Chapitre IV.
La famille et l’éducation
La famille
Dans tous les pays de▶ structure sociale très composite, comme ceux qui appartiennent à la civilisation occidentale, il est classique ◀de▶ distinguer entre familles rurales et citadines, catholiques et protestantes, aisées et pauvres, etc. Le nombre des enfants ou la proportion des divorces varient selon la religion, le niveau de vie et l’habitat. En Suisse, la situation se trouve singulièrement compliquée par l’adjonction ◀de▶ facteurs cantonaux et racio-linguistiques. Il y aurait lieu ◀d’▶étudier séparément au moins vingt types ◀de▶ familles suisses, si l’on s’en tenait aux seuls facteurs énumérés et à leurs combinaisons. Car il existe des familles catholiques en Suisse alémanique et en Suisse romande ; et dans chacun ◀de▶ ces domaines linguistiques, il en est ◀de▶ rurales et ◀de▶ citadines, les unes pauvres et les autres riches, ce qui donne huit types. Autant ◀de▶ familles catholiques au Tessin.
Voilà qui nous oblige à une extrême prudence dans le maniement des données générales sur « la famille suisse ». L’Annuaire statistique ◀de▶ la Suisse indique par exemple pour le nombre ◀d’▶enfants vivants en 1941 par femme mariée : 2,31. Mais nous voyons aussitôt que cette moyenne, prise sur l’ensemble du pays tombe à 1,48 si l’on ne prend que les villes de plus ◀de▶ 25 000 habitants. Si l’on compare deux demi-cantons contigus, qui se trouvent être à la fois ◀de▶ langue allemande, ruraux, relativement pauvres, et qui ne diffèrent donc que par la religion, nous trouvons que la moyenne est ◀de▶ 2,56 pour Appenzell Rhodes-Extérieures (protestant), et ◀de▶ 4,10 pour Appenzell Rhodes-Intérieures (catholique).
Dans l’ensemble du pays, en 1946, la famille ◀d’▶ouvriers comptait en moyenne 4 personnes (4,5 en 1912), la famille ◀d’▶employés ou ◀de▶ fonctionnaires 3,8 (4,5 en 1912). Trois exemples précis vont nous faire entrevoir la complexité et les écarts extrêmes que cachent ◀de▶ telles moyennes.
Sur 1000 femmes mariées, en 1941, nombre des femmes ayant eu (x) enfants :
0 | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | Et plus | |
225 000 protestants 80 000 catholiques 20 000 divers |
343 | 263 | 213 | 98 | 43 | 19 | 10 | 11 | 1,4 |
Appenzell Rh.-Int. 500 protestants 12 500 catholiques 25 divers |
143 | 125 | 124 | 123 | 107 | 82 | 71 | 225 | 4,1 |
70 000 protestants 50 000 catholiques 6000 divers |
406 | 277 | 191 | 71 | 29 | 12 | 6 | 8 | 1,15 |
Il nous semble que ces données ne diffèrent pas notablement ◀de▶ celles qu’on pourrait recueillir dans les provinces françaises ou autrichiennes, allemandes ou italiennes voisines ◀de▶ la Suisse, et que les mêmes régularités se vérifient ici comme là : les familles catholiques, germaniques, rurales et pauvres réunissent toutes les chances ◀d’▶avoir le plus ◀d’▶enfants, les familles protestantes, latines, citadines et moyennement aisées, ◀d’▶en avoir le moins. Ce qui est particulier à la Suisse, c’est la juxtaposition ◀de▶ ces extrêmes, entre lesquels s’échelonnent toutes les combinaisons que nous avons vues possibles.
Si nous cherchons maintenant quelle est la proportion des divorces, nous trouverons pour les trois communautés citées plus haut :
Pour 1000 femmes mariées, nombre ◀de▶ divorces :
Ville ◀de▶ Zurich | 8,2 |
Appenzell Rh.-Int. | 0,9 |
Ville ◀de▶ Genève | 9,4 |
Pour l’ensemble ◀de▶ la Suisse, en 1940, l’indice des divorces était ◀de▶ 3,59 pour 1000 couples. Seul ◀de▶ tous les pays ◀d’▶Europe, le Danemark accusait une situation pire, avec un indice ◀de▶ 4,32 %. Vers 1940, le mariage en Suisse était donc moins stable qu’en France (2,33 %), qu’en Suède (2,63 %), et même qu’en Allemagne (3,14 %) s’il l’était plus qu’aux États-Unis (8,54 %) où la situation s’est encore aggravée après la Seconde Guerre mondiale28.
