Il n’y a pas de▶ « musique moderne » (juillet 1954)r s
Quand on me demande : « Aimez-vous ◀la▶ musique moderne ? » c’est qu’on attend que je dise non. Je réponds oui pour inquiéter, mais c’est gênant, car ◀la▶ chose dont on me parle n’existe pas.
◀La▶ « musique moderne », en effet, n’est guère plus qu’une manière ◀de▶ parler. C’est ◀l’▶invention ◀de▶ ceux qui ont décidé qu’après Wagner, il n’y avait plus que des bruits désagréables. ◀L’▶expression ne désigne pas une unité définissable, sinon celle ◀d’▶un refus global ◀d’▶entendre et ◀d’▶essayer ◀de▶ comprendre tout ce qui fut composé dans notre siècle. Bref, ◀la▶ « musique moderne » est celle que ◀l’▶on n’aime pas. (Parce qu’elle ne ressemble pas à celle que ◀l’▶on aimait.)
Parler ◀de▶ musique « moderne » en général, comme on ◀le▶ fait, c’est supposer quelque manière ◀d’▶école, ◀de▶ style commun, ◀de▶ ton ◀d’▶époque dont je n’aperçois pas ◀de▶ témoignages concluants au xxe siècle. Il y eut ◀le▶ groupe des Six, mais il ne fut qu’une amitié : je ne vois rien ◀d’▶autre qui rapproche un Honegger et un Poulenc. Il y eut ◀les▶ dodécaphonistes, mais justement ils n’ont rien ◀de▶ commun, ne veulent rien garder ◀de▶ commun avec ◀les▶ autres musiciens ◀de▶ ◀l’▶époque. ◀La▶ célèbre querelle qui opposa jadis ◀les▶ piccinistes aux gluckistes paraît bien innocente et amicale au regard des exclusives catégoriques que prononcent ◀les▶ disciples ◀de▶ Schönberg contre toute œuvre tonale, jugée « réactionnaire ». Je ne vois pas deux compositeurs du xviie du xviiie ou du romantisme, dont ◀les▶ œuvres présentent des différences ◀de▶ style aussi radicales que celles qui séparent nos « modernes », Hindemith et Berg, par exemple, ou Bartók et Britten, ou ◀le▶ Stravinsky d’Œdipus Rex et ◀le▶ Schönberg d’Erwartung. Aucune époque peut-être n’a connu moins ◀d’▶unité que ◀la▶ nôtre. Aucune en tout cas n’a fait montre ◀d’▶une volonté aussi délibérée ◀de▶ fuir toute apparence ◀d’▶unité, non seulement dans ◀le▶ style et dans ◀les▶ procédés, mais plus encore dans ◀les▶ croyances inspiratrices. Si tant de négations et ◀de▶ ruptures, tant de refus ◀de▶ prendre ◀la▶ suite ◀de▶ quoi que ce soit, ◀de▶ ressembler à qui que ce soit, finissent tout de même par laisser transparaître quelque profonde parenté entre ◀les▶ œuvres principales ◀de▶ notre siècle, malgré tous ◀les▶ efforts ◀de▶ leurs auteurs, ce n’est pas cette génération qui ◀le▶ verra.
Car ◀le▶ style ◀d’▶une époque est très rarement sensible aux gens qui vivent cette époque, et ceci pour ◀les▶ mêmes raisons qui veulent qu’un psychanalyste soit incapable ◀de▶ s’analyser lui-même. ◀Le▶ style surgit ◀de▶ ◀l’▶inconscient. Il dépend donc ◀de▶ ce que ◀les▶ conventions, artifices, règles ◀de▶ ◀l’▶art et doctrines ont d’abord refoulé dans ◀l’▶inconscient. Et c’est ainsi que ◀le▶ choix des règles détermine ◀le▶ contenu ◀de▶ nos rêves, — et notre style : négativement.
◀La▶ seule unité que confère aux œuvres des contemporains ◀le▶ refus où beaucoup ◀les▶ englobent, ne peut donc procéder que ◀d’▶une méconnaissance ◀de▶ ces œuvres. Parce qu’elles diffèrent du déjà entendu, parce qu’elles ne rappellent pas des airs connus, on en déduit bien légèrement qu’elles se ressemblent. Mais c’est juger par ◀le▶ revers une tapisserie dont ◀le▶ dessin reste inconnu, — s’il en est un.
Ne parlons plus ◀de▶ « musique moderne ». Parlons seulement ◀d’▶œuvres contemporaines.
Il faut pousser plus loin ◀le▶ paradoxe. S’il est tout de même un caractère commun aux compositeurs ◀d’▶aujourd’hui, c’est qu’ils sont justement moins « modernes » et moins naïvement ◀de▶ leur temps, que ne ◀le▶ furent un Rameau, un Haydn ou un Mozart. Pourquoi cela ? Parce qu’ils écrivent ◀de▶ ◀la▶ musique en connaissance ◀de▶ toute ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ musique — d’après elle, pour faire autre chose. Ils ont perdu ◀la▶ bonne conscience naïve ◀de▶ ◀l’▶artiste acceptant ◀les▶ lieux communs du temps, et c’est pourquoi nous ◀les▶ voyons chercher ◀la▶ naïveté comme une vertu ◀de▶ ◀l’▶art.
