Tragédie de▶ l’Europe à Genève (juin 1954)q
Genève nous offre le spectacle ◀d’▶un ◀de▶ ces mystérieux moments ◀d’▶accélération ◀de▶ l’Histoire qui peuvent provoquer, selon les cas, soit une confusion générale, soit une prise de conscience, subite et dramatique.
Sur la confusion générale, n’insistons pas. Mais la prise de conscience peut et devrait surgir du seul contraste entre deux conférences, celle ◀de▶ Berlin et celle ◀de▶ Genève.
Berlin fut un échec sur les principaux points à son ordre du jour — l’unification ◀de▶ l’Allemagne et la libération ◀de▶ l’Autriche. Mais cet échec était prévu. La vraie question n’était pas là. Elle était ◀de▶ mesurer la puissance ◀de▶ deux volontés affrontées sur le problème européen. Pour savoir qui a gagné, il suffit ◀de▶ se demander lequel des adversaires est parvenu à imposer son angle ◀de▶ vision. Rappelons ici l’extravagante intervention ◀de▶ Molotov, proposant une « Europe des Trente-Deux » pour y noyer l’Europe des Six. Pensait-il que nos neutralistes et leurs alliés nationalistes en France, qui dénoncent à grands cris la disproportion ◀de▶ forces entre quarante-trois-millions ◀de▶ Français et quarante-huit-millions ◀d’▶Allemands seraient rassurés à l’idée ◀d’▶un bloc ◀de▶ deux-cents-millions ◀de▶ Russes rétablissant d’un seul coup la balance ? Voulait-il suggérer que le cauchemar du « tête-à-tête avec l’Allemagne » s’évanouirait devant les joies ◀d’▶un bon voisinage avec l’alliée naturelle des steppes ? Était-il trompé par Le Monde , où l’on estime que si la masse des USA déséquilibre l’Alliance atlantique, la masse ◀de▶ l’URSS ne manquerait pas ◀d’▶équilibrer une bonne alliance eurasiatique ? La vérité, c’est que l’idée européenne avait marqué ◀de▶ tels progrès que Molotov ne pouvait la combattre qu’en feignant ◀de▶ l’accepter d’abord, — quitte à tenter ◀de▶ l’écraser par une surenchère insensée.
La vérité — c’est qu’à Berlin l’idée ◀de▶ l’Europe unie, affirmée ◀d’▶une seule voix par les représentants ◀de▶ l’Occident rendait l’initiative aux pays libres, dans leur confrontation avec Moscou : ils avaient pour une fois quelque chose à défendre qui n’était pas seulement le statu quo, mais l’avenir commun ◀de▶ leurs peuples.
Deux mois plus tard, tout est déjà changé. L’Occident s’est laissé glisser dans une « Conférence asiatique » qui s’ouvre à Genève, à l’heure choisie par l’Est. Dès le premier jour, la désunion profonde des nations libres est proclamée par toute la presse. Et le second jour atteste l’un des renversements les plus stupéfiants ◀de▶ l’Histoire. Tourné vers l’Occident, qui restera muet, Zhou Enlai déclare en substance : « Bas les pattes en Asie ! Notre tour est venu de nous immiscer dans vos affaires. L’Indochine, la Corée ne vous regardent plus. Mais le problème allemand nous intéresse beaucoup. »
Que s’est-il donc passé depuis Berlin ? — Rien, pas un « fait » visible pour la presse, pas une crise et pas une bataille modifiant le rapport des forces ; pas un seul événement politique qui soit ◀de▶ nature à expliquer la grande débâcle occidentale. Il s’est passé seulement que la Conférence a lieu, qu’elle installe au cœur ◀de▶ l’Europe les délégués ◀de▶ l’Asie et leurs problèmes, et nous impose ainsi, sans coup férir, un angle ◀de▶ vision choisi par Molotov.
Du côté russe, l’idée ◀de▶ la manœuvre est claire. Dès les derniers jours, à Berlin, Molotov a bien vu que l’Europe s’unirait ◀d’▶autant mieux qu’il s’attaquerait ◀de▶ front à son union ; qu’elle venait de remporter une victoire dans ce plan ; qu’elle ne s’en apercevrait pas ; qu’il était donc aisé ◀de▶ créer une diversion, et que la meilleure possible était l’Asie.
Il suffisait ◀de▶ viser le point crucial, qui se trouvait être le plus vulnérable : c’était la France, dont le sang coulait en Indochine, et qui allait décider du sort ◀de▶ toute l’Europe en ratifiant ou non la CED. Il fallait donc fixer la France d’abord, puis ses alliés sur l’imbroglio des guerres locales ◀d’▶Extrême-Orient, afin de la détourner du problème préalable, dont Molotov paraît savoir mieux que nous qu’il est l’union ◀de▶ l’Europe, condition ◀de▶ notre force.
