Rien n’est perdu, tout reste à faire (janvier 1955)ad
Deux événements politiques ont absorbé l’attention des Européens et des militants de▶ l’Europe unie depuis l’été dernier : l’abandon du projet ◀de▶ CED et les accords ◀de▶ Londres.
Londres a réalisé dans l’euphorie ce que la CED était accusée à tort ◀de▶ préparer ; ce quelle avait pour objet principal ◀de▶ prévenir ; ce qui enfin devenait fatal dès l’instant qu’on la rejetait, sous prétexte de rejeter ce qu’elle seule pouvait empêcher.
Le moyen ◀de▶ décrire plus simplement ce vertige ◀de▶ contradictions ? Il y faudrait une parabole. En voici une.
Il y avait une fois des députés. Ils étaient très effrayés par une maladie dont ils craignaient la contagion, et qu’ils nommaient réarmement allemand. On leur proposa un vaccin. Ayant remarqué que le nom ◀de▶ ce vaccin évoquait le nom ◀de▶ la maladie, comme il arrive en général, ils votèrent contre le remède. Aussitôt le mal se déclara. Mais pour quelque raison mystérieuse, ils en parurent soulagés.
Laissant aux historiens futurs le soin ◀de▶ tirer les conclusions ◀de▶ ce pataquès exemplaire, nous nous bornons ici à relever deux faits :
— Le rejet ◀de▶ la CED ne met pas fin à la construction européenne, comme on l’a répété bien à tort : il montre simplement qu’une partie ◀d’▶un parlement (devenue majorité grâce à l’appui des communistes) n’a pas encore senti la nécessité historique ◀de▶ cette construction — nécessité qui demeure intacte après leur vote.
— En revanche, il est douteux que les accords ◀de▶ Londres représentent « un premier pas vers l’intégration européenne », comme on l’a dit à Washington, puisqu’ils renoncent à affirmer le principe supranational.
En résumé : rien n’est perdu, mais rien n’est fait.
Et tout ce qui vient de se passer prouve une fois de plus que l’éducation européenne des peuples, ◀de▶ leurs cadres et ◀de▶ leurs élites, reste à faire.
Les partisans ◀de▶ l’Europe unie ont péché depuis quelques années — et non seulement dans l’affaire ◀de▶ la CED — par complaisance à une double illusion : ils ont cru que le travail éducatif en profondeur, lent par nature, représenterait une perte ◀de▶ temps ; et ils ont cru que la propagande pour l’idée européenne était faite.
Examinons les réalités que cachaient ces deux illusions.
I. — À un moment ou à un autre, nous avons tous été tentés ◀de▶ penser qu’on ne pouvait réussir l’union que par une série ◀de▶ mesures « concrètes », telles que l’OECE, la CECA, la CED, qu’on espérait faire adopter l’une après l’autre par les parlements. On n’a pas cherché à produire sur l’opinion publique le choc révolutionnaire qu’eût représenté l’exigence immédiate ◀d’▶une fédération politique. C’était pratiquement se rallier à la méthode britannique, dite « fonctionnelle » méthode du step by step, du petit à petit l’oiseau fait son nid9, méthode qui évite ◀d’▶agiter « inutilement » les esprits et les passions, et qui préfère l’action diplomatique ou les combinaisons ◀de▶ coulisses parlementaires.
Cette méthode a réussi (OECE, CECA) jusqu’au jour où les adversaires ◀de▶ l’union ont déclenché leur propagande massive. Eux n’ont pas hésité un instant à agiter les passions : ils ont gagné contre la CED.
Où était l’illusion dans tout cela ? Nous pouvons le voir aujourd’hui : elle consistait à croire qu’il est plus facile ◀de▶ faire l’Europe par pièces et morceaux que ◀de▶ la faire dans un seul élan fédérateur : qu’il est plus facile ◀de▶ tourner les obstacles que ◀de▶ les attaquer là où ils sont : dans les routines ◀de▶ l’esprit nationaliste, autant et plus que dans les intérêts particuliers. Or, cette attaque eût impliqué une campagne éducative en profondeur, que l’on a négligée ◀de▶ mener — ou que l’on n’a pas sérieusement soutenue.
II. — Les mouvements ◀de▶ militants européens ont été surpris par l’échec ◀de▶ la CED. En effet, cet échec a résulté du fait qu’on laissait le public dans l’ignorance ◀de▶ la vraie situation européenne, des vrais buts du traité, du traité lui-même, et des conséquences ◀de▶ son rejet. Or, les militants européens croyaient avoir expliqué tout cela à l’opinion et aux parlementaires. Illusion profonde, comme on va le voir, mais qui s’explique.
Une enquête menée par le CEC10 au mois ◀de▶ septembre a donné les résultats suivants : le nombre des brochures, tracts, petits livres ◀de▶ propagande ou ◀d’▶information européenne publiés depuis 1947 dans les seize pays du CE et en Suisse, s’élève à quatre-cent-quatre-vingt-onze. Leur tirage total a légèrement dépassé trois millions ◀d’▶exemplaires. Cela paraît considérable quand on est assis dans le bureau central ◀d’▶un mouvement, devant près de cinq-cents brochures ◀de▶ titres différents. En fait, cela représente en moyenne quatre-cents exemplaires ◀de▶ chaque brochure distribuée dans chaque pays. Une goutte ◀d’▶eau dans la mer. Comment s’étonner après cela ◀de▶ l’ignorance presque totale où sont restés nos peuples et leurs élites, devant le problème européen ?
Avant toute propagande massive, une préparation des esprits en profondeur reste indispensable. Du côté nationaliste, cette préparation se trouve faite, depuis un siècle, et notamment par les manuels ◀d’▶histoire : l’anti-Europe a joué là-dessus. ◀De▶ notre côté, tout reste à faire, ou presque.
Une révolution est l’aboutissement ◀d’▶une série ◀d’▶actions d’abord morales, intellectuelles et spirituelles, puis économiques et sociales, qui par nature restent invisibles à l’œil des agences ◀de▶ presse, mais sans lesquelles rien ne se ferait. L’Europe unie est une révolution. Elle doit passer par tous les stades préparatoires des révolutions réussies.