La▶ table ronde ◀de▶ ◀l’▶Europe (janvier 1954)o
◀Le▶ texte est précédé ◀de▶ ◀l’▶extrait ◀d’▶un communiqué du Conseil de l’Europe : « En 1952, ◀la▶ délégation britannique au Comité des experts culturels du Conseil de l’Europe présentait un mémorandum suggérant qu’une réunion restreinte ◀d’▶écrivains, ◀de▶ publicistes et ◀de▶ journalistes éminents soit consacrée à ◀la▶ discussion ◀d’▶un programme ◀de▶ diffusion ◀de▶ ◀l’▶idée européenne en Europe et dans ◀le▶ monde. Cette initiative fut approuvée par ◀les▶ délégués des ministres.
Au cours ◀d’▶une session ultérieure, ◀le▶ Comité des experts culturels a décidé ◀d’▶étendre ◀la▶ portée ◀de▶ ces discussions en invitant six Européens distingués à instituer un débat sur « ◀le▶ problème spirituel et culturel ◀de▶ ◀l’▶Europe considérée dans son unité historique et ◀les▶ moyens ◀d’▶exprimer cette unité en termes contemporains ». Chacune ◀de▶ ces personnalités serait invitée à traiter un aspect différent ◀de▶ ce problème. En même temps, quinze publicistes, un par pays membre, devraient prendre part à ◀la▶ discussion, leur tâche particulière étant ◀d’▶exprimer leurs vues sur ◀la▶ manière ◀de▶ réaliser ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe non seulement au point de vue politique et économique, mais aussi sur le plan culturel et spirituel.
Il avait été décidé finalement que cette table ronde se réunirait à Rome ◀le▶ 13 octobre et siégerait pendant quatre jours, que M. Denis de Rougemont, directeur du Centre européen de la culture à Genève, dirigerait ◀les▶ débats, et enfin que ◀le▶ gouvernement italien, qui avait accepté ◀de▶ patronner ◀la▶ réunion, mettrait à ◀la▶ disposition ◀de▶ ◀la▶ table ronde ◀la▶ villa Aldobrandini, et prendrait toutes ◀les▶ dispositions matérielles pour favoriser ◀la▶ rencontre. Voici ◀les▶ personnalités qui ont participé aux discussions ◀de▶ ◀la▶ table ronde ◀de▶ ◀l’▶Europe : M. de Gasperi, ancien président du Conseil italien ; M. van Kleffens, ancien ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas et ancien ambassadeur à Washington, actuellement ministre à Lisbonne ; ◀le▶ professeur Kogon, directeur des Frankfurter Hefte et président ◀d’▶Europa-Union ; ◀le▶ professeur Löfstedt, recteur ◀de▶ ◀l’▶Université ◀de▶ Lund ; M. Robert Schuman, ancien ministre des Affaires étrangères ◀de▶ France ; ◀le▶ professeur Arnold Toynbee, directeur des études au « Royal Institute of International Affairs » et professeur ◀d’▶histoire internationale à ◀l’▶Université ◀de▶ Londres ; et M. de Rougemont, directeur des débats.
Publicistes : MM. Hommel (Belgique), Ross (Danemark), ◀de▶ Carmoy (France), Friedländer (République fédérale ◀d’▶Allemagne), Cotsaridas (Grèce), Gudmundsson (Islande), Miss Chinneide (Irlande), MM. Piovene (Italie), Hess (Luxembourg), Schlichting (Pays-Bas), Oftedal (Norvège), Becker (Sarre), Linder (Suède), Yalman (Turquie), Clark (Royaume-Uni).
Des observateurs ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative, du Comité des délégués des ministres, du Comité des experts culturels, ◀de▶ ◀l’▶Unesco et ◀de▶ ◀l’▶Organisation du traité ◀de▶ Bruxelles assistaient à ◀la▶ réunion.
C’est ◀le▶ mardi 13 octobre, sous ◀la▶ présidence ◀de▶ M. de Menthon, président ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative, et en présence de M. Pella, président du Conseil italien, ainsi que du corps diplomatique, qu’a eu lieu ◀l’▶ouverture publique ◀de▶ ◀la▶ table ronde.
Elle a pris fin officiellement ◀le▶ vendredi 16 octobre par une réunion solennelle au Capitole. »
I. Pour une prise de conscience européenne
L’une des œuvres ◀les▶ plus célèbres ◀de▶ Gauguin s’intitule : ◀D’▶où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Je n’imagine pas ◀de▶ meilleure devise pour ◀la▶ table ronde ◀de▶ ◀l’▶Europe qui s’est tenue à Rome ◀l’▶automne dernier.
Pour situer rapidement cette entreprise, partons ◀de▶ la deuxième question : où sommes-nous, Européens, en ce milieu du xxe siècle ?
Une phrase déjà fameuse, prononcée ◀l’▶an dernier par le premier président ◀de▶ ◀l’▶Assemblée de Strasbourg, Paul-Henri Spaak, répond ◀d’▶une manière dramatique : « Nous autres Européens, nous vivons, depuis la dernière guerre, dans ◀la▶ peur des Russes et ◀de▶ ◀la▶ charité des Américains. » Je traduis maintenant ◀les▶ mots en chiffres, et cela donne ◀le▶ curieux résultat que voici : « À ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, 325 millions ◀d’▶hommes vivent dans ◀la▶ peur ◀de▶ 190 millions et ◀de▶ ◀la▶ charité ◀de▶ 155 millions. »
◀La▶ raison ◀de▶ ce paradoxe est des plus simples. Nous ne nous sentons pas, en réalité, 325 millions ◀d’▶Européens, mais seulement 42 millions ◀de▶ Français, 8 millions ◀de▶ Belges, 3 millions ◀de▶ Norvégiens… Nous pensons et sentons par nations cloisonnées, dans ◀l’▶ère des grands empires continentaux, des grands marchés, et ◀de▶ ◀la▶ stratégie mondiale. Nous nous sentons, en conséquence, trop petits pour ◀le▶ siècle, et condamnés à perdre, après nos dernières positions dans ◀le▶ monde, notre indépendance politique, économique et peut-être morale.