La conférence ◀de▶ Genève est acceptée : première victoire du Kremlin. Pendant des mois toute l’attention du monde va se concentrer sur le théâtre ◀d’▶une bataille où l’Occident, désormais, joue perdant. Le monde entier verra nos défaites militaires et l’insolence des envoyés ◀de▶ l’Asie rouge. Et voici la deuxième victoire : pendant des mois, l’Europe ne fera plus rien pour accélérer son union ; bien plus, elle va laisser pourrir la CED, seule capable — à tort ou à raison — ◀d’▶inspirer quelque crainte à l’URSS.
Pour ceux qui doutent encore que le vrai but ◀de▶ Genève, dans l’esprit ◀de▶ Molotov, est ◀de▶ saboter l’Europe, je citerai la Radio ◀de▶ Moscou qui proclamait dans toutes les langues, au soir même ◀de▶ la chute ◀de▶ Diên Biên Phu : « La France vient de perdre en Indochine ses dernières divisions actives. Elle ne peut donc plus adhérer à l’alliance agressive baptisée CED. Elle y serait noyée et sans force. » Ce sophisme insultant va servir ◀de▶ slogan à la campagne neutraliste. Un revers français en Asie deviendra le nouveau prétexte à la démission ◀de▶ l’Europe.
Le colonialisme européen a vécu. Mais le colonialisme soviétique, lui, nous menace à bout portant : il a déjà conquis le tiers ◀de▶ l’Europe de l’Est, en même temps que la moitié ◀de▶ l’Asie. Il baptise « paix » cette conquête par la force, et « provocation belliciste » toute tentative ◀de▶ résistance à son emprise. Annexer l’Indochine à l’empire communiste serait un moyen ◀de▶ rétablir la « paix » dans le Sud-Est ◀de▶ l’Asie, puisque celle-ci se verrait ouverte à l’expansion russe et chinoise. Mais assurer la paix définitive entre la France et l’Allemagne par le moyen ◀de▶ leur fédération, ce serait agir en « bellicistes », puisque ce serait fermer l’Europe aux armées rouges.
Au lendemain ◀de▶ Diên Biên Phu et des humiliations ◀de▶ Genève, l’Europe saura-t-elle se souvenir ◀de▶ Nicopolis, ◀de▶ Mohacs, et du siège ◀de▶ Vienne par les Turcs ? C’est à quoi nous en sommes, et c’est pire. Car une absurde conjoncture veut que les décisions vitales du pays dont dépend toute l’union ◀de▶ l’Europe, se trouvent dépendre elles-mêmes ◀de▶ quelques députés trop excités par leurs querelles locales pour mesurer l’état des forces dans le monde présent.
Sous la double poussée ◀de▶ la révolte asiatique et du colonialisme soviétique, une Europe persistant à rester désunie doit rapidement périr par asphyxie. Marchés perdus, alliance atlantique perdue, prestige perdu ; par suite, dynamisme créateur déprimé, repliement sur une misère et des rancunes croissantes, décomposition des résistances à la propagande totalitaire, et démission finale entre les mains ◀d’▶un petit groupe « ◀d’▶apaiseurs » formule Bénès : on sait la suite. Tout cela se fomente à Genève, tout cela peut en sortir demain.
La seule riposte est dans l’union européenne capable ◀d’▶opposer aux Russes une puissance qui les tienne en respect. (Et tout le Sud-Est ◀de▶ l’Asie devrait comprendre que son élan irrésistible vers l’indépendance nationale ne sera plus arrêté par l’Europe, mais qu’au contraire une Europe forte, restant alliée ◀de▶ l’Amérique, pourrait seule arrêter l’expansion communiste.)
Mais l’Europe ne pourra s’unir en temps utile si le parlement français repousse la CED, et avec elle ses suites et ses implications, la Communauté politique et son élargissement rapide à toute l’Europe.
Ainsi le sort ◀de▶ 330 millions ◀d’▶Européens et, au-delà ◀d’▶eux, ◀de▶ toute la civilisation occidentale, se trouve dépendre techniquement ◀de▶ vingt ou trente individus épisodiques, inconscients ◀de▶ l’immensité du destin qu’ils peuvent faire basculer.
Toute discussion ◀d’▶alinéas, ◀de▶ « préalables », et autres « garanties » réclamées par tel groupe ou demi-groupe ◀d’▶un Parlement pulvérulent, apparaît simplement démente, si l’on a vu la situation mondiale — et si l’on n’est pas communiste. Seule une profonde révolte ◀de▶ l’Europe rendue consciente ◀de▶ sa vraie position pourrait nous sauver ◀de▶ Genève — ce Diên Biên Phu diplomatique.
Un tel sursaut vital est-il inconcevable ? Mais, plutôt, est-il concevable que vingt nations européennes se laissent entraîner dans l’abîme par une poignée ◀de▶ députés en sursis, qui ont donc à peine le droit ◀de▶ parler au nom d’une seule ?
C’est aux Français, d’abord, qu’on voudrait s’adresser, à ceux qui sentiront l’amitié ◀d’▶un appel trop angoissé pour ménager ses termes.