀le▶ montant des impôts directs, qui ont triplé durant ◀la▶ même période, on constate que ◀le▶ revenu réel a passé ◀de▶ 8409 à 9689 millions. Mais c’est dans sa répartition que se marquent ◀les▶ plus grands changements.
◀De▶ 1942 à 1946, ◀les▶ salaires ont augmenté ◀d’▶environ 73 %, alors que ◀la▶ hausse n’était pour ◀les▶ employeurs, que ◀de▶ 29 à 38 % selon ◀les▶ catégories. Si ◀l’▶on tenait compte des impôts directs, ◀la▶ différence serait encore plus frappante. ◀La▶ part du revenu national allant aux salariés et employés s’élargit donc très rapidement, comme ◀le▶ montre un coup d’œil sur ◀le▶ tableau suivant :
Employés et salariés | Personnes indépendantes | Capital | |
1938 | 481 | 215 | 301 |
1946 | 553 | 234 | 212 |
◀La▶ part du capital est donc tombée ◀de▶ 30 à 20 % environ. Encore faut-il relever qu’elle comprend ◀le▶ revenu des entreprises publiques, des coopératives et des sociétés ◀d’▶assurances mutuelles, qui ne sont pas précisément « capitalistes ».
Ce n’est pas entre ◀les▶ classes que ◀l’▶on observe ◀les▶ plus grands contrastes, mais plutôt entre ◀les▶ cantons. Fait remarquable, ◀l’▶unification économique du pays n’a pas entraîné ◀le▶ nivellement que redoutaient il y a cent ans ses adversaires. ◀Les▶ cantons primitifs conservent leur primitivisme, si on ◀les▶ compare à Zurich ou à Bâle, bien qu’il n’y ait plus ◀de▶ frontières ni ◀de▶ restrictions ◀d’▶établissement ou ◀de▶ circulation. ◀Les▶ régions pauvres et ◀les▶ régions riches sont demeurées relativement ◀les▶ unes aux autres, ce qu’elles étaient en régime clos, — mais ◀le▶ niveau général s’est élevé. On ne peut s’empêcher ◀de▶ penser que ce précédent vaut pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Rien ne démontre mieux ◀la▶ vitalité persistante du principe — et ◀l’▶on pourrait dire : ◀de▶ ◀l’▶instinct — fédéraliste, chez ◀les▶ Suisses, que ◀la▶ structure des organisations syndicales.
En 1946, il y avait en Suisse environ 440 000 syndiqués, sur plus ◀de▶ 860 000 ouvriers27. Il existait en outre une Union fédérative du personnel des administrations, et des fédérations ◀d’▶employés, ◀d’▶instituteurs, ◀de▶ techniciens, etc. (environ 200 000 membres au total). Ces organisations se distinguent des syndicats américains en ce sens qu’elles n’exercent pas une influence directe et impérieuse sur ◀le▶ gouvernement ; mais elles ne ressemblent pas davantage aux CGT française ou italienne, en ce sens qu’elles sont beaucoup plus des associations ◀d’▶entraide sociale que des foyers ◀d’▶agitation et ◀d’▶idéologie partisane. Leurs activités se manifestent dans trois domaines principaux : secours aux chômeurs, protection du travail, politique sociale. On pourrait en somme ◀les▶ comparer à des coopératives ◀d’▶assurances. Elles ont institué des caisses ◀de▶ secours en cas ◀de▶ maladie, ◀de▶ chômage, ◀de▶ vieillesse, ◀d’▶invalidité. Elles procurent à leurs membres des avocats et des médecins, des conférences instructives et des publications, des facilités ◀de▶ voyage et ◀de▶ vacances, et même des hôtels, dont certaines d’entre elles sont propriétaires. ◀La▶ lutte pour ◀l’▶amélioration des salaires et des contrats ◀de▶ travail constitue, aux yeux de ◀la▶ bourgeoisie, leur raison ◀d’▶être principale, mais on vient de voir que leurs préoccupations véritables embrassent des domaines beaucoup plus larges, ◀l’▶éducation, ◀l’▶instruction, ◀l’▶hygiène, et ◀la▶ protection contre ◀les▶ crises économiques.
