Chapitre IV.
La famille et l’▶éducation
◀La▶ famille
Dans tous ◀les▶ pays ◀de▶ structure sociale très composite, comme ceux qui appartiennent à ◀la▶ civilisation occidentale, il est classique ◀de▶ distinguer entre familles rurales et citadines, catholiques et protestantes, aisées et pauvres, etc. ◀Le▶ nombre des enfants ou ◀la▶ proportion des divorces varient selon ◀la▶ religion, ◀le▶ niveau de vie et ◀l’▶habitat. En Suisse, ◀la▶ situation se trouve singulièrement compliquée par ◀l’▶adjonction ◀de▶ facteurs cantonaux et racio-linguistiques. Il y aurait lieu ◀d’▶étudier séparément au moins vingt types ◀de▶ familles suisses, si ◀l’▶on s’en tenait aux seuls facteurs énumérés et à leurs combinaisons. Car il existe des familles catholiques en Suisse alémanique et en Suisse romande ; et dans chacun ◀de▶ ces domaines linguistiques, il en est ◀de▶ rurales et ◀de▶ citadines, ◀les▶ unes pauvres et ◀les▶ autres riches, ce qui donne huit types. Autant ◀de▶ familles catholiques au Tessin.
Voilà qui nous oblige à une extrême prudence dans ◀le▶ maniement des données générales sur « ◀la▶ famille suisse ». ◀L’▶Annuaire statistique ◀de▶ ◀la▶ Suisse indique par exemple pour ◀le▶ nombre ◀d’▶enfants vivants en 1941 par femme mariée : 2,31. Mais nous voyons aussitôt que cette moyenne, prise sur ◀l’▶ensemble du pays tombe à 1,48 si ◀l’▶on ne prend que ◀les▶ villes de plus ◀de▶ 25 000 habitants. Si ◀l’▶on compare deux demi-cantons contigus, qui se trouvent être à la fois ◀de▶ langue allemande, ruraux, relativement pauvres, et qui ne diffèrent donc que par ◀la▶ religion, nous trouvons que ◀la▶ moyenne est ◀de▶ 2,56 pour Appenzell Rhodes-Extérieures (protestant), et ◀de▶ 4,10 pour Appenzell Rhodes-Intérieures (catholique).
Dans ◀l’▶ensemble du pays, en 1946, ◀la▶ famille ◀d’▶ouvriers comptait en moyenne 4 personnes (4,5 en 1912), ◀la▶ famille ◀d’▶employés ou ◀de▶ fonctionnaires 3,8 (4,5 en 1912). Trois exemples précis vont nous faire entrevoir ◀la▶ complexité et ◀les▶ écarts extrêmes que cachent ◀de▶ telles moyennes.
Sur 1000 femmes mariées, en 1941, nombre des femmes ayant eu (x) enfants :
0 | 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | Et plus | |
225 000 protestants 80 000 catholiques 20 000 divers |
343 | 263 | 213 | 98 | 43 | 19 | 10 | 11 | 1,4 |
Appenzell Rh.-Int. 500 protestants 12 500 catholiques 25 divers |
143 | 125 | 124 | 123 | 107 | 82 | 71 | 225 | 4,1 |
70 000 protestants 50 000 catholiques 6000 divers |
406 | 277 | 191 | 71 | 29 | 12 | 6 | 8 | 1,15 |
Il nous semble que ces données ne diffèrent pas notablement ◀de▶ celles qu’on pourrait recueillir dans ◀les▶ provinces françaises ou autrichiennes, allemandes ou italiennes voisines ◀de▶ ◀la▶ Suisse, et que ◀les▶ mêmes régularités se vérifient ici comme là : ◀les▶ familles catholiques, germaniques, rurales et pauvres réunissent toutes ◀les▶ chances ◀d’▶avoir ◀le▶ plus ◀d’▶enfants, ◀les▶ familles protestantes, latines, citadines et moyennement aisées, ◀d’▶en avoir ◀le▶ moins. Ce qui est particulier à ◀la▶ Suisse, c’est ◀la▶ juxtaposition ◀de▶ ces extrêmes, entre lesquels s’échelonnent toutes ◀les▶ combinaisons que nous avons vues possibles.