Et certes, nous perdrons tout cela, tout ce qui fait ◀le▶ sens même ◀de▶ nos vies, si nous persistons à demeurer une vingtaine ◀de▶ nations, ◀de▶ cantons désunis. Mais au contraire, nous pouvons tout sauver par une union qui ferait ◀de▶ ◀l’▶Europe, dans ◀la▶ réalité vivante, ce qu’elle n’est aujourd’hui que dans ◀l’▶arithmétique.
Que manque-t-il à ◀l’▶Europe pour se sauver, pour rejoindre un salut tout proche et comme à portée ◀de▶ ◀la▶ main ? Il ne lui manque peut-être qu’une seule chose : ◀la▶ conscience des périls qu’elle encourt, que tous nos pays courent ensemble, — et ◀la▶ conscience aussi des ressources immenses qui sont là, dont elle peut disposer, à ◀la▶ seule condition ◀de▶ ◀les▶ mettre en commun.
Une prise de conscience. Un réveil. Telle paraît donc ◀la▶ condition première ◀de▶ toute action concrète et raisonnable en faveur de ◀l’▶union, notre salut prochain.
C’est ainsi, j’imagine, que ◀l’▶on voyait ◀les▶ choses dans ◀les▶ milieux du Conseil de l’Europe où germa, voici quelques mois, ◀l’▶idée ◀d’▶une table ronde européenne. ◀La▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe avançait, mais lentement : économique, politique, militaire. Et ◀les▶ résistances croissaient à ◀la▶ mesure des gains déjà réalisés.
Comment réduire ces résistances là où elles sont, dans ◀les▶ esprits et dans ◀les▶ cœurs, selon ◀la▶ formule consacrée, pour une fois juste ? Comment réveiller ◀l’▶opinion ? ◀Les▶ slogans s’usent très vite, et ◀la▶ jeunesse actuelle, très sensible aux tribuns littéraires, accueille avec un scepticisme amer nos plus éloquents hommes d’État. Il fallait donc d’une part approfondir ◀l’▶idée même ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, par une sérieuse méditation ; d’autre part nourrir ◀l’▶opinion par un sérieux effort ◀d’▶information.
◀La▶ tâche ◀de▶ méditer sur nos destins fut confiée à un petit groupe ◀de▶ six Sages, dont ◀la▶ composition me paraît tout à fait remarquable4. ◀L’▶on y trouvait en effet côte à côte des hommes d’État du premier rang, mais rompus aux disciplines ◀de▶ ◀l’▶esprit ; et des hommes ◀de▶ pensée dans ◀la▶ rigueur du terme, mais riches ◀d’▶une expérience intime des nécessités ◀de▶ ◀l’▶action. Autour de ce mariage très significatif ◀de▶ ◀la▶ méditation et ◀de▶ ◀l’▶expérience, quinze publicistes réputés furent conviés à rechercher ensemble ◀les▶ moyens ◀de▶ faire connaître et ◀d’▶illustrer, chacun dans sa sphère ◀d’▶influence, ◀les▶ résultats ◀de▶ ◀la▶ réflexion des Six.
II. ◀De▶ ◀l’▶unité culturelle à ◀la▶ communauté politique
Mon dessein n’est pas ◀de▶ résumer ◀les▶ péripéties des débats qui se déroulèrent pendant six longues séances dans ◀le▶ huis clos doré ◀d’▶un vieux palais ◀de▶ Rome, mais bien ◀d’▶en commenter certains thèmes dominants. Contraint ◀de▶ donner ◀la▶ parole à tous sauf à moi-même, je n’en pensais guère moins et notais au passage des points ◀de▶ départ ◀d’▶interventions virtuelles… Je m’en voudrais pourtant ◀de▶ ◀les▶ développer ici sans avoir retracé d’abord ◀la▶ courbe générale ◀d’▶une réflexion commune, bien que menée par des esprits aussi divers que ◀le▶ sont nos peuples et ◀les▶ familles intellectuelles qui ◀les▶ composent.
Mis aux prises avec un problème, ◀l’▶esprit latin exige quelques définitions, ◀l’▶esprit germanique une méthode, tandis que ◀l’▶Anglo-Saxon cherche une « approche » convenable. Il faut tenir compte ◀de▶ ce malentendu toujours instant dans ◀le▶ dialogue européen. Cependant, c’est ◀l’▶angle ◀de▶ vision que ◀l’▶on adopte qui permet finalement ◀de▶ s’accorder. J’avais donc suggéré aux rapporteurs ◀d’▶envisager ◀le▶ problème européen dans une perspective telle que ◀les▶ graves divisions nationales, linguistiques et idéologiques qui nous fascinent aujourd’hui, apparaissent transitoires et relatives. À cette fin, j’avais introduit, dans ◀les▶ six thèmes proposés, ◀l’▶idée ◀d’▶un destin commun ◀de▶ tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe, défini par leur unité incontestable ◀d’▶origines et par ◀le▶ fait qu’ils succomberont demain aux mêmes périls, s’ils ne trouvent pas ensemble leur salut.