Chose étrange et bien digne ◀de▶ remarque, ces associations, dont ◀la▶ majorité des membres appartiennent par ailleurs au parti socialiste, réputé centralisateur, se révèlent réfractaires à toute unification qui léserait ◀les▶ coutumes cantonales ou avantagerait ◀la▶ majorité linguistique. ◀Les▶ fédérations qui composent ◀l’▶Union syndicale suisse, et surtout celles ◀de▶ ◀la▶ Suisse romande, restent jalouses ◀de▶ leur autonomie, méfiantes à l’égard des personnalités marquantes du mouvement, et très attachées au cadre cantonal ◀de▶ leur activité. C’est au point que ◀les▶ syndicats romands se sont donné un secrétariat régional, qui se montre assez frondeur à l’égard du secrétariat central dont ◀le▶ siège est en Suisse alémanique. On se trouve donc en présence d’une double organisation des syndicats : « verticale » par industries, et « horizontale » par unions locales et cartels cantonaux. Il serait difficile, dans ces conditions, ◀d’▶imaginer qu’une grève puisse s’étendre rapidement au plan national.
◀Le▶ patronat, au contraire, moins strictement organisé, paraît enclin à conclure des accords sur le plan national et international. Outre ◀les▶ associations patronales constituées par profession, il faut mentionner certains organismes ◀de▶ coordination très efficaces, tels que ◀le▶ « Vorort », groupement ◀de▶ grands industriels et ◀de▶ banquiers, dont ◀la▶ puissance est réputée considérable.
◀Les▶ grandes Unions ◀de▶ paysans ou ◀d’▶artisans offrent ◀les▶ mêmes caractéristiques que ◀les▶ syndicats : elles sont et restent avant tout des associations ◀de▶ défense des intérêts économiques et professionnels ◀de▶ leurs adhérents. Comme ◀les▶ coopératives, elles tendent à corriger ◀les▶ excès éventuels qu’entraîne ◀la▶ liberté totale du commerce et ◀de▶ ◀l’▶industrie (proclamée en 1874 seulement, lors de ◀la▶ révision ◀de▶ ◀la▶ Constitution). Leurs chefs, secrétaires et porte-paroles, s’aventurent aussi rarement que possible dans ◀le▶ domaine des idées générales et des conflits ◀de▶ doctrine : ils préfèrent parler chiffres, fixation des prix, subventions locales ou fédérales. Et ◀l’▶on remarque que ◀les▶ plus libéraux ou « fédéralistes » d’entre eux ne sont pas ◀les▶ derniers à revendiquer ◀la▶ « manne ◀de▶ ◀l’▶État ».
◀Les▶ coopératives agricoles méritent une mention particulière : elles font revivre ◀de▶ nos jours ◀la▶ plus ancienne tradition suisse, et répondent comme ◀les▶ Markgenossenschaften des premiers cantons, à ◀la▶ nécessité ◀de▶ grouper ◀les▶ efforts pour compenser ◀la▶ pauvreté du sol. ◀L’▶irrigation des prairies en Valais, par ◀le▶ système des « bisses », est une activité collective, dépendant des communes. ◀Le▶ régime ◀de▶ ◀la▶ petite propriété rurale ne peut se maintenir que grâce aux coopératives. Celles-ci mettent à ◀la▶ disposition ◀de▶ leurs membres des machines dont ◀l’▶achat serait trop onéreux pour ◀l’▶exploitant, des caves communes, des services ◀de▶ vente et ◀de▶ transport. Elles offrent ◀l’▶exemple ◀d’▶une collectivisation restreinte, au service ◀de▶ ◀la▶ liberté individuelle, ou plutôt familiale.
Notons enfin que ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ gestion paritaire des entreprises (comités ◀d’▶entreprises et communautés professionnelles) fait actuellement ◀l’▶objet ◀d’▶études et ◀de▶ discussions nourries, tant du côté patronal que du côté de ◀l’▶avant-garde non marxiste des syndicats.