Si nous cherchons maintenant quelle est ◀la▶ proportion des divorces, nous trouverons pour ◀les▶ trois communautés citées plus haut :
Pour 1000 femmes mariées, nombre ◀de▶ divorces :
Ville ◀de▶ Zurich | 8,2 |
Appenzell Rh.-Int. | 0,9 |
Ville ◀de▶ Genève | 9,4 |
Pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ Suisse, en 1940, ◀l’▶indice des divorces était ◀de▶ 3,59 pour 1000 couples. Seul ◀de▶ tous ◀les▶ pays ◀d’▶Europe, ◀le▶ Danemark accusait une situation pire, avec un indice ◀de▶ 4,32 %. Vers 1940, ◀le▶ mariage en Suisse était donc moins stable qu’en France (2,33 %), qu’en Suède (2,63 %), et même qu’en Allemagne (3,14 %) s’il ◀l’▶était plus qu’aux États-Unis (8,54 %) où ◀la▶ situation s’est encore aggravée après ◀la▶ Seconde Guerre mondiale28.
Cependant, ◀la▶ fidélité aux liens familiaux, aux parentés, aux cousinages, et d’autre part ◀les▶ attaches que ◀la▶ grande majorité des familles suisses, des plus modestes aux plus anciennes, gardent avec une commune et des traditions locales, contribuent à neutraliser ◀les▶ désordres que pourraient provoquer tant de divorces. ◀La▶ Suisse, divisée en cantons, est un pays où « tout le monde se connaît », où ◀le▶ contrôle social et ◀le▶ jugement moral exercent une forte pression conservatrice sur ◀les▶ mœurs. ◀Les▶ lois cantonales, si elles rendent ◀la▶ séparation facile, supposent par ailleurs une certaine stabilité ◀de▶ ◀la▶ famille et des relations entre parents et enfants. Un exemple typique ◀le▶ fera voir : ◀l’▶impôt que doit payer tout Suisse qui n’accomplit pas ◀de▶ service militaire est calculé partiellement d’après ◀la▶ fortune des parents ; ◀le▶ fils est donc censé connaître ◀le▶ montant ◀de▶ celle-ci et ses variations, ◀d’▶année en année.
◀Les▶ droits du père sont demeurés prépondérants. Il est « ◀le▶ chef ◀de▶ ◀l’▶union conjugale ». C’est lui qui administre ◀les▶ biens matrimoniaux, choisit ◀le▶ domicile familial et décide ◀de▶ ◀l’▶éducation des enfants. ◀L’▶épouse ne peut exercer une profession qu’avec son consentement. Elle n’est pas son égale en droit.
Cette situation provoque ◀les▶ protestations fréquentes ◀de▶ plusieurs associations féminines, mais elle ne semble pas près ◀d’▶être modifiée. ◀La▶ Suisse est en effet l’un des derniers États qui persiste à refuser ◀les▶ droits politiques à ◀la▶ femme, laquelle se voit exclue en fait ◀de▶ presque toutes ◀les▶ fonctions publiques. ◀Les▶ consultations populaires qui se sont multipliées depuis une vingtaine ◀d’▶années donnent des résultats négatifs. Il est frappant ◀de▶ constater que ◀les▶ cantons à majorité socialiste ne se montrent pas plus « progressistes » que ◀les▶ autres à cet égard. Plus frappant encore ◀de▶ découvrir, par ◀les▶ sondages ◀de▶ ◀l’▶opinion, que ◀les▶ femmes suisses elles-mêmes dans leur majorité, ne revendiquent point ce que ◀les▶ hommes leur refusent.
Une telle anomalie ne saurait être expliquée par ◀les▶ seuls motifs rationnels qu’on en donne dans ◀la▶ presse ou dans ◀les▶ discussions. En Angleterre ou en France, dit-on, ◀la▶ femme n’est guère appelée à voter qu’une fois ◀l’▶an, ou moins souvent encore, lors des élections. En Suisse, au contraire, ◀les▶ « votations » se multiplient : référendums, initiatives, élections et consultations communales, cantonales et fédérales. (Sur ◀le▶ seul plan fédéral, où elles sont pourtant ◀le▶ moins fréquentes, on en compte parfois six par an.) Comment veut-on que ◀les▶ femmes s’occupent ◀de▶ leur foyer, ◀de▶ leurs enfants, si elles doivent voter un dimanche sur trois, et participer aux débats préparatoires pour se former une opinion ? ◀L’▶argument vaut ce qu’il vaut, mais n’est évidemment pas suffisant. À ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ méfiance des Suisses, dans ce domaine, on devine certaines traditions germaniques. ◀L’▶homme libre, ◀le▶ citoyen, prend son épée pour aller voter à ◀la▶ Landsgemeinde ; ses droits civiques sont liés à sa force, à sa qualité militaire. Quant à ◀la▶ femme, repos du guerrier, il lui sied ◀de▶ se borner aux trois activités désignées par ◀la▶ fameuse formule : Kinder, Küche, Kirche (◀les▶ enfants, ◀la▶ cuisine, ◀l’▶église). Et ◀de▶ fait, ◀les▶ femmes suisses, en société, laissent parler leurs maris ou parlent entre elles — à ◀l’▶inverse ◀de▶ ce que ◀l’▶on observe en Amérique.