◀La▶ recherche des origines communes à tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe, nous ◀l’▶avons faite sous ◀la▶ conduite magistrale et souriante ◀d’▶un des plus grands historiens ◀de▶ notre temps, M. Toynbee, appuyé par ◀l’▶autorité ◀d’▶un savant humaniste, M. Löfstedt. Nous avons vu se dessiner ◀l’▶extraordinaire aventure collective ◀de▶ ◀l’▶Occident : ◀la▶ naissance ◀de▶ notre civilisation au confluent des courants issus ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et du Proche-Orient ; son expansion dans ◀le▶ monde entier ; ◀l’▶exportation pêle-mêle ◀de▶ nos idéaux religieux, ◀de▶ nos formes politiques, aussi, et enfin des secrets techniques ◀de▶ notre puissance chez tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ terre ; et puis soudain, au xxe siècle, ◀le▶ renversement subit et complet ◀de▶ notre position dans ◀le▶ monde ; ◀la▶ montée des empires unifiés, devant nos divisions sanglantes ; ◀la▶ crise ◀de▶ nos idéaux, devant ◀la▶ propagande massive des dictatures ; ◀les▶ moyens matériels et intellectuels ◀de▶ notre domination retournés contre nous. Nous avons vu clairement que nos pays n’avaient plus ◀d’▶autre issue pratique, ◀d’▶autre avenir possible que dans ◀l’▶union. Ce fut le dernier mot du rapport ◀de▶ Toynbee : « Unissons ◀l’▶Europe maintenant ! Nous n’avons pas ◀de▶ temps à perdre. »
Pourtant, chacun peut voir que nous perdons du temps. Quelles sont donc ◀les▶ causes intérieures qui paralysent nos efforts vers ◀l’▶union ?
◀L’▶examen ◀de▶ notre crise spirituelle et par suite culturelle et civique fut introduit avec ampleur par M. Eugen Kogon. Il conclut à ◀la▶ nécessité ◀d’▶instaurer tout d’abord une union politique, condition préalable à toute restauration des cadres ◀d’▶une culture nouvelle et des bases ◀d’▶un langage commun. Puis M. van Kleffens, en juriste rompu aux négociations gouvernementales, exposa sans passion ◀le▶ problème brûlant des relations entre ◀la▶ souveraineté nationale (ou ce qu’il en reste) et ◀la▶ future communauté supranationale.
◀Le▶ diagnostic ainsi posé, nous nous sommes tournés vers ◀l’▶avenir : où allons-nous ? Et c’est M. Robert Schuman, en plein accord avec ◀les▶ thèses très énergiquement formulées par M. de Gasperi dans son discours introductif, qui nous a présenté ◀le▶ tableau cohérent des mesures institutionnelles capables ◀d’▶assurer ◀la▶ renaissance ◀de▶ notre unité compromise.
Certes, ◀la▶ table ronde n’a pas trouvé ◀de▶ solutions faciles, ni ◀de▶ recettes miraculeuses pour supprimer ◀le▶ mal et assurer ◀le▶ bien dans un délai garanti. Mais elle a déterminé clairement nos responsabilités ◀d’▶Européens devant ◀le▶ monde que nous avons changé, et elle a formulé ◀les▶ buts communs susceptibles ◀de▶ nous unir. Car ce ne sont pas seulement leurs origines, mais ◀les▶ buts qu’ils regardent ensemble, qui peuvent rendre ◀les▶ hommes fraternels.
Devant ◀l’▶antagonisme en apparence irréductible ◀de▶ ◀la▶ foi religieuse et des certitudes relatives fondées sur ◀la▶ science, ◀la▶ table ronde a affirmé ◀la▶ nécessité du dialogue fécond, ◀de▶ ◀la▶ mise en question réciproque dans ◀la▶ tolérance mutuelle, et ◀d’▶une morale civique européenne, commune aux deux familles ◀d’▶esprits.
Devant ◀la▶ contradiction apparente entre ◀l’▶exigence ◀d’▶unir nos pays, et celle ◀de▶ sauvegarder ◀les▶ diversités qui ont fait ◀la▶ richesse ◀de▶ ◀l’▶Europe, elle a posé ◀la▶ nécessité ◀de▶ structures supranationales, permettant ◀de▶ mettre en commun ce qui doit ◀l’▶être normalement, afin de garantir et ◀de▶ faire vivre mieux ce qui doit normalement demeurer autonome, distinct, privé, original.
Enfin, devant ◀le▶ double défi qu’affrontent plusieurs ◀de▶ nos pays : celui ◀de▶ passer du régime colonial à ◀l’▶association dans ◀l’▶égalité, et celui ◀de▶ compenser ◀la▶ perte ◀de▶ nos positions économiques dans ◀le▶ monde, ◀la▶ table ronde a conclu à ◀la▶ nécessité « ◀d’▶opérer un changement radical dans nos rapports avec ◀le▶ monde extraeuropéen et dans nos rapports mutuels » (Toynbee), c’est-à-dire ◀de▶ regagner en prestige moral ce que nous perdons en puissance politique, et ◀de▶ regagner par ◀l’▶exploitation en commun ◀de▶ nos propres richesses ce que nous perdons en apports extérieurs.