Cependant, la fidélité aux liens familiaux, aux parentés, aux cousinages, et d’autre part les attaches que la grande majorité des familles suisses, des plus modestes aux plus anciennes, gardent avec une commune et des traditions locales, contribuent à neutraliser les désordres que pourraient provoquer tant de divorces. La Suisse, divisée en cantons, est un pays où « tout le monde se connaît », où le contrôle social et le jugement moral exercent une forte pression conservatrice sur les mœurs. Les lois cantonales, si elles rendent la séparation facile, supposent par ailleurs une certaine stabilité ◀de▶ la famille et des relations entre parents et enfants. Un exemple typique le fera voir : l’impôt que doit payer tout Suisse qui n’accomplit pas ◀de▶ service militaire est calculé partiellement d’après la fortune des parents ; le fils est donc censé connaître le montant ◀de▶ celle-ci et ses variations, ◀d’▶année en année.
Les droits du père sont demeurés prépondérants. Il est « le chef ◀de▶ l’union conjugale ». C’est lui qui administre les biens matrimoniaux, choisit le domicile familial et décide ◀de▶ l’éducation des enfants. L’épouse ne peut exercer une profession qu’avec son consentement. Elle n’est pas son égale en droit.
Cette situation provoque les protestations fréquentes ◀de▶ plusieurs associations féminines, mais elle ne semble pas près ◀d’▶être modifiée. La Suisse est en effet l’un des derniers États qui persiste à refuser les droits politiques à la femme, laquelle se voit exclue en fait ◀de▶ presque toutes les fonctions publiques. Les consultations populaires qui se sont multipliées depuis une vingtaine ◀d’▶années donnent des résultats négatifs. Il est frappant ◀de▶ constater que les cantons à majorité socialiste ne se montrent pas plus « progressistes » que les autres à cet égard. Plus frappant encore ◀de▶ découvrir, par les sondages ◀de▶ l’opinion, que les femmes suisses elles-mêmes dans leur majorité, ne revendiquent point ce que les hommes leur refusent.
Une telle anomalie ne saurait être expliquée par les seuls motifs rationnels qu’on en donne dans la presse ou dans les discussions. En Angleterre ou en France, dit-on, la femme n’est guère appelée à voter qu’une fois l’an, ou moins souvent encore, lors des élections. En Suisse, au contraire, les « votations » se multiplient : référendums, initiatives, élections et consultations communales, cantonales et fédérales. (Sur le seul plan fédéral, où elles sont pourtant le moins fréquentes, on en compte parfois six par an.) Comment veut-on que les femmes s’occupent ◀de▶ leur foyer, ◀de▶ leurs enfants, si elles doivent voter un dimanche sur trois, et participer aux débats préparatoires pour se former une opinion ? L’argument vaut ce qu’il vaut, mais n’est évidemment pas suffisant. À l’origine ◀de▶ la méfiance des Suisses, dans ce domaine, on devine certaines traditions germaniques. L’homme libre, le citoyen, prend son épée pour aller voter à la Landsgemeinde ; ses droits civiques sont liés à sa force, à sa qualité militaire. Quant à la femme, repos du guerrier, il lui sied ◀de▶ se borner aux trois activités désignées par la fameuse formule : Kinder, Küche, Kirche (les enfants, la cuisine, l’église). Et ◀de▶ fait, les femmes suisses, en société, laissent parler leurs maris ou parlent entre elles — à l’inverse ◀de▶ ce que l’on observe en Amérique.
En dépit de cette absence ◀de▶ droits politiques, les femmes suisses jouent un rôle actif dans la vie professionnelle. Plus ◀de▶ 800 000 gagnent leur vie, et pour 525 000 d’entre elles, le métier représente l’occupation principale. Cependant, elles attendent encore la reconnaissance ◀d’▶une pleine égalité ◀de▶ droits dans l’exercice ◀de▶ leur profession. Elles revendiquent « un salaire égal à travail égal ». Seules les avocates et doctoresses l’obtiennent, mais non les employées et ouvrières.