En dépit de cette absence ◀de▶ droits politiques, ◀les▶ femmes suisses jouent un rôle actif dans ◀la▶ vie professionnelle. Plus ◀de▶ 800 000 gagnent leur vie, et pour 525 000 d’entre elles, ◀le▶ métier représente ◀l’▶occupation principale. Cependant, elles attendent encore ◀la▶ reconnaissance ◀d’▶une pleine égalité ◀de▶ droits dans ◀l’▶exercice ◀de▶ leur profession. Elles revendiquent « un salaire égal à travail égal ». Seules ◀les▶ avocates et doctoresses ◀l’▶obtiennent, mais non ◀les▶ employées et ouvrières.
◀L’▶éducation
Il nous paraît impossible ◀d’▶estimer dans quelle mesure ◀la▶ famille, en Suisse, détermine plus ou moins qu’ailleurs ◀la▶ formation morale et civique ◀de▶ ◀l’▶enfant ou ◀de▶ ◀l’▶adolescent. C’est d’abord qu’il n’existe pas un type ◀de▶ « famille suisse » que ◀l’▶on puisse étudier avec un minimum ◀d’▶objectivité scientifique, mais vingt au moins. C’est ensuite que ◀le▶ souci éducatif est comme diffus dans toute ◀l’▶atmosphère suisse, famille, sociétés, syndicats, armée, écoles. « Tout Suisse est pédagogue », répètent ◀les▶ auteurs suisses. Et cela s’explique aisément, sinon par une cause unique.
Dans un petit pays composé ◀de▶ vingt-cinq patries minuscules, ◀la▶ tolérance est une nécessité vitale. Mais s’il n’est pas question ◀d’▶éliminer ◀le▶ voisin qui diffère, on cherche au moins à ◀le▶ réformer, à ◀le▶ convaincre qu’il a tort ◀de▶ différer. Faute donc ◀de▶ pouvoir se livrer à une lutte ouverte ◀de▶ principes et ◀de▶ convictions, ◀les▶ Suisses se bornent à un échange insistant ◀de▶ bons conseils, ◀d’▶avis moraux, ◀de▶ recettes ◀d’▶hygiène, ◀d’▶admonestations religieuses. Il faut bien voir que ◀l’▶actuel civisme helvétique29 repose essentiellement sur cette propension à ◀l’▶éducation mutuelle, qui semble assez typique des pays protestants, ou dominés par ◀l’▶influence protestante. Aux petites dimensions des communautés suisses, il convient ◀d’▶ajouter un second facteur ◀de▶ didactisme : ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ technique, ◀l’▶orgueil du savoir-faire. Nous avons dit que ◀les▶ données naturelles du pays exigeaient ◀de▶ ses habitants une ingéniosité peu commune dans ◀la▶ mise en œuvre ◀la▶ plus efficace ◀de▶ ce qu’ils arrivent à se procurer. Or ◀le▶ génie technique, surtout en Suisse, est affaire ◀de▶ tradition, ◀de▶ transmission personnelle ◀de▶ père en fils, ◀de▶ maître en apprenti : il est fait ◀de▶ mille conseils et petites démonstrations.
Ces dispositions psychologiques, naturelles ou acquises, ont produit deux attitudes humaines assez différentes dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶éducation et ◀de▶ ◀la▶ pédagogie.