◀La▶ table ronde n’a pas dressé ◀les▶ plans ◀d’▶une civilisation modèle. Mais elle a déclaré que ◀le▶ devoir et ◀le▶ salut des Européens consistaient aujourd’hui à édifier des modèles neufs ◀de▶ société — valables pour eux-mêmes d’abord, mais aussi pour ◀le▶ reste du monde. Un seul exemple : ◀le▶ nationalisme a été notre invention collective. Nous ◀l’▶avons communiqué, « donné » au monde entier, et cette liqueur tout d’abord enivrante est bientôt devenue poison. C’est à nous qu’il appartient donc ◀d’▶inventer ◀l’▶antidote ◀de▶ ce toxique et ◀de▶ créer un type nouveau ◀de▶ Communauté fédérale.
III. Éléments ◀d’▶une pensée européenne
Tout résumé fait tort à son objet, autant qu’à son auteur. « Rien de plus difficile que ◀de▶ n’être pas soi-même ou que ◀de▶ ne ◀l’▶être que jusqu’où ◀l’▶on veut », remarque Valéry. Je dirai maintenant ◀les▶ réflexions qui se formaient en moi en écoutant ◀les▶ autres. Elles tournent toutes autour ◀d’▶un même problème, celui ◀de▶ ◀l’▶attitude ◀d’▶esprit nécessaire pour penser ◀l’▶Europe.
Voir ◀l’▶Europe dans ◀le▶ Monde. — Dès que ◀l’▶on parle du destin commun ◀de▶ nos pays, des voix s’élèvent pour dénoncer je ne sais quel « nationalisme européen », qui aurait pour effet ◀de▶ nous « séparer du monde ».
Je note que cette résistance à un nationalisme européen encore imaginaire est très généralement ◀le▶ fait ◀de▶ nationalistes tout court, j’entends ◀de▶ partisans attardés mais honteux ◀de▶ ◀la▶ souveraineté sans limites des nations. En vérité, c’est ◀la▶ fédération qu’ils craignent, incapables qu’ils sont ◀de▶ ◀l’▶imaginer comme autre chose qu’une nation monstrueuse ; et ils s’empressent ◀de▶ projeter sur elle ◀les▶ péchés ◀d’▶égoïsme, ◀d’▶orgueil et ◀d’▶étroitesse inhérents au nationalisme qu’ils n’ont pas encore su dépasser dans leur cœur. On voit bien où ◀le▶ bât ◀les▶ blesse.
D’autres parlent ◀d’▶humilité, et battent ◀la▶ coulpe ◀de▶ ◀l’▶Europe colonialiste sur ◀la▶ poitrine des fédéralistes. « Vous nous vantez ◀l’▶Europe, il n’y a pas ◀de▶ quoi ! Elle a réduit en servitude et parfois massacré des peuples entiers, en Amérique, en Asie, en Afrique. Elle a produit Hitler, ◀les▶ chambres à gaz et ◀le▶ racisme. Elle a provoqué ◀les▶ guerres ◀les▶ plus sanglantes ◀de▶ ◀l’▶Histoire, etc. » Réponse : Ce n’est pas ◀l’▶Europe, ce sont plusieurs ◀de▶ nos nations comme telles, c’est ◀le▶ délire nationaliste qui a fait tout cela. Et voyez : c’est au nom du même nationalisme — appuyé par ◀les▶ communistes — que vous attaquez aujourd’hui ceux qui veulent mettre fin à ◀la▶ cause ◀de▶ ces maux, ceux qui entendent sauver par ◀la▶ fédération ◀le▶ meilleur ◀de▶ notre culture : non point ◀la▶ tolérance indifférente, mais ◀le▶ sens des tensions fécondes et ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité. Or ce génie fédéraliste n’exclut rien, sauf justement ◀l’▶impérialisme, inséparable ◀de▶ vos nationalismes.
D’autres enfin nient ◀les▶ concepts ◀d’▶Europe et ◀d’▶unité culturelle ◀de▶ ◀l’▶Europe au nom d’un idéal ◀d’▶universalité. Ils semblent ignorer que ◀la▶ croyance en ◀la▶ valeur universelle ◀de▶ sa religion, ◀de▶ sa raison, ◀de▶ ses morales variées, ◀de▶ sa technique et ◀de▶ ses formes politiques est typique ◀de▶ ◀l’▶Européen, héritier des Grecs, des Romains, ◀de▶ ◀l’▶Église catholique, et des clubs jacobins. Cette croyance, en fait illusoire, est ◀la▶ racine des pires impérialismes : ceux qui se déguisent en entreprises missionnaires, comme jadis ◀les▶ croisades, puis ◀le▶ colonialisme, comme aujourd’hui ◀le▶ communisme. Il est vrai que ◀l’▶universalisme reste une prétention honorable, dans ◀le▶ domaine des idées pures (s’il en est, et qui restent telles). Mais il couvre trop ◀d’▶équivoques. Ce qu’il a ◀de▶ bon, ◀le▶ désir ◀d’▶ouverture ◀de▶ ◀la▶ conscience et ◀de▶ ◀la▶ connaissance, c’est ◀l’▶attitude fédéraliste qui peut ◀le▶ sauver, puisqu’elle se fonde sur ◀la▶ nécessité du dialogue entre égaux différents.
