Habeas Animam (été 1955)x y
Situation de▶ ◀l’▶homme au xxe siècle
◀Le▶ totalitarisme règne aujourd’hui sur un tiers ◀de▶ ◀l’▶humanité. Il agit dans ◀les▶ deux autres tiers non seulement par sa propagande et sa diplomatie, mais par ◀la▶ fascination ◀de▶ ses mythes et par ◀la▶ terreur même qu’il exerce.
Dans ◀les▶ pays demeurés libres, ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶étatisme aux dépens du sens civique d’une part, ◀l’▶absence ◀d’▶un idéal commun d’autre part, minent ◀la▶ résistance spirituelle et politique, préparant ainsi ◀les▶ voies ◀de▶ ◀la▶ tyrannie collectiviste.
Celle-ci s’attaque aux fondements comme aux conquêtes ◀de▶ notre civilisation occidentale, parce qu’elle s’attaque à ◀la▶ notion ◀de▶ ◀l’▶homme qui fut ◀l’▶origine décisive ◀de▶ cette civilisation, et qui en restera ◀le▶ plus haut achèvement.
Ce n’est plus seulement ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ personne — ◀l’▶habeas corpus — qui est contestée au xxe siècle, mais déjà son identité, ◀le▶ droit ◀de▶ chaque homme à son âme, ◀l’▶habeas animam comme ◀l’▶a dit Ignazio Silone. ◀La▶ tyrannie possède aujourd’hui ◀les▶ moyens ◀de▶ modifier ◀la▶ pensée, ◀les▶ sentiments, et jusqu’au sens ◀de▶ ◀la▶ vérité chez un homme. ◀La▶ mise en esclavage mental ◀d’▶une grande partie ◀de▶ ◀l’▶humanité n’est plus une utopie : ses moyens scientifiques existent, ils sont à ◀l’▶œuvre sous nos yeux.
Situation ◀de▶ ◀l’▶Europe
Foyer ◀de▶ ◀la▶ civilisation occidentale, ◀l’▶Europe a pour mission suprême et impérieuse ◀de▶ susciter ◀la▶ résistance à cette immense offensive anonyme contre ◀l’▶humain, phénomène dont ◀l’▶histoire n’a pas vue ◀le▶ précédent. Mais ◀l’▶Europe est elle-même en grand péril.
◀Les▶ peuples qu’elle a civilisés retournent contre elles ◀les▶ techniques qui avaient assuré sa puissance. Ceux qu’elle a exploités et opprimés retournent contre elle ◀les▶ idéaux ◀de▶ liberté et ◀d’▶égalité qui avaient assuré son prestige. ◀Les▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶hygiène, répandus par ◀les▶ Européens, ont pour effet ◀de▶ bouleverser totalement ◀les▶ rapports démographiques entre ◀l’▶Europe et d’autres groupes ◀de▶ nations. ◀Le▶ nationalisme qui nous divise devient, ailleurs, principe ◀d’▶union à nos dépens. ◀Les▶ sources extérieures ◀de▶ nos richesses tarissent. ◀De▶ grands marchés se ferment à nos produits. Des empires concurrents se dressent.
Ainsi, au moment où ◀les▶ valeurs secondaires ◀de▶ notre civilisation ont conquis ◀le▶ monde, ◀l’▶Europe en perd naturellement ◀le▶ monopole, cependant qu’elle voit ses valeurs fondamentales menacées, et ses positions économiques compromises.
Mais surtout, ◀l’▶Europe se sent impuissante devant cette montée des périls. ◀Les▶ 325 millions ◀d’▶hommes qui ◀l’▶habitent, à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, vivent dans ◀la▶ peur ◀de▶ 200 millions ◀de▶ Russes, et dans ◀la▶ dépendance économique ◀de▶ 160 millions ◀d’▶Américains. ◀La▶ raison ◀de▶ cet apparent paradoxe est simple : nous ne nous sentons pas 325 millions ◀d’▶Européens, mais seulement 42 millions ◀de▶ Français, 8 millions ◀de▶ Belges, 3 millions ◀de▶ Norvégiens… Nous pensons encore nationalement, dans ◀l’▶ère des grands empires, des grands marchés, et ◀de▶ ◀la▶ stratégie mondiale. Nous nous sentons en conséquence trop petits pour ◀le▶ siècle, et condamnés à perdre, après nos dernières positions dans ◀le▶ monde, notre indépendance politique, économique, et par suite morale. Tout ce qui fait ◀le▶ sens même ◀de▶ nos vies.