Si par rapport aux peuples qui ◀l’▶entourent, ◀la▶ Suisse peut paraître « américanisée », ce n’est qu’à certaines apparences matérielles et matérialistes qu’elle ◀le▶ doit. En réalité, nous sommes en présence d’une société hiérarchisée par des traditions, non par ◀l’▶argent. ◀La▶ distinction très nette qui subsiste entre ◀les▶ classes ne correspond qu’accidentellement avec ◀le▶ standing économique des individus. En d’autres termes, ◀le▶ statut social et ◀le▶ statut matériel, en Suisse, nous semblent dépendre moins automatiquement l’un ◀de▶ l’autre que dans la plupart des grands pays. À ◀la▶ ressemblance des ouvriers américains, ◀les▶ ouvriers suisses ont une conception ◀de▶ ◀la▶ vie très voisine ◀de▶ celle des patrons : mais c’est une conception conservatrice et non pas « aventurière »: ◀les▶ antagonismes entre ◀les▶ classes ◀de▶ producteurs ne sont pas ◀d’▶ordre idéologique, en tout cas ◀le▶ sont moins qu’ailleurs en Europe, beaucoup moins qu’en France ou en Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne. ◀Les▶ « grands principes » — Ordre ou Révolution — laissent ◀le▶ Suisse relativement indifférent, ne donnent pas lieu à des discours enflammés ou à une littérature politique passionnée. ◀Le▶ commun dénominateur entre ◀les▶ classes, si dangereusement réduit dans ◀le▶ monde moderne par des oppositions ◀de▶ doctrine irréductibles, reste beaucoup plus grand entre ◀les▶ Suisses qu’ils ne semblent ◀le▶ croire eux-mêmes. Il pourrait être caractérisé par une tendance générale à préférer ◀l’▶efficacité immédiate aux revendications partisanes, ◀les▶ solutions pratiques et limitées aux systèmes logiques, et ◀les▶ compromis complexes aux coûteux triomphes unilatéraux.
◀Le▶ régime économique actuel reflète fidèlement cette attitude à peu près unanime. Mélange ◀de▶ capitalisme libéral et ◀de▶ planisme empirique (si ◀l’▶on peut risquer ◀l’▶expression), il correspond à cet équilibre difficile, mais vital, entre ◀les▶ autonomies locales et ◀l’▶union fédérale, que nous avons décrit en parlant des institutions politiques. Certes, ◀la▶ lutte est serrée entre ◀les▶ libéraux et ◀les▶ dirigistes, comme elle ◀l’▶est entre ◀les▶ « fédéralistes » et ◀les▶ centralistes. Cependant, ◀l’▶on ne trouvera guère ◀de▶ socialistes qui ne soient en même temps fédéralistes dans une certaine mesure, ou ◀de▶ grands industriels qui ne reconnaissent ◀la▶ nécessité ◀d’▶une organisation croissante ◀de▶ ◀l’▶économie.
Depuis 1848, et plus encore depuis ◀la▶ révision constitutionnelle ◀de▶ 1874, nul ne conteste ◀les▶ avantages ◀de▶ certaines étatisations, comme celle des postes et celle des chemins de fer (cette dernière étant l’une des rares exploitations « nationalisées » qui aient été parfois bénéficiaires, ◀de▶ nos jours). ◀Les▶ forces motrices sont pour 70 % aux mains des corporations ◀de▶ droit public. ◀L’▶État fédéral contrôle également ◀le▶ régime des assurances, ◀l’▶organisation interne des banques et leurs bilans annuels. ◀La▶ Banque nationale peut opposer son veto aux opérations ◀de▶ banques privées avec ◀l’▶étranger. ◀La▶ Radio suisse est une fédération ◀de▶ studios locaux largement autonomes, mais ◀le▶ Conseil fédéral nomme son directeur général, qui possède un droit ◀de▶ censure sur ◀les▶ programmes, tandis que ◀l’▶administrateur relève des PTT, donc ◀de▶ ◀l’▶État.
Ce régime mixte s’est développé en Suisse sous ◀la▶ pression des nécessités pratiques ◀de▶ ◀l’▶époque, mais en tenant compte des diversités traditionnelles et des conditions locales. Son fonctionnement complexe suppose un haut degré ◀de▶ sens communautaire, une intelligence quotidienne des exigences contradictoires ◀de▶ ◀la▶ libre initiative et du marché élargi. ◀La▶ multiplicité des cellules ◀de▶ base — communes et entreprises, cantons et cartels régionaux — tend à ralentir ◀l’▶évolution vers ◀l’▶étatisme, d’une part, et vers certains progrès sociaux ou rationnels d’autre part. Par ailleurs, elle freine utilement ◀les▶ courants qui parcourent ◀l’▶Europe, elle ◀les▶ filtre et ◀les▶ divise par tout un jeu ◀d’▶écluses. Et il apparaît, au total, que ◀la▶ lenteur à s’adapter, qu’on peut reprocher aux Suisses, est une nécessité profonde ◀de▶ leur économie, si dangereusement liée, nous ◀l’▶avons dit, à ◀la▶ conjoncture mondiale.