En vérité, il ne s’agit pour nous, Européens ◀de▶ ◀la▶ moitié du xxe siècle, ni ◀d’▶orgueil, ni ◀d’▶humilité : il s’agit ◀de▶ nous voir responsables ◀d’▶une culture bien particulière, dont ◀les▶ principes nous sont communs depuis des siècles. Cette culture est ◀le▶ cœur ◀d’▶une civilisation qui, elle, est devenue vraiment universelle, pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire. Afin de sauver cette culture menacée par ◀les▶ chocs en retour ◀d’▶une civilisation qu’elle a fondée, puis exportée sans nul discernement, à cette fin seule, et non pour quelque impérialisme trop évidemment inconcevable, il faut maintenant que ◀les▶ Européens reforment une Europe vivante au-dessus ◀de▶ leurs nations mortelles.
La première et ◀la▶ principale raison ◀d’▶unir ◀l’▶Europe, je ◀la▶ vois moins dans nos querelles internes que dans ◀le▶ jeu des forces mondiales qui nous pressent. Et certes, il faudra bien liquider nos querelles : mais c’est ◀la▶ seule vision du grand péril que tous nos pays courent ensemble, qui nous en donnera ◀les▶ moyens, c’est-à-dire ◀la▶ volonté ferme. « Naguère encore, ◀l’▶Europe pouvait se permettre ◀le▶ luxe ◀de▶ ◀la▶ division ; aujourd’hui ce n’est plus possible » (Toynbee).
Recouvrer ◀la▶ souveraineté. — Est-il vrai que nos souverainetés doivent être abandonnées, si ◀l’▶on veut faire ◀l’▶Europe ? Est-il vrai qu’il y ait là un obstacle à ◀l’▶union ? Ces souverainetés ont-elles quelque réalité et consistance, en dehors des débats où elles figurent comme prétexte à refuser ◀les▶ évidences européennes ? Voyons ◀le▶ concret.
◀La▶ souveraineté nationale n’est exercée en fait que par ◀l’▶État. M. van Kleffens ◀l’▶a définie comme « ◀la▶ faculté, pour un État, ◀d’▶agir à sa guise, tant à ◀l’▶intérieur qu’à ◀l’▶extérieur, dans ◀les▶ limites posées par ◀le▶ droit applicable à chaque domaine ». Or on ne voit plus aucun État européen qui ait conservé ◀la▶ faculté ◀d’▶agir à sa guise à ◀l’▶extérieur, c’est-à-dire qui soit capable ◀de▶ déclarer ◀la▶ guerre ou ◀de▶ conclure ◀la▶ paix comme il ◀l’▶entend, ◀d’▶assurer sa prospérité sans plus dépendre ◀de▶ ◀l’▶étranger, ◀de▶ se défendre plus ◀de▶ quelques heures contre ◀les▶ Russes ou ◀les▶ Américains : bref, ◀de▶ se conduire en pirate ou ◀de▶ vivre en vase clos. Ces limites décisives à ◀la▶ souveraineté ne sont plus posées par ◀le▶ droit, mais par ◀d’▶implacables circonstances techniques, économiques et politiques. Il en résulte que ◀la▶ souveraineté nationale n’a plus guère ◀d’▶autre existence que psychologique. Où ◀la▶ voit-on à ◀l’▶œuvre ? Non pas dans ◀les▶ faits mais dans ◀les▶ discours des députés adversaires ◀de▶ ◀la▶ CED. Elle atteint son degré ◀de▶ virulence extrême dans ◀les▶ centaines ◀de▶ lettres cravachantes qu’envoient aux rédactions des colonels en retraite. Refoulée du domaine des forces réelles et des pouvoirs concrets, elle est devenue ◀le▶ réceptacle où se recueillent pêle-mêle nostalgies ◀de▶ gloires passées, orgueils déçus, rancunes et préjugés hérités ◀d’▶une Histoire faussée par ◀l’▶école, agressivité frustrée, et surtout angoisse ◀de▶ perdre son identité. Elle a donc pris ◀les▶ caractères cliniques ◀d’▶un complexe. ◀D’▶où ◀la▶ difficulté, pour ceux qui en sont victimes, ◀de▶ s’adapter aux réalités changeantes du siècle, et même ◀de▶ ◀les▶ apercevoir. ◀D’▶où ◀la▶ prise qu’ils offrent aux manœuvres ◀les▶ plus grossières du communisme, jouant sur leur affectivité inquiète comme Iago sur ◀la▶ jalousie ◀d’▶Othello. ◀D’▶où enfin, ◀l’▶extrême confusion et ◀les▶ éclats ◀de▶ passion saugrenus qui caractérisent ◀les▶ débats sur ◀la▶ souveraineté nationale.
Tout cela demande une thérapeutique appropriée. ◀Le▶ moyen ◀le▶ plus simple, régulièrement proposé par tous ◀les▶ congrès depuis trente ans, c’est ◀la▶ réforme des manuels ◀d’▶histoire : chacun sait qu’ils ont inculqué ◀le▶ nationalisme obligatoire à toutes ◀les▶ générations ◀de▶ petits Européens qui ont passé par ◀l’▶école, depuis un siècle. ◀La▶ table ronde ne pouvait manquer ◀d’▶en parler à son tour. Par malheur, elle m’a paru retomber dans ◀l’▶illusion qu’il suffirait ◀d’▶épurer ◀les▶ textes. Or c’est notre vision ◀de▶ ◀l’▶Histoire qu’il faut changer. Quand on aura désherbé ◀les▶ manuels ◀de▶ toutes leurs dépêches ◀d’▶Ems et ◀de▶ tous leurs jugements désobligeants sur ◀les▶ pays voisins, on n’aura fait qu’améliorer ◀le▶ terroir nourricier du nationalisme. Car ◀l’▶Europe n’est pas ◀l’▶addition ◀de▶ vingt-quatre « histoires nationales ». C’est au contraire sur ◀l’▶unité foncière ◀de▶ ◀l’▶histoire commune des Européens que se détachent, apparaissent, et disparaissent, ◀les▶ nations et leurs États, phénomènes ◀de▶ nature et ◀de▶ durée très variables, et qui ne sont devenus mortels qu’à partir du moment où ◀l’▶on a prétendu ◀les▶ absolutiser. Bien plus que ◀d’▶une réforme des manuels nationaux, c’est ◀de▶ ◀l’▶introduction ◀d’▶une histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe, à tous ◀les▶ degrés ◀de▶ ◀l’▶enseignement, qu’il est besoin. Sans elle, nos chroniques régionales nous seront à jamais inintelligibles, et nourriront ◀les▶ plus fatales erreurs : celles qui permettent ◀l’▶acceptation ◀de▶ nos guerres intérieures par nos peuples.