L’éducation
Il nous paraît impossible ◀d’▶estimer dans quelle mesure la famille, en Suisse, détermine plus ou moins qu’ailleurs la formation morale et civique ◀de▶ l’enfant ou ◀de▶ l’adolescent. C’est d’abord qu’il n’existe pas un type ◀de▶ « famille suisse » que l’on puisse étudier avec un minimum ◀d’▶objectivité scientifique, mais vingt au moins. C’est ensuite que le souci éducatif est comme diffus dans toute l’atmosphère suisse, famille, sociétés, syndicats, armée, écoles. « Tout Suisse est pédagogue », répètent les auteurs suisses. Et cela s’explique aisément, sinon par une cause unique.
Dans un petit pays composé ◀de▶ vingt-cinq patries minuscules, la tolérance est une nécessité vitale. Mais s’il n’est pas question ◀d’▶éliminer le voisin qui diffère, on cherche au moins à le réformer, à le convaincre qu’il a tort ◀de▶ différer. Faute donc ◀de▶ pouvoir se livrer à une lutte ouverte ◀de▶ principes et ◀de▶ convictions, les Suisses se bornent à un échange insistant ◀de▶ bons conseils, ◀d’▶avis moraux, ◀de▶ recettes ◀d’▶hygiène, ◀d’▶admonestations religieuses. Il faut bien voir que l’actuel civisme helvétique29 repose essentiellement sur cette propension à l’éducation mutuelle, qui semble assez typique des pays protestants, ou dominés par l’influence protestante. Aux petites dimensions des communautés suisses, il convient ◀d’▶ajouter un second facteur ◀de▶ didactisme : le goût ◀de▶ la technique, l’orgueil du savoir-faire. Nous avons dit que les données naturelles du pays exigeaient ◀de▶ ses habitants une ingéniosité peu commune dans la mise en œuvre la plus efficace ◀de▶ ce qu’ils arrivent à se procurer. Or le génie technique, surtout en Suisse, est affaire ◀de▶ tradition, ◀de▶ transmission personnelle ◀de▶ père en fils, ◀de▶ maître en apprenti : il est fait ◀de▶ mille conseils et petites démonstrations.
Ces dispositions psychologiques, naturelles ou acquises, ont produit deux attitudes humaines assez différentes dans le domaine ◀de▶ l’éducation et ◀de▶ la pédagogie.
La première est celle qui régit l’enseignement primaire. Elle pourrait être caractérisée par les traits suivants : un égalitarisme à base de méfiance pour tout ce qui dépasse la moyenne et pourrait donc menacer l’équilibre social, si difficilement obtenu en dépit de tant de diversités ; la volonté ◀d’▶élever lentement les moyennes plutôt que ◀de▶ pousser quelques individus exceptionnels30 ; un respect ◀de▶ la discipline qui tourne au fétichisme lorsqu’on l’élève au rang ◀de▶ vertu civique, ou qu’on lui confère une sorte ◀de▶ mérite vaguement réminiscent ◀de▶ valeurs religieuses, d’ailleurs vidées ◀de▶ leur sens originel. Certes, Calvin disait déjà : « La république est au collège. » Mais son collège était une école du chrétien, sa discipline celle ◀de▶ la vérité biblique transcendante et révélée. L’école primaire laïque n’est plus guère inspirée que par une morale toute formelle, et se borne strictement à inculquer des connaissances conventionnelles ◀d’▶histoire, ◀d’▶arithmétique, ◀de▶ grammaire et ◀de▶ « bonne conduite ».
L’autre attitude ou tradition pédagogique, qui se développe parallèlement à la première, est celle ◀de▶ l’école nouvelle. Elle se réclame ◀de▶ deux grands ancêtres suisses, Rousseau (avec l’Émile), et Pestalozzi. Dans cette lignée se placent les pédagogues contemporains qui ont fondé à Genève l’Institut Rousseau, ou qui ont œuvré dans le même esprit : Claparède, Bovet, Ferrière, Piaget. Ils cherchent avant tout à cultiver ◀de▶ libres personnalités, à ménager la spontanéité nécessaire à leur éclosion, à sauvegarder dans le processus ◀de▶ l’instruction et ◀de▶ l’éducation la part du jeu et des instincts fondamentaux. Ils se fondent sur une psychologie ◀de▶ l’enfance beaucoup plus avertie et scientifique que celle qui règne sur l’école primaire et ses routines positivistes. C’est à ces novateurs, anciens et modernes, que l’on doit attribuer la réputation universelle des pédagogues suisses et ◀de▶ leurs établissements privés.
