Reynold et l’▶Europe (1955)ac
Il y a quinze ans j’osais louer Reynold ◀de▶ n’avoir pas craint ◀de▶ porter un jugement pessimiste sur ◀l’▶avenir immédiat ◀de▶ ◀la▶ Suisse, sauvant ainsi chez nous ◀le▶ sens du pire, ◀la▶ conscience ◀d’▶une menace totale à laquelle, pour faire face, il fallait d’abord croire. Ce fut là son mérite historique. Et si ◀les▶ faits lui ont donné tort, si notre Suisse prospère, modèle européen, c’est pour une part minime mais qui est ◀la▶ part ◀de▶ ◀l’▶homme, parce que Reynold a eu raison et parce qu’il a su se faire entendre. Cités et pays suisses et Conscience ◀de▶ ◀la▶ Suisse — ◀l’▶avertissement venant après ◀l’▶illustration —, ces deux livres ont porté, et je suis ◀de▶ ceux qui tiennent pour capital leur rôle dans ◀la▶ défense de ce pays, pendant la dernière guerre mondiale.
Mais nous sommes au-delà, devant d’autres périls. Et Reynold ne s’est pas arrêté à ◀l’▶éloge des vertus qui tiennent un peuple ensemble. Dans ◀la▶ liste ◀de▶ ses ouvrages, je trouve un tournant symbolique, vers 1940 précisément : succédant à Grandeur ◀de▶ ◀la▶ Suisse, voici Qu’est-ce que ◀l’▶Europe ? et ◀l’▶annonce ◀d’▶un grand œuvre consacré à ◀la▶ formation du plus vaste ensemble historique dans lequel se situe ◀la▶ Suisse.
◀Le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ grandeur et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Europe : voilà qui nous éloigne ◀de▶ ◀la▶ Suisse des manuels, et ◀de▶ ◀la▶ Suisse « concrète » (comme on dit bien à tort), celle qui ne prend vraiment au sérieux que ◀les▶ débats sur ◀le▶ prix du lait ; mais voilà qui, en même temps, nous rapproche des réalités essentielles, hors de quoi notre Suisse n’eût jamais existé ! Car comment comprendre ◀la▶ Suisse sans ◀la▶ situer dans ses vraies dimensions, à la fois spirituelles et historiques, qui sont celles ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ? Cités et pays suisses nous disait qui nous sommes, et Conscience ◀de▶ ◀la▶ Suisse, où nous en sommes. Formation ◀de▶ ◀l’▶Europe montre ◀d’▶où nous venons. Ces repères définissent un axe. Cet axe part ◀de▶ ◀l’▶Europe des Romains et des Francs, traverse notre histoire et pointe vers un avenir qui ne peut être distinct ◀de▶ celui ◀d’▶une Europe soit fédérée par ◀la▶ libre invention, soit unifiée par une force étrangère.
Je ne vois pas un seul peuple européen qui ait autant besoin que le nôtre ◀d’▶exercer ce que Reynold appelle « ◀l’▶imagination historique ». On sait quels préjugés déguisés en vertus — bon sens pratique, tabou ◀de▶ ◀la▶ neutralité — tendent à stériliser chez nous cette faculté. Mais toutes nos réalités se moquent ◀de▶ ces excuses : il n’est que ◀de▶ regarder ◀la▶ carte. Tout nous rattache dans ◀le▶ passé, comme pour ◀l’▶avenir, à des entités spirituelles, historiques et géographiques qui nous dépassent très largement, mais sans lesquelles notre vie ne serait pas concevable. Prendre conscience ◀de▶ ◀l’▶être suisse, au-delà des apparences souvent médiocres, c’est prendre conscience ◀de▶ ◀l’▶Europe. Car ◀l’▶Europe est faite dans ◀l’▶ensemble des mêmes éléments que ◀la▶ Suisse : à la fois catholique et protestante, latine et germanique, française et autrichienne, rhodanienne et rhénane, comme se trouve être ◀la▶ seule Suisse, et comme elle encore travaillée dans ◀les▶ profondeurs du passé, dans cet inconscient collectif ◀d’▶où remontent ◀les▶ rêves qui nous guident, par ◀les▶ deux utopies directrices du Saint-Empire et ◀de▶ ◀l’▶esprit des communes. Toutefois ces éléments, séparés en Europe, voisinent dans nos cantons, nos familles, nos esprits. Et leur conciliation vivante nous définit. Principe ◀d’▶autorité, principe ◀d’▶association, « à ◀la▶ rencontre l’un ◀de▶ l’autre, vers ◀la▶ synthèse ◀de▶ l’un et du multiple » : ces formules que Reynold a tirées ◀de▶ ◀l’▶étude ◀d’▶une Europe romano-germanique, n’est-il pas frappant ◀de▶ constater qu’elles résument ◀l’▶expérience fédérale et fédéraliste ◀de▶ ◀la▶ Suisse ?
◀De▶ ◀l’▶Europe à ◀la▶ Suisse, ◀de▶ ◀la▶ Suisse à ◀l’▶Europe, ces mouvements ◀de▶ systole et ◀de▶ diastole animent ◀l’▶œuvre entière ◀de▶ Reynold et lui donnent sa valeur exemplaire : je n’en connais pas de plus « suisse », ni par là même de plus fécondes à méditer par ◀les▶ constructeurs ◀de▶ ◀l’▶Europe.