Combien ◀de▶ fois n’ai-je pas entendu un jeune peintre ou un jeune compositeur soupirer : « Après X ou Y on ne sait plus que faire. Nous sommes dans une impasse… » Cette impasse est purement « historique », créée par ◀l’▶esprit historique. Ne plus savoir que faire, si ◀l’▶on a quelque chose à exprimer, cela revient à ne plus savoir comment ◀le▶ dire autrement que le dernier qui a parlé et que ceux qui ◀l’▶ont précédé. Mais ◀les▶ grands ont tous commencé par parler ◀le▶ langage ◀de▶ leurs aînés, quitte à ◀le▶ modifier tout insensiblement sous ◀la▶ pression ◀de▶ ce qu’ils avaient à dire, et qui était un peu différent. Aujourd’hui, ◀l’▶on voudrait commencer par ◀le▶ stade ◀de▶ maîtrise ◀de▶ soi et ◀de▶ ses moyens personnels, difficilement atteint par ◀les▶ devanciers — et courir tout de suite au-delà, sans avoir mérité cette liberté…
◀De▶ là sans doute ◀le▶ ton crispé, voire coléreux, ◀de▶ beaucoup de jeunes théoriciens. On ◀les▶ sent bien plus affectés par ◀les▶ résistances qu’ils prévoient que joyeux ◀de▶ leurs découvertes. Ils font ces découvertes contre ◀les▶ autres, qu’ils traitent volontiers ◀d’▶imbéciles ou soupçonnent même ◀de▶ mauvaise foi. C’est qu’ils se placent et se regardent dans ◀l’▶Histoire. Il semble que leur principal souci soit ◀de▶ s’intégrer dans une évolution qu’ils déclarent « nécessaire » ; dans on ne sait quelle logique hégélienne ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Ils parlent beaucoup des « nécessités ◀de▶ ◀l’▶époque » empruntant au vocabulaire économique et politique. Or si ◀l’▶on peut prouver que ◀l’▶auto produite par une petite usine est invendable, pour des raisons précises ◀de▶ prix ◀de▶ revient, et ne correspond donc plus aux « nécessités ◀de▶ ◀l’▶époque » et ◀de▶ nos grands marchés, il n’est nullement prouvé que ◀l’▶œuvre ◀d’▶un compositeur non dodécaphonique « est inutile… et se place en deçà des nécessités ◀de▶ son époque »7. ◀Les▶ « nécessités nouvelles ◀de▶ ◀la▶ musique », que ◀l’▶on invoque, ne sont telles que pour ◀l’▶oreille et ◀l’▶intelligence ◀d’▶un très petit groupe ◀d’▶hommes connaissant toute ◀l’▶histoire des techniques musicales.
Mais il y a plus. ◀Le▶ public ◀d’▶aujourd’hui, immensément élargi par ◀la▶ radio, dirigé par ◀les▶ managers des concerts, formé par sa discothèque, a cessé lui aussi ◀d’▶être « moderne », pour s’habituer à vivre dans ◀l’▶histoire. Il faut enfin ◀l’▶avouer : toutes ◀les▶ autres époques ont été « modernes », sauf ◀la▶ nôtre ! Notre grand public se nourrit ◀de▶ musiques des époques révolues. Quand il ne se contente pas ◀de▶ Beethoven et ◀de▶ Brahms, il ne découvre pas ◀les▶ talents ◀d’▶aujourd’hui, mais Purcell ou Monteverde. Du temps ◀de▶ Haydn, on n’eût jamais joué des auteurs du xviie siècle, ni même ◀les▶ œuvres anciennes ◀de▶ Haydn : on jouait sa dernière production. Mais nos grands concerts du dimanche ne jouent plus que ◀les▶ modernes d’autres temps. ◀D’▶où ◀l’▶aspect forcément étrange que prennent ◀les▶ musiques ◀d’▶aujourd’hui. ◀De▶ là peut-être aussi chez nos compositeurs, séparés ◀d’▶un public devenu trop vaste, et privés ◀de▶ ◀la▶ chaleur des réactions directes, une tendance générale à faire passer ◀la▶ technique et ◀la▶ théorie avant cette chose vague et pourtant puissante qu’est ◀l’▶accord spontané du novateur et du plaisir des auditeurs. Cette chose qu’on nomme tout simplement ◀le▶ goût.
Comment remédier à cette situation, qui est aussi celle ◀de▶ ◀la▶ peinture et ◀de▶ ◀la▶ poésie au xxe siècle ? Il me semble que ceux qui tiennent ◀la▶ clé ◀de▶ ce problème vital pour ◀la▶ culture sont bien moins ◀les▶ compositeurs que ceux qui font ◀les▶ programmes des concerts et qui décident du choix des enregistrements. Plus on jouera ◀de▶ musique nouvelle, plus ◀le▶ public en deviendra contemporain, et plus ceux qui composent se rapprocheront ◀de▶ ◀la▶ sensibilité mieux éduquée ◀d’▶une élite sans cesse élargie. Quand ◀l’▶art et ◀le▶ public se créent l’un l’autre, ◀le▶ résultat est une « époque ». Je ne sais pas si nous en vivons une… Mais peut-être sommes-nous sur ◀le▶ seuil.
Au mois ◀de▶ mai 1952, ◀L’▶Œuvre du xxe siècle a donné à Paris plus ◀de▶ cent symphonies, concertos, opéras et ballets, durant trente jours, sans que s’y glisse une mesure ◀de▶ musique composée avant ◀l’▶an 1900 : tous ◀les▶ soirs, ◀les▶ salles étaient pleines. Il y a là, semble-t-il, un bel encouragement pour ceux des festivals européens qui tentent ◀de▶ donner du « nouveau », c’est-à-dire ◀de▶ rejoindre ◀le▶ siècle. Mais n’est-il pas étrange que ◀de▶ vivre en son temps soit devenu ◀de▶ nos jours une exception notable, une aventure, un risque financier ?
À ◀la▶ question que je citais au début, je répondrai maintenant sans hésiter : « J’aime ◀la▶ musique moderne ◀de▶ tous ◀les▶ temps, et même du nôtre — ◀la▶ plus rare. »