◀Le▶ dilemme
En vérité, ◀l’▶Europe perdra tout cela, si elle persiste dans sa division en une vingtaine ◀de▶ petits États, cause principale ◀de▶ son présent abaissement. Elle ne pourra survivre, et sauver ◀la▶ civilisation, que si elle s’unit. « D’ici vingt-cinq ans, disait récemment ◀la▶ reine Juliana, nous vivrons tous dans une même maison, ou nous mourrons tous dans ◀les▶ mêmes ruines. »
Nature des obstacles à ◀l’▶union
◀Les▶ obstacles à ◀l’▶union européenne sont actuellement ◀d’▶ordre moral, bien plus que matériel. Voici ◀les▶ principaux :
— manque ◀de▶ confiance des Européens en eux-mêmes, et défaitisme devant ◀le▶ « mouvement fatal ◀de▶ ◀l’▶Histoire » ;
— attachement fétichiste à des « souverainetés nationales » qui ont épuisé leurs vertus au xixe siècle et sont devenues en partie fictives : aucun ◀de▶ nos pays ne peut se défendre seul plus ◀de▶ quelques heures ;
— sectarisme politique, égoïsme à courte vue, qui empêchent ◀les▶ gouvernants autant que ◀les▶ masses ◀de▶ réaliser ◀la▶ nature des périls menaçant ◀de▶ tous côtés ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶Europe ;
— enfin et surtout, préjugés nationaux à l’égard des voisins, hérités ◀de▶ plusieurs guerres, ou inculqués par ◀l’▶enseignement à tous ◀les▶ degrés, depuis un siècle.
◀Les▶ efforts ◀d’▶union entrepris depuis 1946 se voient aujourd’hui freinés par tous ces facteurs. Au moment où ◀l’▶impulsion donnée par ◀le▶ Mouvement européen lors du congrès ◀de▶ La Haye en 1948 nous amène tout près des résultats que celui-ci s’était proposé, ◀les▶ oppositions se raidissent, et se démasquent.
Certes, ◀les▶ sondages ◀de▶ ◀l’▶opinion réelle indiquent sans exception, dans tous nos pays, qu’une large majorité des Européens veut ◀l’▶union. Mais cela n’empêche pas des fractions importantes ◀de▶ ceux qui prétendent parler pour ◀l’▶opinion, et qui disposent des moyens nécessaires dans ◀les▶ parlements et dans ◀la▶ presse, ◀de▶ se conformer avec ensemble aux mots d’ordre lancés par ◀les▶ centrales, secrètes ou non, du communisme. Et leur campagne joue à plein sur ◀les▶ habitudes mentales qu’on vient de rappeler, et sur ◀les▶ slogans qu’elles accréditent : « indépendance nationale », « danger allemand », « offensive ◀de▶ paix russe », « impérialisme américain ».
◀Le▶ temps que ◀l’▶on perd ainsi pour ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶Europe, d’autres ◀le▶ gagnent pour sa ruine.
Nécessité ◀de▶ réveiller un sentiment commun des Européens
Il est donc évident que ◀le▶ nœud du problème est dans ◀l’▶attitude morale des Européens eux-mêmes. À défaut ◀d’▶une prise de conscience assez rapide et générale du danger que courent ensemble tous nos pays, mais aussi des ressources immenses dont ◀l’▶Europe disposerait encore à ◀la▶ seule condition ◀de▶ s’unir — tous ◀les▶ traités et pactes que ◀l’▶on pourra conclure seront insuffisants, viendront trop tard, ou resteront lettre morte.
Si au contraire ◀le▶ sentiment ◀de▶ leur destin commun se réveille chez ◀les▶ Européens, la plupart des obstacles existants aujourd’hui paraîtront plus faciles à surmonter, ou même s’évanouiront dans ◀la▶ mesure où ils consistent en préjugés, aveuglement partisans, méfiances non fondés, et surtout ignorance ◀de▶ ◀la▶ vraie situation.
◀Le▶ Centre européen de la culture a été fondé pour contribuer à ce réveil du sentiment européen
Il a commencé par agir dans ◀les▶ domaines ◀de▶ ◀la▶ vie culturelle où il semblait possible ◀d’▶obtenir rapidement des résultats concrets. Il a créé une série ◀d’▶associations et communautés ◀de▶ travail qui fonctionnent dès maintenant sur un plan supranational, comme si déjà ◀l’▶Europe était unie.
Fort ◀de▶ ces premières réalisations qui lui assurent une base ◀d’▶utilité technique, ◀le▶ Centre peut aborder maintenant ◀d’▶une manière plus large sa vraie mission : devenir un lieu ◀de▶ ralliement et un foyer ◀d’▶initiatives pour tous ceux qui ont compris que ◀l’▶Europe doit s’unir, mais que ◀le▶ développement ◀de▶ ◀l’▶esprit européen reste ◀la▶ condition primordiale et vitale ◀de▶ ◀l’▶union institutionnelle
◀Les▶ Amis du Centre
Comment élargir ◀l’▶action du Centre ? Comment intensifier ◀le▶ rayonnement ◀de▶ ◀l’▶idée européenne non seulement dans nos différents pays, mais dans ◀les▶ différentes milieux responsables ◀de▶ chaque pays ? Comment offrir à des hommes influents ◀l’▶occasion ◀de▶ réunir leurs forces pour ◀le▶ salut public du Continent ?