Certes, on a pu accuser certains ◀de▶ ces théoriciens ◀de▶ placer une confiance excessive dans la bonté naturelle ◀de▶ l’enfant, et ◀de▶ négliger la formation intellectuelle ou la discipline dans le travail, sous prétexte de favoriser un « développement harmonieux des facultés ». On s’est gaussé ◀de▶ leurs expériences et ◀de▶ l’apparente anarchie qui règne dans leurs classes ◀d’▶essai. Ils répondent qu’ils visent au contraire à éveiller dans l’enfant le sens ◀de▶ la responsabilité personnelle et sociale, selon la maxime ◀d’▶Alexandre Vinet31 : « Je veux l’homme maître ◀de▶ lui-même, afin qu’il soit mieux le serviteur ◀de▶ tous. » Quels qu’aient pu être les excès ◀de▶ l’« école nouvelle » à ses débuts, ou les conséquences extrêmes qui furent parfois tirées par l’Amérique des théories ◀de▶ l’Institut Rousseau, il est incontestable que l’avant-garde pédagogique ◀de▶ Genève a contribué à assouplir les méthodes ◀de▶ l’enseignement primaire dans plus ◀d’▶un pays, et même en Suisse.
Si l’on prend pour points ◀de▶ comparaison l’éducation américaine et la française, il apparaît que la Suisse, ici comme ailleurs, a pris la voie médiane. La musique, la rythmique ◀de▶ Jaques-Dalcroze, la gymnastique, les travaux manuels, tiennent beaucoup plus ◀de▶ place dans les programmes suisses que ce n’est le cas en France, mais les sports y sont moins envahissants qu’en Amérique. En général, l’élève suisse acquiert plus ◀de▶ connaissance précises que l’américain, et ne souffre pas du « gavage » intellectuel dont se plaint le français. Moins libre et turbulent que le premier, moins brillant et délié ◀de▶ langue que le second, il tend à se conformer à cette « honorable moyenne » qui fait la force principale des petites démocraties modernes.
Les expériences ◀de▶ l’« école nouvelle » se sont bornées jusqu’ici au secteur privé (kindergarten ou instituts ◀d’▶études secondaires fréquentés surtout par des étrangers). Quant aux établissements publics ◀d’▶enseignement, il importe ◀de▶ rappeler tout d’abord qu’ils sont organisés sur une base cantonale, voire communale, et non pas fédérale (à une seule exception près).
Dans toute la Suisse, l’instruction primaire est à la fois obligatoire et gratuite. Les écoles privées ou l’enseignement familial sont autorisés, mais à la condition que les élèves ainsi formés puissent passer avec succès les examens des écoles publiques. En fait, presque tous les enfants suisses passent par l’école primaire publique, ◀de▶ l’âge ◀de▶ 6 ou 7 ans jusqu’à l’âge ◀de▶ 12 ou 13, selon les cantons. Quel que soit leur niveau social, qu’ils deviennent plus tard ouvriers ou professeurs, paysans ou commerçants, ils reçoivent donc côte à côte la même formation ◀de▶ base, qui leur est donnée dans un esprit non seulement ◀d’▶égalité, mais ◀d’▶égalitarisme insistant. Ce brassage des classes (renouvelé plus tard dans les écoles ◀de▶ recrues) est un des traits particuliers ◀de▶ la démocratie suisse moderne, née ◀de▶ la Constitution ◀de▶ 1848.
La coéducation des sexes est encore combattue en théorie dans les cantons catholiques, mais elle est pratiquée un peu partout. Quelques cantons laissent aux communes le soin ◀de▶ juger ◀de▶ l’opportunité des classes mixtes.