La première est celle qui régit ◀l’▶enseignement primaire. Elle pourrait être caractérisée par ◀les▶ traits suivants : un égalitarisme à base de méfiance pour tout ce qui dépasse ◀la▶ moyenne et pourrait donc menacer ◀l’▶équilibre social, si difficilement obtenu en dépit de tant de diversités ; ◀la▶ volonté ◀d’▶élever lentement ◀les▶ moyennes plutôt que ◀de▶ pousser quelques individus exceptionnels30 ; un respect ◀de▶ ◀la▶ discipline qui tourne au fétichisme lorsqu’on ◀l’▶élève au rang ◀de▶ vertu civique, ou qu’on lui confère une sorte ◀de▶ mérite vaguement réminiscent ◀de▶ valeurs religieuses, d’ailleurs vidées ◀de▶ leur sens originel. Certes, Calvin disait déjà : « ◀La▶ république est au collège. » Mais son collège était une école du chrétien, sa discipline celle ◀de▶ ◀la▶ vérité biblique transcendante et révélée. ◀L’▶école primaire laïque n’est plus guère inspirée que par une morale toute formelle, et se borne strictement à inculquer des connaissances conventionnelles ◀d’▶histoire, ◀d’▶arithmétique, ◀de▶ grammaire et ◀de▶ « bonne conduite ».
L’autre attitude ou tradition pédagogique, qui se développe parallèlement à la première, est celle ◀de▶ ◀l’▶école nouvelle. Elle se réclame ◀de▶ deux grands ancêtres suisses, Rousseau (avec ◀l’▶Émile), et Pestalozzi. Dans cette lignée se placent ◀les▶ pédagogues contemporains qui ont fondé à Genève l’Institut Rousseau, ou qui ont œuvré dans ◀le▶ même esprit : Claparède, Bovet, Ferrière, Piaget. Ils cherchent avant tout à cultiver ◀de▶ libres personnalités, à ménager ◀la▶ spontanéité nécessaire à leur éclosion, à sauvegarder dans ◀le▶ processus ◀de▶ ◀l’▶instruction et ◀de▶ ◀l’▶éducation ◀la▶ part du jeu et des instincts fondamentaux. Ils se fondent sur une psychologie ◀de▶ ◀l’▶enfance beaucoup plus avertie et scientifique que celle qui règne sur ◀l’▶école primaire et ses routines positivistes. C’est à ces novateurs, anciens et modernes, que ◀l’▶on doit attribuer ◀la▶ réputation universelle des pédagogues suisses et ◀de▶ leurs établissements privés.
Certes, on a pu accuser certains ◀de▶ ces théoriciens ◀de▶ placer une confiance excessive dans ◀la▶ bonté naturelle ◀de▶ ◀l’▶enfant, et ◀de▶ négliger ◀la▶ formation intellectuelle ou ◀la▶ discipline dans ◀le▶ travail, sous prétexte de favoriser un « développement harmonieux des facultés ». On s’est gaussé ◀de▶ leurs expériences et ◀de▶ ◀l’▶apparente anarchie qui règne dans leurs classes ◀d’▶essai. Ils répondent qu’ils visent au contraire à éveiller dans ◀l’▶enfant ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle et sociale, selon ◀la▶ maxime ◀d’▶Alexandre Vinet31 : « Je veux ◀l’▶homme maître ◀de▶ lui-même, afin qu’il soit mieux ◀le▶ serviteur ◀de▶ tous. » Quels qu’aient pu être ◀les▶ excès ◀de▶ ◀l’▶« école nouvelle » à ses débuts, ou ◀les▶ conséquences extrêmes qui furent parfois tirées par ◀l’▶Amérique des théories ◀de▶ ◀l’▶Institut Rousseau, il est incontestable que ◀l’▶avant-garde pédagogique ◀de▶ Genève a contribué à assouplir ◀les▶ méthodes ◀de▶ ◀l’▶enseignement primaire dans plus ◀d’▶un pays, et même en Suisse.
Si ◀l’▶on prend pour points ◀de▶ comparaison ◀l’▶éducation américaine et ◀la▶ française, il apparaît que ◀la▶ Suisse, ici comme ailleurs, a pris ◀la▶ voie médiane. ◀La▶ musique, ◀la▶ rythmique ◀de▶ Jaques-Dalcroze, ◀la▶ gymnastique, ◀les▶ travaux manuels, tiennent beaucoup plus ◀de▶ place dans ◀les▶ programmes suisses que ce n’est ◀le▶ cas en France, mais ◀les▶ sports y sont moins envahissants qu’en Amérique. En général, ◀l’▶élève suisse acquiert plus ◀de▶ connaissance précises que ◀l’▶américain, et ne souffre pas du « gavage » intellectuel dont se plaint ◀le▶ français. Moins libre et turbulent que le premier, moins brillant et délié ◀de▶ langue que le second, il tend à se conformer à cette « honorable moyenne » qui fait ◀la▶ force principale des petites démocraties modernes.