Deux arguments m’ont frappé, comme étant propres à éduquer ◀le▶ sens européen ◀de▶ notre opinion publique. Le premier fut apporté par M. Ernst Friedländer, publiciste allemand : « Il faut dire franchement à nos nations qu’elles ne pourront sauver leur individualité qu’en sacrifiant leur souveraineté fictive. » C’est ainsi que ◀l’▶on doit rassurer ceux qui tremblent, disent-ils, ◀de▶ voir leur patrie « se perdre dans ◀la▶ masse informe ◀d’▶une Europe unie ». Le second argument est dû à M. Cotsaridas, publiciste grec : « Dans ◀les▶ domaines militaire, économique et politique, ◀les▶ organisations internationales existantes (telles que ◀l’▶OTAN) prennent aujourd’hui ◀les▶ décisions principales, et ◀le▶ peuple n’a sur elles aucun contrôle. Au contraire, ◀les▶ organisations supranationales (◀les▶ autorités fédérales prévues pour ◀l’▶Europe) rétabliront en fait ◀la▶ souveraineté du peuple, car ◀le▶ peuple sera associé à leur gestion. Il importe ◀d’▶expliquer cela aux masses, car ainsi sera dissipée ◀la▶ crainte que suscite ◀la▶ perte ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale. »
Je me résume : il n’est pas exact que nos nations, en vue de s’unir, doivent sacrifier ce qui subsiste ◀de▶ leur souveraineté nominale. Quant à ◀l’▶essentiel ◀de▶ cette souveraineté, elles ◀l’▶ont perdu, et sans retour. À ◀la▶ question : pourquoi ◀l’▶Europe unie ? il nous faut donc répondre maintenant : pour que ◀l’▶Europe recouvre, entre ◀les▶ grands empires, ◀la▶ souveraineté qui échappe à ses nations.
Sentir ◀le▶ fédéralisme. — Plus j’écoute ce qu’on dit sur ◀l’▶Europe, et plus me frappe ◀l’▶absence, chez nos intellectuels, ◀de▶ ce qu’on pourrait appeler ◀l’▶instinct fédéraliste. Qu’en est-il ◀de▶ ◀la▶ connaissance du fédéralisme lui-même ?
La plupart semblent ignorer ◀le▶ véritable sens du mot. Et ce n’est pas dans ◀le▶ dictionnaire qu’ils ◀le▶ trouveront ! Littré ◀le▶ définit ainsi : « Néologisme. Système, doctrine du gouvernement fédératif », et ◀le▶ décrit, d’après Chateaubriand, comme « une des formes politiques ◀les▶ plus communes employées par ◀les▶ sauvages ». (Ceci après avoir précisé, au mot fédéral, que « ◀la▶ Suisse et ◀les▶ États-Unis ont des gouvernements fédéraux ».) ◀Le▶ même Littré ajoute que ◀le▶ fédéralisme fut aussi un « projet attribué aux girondins ◀de▶ rompre ◀l’▶unité nationale ». Rien ◀d’▶étonnant si beaucoup de Français croyaient naguère encore que ◀le▶ fédéralisme était une méthode pour affaiblir ◀l’▶Allemagne ! Par une erreur inverse, d’autres s’imaginent que ◀les▶ fédéralistes européens se proposent ◀de▶ créer un vaste État centralisé. Et combien savent que ◀la▶ Constitution suisse ◀de▶ 1848, pourtant exemplairement fédéraliste, loin ◀d’▶abolir ◀la▶ souveraineté des cantons, ◀la▶ garantit expressément ?5 Ces méprises expliquent assez bien ◀l’▶extrême confusion des débats sur ◀la▶ fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀Le▶ fédéralisme est beaucoup moins une doctrine qu’une pratique. Il suppose un instinct politique opposé à ◀l’▶esprit ◀de▶ système et au rationalisme rhétorique. Il doit rester incompréhensible à ceux qui, n’apercevant pas ◀de▶ différence sérieuse entre une contradiction dans ◀les▶ termes et une tension féconde dans ◀les▶ réalités, veulent supprimer la seconde parce que la première blesse leur logique. Il repose en effet tout entier sur cette « logique du contradictoire » que M. Stéphane Lupasco vient de formuler dans des ouvrages savants, qui renvoie dos à dos jacobins rationalistes et dialecticiens marxistes, et que ◀les▶ hommes d’État ◀de▶ mon pays ont pratiquée sans ◀le▶ savoir depuis des siècles, avec un paisible succès.
