Trois initiales : trois questions, trois réponses (mai-juillet 1954)q
— Pouvez-vous me dire en deux mots ce qu’est le Centre européen de la culture ?
— Je veux bien être bref, mais il me faut trois mots. Ou plutôt je vous répondrai sur les questions que posent les trois mots de▶ notre nom : Centre, Européen et Culture.
C
— Je voudrais savoir d’abord ce que vous entendez par Culture.
— T. S. Eliot a répondu pour nous : « La culture peut être définie simplement comme ce qui rend la ◀vie▶ digne ◀d’▶être vécue ». On pourrait dire aussi que la culture est l’ensemble des activités humaines qui ont pour fin ◀de▶ donner un sens à la ◀vie▶.
— La politique fait-elle partie ◀de▶ ces activités ?
— Oui, en tant qu’elle implique une conception ◀de▶ l’homme et ◀de▶ la ◀vie▶, par suite une conception ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ son union propre à favoriser nos libertés. Non, si par politique on entend simplement l’action des politiciens ◀d’▶aujourd’hui et ses péripéties, les querelles ◀de▶ partis, ◀de▶ nations ou ◀de▶ classes. Dans ce sens, le CEC ne s’occupe pas ◀de▶ politique.
— Le Centre veut-il être producteur ◀de▶ culture ou simplement organisateur ◀de▶ congrès, ◀de▶ comités et ◀d’▶échanges ?
— La culture est produite par les personnes. Le Centre en tant que tel ne produit donc ni tableaux, ni poèmes, ni statues, ni théories scientifiques, ni doctrines philosophiques propres. Mais il a créé et créera encore des associations ◀de▶ producteurs et ◀de▶ distributeurs dans tous les domaines ◀de▶ la culture où cela se révèle utile et nécessaire : sciences, musique, livre, presse, histoire, enseignement, éducation5).
— Le Centre pense-t-il avoir, ◀de▶ cette manière, vraiment servi ou aidé la culture, dans les divers pays du Continent ?
— Il existe, dans chacun ◀de▶ nos pays, des organismes étatiques ou semi-privés chargés ◀de▶ servir la culture nationale et son expansion : ce sont les « Relations culturelles ». L’apport du Centre a consisté dans la mise au point ◀d’▶une méthode pratique ◀de▶ coopération supranationale. La culture a toujours vécu ◀d’▶échanges en Europe. Rétablir ces échanges au-dessus des frontières étatiques, c’est rendre à la culture la première condition ◀de▶ sa santé.
— Et quelle serait selon vous la deuxième condition ?
— Ce serait ◀d’▶aider financièrement les initiatives culturelles. Nos États ne consacrent qu’à peine 1/1000e ◀de▶ leur budget à la culture ; encore ne s’agit-il pour eux que ◀d’▶instruction publique, ou ◀de▶ propagande pour les « valeurs nationales ». Nous travaillons sur un autre plan. Pour contribuer à rétablir la seconde condition ◀de▶ la santé culturelle en Europe, nous avons conçu le projet ◀d’▶une Fondation européenne ◀de▶ la culture, comparable aux grandes fondations américaines6).
— Trouverez-vous les fonds nécessaires ?
E
— Le Centre est-il, ou veut-il être aussi, un agent ◀d’▶union ◀de▶ l’Europe ?
— Certes.
— Mais le problème ◀de▶ l’Union n’est-il pas surtout politique et économique ? Et la crise que subit aujourd’hui l’effort ◀d’▶intégration politique ◀de▶ l’Europe ne va-t-elle pas rendre vaines vos activités culturelles ?
— Cette crise est au contraire l’argument le plus fort en faveur de l’existence du Centre. On n’a pas réussi à créer l’union fédérale ◀de▶ l’Europe dans le délai optimum. Pourquoi ? À cause des résistances morales nées du nationalisme, et ◀de▶ vieilles craintes ou rancunes entretenues par la propagande soviétique. À cause de l’ignorance ou ◀de▶ la mauvaise éducation historique ◀de▶ l’opinion et ◀de▶ ceux qui disent la représenter. À cause de l’absence ◀d’▶une conscience commune ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ sa situation présente dans le monde. Comment combattre ce nationalisme qui tue les patries, ces craintes absurdes, cette ignorance, cette mauvaise éducation historique, et cette inconscience tragique ? Le problème est en réalité « culturel » au sens large du mot : c’est un problème ◀d’▶éducation. C’est un problème qu’un organisme comme le Centre a justement pour raison ◀d’▶être ◀de▶ poser tout d’abord, puis ◀d’▶étudier, et dans la mesure des moyens qu’on lui donne, ◀de▶ résoudre. Les obstacles sont psychologiques ? C’est donc en profondeur qu’il nous faut travailler, dans les esprits et dans les cœurs.
— C’est la formule consacrée…
— Nous sommes là pour la prendre au sérieux.
C
— Vous disiez tout à l’heure : « un organisme comme le Centre ». Est-ce donc qu’il en existe d’autres ? Et ne ferait-il pas double emploi avec l’Unesco, par exemple ?
— C’est impossible, car l’Unesco n’a nullement pour but ◀de▶ favoriser l’union ◀de▶ l’Europe, ni l’éveil ◀d’▶un sentiment européen. Certes, cette vaste organisation gouvernementale et mondiale s’occupe parfois sur un plan « régional » (en l’occurrence européen) ◀de▶ problèmes soulevés ou traités par le Centre : laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires, éducation populaire, pédagogie sportive, ou encore dialogue Europe-Amérique. Il y aurait là, peut-être, danger ◀de▶ double emploi7). Mais le Centre ne cessera pas pour autant ◀de▶ poursuivre la réalisation ◀de▶ ses initiatives : il ne s’agit pas ici ◀d’▶une querelle ◀de▶ priorité, mais essentiellement ◀de▶ l’esprit dans lequel ces projets sont développés, et des buts que l’on vise. La mission proprement européenne du CEC ne court pas le risque ◀d’▶être reprise en charge ni « dupliquée » par une bureaucratie mondiale, si riche soit-elle. Le danger n’est pas là…
— À quel danger pensez-vous donc ?
— Non pas à celui qu’il y ait deux ou plusieurs centres concurrents, mais à celui qu’il n’en existe plus même un.
— Que voulez-vous dire ?
— Il est sain pour l’objectivité et pour la liberté du jugement ◀de▶ se représenter parfois qu’une chose à quoi l’on tient pourrait disparaître. Qu’en résulterait-il ? Je constate que le Centre, du seul fait qu’il existe, polarise des possibilités, crée une certaine concentration ◀d’▶énergies, offre un point ◀de▶ repère aux esprits qui méditent sur l’Europe et son union, et plus simplement leur donne des occasions ◀de▶ contact souvent fécondes. Certes le CEC est loin ◀d’▶avoir exploité toutes ces possibilités. Nous nous sentons encore, après quatre ans, au début ◀de▶ notre action réelle. Mais si le Centre n’existait pas, il faudrait l’inventer — la phrase n’est pas ◀de▶ nous — et s’il venait à disparaître, il est certain que d’autres le recréeraient un jour, refaisant après nous les mêmes expériences et sans doute les mêmes erreurs, mais peut-être avec moins ◀d’▶enthousiasme…
— Va-t-on soutenir le CEC, afin qu’il dure ?