On a poussé très loin la gratuité ◀de▶ l’enseignement, car non seulement les « écolages » sont interdits par la Constitution, mais encore, dans la plupart des cantons, les manuels et le matériel scolaire sont fournis sans frais aux élèves. Ce régime n’est rendu praticable, dans les cantons pauvres, que par l’octroi ◀de▶ subventions fédérales. Il en résulte que les États, sans rien perdre ◀de▶ leurs droits souverains en matière ◀d’▶enseignement, sont au contraire mis en mesure ◀de▶ les mieux exercer par l’appoint matériel que leur apporte la communauté fédérale. Au reste, la décentralisation ◀de▶ l’enseignement demeure extrême. Le gouvernement cantonal émet des directives générales, mais ce sont les communes qui gardent le soin ◀de▶ l’administration des écoles et ◀de▶ la surveillance des classes. Elles nomment à cet effet des « commissions scolaires », formées ◀de▶ simples citoyens du village ou du quartier, qui jouissent ◀d’▶une grande autorité sur les instituteurs, et se font représenter par quelques délégués aux examens ◀de▶ fin ◀d’▶année. On les a qualifiés à juste titre ◀de▶ « traits ◀d’▶union entre l’école, les familles et la cité »32.
Si variés que soient les types ◀d’▶écoles primaires ou secondaires, partout adaptés aux circonstances locales, ils baignent néanmoins dans un climat ◀d’▶« helvétisme » très sensible. Cette unité dans la diversité résulte peut-être moins ◀d’▶une histoire commune que ◀d’▶un enseignement uniforme ◀de▶ cette histoire ; et moins ◀d’▶une similitude ◀de▶ mœurs que ◀de▶ l’empreinte laissée par les leçons ◀d’▶instruction civique, qui jouent le rôle ◀d’▶une sorte ◀de▶ catéchisme laïque.
À l’école primaire succèdent d’une part l’école complémentaire (« cours du soir » ou « cours civique ») où l’on enseigne aux jeunes gens ◀de▶ 16 à 19 ans des notions essentiellement pratiques ◀de▶ comptabilité, ◀de▶ correspondance, ◀d’▶économie, ◀de▶ sciences appliquées ; et d’autre part, les écoles secondaires.
Ces dernières sont tantôt communales ou cantonales, tantôt sous la dépendance ◀d’▶une association privée, religieuse ou laïque. Elles perçoivent des « écolages » généralement modestes, mais parfois très coûteux (c’est le cas des internats réservés aux jeunes étrangers). Certaines sont fort anciennes, comme le Collège ◀de▶ Genève, fondé par Calvin, et les collèges ◀de▶ bénédictins ou ◀de▶ capucins ◀de▶ Fribourg et ◀de▶ la Suisse alémanique. La part des humanités y est très variable. Elle définit le style ◀de▶ l’établissement, ou ◀de▶ ses subdivisions. On compte aujourd’hui quatre types ◀d’▶études conduisant au baccalauréat : le type A (langues anciennes), le type B (latin et langues modernes), le type C (sciences), et le type D (langues modernes et sciences économiques). L’évolution générale, comme en tant d’autres pays, conduit à donner toujours plus ◀d’▶importance aux mathématiques et aux techniques, au détriment des humanités. La rhétorique est à peu près abandonnée (sauf dans quelques collèges catholiques) et la philosophie généralement négligée.
Depuis une vingtaine ◀d’▶années, la Confédération exige une certaine uniformisation des règlements ◀de▶ baccalauréat. Un type ◀d’▶examens ◀de▶ « maturité fédérale » a été créé, et les certificats ◀de▶ « maturité » délivrés par les collèges cantonaux doivent s’y conformer. Cet exemple ◀d’▶intervention fédérale dans un domaine jalousement gardé par les cantons reste unique à notre connaissance33.
La Constitution ◀de▶ 1848 autorisait la Confédération à « établir une Université et une école polytechnique ». Il est remarquable que seule la seconde ait été créée.