◀Les▶ expériences ◀de▶ ◀l’▶« école nouvelle » se sont bornées jusqu’ici au secteur privé (kindergarten ou instituts ◀d’▶études secondaires fréquentés surtout par des étrangers). Quant aux établissements publics ◀d’▶enseignement, il importe ◀de▶ rappeler tout d’abord qu’ils sont organisés sur une base cantonale, voire communale, et non pas fédérale (à une seule exception près).
Dans toute ◀la▶ Suisse, ◀l’▶instruction primaire est à la fois obligatoire et gratuite. ◀Les▶ écoles privées ou ◀l’▶enseignement familial sont autorisés, mais à ◀la▶ condition que ◀les▶ élèves ainsi formés puissent passer avec succès ◀les▶ examens des écoles publiques. En fait, presque tous ◀les▶ enfants suisses passent par ◀l’▶école primaire publique, ◀de▶ ◀l’▶âge ◀de▶ 6 ou 7 ans jusqu’à ◀l’▶âge ◀de▶ 12 ou 13, selon ◀les▶ cantons. Quel que soit leur niveau social, qu’ils deviennent plus tard ouvriers ou professeurs, paysans ou commerçants, ils reçoivent donc côte à côte ◀la▶ même formation ◀de▶ base, qui leur est donnée dans un esprit non seulement ◀d’▶égalité, mais ◀d’▶égalitarisme insistant. Ce brassage des classes (renouvelé plus tard dans ◀les▶ écoles ◀de▶ recrues) est un des traits particuliers ◀de▶ ◀la▶ démocratie suisse moderne, née ◀de▶ ◀la▶ Constitution ◀de▶ 1848.
◀La▶ coéducation des sexes est encore combattue en théorie dans ◀les▶ cantons catholiques, mais elle est pratiquée un peu partout. Quelques cantons laissent aux communes ◀le▶ soin ◀de▶ juger ◀de▶ ◀l’▶opportunité des classes mixtes.
On a poussé très loin ◀la▶ gratuité ◀de▶ ◀l’▶enseignement, car non seulement ◀les▶ « écolages » sont interdits par ◀la▶ Constitution, mais encore, dans la plupart des cantons, ◀les▶ manuels et ◀le▶ matériel scolaire sont fournis sans frais aux élèves. Ce régime n’est rendu praticable, dans ◀les▶ cantons pauvres, que par ◀l’▶octroi ◀de▶ subventions fédérales. Il en résulte que ◀les▶ États, sans rien perdre ◀de▶ leurs droits souverains en matière ◀d’▶enseignement, sont au contraire mis en mesure ◀de▶ ◀les▶ mieux exercer par ◀l’▶appoint matériel que leur apporte ◀la▶ communauté fédérale. Au reste, ◀la▶ décentralisation ◀de▶ ◀l’▶enseignement demeure extrême. ◀Le▶ gouvernement cantonal émet des directives générales, mais ce sont ◀les▶ communes qui gardent ◀le▶ soin ◀de▶ ◀l’▶administration des écoles et ◀de▶ ◀la▶ surveillance des classes. Elles nomment à cet effet des « commissions scolaires », formées ◀de▶ simples citoyens du village ou du quartier, qui jouissent ◀d’▶une grande autorité sur ◀les▶ instituteurs, et se font représenter par quelques délégués aux examens ◀de▶ fin ◀d’▶année. On ◀les▶ a qualifiés à juste titre ◀de▶ « traits ◀d’▶union entre ◀l’▶école, ◀les▶ familles et ◀la▶ cité »32.
Si variés que soient ◀les▶ types ◀d’▶écoles primaires ou secondaires, partout adaptés aux circonstances locales, ils baignent néanmoins dans un climat ◀d’▶« helvétisme » très sensible. Cette unité dans ◀la▶ diversité résulte peut-être moins ◀d’▶une histoire commune que ◀d’▶un enseignement uniforme ◀de▶ cette histoire ; et moins ◀d’▶une similitude ◀de▶ mœurs que ◀de▶ ◀l’▶empreinte laissée par ◀les▶ leçons ◀d’▶instruction civique, qui jouent ◀le▶ rôle ◀d’▶une sorte ◀de▶ catéchisme laïque.
