Situation de▶ ◀l’▶Europe en mai 1954 : ◀L’▶Europe bloquée (mai 1954)r
Notre Courrier, depuis des mois, s’est tu. ◀Les▶ lettres ◀d’▶abonnés s’accumulent : que se passe-t-il ? ◀La▶ réponse est dans ◀les▶ journaux. Depuis des mois, ◀la▶ construction européenne se trouve dépendre ◀de▶ ◀la▶ CED, dont ◀la▶ grande presse, ◀les▶ députés et même certains hommes politiques ont cru qu’elle dépendrait des conférences ◀de▶ Berlin et ◀de▶ Genève. Bien peu voulaient encore s’occuper ◀de▶ ◀l’▶essentiel, qui était, et qui reste à nos yeux, ◀l’▶union politique ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire sa fédération.
◀La▶ Russie à Berlin, ou ◀l’▶Europe caricaturée
Il était facile ◀de▶ prévoir que rien ◀de▶ ce qui se passerait ou non à Berlin ne pouvait modifier ◀les▶ données fondamentales ◀de▶ ◀l’▶Europe. Même si ◀la▶ Conférence avait unifié ◀l’▶Allemagne et libéré ◀l’▶Autriche, ces décisions ne pouvaient écarter ◀les▶ menaces qui pèsent sur ◀l’▶ensemble du continent, ◀les▶ impératifs ◀de▶ son économie, et cette grande nostalgie ◀de▶ ◀l’▶homme occidental, qui demande beaucoup plus que ◀la▶ paix, qui demande un sens à sa vie, une direction à son espoir…
Et cependant, si ◀les▶ rencontres ◀de▶ Berlin se sont soldées par un échec sur tous ◀les▶ points ◀de▶ ◀l’▶ordre du jour, elles n’en ont pas moins apporté un élément ◀de▶ pittoresque au débat sur ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe : M. Molotov, qui voit grand, jugeant mesquine ◀l’▶Europe des Six, a proposé une Europe des Trente-Deux. (J’avoue que ◀le▶ compte n’est pas facile à établir, mais on finit par dénombrer, à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, quinze pays membres du Conseil de l’Europe et dix non membres, parmi lesquels Saint-Marin et Andorre, soit vingt-cinq, à quoi s’ajouteraient ◀la▶ Russie et ses six satellites.) Cette grandiose alliance « démocratique » comprendrait, selon ◀les▶ vœux du Kremlin, ◀l’▶Espagne phalangiste, ◀le▶ Portugal corporatiste, ◀la▶ Yougoslavie « déviationniste », ◀le▶ Vatican « obscurantiste », ◀les▶ républiques « populaires » ◀de▶ ◀l’▶Est, et ◀les▶ actuelles « colonies social-fascistes des US » sur ◀le▶ continent. ◀La▶ compagnie paraît assez mêlée. Mais ◀les▶ neutralistes, qui dénonçaient à grands cris ◀la▶ disproportion des forces au sein des Six, entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne de l’Ouest, c’est-à-dire entre 43 et 48 millions ◀d’▶habitants, seront sans doute rassurés à ◀l’▶idée ◀d’▶un bloc russe ◀de▶ 200 millions rétablissant d’un seul coup ◀la▶ balance. ◀Le▶ cauchemar du « tête-à-tête avec ◀l’▶Allemagne » s’évanouit dès que ◀l’▶on songe aux joies du bon voisinage avec ◀l’▶alliée naturelle des steppes. Il y a là, pour parler comme certains journaux neutralistes, « une proposition constructive et que ◀l’▶on ne saurait écarter sans un examen attentif ». Alors que ◀la▶ masse des États-Unis déséquilibre ◀l’▶Alliance atlantique, ◀la▶ masse ◀de▶ ◀l’▶URSS équilibrerait ◀l’▶Alliance eurasiatique, cela saute aux yeux. Après tout ◀l’▶Europe est-elle autre chose qu’un cap de l’Asie ? Elle retrouverait ainsi sa juste place, dans une conception sainement géographique et matérialiste du monde.
Retenons, ◀de▶ ces divagations, un fait curieux : ◀l’▶idée européenne a fait ◀de▶ tels progrès que M. Molotov ne peut plus ◀la▶ combattre sans feindre ◀de▶ ◀l’▶accepter d’abord. Quitte à tenter ◀de▶ ◀l’▶écraser par une surenchère insensée.
Et surtout, soulignons ◀d’▶autant plus fortement que ◀la▶ presse a manqué ◀de▶ ◀le▶ faire, qu’à ◀la▶ conférence ◀de▶ Berlin ◀l’▶idée ◀d’▶Europe unie a constitué ◀le▶ plus sérieux atout des pays libres dans leur confrontation avec Moscou. Non point que ◀le▶ projet ◀de▶ CED et ◀le▶ projet ◀de▶ fédération qui est sa vraie base aient jamais été considérés comme monnaie ◀d’▶échange éventuelle — MM. Bidault et Eden ◀l’▶ont précisé — mais ce sont ces projets qui ont mis ◀l’▶Occident en mesure ◀de▶ discuter sur un fondement solide : nous avions quelque chose à défendre, qui n’était pas seulement ◀le▶ statu quo, mais ◀l’▶avenir commun ◀de▶ nos peuples.