Les universités cantonales, à vrai dire, sont fort nombreuses : sept pour un pays ◀de▶ 4,5 millions ◀d’▶habitants, et pour un nombre ◀d’▶étudiants relativement peu élevé, variant entre 450 et 3000 par établissement34. Le fait qu’elles ne relèvent que des « petites patries » leur ménage une autonomie politique et morale aussi large que possible. Elles ne sont à aucun degré soumises à une doctrine ◀d’▶État unifiée, mais reflètent fidèlement le genius loci dans les différentes régions linguistiques et religieuses. Celles ◀de▶ Genève, Lausanne et Neuchâtel sont françaises et marquées par l’esprit protestant ; celle ◀de▶ Fribourg, catholique et bilingue ; celles ◀de▶ Bâle, Zurich et Berne, allemandes. Si, dans ces conditions, la Confédération avait pu créer l’« Université suisse » prévue par la Constitution, l’on eût assisté à la naissance ◀d’▶un premier modèle, en réduction, ◀d’▶université européenne. Il faut croire que le besoin ne s’en est pas fait sentir assez fortement pour surmonter les tendances particularistes, qui demeurent extrêmement vivaces ◀de▶ nos jours. L’idée même ◀de▶ créer une université romande unique, qui engloberait celles ◀de▶ Neuchâtel, Lausanne et Genève, les moins dissemblables, ne ressurgit périodiquement que pour être repoussée aussitôt, avec une sorte ◀d’▶indignation, par l’opinion publique des trois cantons. Cependant, tout en sauvegardant avec vigilance leurs caractères locaux, les universités suisses s’efforcent de plus en plus ◀d’▶attirer les étudiants étrangers. Elles organisent des séries ◀de▶ cours sur les relations internationales et sur le patrimoine commun à tous les Européens. Elles forment des ingénieurs qui iront bâtir des ponts aux États-Unis, des médecins qui pratiqueront en Afrique ou en Amérique du Sud, des juristes qui introduiront dans la législation des pays les plus lointains et les plus neufs les principes fédéralistes ◀de▶ la Constitution helvétique35.
Il est caractéristique que le seul établissement qui dépende ◀de▶ l’État fédéral, l’École polytechnique ◀de▶ Zurich, soit un institut ◀de▶ recherches et ◀de▶ préparation pratique, dans lequel, par définition, l’idéologie officielle ne pourrait jouer ◀de▶ rôle notable. Quelques-uns des plus grands mathématiciens modernes, dont Einstein, y ont professé ou y professent encore. Mais la science pure y demeure en contact étroit avec les applications industrielles, les instituts fédéraux, les banques et les établissements techniques ◀de▶ tout le pays. Là encore, on s’apercevra que la « fédéralisation » répond en Suisse aux exigences ◀de▶ l’efficacité, bien plus qu’à celles ◀d’▶une doctrine ou ◀d’▶une idéologie politique.
Le nombre élevé des établissements ◀d’▶études supérieures36 dans un si petit pays, et leurs solides traditions locales, ont pour effet naturel ◀de▶ rendre plus étroites les relations entre professeurs et étudiants. Les uns et les autres, pour une large proportion, se recrutent dans la même ville ou le même canton, parlent avec le même accent, et appartiennent aux mêmes milieux sociaux : petite, moyenne ou grande bourgeoisie. Le système ◀de▶ la ronde des professeurs, et ◀de▶ leur ascension progressive vers la capitale, si typique ◀de▶ la France centralisée, est inconnu en Suisse, puisque aucune des sept universités ne saurait être considérée comme plus ou moins « provinciale » qu’une autre. Chacune forme le centre intellectuel ◀d’▶un petit pays, et se sent l’égale en qualité ◀de▶ ses voisines. Les plus anciennes sont celle ◀de▶ Bâle, qui florissait à la Renaissance avec Érasme, et celle ◀de▶ Genève, qui remonte à l’époque ◀de▶ Calvin.
Cette esquisse du système ◀d’▶éducation en Suisse resterait par trop incomplète si l’on n’y ajoutait quelques aperçus sur les formes parascolaires ◀de▶ l’enseignement et ◀de▶ la formation civique.