◀L’▶idée ◀de▶ former un groupe ◀d’▶Amis du Centre est né ◀de▶ semblables questions.
◀Les▶ Amis du Centre ne seront pas une organisation, ni un comité, ni un mouvement de plus. Mais d’abord, et tout simplement, une amitié européenne. Un réseau ◀d’▶influences très diverses mises au service ◀de▶ ◀l’▶idéal ◀d’▶union. Une occasion pour quelques personnalités soucieuses des destins ◀de▶ ◀l’▶Europe, et conscientes ◀de▶ leurs responsabilités, ◀de▶ se rencontrer, ◀de▶ s’informer mutuellement, ◀d’▶échanger leurs vues constructives, ◀de▶ discuter des plans ◀d’▶action.
◀Le▶ Centre bénéficiera des suggestions et ◀de▶ ◀l’▶appui collectif ou individuel des Amis. En retour, ceux-ci pourront considérer ◀le▶ Centre comme ◀l’▶instrument ◀d’▶exécution des projets qu’ils pourraient élaborer en commun.
◀L’▶influence des Amis du Centre prendra des formes multiples et en partie imprévisibles, selon ce que chacun se verra en mesure ◀d’▶apporter, selon ce que chacun décidera ◀d’▶engager dans ◀l’▶action commune, enfin selon ◀le▶ degré ◀de▶ cohésion éventuelle qui se manifestera dans ◀le▶ groupe.
◀L’▶action individuelle des Amis sera la première condition ◀de▶ ◀l’▶efficacité du groupe. Celui-ci doit se composer ◀de▶ personnalités très diverses, mais ayant en commun ces deux traits : ◀d’▶être acquise à ◀l’▶idée européenne, et ◀d’▶exercer une influence incontestée dans des milieux aussi variés que possible : politiques, économiques, intellectuels, sociaux, nationaux ou internationaux.
Chacun devrait se charger ◀d’▶une mission précise dans son milieu, en faveur de ◀l’▶union européenne, et en prenant ◀le▶ Centre comme point ◀d’▶appui, relai ◀de▶ coordination, instrument ◀de▶ diffusion ou ◀d’▶exécution.
Mais s’il est vrai que ◀les▶ chevaliers ◀de▶ ◀la▶ Table ronde agissaient ◀d’▶ordinaire isolément, ou deux par deux, ils se sentaient à chaque instant soutenus et obligés par leur appartenance à un groupe défini, à un Ordre, ou comme on ◀le▶ disait au Moyen Âge, à une « religion ».
Il faudra donc que ◀les▶ Amis se sentent liés entre eux, autant qu’à ◀la▶ mission générale du Centre, par ◀l’▶idéal européen qui ◀les▶ anime, et par ◀les▶ tâches communes dont ils assumeront ◀la▶ responsabilité.
Parmi ces tâches, ◀la▶ création ◀d’▶une Fondation européenne ◀de▶ ◀la▶ culture serait ◀de▶ nature à modifier, par sa seule existence, ◀le▶ climat intellectuel et moral ◀de▶ ◀l’▶Europe, en restaurant ◀le▶ sens ◀de▶ notre indépendance et ◀de▶ notre vocation particulière.
Un groupe restreint, discret, sans statuts ni publicité, c’est ce que doivent être ◀les▶ Amis du Centre. Ils ne rêveront pas ◀de▶ dominer par ◀la▶ force. Ils ne souhaiteront pas s’emparer des esprits, ils voudront au contraire ◀les▶ réveiller, ◀les▶ animer et ◀les▶ orienter, en vue ◀d’▶une grande tâche historique, qui est celle ◀de▶ cette génération.
◀La▶ force dont ils auront besoin est certes ◀d’▶ordre spirituel d’abord, mais toutes ◀les▶ autres en découlent, quand elle est là, et qu’elle est vraie. Il ne s’agit pas ici ◀d’▶idéalisme facile, mais bien du véritable et du seul réalisme, dans une époque dont Churchill pouvait dire prophétiquement, au milieu de ◀la▶ guerre : « The empires of the future are the empires of the mind. »
◀L’▶empire européen, notre union fédérale, se fera dans ◀les▶ esprits d’abord.
Mais ◀l’▶esprit agit par nos mains, par ◀le▶ moyen ◀de▶ nos engagements et ◀de▶ nos sacrifices personnels.
◀L’▶Europe ne se fera pas toute seule. Elle ne sera pas créée par ◀de▶ discours et adjurations passionnées, ni par un soulèvement spontané ◀de▶ ◀la▶ masse, ni par des textes juridiques. Elle se fera par des hommes qui comprennent que son destin dépend ◀de▶ leur action d’abord.
Il faut que quelques-uns au moins relèvent ce défi ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Sans orgueil, mais aussi sans lâche humilité. Quelques-uns peuvent beaucoup, et pour un très grand nombre, s’ils ◀le▶ veulent, s’ils se groupent, et s’ils agissent à temps.