Il m’apparaît urgent et vital que ceux qui s’occupent ◀de▶ ◀l’▶Europe fassent ◀l’▶effort ◀de▶ s’assimiler ◀l’▶ABC du fédéralisme, car sans lui ◀l’▶union ◀de▶ nos pays reste pratiquement impensable — si j’ose risquer ◀l’▶alliance ◀de▶ ces deux mots.
◀Le▶ fédéralisme n’est rien ◀d’▶autre qu’une manière ◀de▶ saisir à la fois l’Un et ◀le▶ Divers en politique ; ◀de▶ comprendre à la fois que ◀les▶ diversités sont légitimes, que ◀l’▶union est nécessaire, que les premières ne peuvent subsister sans la seconde, que la seconde serait mortelle sans les premières, qu’il s’agit donc ◀de▶ ◀les▶ composer, ou mieux, ◀de▶ ◀les▶ mettre en tension. ◀La▶ résultante se nomme ◀la▶ paix.
◀L’▶Europe étant une et diverse, composée ◀de▶ vingt-quatre nations qu’englobe et vivifie une culture millénaire, on tuerait cette Europe en ◀l’▶unifiant, mais elle mourrait si elle restait divisée. Il en résulte que ◀la▶ seule manière ◀de▶ ◀la▶ penser, en vue de résoudre ses problèmes, est ◀la▶ manière fédéraliste. Tant que ◀l’▶on persistera à concevoir ◀l’▶union dans ◀les▶ catégories ◀de▶ ◀l’▶État-nation, des administrations centralisées, ou au contraire de ◀la▶ coalition, ◀le▶ faux problème des souverainetés aigrira ou bloquera ◀les▶ débats. ◀L’▶éducation fédéraliste ◀de▶ ◀l’▶opinion me paraît donc la première tâche ◀de▶ ◀l’▶heure.
J’illustrerai par trois exemples, empruntés aux débats ◀de▶ ◀la▶ table ronde, ce qu’il convient ◀d’▶appeler, non ◀la▶ doctrine mais ◀l’▶attitude fédéraliste.
1. ◀La▶ fédération des nations ◀de▶ ◀l’▶Europe doit entraîner leur fédéralisation interne :
M. Schlichting (Pays-Bas) fait ressortir qu’un système supranational pourra contribuer à desserrer ◀les▶ liens étroits que ◀les▶ nations ont été contraintes ◀d’▶imposer à leurs différentes régions, ce qui mène à un centralisme excessif et à une limitation anormale ◀de▶ ◀l’▶autonomie locale et ◀de▶ ◀la▶ vie régionale. ◀Le▶ supranationalisme offre donc des perspectives très favorables pour ◀de▶ larges secteurs ◀de▶ ◀la▶ population européenne en ouvrant des possibilités ◀d’▶expansion aux manifestations locales et régionales ◀de▶ ◀la▶ culture.
M. Schuman déclare que ce dernier point peut être illustré par ◀l’▶examen ◀de▶ ◀la▶ Communauté charbon-acier, où ◀la▶ Lorraine, ◀la▶ Sarre et ◀le▶ Luxembourg pourront constituer une zone unique dont ◀l’▶autonomie sera presque complète, encore qu’elle doive connaître certaines limites. ◀Le▶ supranationalisme peut conduire à ◀la▶ création ◀d’▶autorités régionales chevauchant ◀les▶ frontières actuelles.
2. ◀Le▶ fédéralisme implique ◀la▶ légitimité des allégeances multiples, condition fondamentale ◀de▶ ◀la▶ liberté :
M. Toynbee. — En ce qui concerne ◀le▶ loyalisme, ◀les▶ Romains ont découvert qu’il ne devait pas nécessairement s’appliquer à un seul objet. Cicéron a concilié sans difficulté son loyalisme envers ◀l’▶État mondial romain et envers Arpino, Paul son loyalisme envers Rome et Tarse. Un conflit ◀de▶ loyalismes n’a pas plus ◀de▶ raison ◀d’▶être dans ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui qu’il n’en avait à Rome. ◀Les▶ nations européennes ne peuvent survivre que dans ◀le▶ cadre ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀l’▶Europe ne peut être florissante que si ◀les▶ nations qui ◀la▶ composent conservent leur identité.
M. van Kleffens approuve ◀les▶ remarques du professeur Toynbee sur ◀les▶ loyalismes multiples — « allégeances » serait peut-être un terme plus juste — et il insiste pour que cette notion trouve sa place dans ◀les▶ conclusions ◀de▶ ◀la▶ table ronde.
M. Kogon. — ◀L’▶Europe a une contribution particulière à donner à ◀la▶ civilisation. Elle devra trouver ◀l’▶optimum qui combine un minimum ◀d’▶unité avec un maximum ◀de▶ diversité.
3. ◀Le▶ fédéralisme n’oppose que ◀le▶ bon sens aux sophistes qui abusent des définitions pour empêcher toute réalisation :
M. de Gasperi. — Seuls des sophistes peuvent nous demander pourquoi nous nous bornons à certains pays. Il n’est pas honnête ◀de▶ nous reprocher ◀d’▶exclure ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶humanité. Quand on aime une femme et qu’on ◀l’▶épouse, stipule-t-on par là une déclaration ◀de▶ haine à toutes ◀les▶ autres femmes ?