Objectivement, ◀la▶ situation pouvait paraître, au lendemain ◀de▶ Berlin, l’une des plus favorables que nous ayons vécues depuis longtemps pour marquer des progrès réels vers notre union.
Replaçons-nous un moment dans ◀l’▶atmosphère ◀de▶ mars 1954. ◀Le▶ danger ◀de▶ guerre a diminué dans ◀l’▶immédiat. ◀La▶ nécessité ◀d’▶une entente étroite entre nos pays pour soutenir ◀le▶ niveau de vie européen, compromis par ◀la▶ révolte ou par ◀l’▶essor normal ◀de▶ plusieurs autres continents, devient évidente à beaucoup. Des projets ont été formulés, parmi lesquels celui ◀d’▶une Communauté politique qui doit et peut passer prochainement au premier rang. ◀La▶ Hollande a ratifié ◀la▶ CED que ◀la▶ Belgique venait de voter, ◀l’▶Allemagne n’est pas revenue en arrière, ◀l’▶Italie a décidé ◀de▶ poser la question à son Parlement, et des progrès minimes mais peut-être décisifs ont été enregistrés en France. ◀Les▶ consultations ◀d’▶opinion récemment organisées en Allemagne, Hollande, Belgique et France prouvent qu’il existe une forte majorité populaire en faveur de ◀la▶ fédération. M. Molotov lui-même vient de reconnaître ◀le▶ bien-fondé des efforts ◀d’▶union régionale ◀de▶ ◀l’▶Europe. Tout concourt donc à convaincre ◀les▶ hommes ◀de▶ bonne foi que ◀la▶ fédération européenne est à la fois nécessaire, possible et souhaitée ; qu’elle ne peut plus apparaître comme une machine ◀de▶ guerre ; qu’elle serait soutenue même par ceux qui ne désirent pas y participer (◀les▶ Anglais) ; et qu’enfin son heure a sonné, si jamais signal clair fût donné par ◀l’▶Histoire.
◀L’▶Asie à Genève, ou ◀l’▶Europe humiliée
Deux mois plus tard, tout est changé. ◀L’▶Occident s’est laissé entraîner dans une « Conférence asiatique », qui s’ouvre à Genève à ◀l’▶heure choisie par ◀l’▶Est. Du côté russe, ◀l’▶idée ◀de▶ manœuvre est claire : fixer ◀la▶ France d’abord, puis ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀les▶ États-Unis, sur ◀l’▶imbroglio des guerres locales ◀d’▶Extrême-Orient, afin de nous détourner du problème préalable qui reste, ◀de▶ toute évidence, ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, condition ◀de▶ sa force. (Notre opinion ◀l’▶oublie, Molotov non.)
◀L’▶offensive communiste vise au cœur : elle se concentre sur ◀la▶ France, tout près de ratifier ◀la▶ CED, mais dont ◀le▶ sang coule en Indochine. ◀La▶ Conférence, proposée par ◀la▶ France, qui hélas « ne peut autrement », est acceptée par ses alliés, et ce serait peu : elle a lieu en Europe. Première victoire du Kremlin. C’est Molotov qui impose son angle ◀de▶ vision. Pendant des mois, toute ◀l’▶attention du monde va se concentrer sur ◀le▶ théâtre ◀d’▶une bataille où ◀l’▶Occident désormais joue perdant. ◀Le▶ monde entier verra nos défaites militaires, et ◀l’▶insolence des envoyés ◀de▶ ◀l’▶Asie rouge distribuant à nos hommes d’État des camouflets très peu « diplomatiques ». Pendant des mois, ◀l’▶Europe ne fera plus rien pour son union ; bien plus elle va laisser pourrir ◀la▶ CED, seule capable — à tort ou à raison — ◀d’▶inspirer quelque crainte à ◀la▶ Russie. Deuxième victoire du Kremlin.