Le didactisme inhérent à l’esprit helvétique se marque aussi bien dans la presse et la radio que dans l’instruction des recrues. Depuis longtemps, les éditorialistes des principaux journaux ◀de▶ Genève, ◀de▶ Bâle ou ◀de▶ Zurich se sont acquis la réputation ◀de▶ « faire la leçon » au monde entier. À la fin ◀de▶ la guerre ◀de▶ 14-18, Clemenceau disait, paraît-il : « Les Alliés seraient disposés à faire la paix avec l’Allemagne, mais la Gazette ◀de▶ Lausanne le leur interdit. » À voir les choses ◀de▶ près, l’on s’aperçoit que cette réputation ◀de▶ moralisme prêcheur tient davantage à la légende ◀d’▶une Suisse calviniste, qu’à la réalité présente. Ce qui distingue la presse suisse ◀de▶ ses voisines, c’est plutôt sa méfiance à l’égard des jugements hâtifs, des prises ◀de▶ position passionnées et partisanes, et son goût ◀de▶ l’analyse objective des situations. Ce n’est pas une presse ◀de▶ combat, mais ◀de▶ commentaires et ◀de▶ prudentes mises au point. Ajoutons que les articles du genre instructif, sur des sujets ◀d’▶histoire, ◀de▶ sciences ou ◀de▶ littérature, y tiennent une place importante, en première page. Quant à la radio, écoutée par un habitant sur cinq37, elle consacre à peu près autant ◀d’▶heures à des émissions ◀de▶ musique classique ou moderne qu’à des variétés, causeries religieuses et scientifiques, ou conseils pratiques. Elle n’admet pas ◀de▶ publicité. La part du folklore, des chansons populaires chantées par les chœurs ◀de▶ village, des retransmissions ◀de▶ cérémonies publiques, y est un peu plus grande qu’ailleurs, comme on doit s’y attendre dans un pays fédéraliste.
Mais l’empreinte commune la plus profonde que reçoivent les citoyens suisses, leur est donnée par le service militaire.
L’armée
L’armée suisse est une armée ◀de▶ milices. La Constitution fédérale interdit à la Confédération le droit ◀d’▶entretenir des troupes permanentes (art. 13). Il en résulte qu’à un degré jamais atteint en Europe, elle est vraiment la chose du peuple, et populaire aux deux sens du terme. L’antimilitarisme n’existe guère que chez quelques individus isolés, il n’est pas le fait ◀de▶ toute une classe ou ◀d’▶un parti. Passer pour un bon soldat ou un bon officier est généralement « bien vu » dans toutes les couches ◀de▶ la population. La preuve la plus indiscutable ◀de▶ l’intégration parfaite ◀de▶ l’armée à la nation est fournie par ce simple fait : chaque soldat suisse entre les périodes ◀d’▶instruction ou ◀de▶ mobilisation, conserve chez lui dans une armoire son fusil, son uniforme et des munitions. Incidemment, cette disposition du règlement militaire — sans exemple dans d’autres pays — montre à quel point l’État fait confiance au citoyen et redoute peu l’éventualité ◀de▶ menées subversives.
Cette armée ultradémocratique, sans caste militaire, toute mêlée à la vie du peuple, est devenue, depuis 1848, l’agent principal ◀de▶ l’helvétisation du pays. Au cours des manœuvres annuelles et des longues périodes ◀de▶ mobilisation qui ont marqué les deux guerres mondiales, les fréquents déplacements ◀de▶ troupes ◀d’▶un bout à l’autre du territoire ont appris aux hommes ◀de▶ cantons différents à se connaître et à collaborer plus étroitement. D’autre part, l’obligation pour tout citoyen valide ◀de▶ passer par une école ◀de▶ recrues, soit qu’il reste soldat, soit qu’il devienne officier, prolonge et renouvelle le brassage des classes sociales opéré à la base par l’école primaire.
Ni antimilitariste ni militariste, le peuple suisse considère son armée, avant tout, comme une école pour adultes : école ◀de▶ civisme, ◀d’▶égalité, ◀de▶ virilité, et aussi ◀de▶ culture physique. Un grand nombre ◀d’▶instituteurs deviennent officiers, et tout officier subalterne joue plus ou moins le rôle ◀d’▶un instituteur pour sa section ou sa compagnie, à laquelle il est tenu ◀de▶ faire chaque jour une brève causerie ou « théorie », qui ne porte pas seulement sur l’instruction militaire, mais aussi sur l’histoire, la géographie, les institutions politiques, la neutralité, les assurances, l’entraide, et la morale en général.