L’▶Europe en crise : décadence ou progrès ? (fin août 1954)g
Il y a dix ans, ◀l’▶idée ◀d’▶une Europe fédérée appartenait encore à ◀l’▶utopie. Quelques petits groupes ◀de▶ résistants ◀l’▶entretenaient dans ◀le▶ secret. En 1946, ◀la▶ rencontre ◀de▶ Hertenstein donna sa première expression non clandestine (mais à peine publique !) à notre volonté ◀d’▶union. ◀Le▶ congrès ◀de▶ Montreux, un an plus tard, définit ◀les▶ principes fondamentaux ◀d’▶une doctrine fédérale pour ◀l’▶Europe. C’est à Montreux aussi que fut prise ◀la▶ décision ◀de▶ convoquer à bref délai un vaste Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, ralliant autour du petit noyau fédéraliste ◀les▶ forces vives ◀de▶ nos pays : intellectuels, industriels, syndicalistes, et quelques bonnes têtes politiques : ce fut ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye, présidé par Churchill, au mois ◀de▶ mai 1948.
La Haye fut un succès retentissant. Des débats et des décisions ◀de▶ ce congrès sans précédent sont nés : ◀le▶ Collège ◀d’▶Europe à Bruges, ◀le▶ Centre européen de la culture à Genève, ◀le▶ Mouvement européen, ◀le▶ projet ◀d’▶une Charte européenne des droits de l’homme, et celui ◀d’▶un Conseil de l’Europe.
Ce furent ◀les▶ commissions constituées à La Haye qui réalisèrent tous ces plans, dans des délais remarquablement réduits. Ce fut une délégation du congrès qui présenta aux gouvernements ◀la▶ requête tendant à créer une Assemblée européenne. Neuf mois plus tard, ◀l’▶enfant naissait, au palais Saint James, à Londres. ◀Le▶ 10 août 1949, dans ◀la▶ ville ◀de▶ Strasbourg pavoisée, ◀les▶ cloches saluaient ◀l’▶inauguration du Conseil de l’Europe. Et nous pensions toucher au but… ◀Les▶ difficultés commençaient.
Au lieu de continuer sur sa lancée, ◀l’▶effort ◀d’▶intégration se divisa devant ◀les▶ résistances anglaise et scandinave. On essaya ◀de▶ tourner ◀l’▶obstacle. Et ◀l’▶on entra dans ◀la▶ période confuse des autorités spécialisées, substituts ◀de▶ ◀la▶ fédération.
Préparée dans ◀l’▶ombre par Jean Monnet et son équipe, ◀la▶ Communauté du charbon et ◀de▶ ◀l’▶acier (ou plan Schuman) réussit à passer sans trop ◀de▶ mal ◀le▶ cap des ratifications parlementaires. Pris par surprise, ◀les▶ députés votèrent un plan technique dont ◀la▶ portée réelle échappait, semble-t-il, à beaucoup.
Mais ◀la▶ Communauté ◀de▶ défense, ou CED, touchant à des réalités plus passionnelles, devait réveiller d’un seul coup ◀l’▶opposition latente des communistes, des nationalistes bornés, et ◀de▶ certains groupes économiques. Nous ◀les▶ voyons s’unir contre elle, en France surtout, dans ◀la▶ moins sainte des alliances.
◀Le▶ Pool vert pour ◀l’▶agriculture, ◀le▶ Pool blanc pour ◀l’▶hygiène et ◀le▶ Pool (sans couleur) des transports, après une brève apparition, ont disparu ◀de▶ ◀la▶ scène publique.
Quant au projet ◀d’▶Autorité politique, qui devait couronner ◀l’▶édifice — ou lui donner au moins une façade fédérale — bien que rédigé depuis près de deux ans et remis aux gouvernements, il n’a même pas atteint ◀le▶ stade ◀de▶ mise en discussion par un seul parlement.
◀L’▶évolution dont je viens de retracer ◀les▶ étapes peut être résumée ◀de▶ deux manières très différentes, comme on va ◀le▶ voir.
On peut parler ◀d’▶un départ en fanfare, suivi ◀de▶ succès rapides et frappants ; puis ◀d’▶un ralentissement continuel, voire ◀d’▶un enlisement progressif, aboutissant à ◀la▶ crise présente, qui atteindra sa phase décisive à Paris, vers ◀la▶ fin ◀de▶ ce mois.
On peut aussi rappeler qu’il y a six ans seulement, ◀les▶ pionniers ◀de▶ ◀la▶ fédération considéraient comme un succès ◀d’▶avoir pu faire passer un « papier » sur ◀l’▶Europe dans un journal faiblement convaincu ◀de▶ ◀l’▶intérêt du public pour ◀la▶ question. Aujourd’hui, toute ◀la▶ presse ne parle que ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ sa crise, ◀de▶ ◀la▶ CED. Notre « utopie » ◀d’▶il y a six ans a pris valeur électorale. Elle met en jeu ◀le▶ sort de plus ◀d’▶un ministère…
Décadence fatale, ou progrès continu ? ◀Les▶ deux descriptions sont exactes, encore qu’elles apparaissent contradictoires.