Au soir même ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ Diên Biên Phu, ◀la▶ radio ◀de▶ Moscou proclamait dans toutes ◀les▶ langues : « ◀La▶ France vient de perdre ses dernières divisions actives. Elle ne peut donc plus adhérer à ◀l’▶alliance agressive baptisée CED. Elle y serait noyée et sans force. » Ce sophisme insultant va servir ◀de▶ slogan à ◀la▶ campagne neutraliste, si ce n’est même à certains nationalistes. Un revers français en Asie deviendra ◀le▶ nouveau prétexte à ◀la▶ démission ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Dans son premier discours à Genève, Zhou Enlai déclarait en substance : — Bas ◀les▶ pattes en Asie ! Notre tour est venu de nous immiscer dans vos affaires. ◀L’▶Indochine ne vous regarde pas, mais ◀le▶ problème allemand nous intéresse beaucoup…
Un scandale historique
◀Le▶ colonialisme européen n’existe plus que dans ◀les▶ dénonciations que récitent ◀les▶ Russes et leurs satellites en Asie. Mais ◀le▶ colonialisme soviétique, lui, nous menace à bout portant : il a déjà conquis nos six nations ◀de▶ ◀l’▶Est, et quatre nations en Asie. Il baptise « paix » cette conquête par ◀la▶ force, et « provocation belliciste » toute tentative ◀de▶ résistance à son emprise. Annexer ◀l’▶Indochine à ◀l’▶empire communiste serait un moyen ◀de▶ rétablir ◀la▶ « paix » dans ◀le▶ Sud-Est ◀de▶ ◀l’▶Asie, puisque celle-ci serait ouverte à ◀l’▶expansion russe et chinoise. Mais assurer ◀la▶ paix définitive entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne par ◀le▶ moyen ◀de▶ leur fédération ce serait agir en « bellicistes », puisque ce serait fermer ◀l’▶Europe aux armées rouges.
Au lendemain ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ Diên Biên Phu et des humiliations ◀de▶ Genève, ◀l’▶Europe saura-t-elle se souvenir ◀de▶ Nicopolis, ◀de▶ Mohacs, et du siège ◀de▶ Vienne par ◀les▶ Turcs ? C’est à quoi nous en sommes, et c’est pire. Car une absurde conjoncture veut que ◀les▶ décisions vitales du pays dont dépend toute ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, se trouvent dépendre elles-mêmes ◀d’▶une trentaine ◀de▶ députés trop excités par ◀les▶ querelles locales pour mesurer ◀l’▶état des forces dans ◀le▶ monde présent.
Sous ◀la▶ double poussée ◀de▶ ◀la▶ révolte asiatique et du colonialisme soviétique, une Europe persistant à rester désunie doit rapidement périr par asphyxie à la fois physique et morale. Marchés perdus, positions atlantiques perdues, prestige perdu ; par suite, dynamisme intellectuel et spirituel déprimé, repliement sur une misère et des rancunes croissantes ; par suite invasion irrésistée ◀de▶ ◀la▶ propagande totalitaire, et démission finale entre ◀les▶ mains ◀d’▶un petit groupe « ◀d’▶apaiseurs » formule Bénès : on sait ◀la▶ suite.
Seule riposte possible : ◀l’▶union européenne, capable ◀d’▶opposer aux Russes une puissance qui ◀les▶ tienne en respect. (Et tout ◀le▶ Sud-Est ◀de▶ ◀l’▶Asie devrait comprendre que son élan irrépressible vers ◀l’▶indépendance nationale ne sera plus arrêté par ◀l’▶Europe, mais peut bien être détourné ◀de▶ ses fins par ◀la▶ Russie. ◀L’▶Asie, donc, doit vouloir autant que nous, et autant que ◀l’▶Amérique, ◀l’▶Europe unie.)
Mais ◀l’▶Europe ne sera pas unie en temps utile si ◀les▶ efforts présents ◀de▶ fédération des Six échouent. (Début modeste, si ◀l’▶on veut, mais seul concret.) Ces efforts peuvent échouer si ◀le▶ parlement français repousse demain ◀la▶ CED et avec elle ses suites et ses implications, ◀la▶ Communauté politique et son élargissement rapide à toute ◀l’▶Europe.
Ainsi ◀le▶ sort ◀de▶ 330 millions ◀d’▶Européens, et au-delà ◀d’▶eux ◀de▶ toute ◀la▶ civilisation occidentale, se trouve dépendre techniquement ◀de▶ 20 ou 30 individus épisodiques — dont on ne saura jamais ◀les▶ noms ! — inconscients ◀de▶ ◀l’▶immensité du destin qu’ils peuvent faire basculer.
Toute discussion ◀d’▶alinéas, ◀de▶ « préalables », et autres « garanties » réclamées par tel groupe du Parlement ◀de▶ ce pays apparaît simplement démente, si ◀l’▶on a vu ◀la▶ situation mondiale — et si ◀l’▶on n’est pas communiste. Seule une profonde révolte ◀de▶ ◀l’▶Europe rendue consciente ◀de▶ sa vraie position pourrait nous sauver ◀de▶ Genève — ce Diên Biên Phu diplomatique — et proclamer ◀l’▶union sacrée des libertés occidentales.
Un tel sursaut vital est-il inconcevable ? Retournons ◀la▶ question : est-il concevable que vingt nations européennes se laissent entraîner dans ◀l’▶abîme par une poignée ◀de▶ députés en sursis, qui ont donc à peine ◀le▶ droit ◀de▶ parler au nom d’une seule ?
C’est aux Français d’abord qu’on voudrait s’adresser, à ceux qui sentiront ◀l’▶amitié ◀d’▶un appel trop angoissé pour ménager ses termes.