Distinguer ◀l’▶individu et ◀la▶ personne. — ◀La▶ confusion ◀de▶ notre vocabulaire, relevée par Eugen Kogon, est l’un des signes ◀les▶ plus graves ◀de▶ ◀la▶ crise spirituelle ◀de▶ ◀l’▶Occident. (◀La▶ Russie ne ◀l’▶a pas résolue en se bornant à inverser ◀le▶ sens des mots tels que paix, liberté, ordre, agression.) Je me souviens ◀d’▶avoir longuement analysé, dans l’un ◀de▶ mes premiers livres, « ◀la▶ décadence des lieux communs ». Cette analyse, devenue à son tour lieu commun, a prospéré depuis, par une ironie noire, mais sans porter remède au mal. Je lui ajoute ici un exemple topique.
Presque tout le monde, aujourd’hui, paraît confondre sans scrupules ◀les▶ termes ◀d’▶individu, ◀d’▶individualité, ◀de▶ personnalité et ◀de▶ personne6. Ceci dénote un abaissement catastrophique ◀de▶ ◀la▶ culture théologique dans notre monde, pour ne rien dire ◀de▶ ◀la▶ philosophie, ◀de▶ ◀l’▶étymologie et ◀de▶ ◀la▶ sémantique. Des siècles ◀de▶ disputes savantes et passionnées, ◀les▶ travaux des conciles fondateurs ◀de▶ notre conception occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme, Athanase, Grégoire et Basile, Boèce et Thomas d’Aquin, Calvin et Kant, tout est jeté par-dessus bord, dans ◀l’▶inconscience générale, par ces confusions ◀de▶ langage.
Comment penser ◀l’▶Europe et son apport vital à ◀la▶ conception ◀de▶ ◀l’▶humain, si ◀l’▶on persiste à tout mêler, et à confondre ◀les▶ mots-clés qui déterminent notre existence concrète ? Comment répondre, par exemple, à ◀la▶ critique marxiste autant que fasciste ◀de▶ ◀l’▶atomisation ◀de▶ nos sociétés, et comment réfuter ◀l’▶éthique collectiviste si ◀l’▶on se met hors ◀d’▶état ◀d’▶opposer à ◀l’▶individu ◀la▶ personne au lieu de ◀la▶ masse ; aux désordres ◀de▶ ◀la▶ démocratie, ◀la▶ démocratie saine et non ◀la▶ dictature ; à ◀l’▶anarchie individualiste, ◀le▶ sens communautaire et non ◀le▶ collectivisme ; bref, à ◀la▶ peste, ◀l’▶hygiène et non ◀le▶ choléra ? Comment défendre contre ◀les▶ communistes ◀l’▶individu vidé, égoïste, impuissant, qui est justement ◀la▶ cause, autant que ◀la▶ victime, des réactions collectivistes du corps social ? Si nous avons perdu ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀de▶ ◀l’▶être-en-relations tel que ◀l’▶ont défini dans leurs longues disputes trinitaires ◀les▶ grands conciles, je ne sais plus quelle Europe nous défendrons.
Celle dont je parle est une notion ◀de▶ ◀l’▶homme, et non pas une somme ◀d’▶intérêts dont ◀le▶ reste du monde pourrait se passer.
Faire des sacrifices raisonnables. — Ayant remarqué chez ◀les▶ meilleurs esprits certaines tendances à « apaiser » ◀les▶ adversaires ◀de▶ ◀l’▶union, à dorer ◀la▶ pilule aux États, à n’insister que sur ◀les▶ avantages ◀d’▶un peu plus ◀de▶ coopération sans douleur, tout en se gardant ◀d’▶attaquer ◀de▶ front ◀les▶ préjugés nationalistes et ◀de▶ mentionner ◀les▶ sacrifices indispensables, j’ai cru bon ◀de▶ finir sur ces mots mon discours ◀de▶ clôture au Capitole :
Il est clair que certains sacrifices doivent être consentis par ◀les▶ uns et ◀les▶ autres. Certains risques doivent être courus. ◀Les▶ refuser pourtant serait tout perdre, à coup sûr et à bref délai.
On compare volontiers notre Europe à Byzance. Cet empire qui sombra pour toujours il y a cinq siècles exactement, avait cessé ◀de▶ vivre son grand rôle historique dès ◀l’▶an 1204, où ◀l’▶armée des croisés pilla sa capitale et viola son sanctuaire. Chute immense, dont ◀la▶ cause directe fut ◀le▶ refus ◀d’▶un sacrifice minime.
◀Les▶ croisés, débarqués devant Constantinople, exigeaient un tribut avant de s’éloigner : 10 millions ◀de▶ francs-or, environ. ◀L’▶empereur en versa ◀la▶ moitié, puis se mit à pleurer misère. ◀Les▶ riches ne ◀l’▶aidèrent point, se disant ruinés, et refusant ◀de▶ faire ◀le▶ pool patriotique des faibles sommes qui devaient assurer leur salut. ◀L’▶assaut fut décidé après des mois ◀d’▶attente. Byzance fut mise à sac. ◀Les▶ produits du pillage s’élevèrent après trois jours à plus ◀de▶ 100 millions, sans compter ◀le▶ trésor inestimable des œuvres d’art et des objets sacrés, dilapidés ou « réquisitionnés ». ◀Les▶ richesses ◀de▶ Byzance, enfin « mises en commun », furent emportées par ◀l’▶occupant.
Il dépend ◀de▶ vous, Messieurs ◀de▶ ◀la▶ Table ronde, il dépend ◀d’▶efforts comme le vôtre, il dépend ◀de▶ nous tous, Européens, ◀d’▶écrire une autre Histoire pour une Europe nouvelle.