À ◀l’▶école primaire succèdent d’une part ◀l’▶école complémentaire (« cours du soir » ou « cours civique ») où ◀l’▶on enseigne aux jeunes gens ◀de▶ 16 à 19 ans des notions essentiellement pratiques ◀de▶ comptabilité, ◀de▶ correspondance, ◀d’▶économie, ◀de▶ sciences appliquées ; et d’autre part, ◀les▶ écoles secondaires.
Ces dernières sont tantôt communales ou cantonales, tantôt sous ◀la▶ dépendance ◀d’▶une association privée, religieuse ou laïque. Elles perçoivent des « écolages » généralement modestes, mais parfois très coûteux (c’est ◀le▶ cas des internats réservés aux jeunes étrangers). Certaines sont fort anciennes, comme ◀le▶ Collège ◀de▶ Genève, fondé par Calvin, et ◀les▶ collèges ◀de▶ bénédictins ou ◀de▶ capucins ◀de▶ Fribourg et ◀de▶ ◀la▶ Suisse alémanique. ◀La▶ part des humanités y est très variable. Elle définit ◀le▶ style ◀de▶ ◀l’▶établissement, ou ◀de▶ ses subdivisions. On compte aujourd’hui quatre types ◀d’▶études conduisant au baccalauréat : ◀le▶ type A (langues anciennes), ◀le▶ type B (latin et langues modernes), ◀le▶ type C (sciences), et ◀le▶ type D (langues modernes et sciences économiques). ◀L’▶évolution générale, comme en tant d’autres pays, conduit à donner toujours plus ◀d’▶importance aux mathématiques et aux techniques, au détriment des humanités. ◀La▶ rhétorique est à peu près abandonnée (sauf dans quelques collèges catholiques) et ◀la▶ philosophie généralement négligée.
Depuis une vingtaine ◀d’▶années, ◀la▶ Confédération exige une certaine uniformisation des règlements ◀de▶ baccalauréat. Un type ◀d’▶examens ◀de▶ « maturité fédérale » a été créé, et ◀les▶ certificats ◀de▶ « maturité » délivrés par ◀les▶ collèges cantonaux doivent s’y conformer. Cet exemple ◀d’▶intervention fédérale dans un domaine jalousement gardé par ◀les▶ cantons reste unique à notre connaissance33.
◀La▶ Constitution ◀de▶ 1848 autorisait ◀la▶ Confédération à « établir une Université et une école polytechnique ». Il est remarquable que seule la seconde ait été créée.
◀Les▶ universités cantonales, à vrai dire, sont fort nombreuses : sept pour un pays ◀de▶ 4,5 millions ◀d’▶habitants, et pour un nombre ◀d’▶étudiants relativement peu élevé, variant entre 450 et 3000 par établissement34. ◀Le▶ fait qu’elles ne relèvent que des « petites patries » leur ménage une autonomie politique et morale aussi large que possible. Elles ne sont à aucun degré soumises à une doctrine ◀d’▶État unifiée, mais reflètent fidèlement ◀le▶ genius loci dans ◀les▶ différentes régions linguistiques et religieuses. Celles ◀de▶ Genève, Lausanne et Neuchâtel sont françaises et marquées par ◀l’▶esprit protestant ; celle ◀de▶ Fribourg, catholique et bilingue ; celles ◀de▶ Bâle, Zurich et Berne, allemandes. Si, dans ces conditions, ◀la▶ Confédération avait pu créer ◀l’▶« Université suisse » prévue par ◀la▶ Constitution, ◀l’▶on eût assisté à ◀la▶ naissance ◀d’▶un premier modèle, en réduction, ◀d’▶université européenne. Il faut croire que ◀le▶ besoin ne s’en est pas fait sentir assez fortement pour surmonter ◀les▶ tendances particularistes, qui demeurent extrêmement vivaces ◀de▶ nos jours. ◀L’▶idée même ◀de▶ créer une université romande unique, qui engloberait celles ◀de▶ Neuchâtel, Lausanne et Genève, ◀les▶ moins dissemblables, ne ressurgit périodiquement que pour être repoussée aussitôt, avec une sorte ◀d’▶indignation, par ◀l’▶opinion publique des trois cantons. Cependant, tout en sauvegardant avec vigilance leurs caractères locaux, ◀les▶ universités suisses s’efforcent de plus en plus ◀d’▶attirer ◀les▶ étudiants étrangers. Elles organisent des séries ◀de▶ cours sur ◀les▶ relations internationales et sur ◀le▶ patrimoine commun à tous ◀les▶ Européens. Elles forment des ingénieurs qui iront bâtir des ponts aux États-Unis, des médecins qui pratiqueront en Afrique ou en Amérique du Sud, des juristes qui introduiront dans ◀la▶ législation des pays ◀les▶ plus lointains et ◀les▶ plus neufs ◀les▶ principes fédéralistes ◀de▶ ◀la▶ Constitution helvétique35.