◀Le▶ fait est que ◀le▶ grand public et ◀la▶ grande presse parlent aujourd’hui ◀de▶ ◀l’▶Europe, parce que ◀le▶ problème européen a été posé aux parlements par quelques hommes d’État lucides et courageux et par ◀les▶ mouvements ◀de▶ militantsh. Mais ce n’est pas ◀le▶ grand public et ◀la▶ grande presse qui ont imposé ◀le▶ problème européen aux parlements, afin que ceux-ci « bousculent » ◀les▶ gouvernants, comme ◀le▶ proposait M. Spaak. Il résulte ◀de▶ cette situation que tout le monde parle ◀de▶ ◀l’▶Europe sans ◀la▶ vouloir vraiment, et plus généralement, sans bien savoir ce qui est en jeu. Tout le monde prend position pour ou contre ◀la▶ CED, mais presque personne n’a lu ◀le▶ traité. Telle est ◀la▶ raison ◀de▶ ◀la▶ crise qui affecte non seulement ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais ◀l’▶idée même ◀de▶ ◀l’▶union nécessaire.
Si ◀le▶ parlement français, demain, rejette ◀la▶ CED après ◀l’▶avoir émasculée, il portera un coup mortel au prestige ◀de▶ ◀la▶ France, plus encore qu’à ◀l’▶Europe. Car pratiquement, il isolera ◀la▶ France dans une Europe livrée à ◀l’▶expansion ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, seule soutenue désormais par ◀l’▶Amérique, et seule intéressante pour ◀la▶ Russie. Mais il se peut aussi que cette catastrophe française réveille in extremis ◀la▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶Europe, et provoque ◀le▶ sursaut salutaire.
Peut-on construire ◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe sans payer ◀le▶ prix ◀de▶ ◀l’▶éducation des peuples en vue de cet acte historique ? Beaucoup de politiciens, non des moindres, ◀l’▶ont cru. Et beaucoup de grands managers. Ils ont pensé que ◀l’▶Europe pourrait se faire à court terme, pour ne pas dire « à ◀la▶ sauvette », par quelques votes parlementaires sur des textes ardus dont eux seuls savaient ◀le▶ sens. Ils ont pensé que ◀l’▶éducation et ◀la▶ culture étaient un luxe, une perte ◀de▶ temps, un à côté. Ce scepticisme a conduit à ◀l’▶impasse. S’il aboutit, demain, à ◀l’▶échec dramatique, il faudra bien considérer ◀d’▶urgence l’autre méthode : celle ◀de▶ ◀la▶ propagande éducative. Celle ◀de▶ ◀l’▶action en profondeur, à moyen terme.
Car derrière toutes ◀les▶ résistances à ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶union européenne, à ◀la▶ CED, à ◀l’▶Autorité politique commune, il y a ◀le▶ refus ◀de▶ considérer que nous vivons au xx e siècle ; et que ◀l’▶Europe a perdu ◀l’▶hégémonie mondiale ; et qu’elle n’est plus menacée par ◀les▶ uhlans ◀de▶ Bismarck, mais bien par ◀l’▶empire communiste, par ◀la▶ révolte ◀de▶ ◀l’▶Asie (demain ◀de▶ ◀l’▶Afrique), par ◀l’▶asphyxie économique qui s’en suivra, et par ◀la▶ perte ◀de▶ son indépendance.
Derrière ◀le▶ refus obstiné ◀de▶ voir en face ces réalités, il y a cent ans ◀de▶ nationalisme vaniteux et ◀de▶ mauvaise éducation scolaire, cent ans ◀de▶ manuels ◀d’▶histoire qui sont des faux, et ◀d’▶idolâtrie ◀de▶ ◀la▶ nation, cent ans ◀de▶ préjugés et ◀de▶ croyance risible que chacun ◀de▶ nos pays vaut mieux que ses voisins et qu’il peut « s’en tirer » tout seul, cent ans ◀de▶ méfiances mutuelles inculquées dès ◀l’▶enfance sous ◀le▶ couvert ◀d’▶un vertueux « amour ◀de▶ ◀la▶ patrie ».
Derrière ◀les▶ résistances à notre union, il y a donc, en fin de compte, une contre-éducation, une inconscience, une inertie ◀de▶ ◀l’▶esprit. Tel étant le premier et ◀le▶ plus grand obstacle, ◀la▶ seule politique réaliste sera celle qui commencera par réduire cet obstacle ; celle donc qui commencera par ce fameux travail consistant à rallier « ◀les▶ esprits et ◀les▶ cœurs », travail dont tout le monde parle et que personne — ou presque — n’a voulu jusqu’ici prendre au sérieux.
« ◀La▶ CED est morte ! Vive ◀l’▶armée allemande ! » s’écrieront peut-être demain ◀les▶ cyniques. Mais je penserai : ◀l’▶Europe des marchandages politico-nationalistes est morte ? Vive notre chance ◀de▶ commencer ◀l’▶Europe réelle !