Il est caractéristique que ◀le▶ seul établissement qui dépende ◀de▶ ◀l’▶État fédéral, ◀l’▶École polytechnique ◀de▶ Zurich, soit un institut ◀de▶ recherches et ◀de▶ préparation pratique, dans lequel, par définition, ◀l’▶idéologie officielle ne pourrait jouer ◀de▶ rôle notable. Quelques-uns des plus grands mathématiciens modernes, dont Einstein, y ont professé ou y professent encore. Mais ◀la▶ science pure y demeure en contact étroit avec ◀les▶ applications industrielles, ◀les▶ instituts fédéraux, ◀les▶ banques et ◀les▶ établissements techniques ◀de▶ tout ◀le▶ pays. Là encore, on s’apercevra que ◀la▶ « fédéralisation » répond en Suisse aux exigences ◀de▶ ◀l’▶efficacité, bien plus qu’à celles ◀d’▶une doctrine ou ◀d’▶une idéologie politique.
◀Le▶ nombre élevé des établissements ◀d’▶études supérieures36 dans un si petit pays, et leurs solides traditions locales, ont pour effet naturel ◀de▶ rendre plus étroites ◀les▶ relations entre professeurs et étudiants. ◀Les▶ uns et ◀les▶ autres, pour une large proportion, se recrutent dans ◀la▶ même ville ou ◀le▶ même canton, parlent avec ◀le▶ même accent, et appartiennent aux mêmes milieux sociaux : petite, moyenne ou grande bourgeoisie. ◀Le▶ système ◀de▶ ◀la▶ ronde des professeurs, et ◀de▶ leur ascension progressive vers ◀la▶ capitale, si typique ◀de▶ ◀la▶ France centralisée, est inconnu en Suisse, puisque aucune des sept universités ne saurait être considérée comme plus ou moins « provinciale » qu’une autre. Chacune forme ◀le▶ centre intellectuel ◀d’▶un petit pays, et se sent ◀l’▶égale en qualité ◀de▶ ses voisines. ◀Les▶ plus anciennes sont celle ◀de▶ Bâle, qui florissait à ◀la▶ Renaissance avec Érasme, et celle ◀de▶ Genève, qui remonte à ◀l’▶époque ◀de▶ Calvin.
Cette esquisse du système ◀d’▶éducation en Suisse resterait par trop incomplète si ◀l’▶on n’y ajoutait quelques aperçus sur ◀les▶ formes parascolaires ◀de▶ ◀l’▶enseignement et ◀de▶ ◀la▶ formation civique.
◀Le▶ didactisme inhérent à ◀l’▶esprit helvétique se marque aussi bien dans ◀la▶ presse et ◀la▶ radio que dans ◀l’▶instruction des recrues. Depuis longtemps, ◀les▶ éditorialistes des principaux journaux ◀de▶ Genève, ◀de▶ Bâle ou ◀de▶ Zurich se sont acquis ◀la▶ réputation ◀de▶ « faire ◀la▶ leçon » au monde entier. À ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ 14-18, Clemenceau disait, paraît-il : « ◀Les▶ Alliés seraient disposés à faire ◀la▶ paix avec ◀l’▶Allemagne, mais ◀la▶ Gazette ◀de▶ Lausanne ◀le▶ leur interdit. » À voir ◀les▶ choses ◀de▶ près, ◀l’▶on s’aperçoit que cette réputation ◀de▶ moralisme prêcheur tient davantage à ◀la▶ légende ◀d’▶une Suisse calviniste, qu’à ◀la▶ réalité présente. Ce qui distingue ◀la▶ presse suisse ◀de▶ ses voisines, c’est plutôt sa méfiance à l’égard des jugements hâtifs, des prises ◀de▶ position passionnées et partisanes, et son goût ◀de▶ ◀l’▶analyse objective des situations. Ce n’est pas une presse ◀de▶ combat, mais ◀de▶ commentaires et ◀de▶ prudentes mises au point. Ajoutons que ◀les▶ articles du genre instructif, sur des sujets ◀d’▶histoire, ◀de▶ sciences ou ◀de▶ littérature, y tiennent une place importante, en première page. Quant à ◀la▶ radio, écoutée par un habitant sur cinq37, elle consacre à peu près autant ◀d’▶heures à des émissions ◀de▶ musique classique ou moderne qu’à des variétés, causeries religieuses et scientifiques, ou conseils pratiques. Elle n’admet pas ◀de▶ publicité. ◀La▶ part du folklore, des chansons populaires chantées par ◀les▶ chœurs ◀de▶ village, des retransmissions ◀de▶ cérémonies publiques, y est un peu plus grande qu’ailleurs, comme on doit s’y attendre dans un pays fédéraliste.
Mais ◀l’▶empreinte commune ◀la▶ plus profonde que reçoivent ◀les▶ citoyens suisses, leur est donnée par ◀le▶ service militaire.
◀L’▶armée
◀L’▶armée suisse est une armée ◀de▶ milices. ◀La▶ Constitution fédérale interdit à ◀la▶ Confédération ◀le▶ droit ◀d’▶entretenir des troupes permanentes (art. 13). Il en résulte qu’à un degré jamais atteint en Europe, elle est vraiment ◀la▶ chose du peuple, et populaire aux deux sens du terme. ◀L’▶antimilitarisme n’existe guère que chez quelques individus isolés, il n’est pas ◀le▶ fait ◀de▶ toute une classe ou ◀d’▶un parti. Passer pour un bon soldat ou un bon officier est généralement « bien vu » dans toutes ◀les▶ couches ◀de▶ ◀la▶ population. ◀La▶ preuve ◀la▶ plus indiscutable ◀de▶ ◀l’▶intégration parfaite ◀de▶ ◀l’▶armée à ◀la▶ nation est fournie par ce simple fait : chaque soldat suisse entre ◀les▶ périodes ◀d’▶instruction ou ◀de▶ mobilisation, conserve chez lui dans une armoire son fusil, son uniforme et des munitions. Incidemment, cette disposition du règlement militaire — sans exemple dans d’autres pays — montre à quel point ◀l’▶État fait confiance au citoyen et redoute peu ◀l’▶éventualité ◀de▶ menées subversives.
Cette armée ultradémocratique, sans caste militaire, toute mêlée à ◀la▶ vie du peuple, est devenue, depuis 1848, ◀l’▶agent principal ◀de▶ ◀l’▶helvétisation du pays. Au cours des manœuvres annuelles et des longues périodes ◀de▶ mobilisation qui ont marqué ◀les▶ deux guerres mondiales, ◀les▶ fréquents déplacements ◀de▶ troupes ◀d’▶un bout à l’autre du territoire ont appris aux hommes ◀de▶ cantons différents à se connaître et à collaborer plus étroitement. D’autre part, ◀l’▶obligation pour tout citoyen valide ◀de▶ passer par une école ◀de▶ recrues, soit qu’il reste soldat, soit qu’il devienne officier, prolonge et renouvelle ◀le▶ brassage des classes sociales opéré à ◀la▶ base par ◀l’▶école primaire.
Ni antimilitariste ni militariste, ◀le▶ peuple suisse considère son armée, avant tout, comme une école pour adultes : école ◀de▶ civisme, ◀d’▶égalité, ◀de▶ virilité, et aussi ◀de▶ culture physique. Un grand nombre ◀d’▶instituteurs deviennent officiers, et tout officier subalterne joue plus ou moins ◀le▶ rôle ◀d’▶un instituteur pour sa section ou sa compagnie, à laquelle il est tenu ◀de▶ faire chaque jour une brève causerie ou « théorie », qui ne porte pas seulement sur ◀l’▶instruction militaire, mais aussi sur ◀l’▶histoire, ◀la▶ géographie, ◀les▶ institutions politiques, ◀la▶ neutralité, ◀les▶ assurances, ◀l’▶entraide, et ◀la▶ morale en général.