Lever de▶ rideau culturel ? (octobre 1955)z
◀Les▶ risques ◀de▶ ◀la▶ paix
Mettant fin aux chances ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀la▶ bombe H nous rejette aux risques ◀de▶ ◀la▶ paix. ◀La▶ détente n’a pas ◀d’▶autre origine. Elle ne résulte pas des intentions vertueuses, ni du degré ◀de▶ sincérité, ni ◀de▶ ◀la▶ tactique ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre des deux grands. Elle ne résulte pas ◀de▶ ◀la▶ conférence ◀de▶ Genève, qui n’en fut que ◀l’▶index lisible. Elle se trouve imposée à tous, du seul fait ◀de▶ ◀la▶ puissance atomique. Ce n’est donc pas ◀l’▶amour qui triomphe ◀de▶ ◀la▶ haine, ni ◀la▶ raison des folies partisanes, mais c’est plus simplement ◀la▶ peur. Entre deux blocs presque également armés — et ◀de▶ cette arme — il ne peut plus y avoir ce que ◀l’▶on nommait une guerre, mais simplement une espèce ◀de▶ court-circuit mondial, brûlant tout, ◀les▶ deux pôles et ◀l’▶entre-deux. Si ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ guerre était ◀la▶ paix, ◀le▶ contraire ◀de▶ ce court-circuit, c’est ◀la▶ détente.
◀La▶ question qui se pose désormais, dans cette situation « négative », mais qui ouvre pourtant des avenues, c’est ◀de▶ savoir quelles sont ◀les▶ chances ◀de▶ ◀la▶ culture telle que nous ◀la▶ concevons en Europe : ◀le▶ sens et ◀le▶ sel ◀de▶ nos vies, au-delà du machinal et ◀de▶ ◀l’▶animal.
Quels seront ◀les▶ bénéficiaires ◀de▶ ◀la▶ détente ?
Beaucoup s’inquiètent, des deux côtés du rideau ◀de▶ fer. ◀La▶ détente, si elle est vraie, à qui profitera-t-elle ?
Aux échanges culturels que ◀l’▶Est propose — avec une insistance particulière dans ◀la▶ note invitant à Moscou le Chancelier Adenauer — à ces échanges plus ou moins contrôlés, qui gagnera ?
◀La▶ réponse paraît simple : dans un vrai libre-échange, c’est ◀le▶ plus fort qui doit gagner. Mais sur le plan ◀de▶ ◀la▶ culture, qu’est-ce que ◀la▶ force ? On pouvait soutenir que ◀les▶ Russes, en abaissant ◀le▶ rideau ◀de▶ fer, donnaient une preuve ◀de▶ leur faiblesse. Que penser, s’ils ◀le▶ lèvent aujourd’hui ? Ce qui paraît certain, c’est que ◀l’▶échange est une forme ◀de▶ vie culturelle congénitale à ◀l’▶Occident, mais dans laquelle ◀les▶ Russes ne se sentent pas à ◀l’▶aise. Leur idée du secret explique pourquoi.
Citons ici ◀les▶ mémoires tout récents ◀de▶ ◀l’▶ambassadeur Quaroni12. Dans un train roulant vers Moscou, il rencontre un procureur général de la Guépéou, lequel lui dit :
« Vous autres, Occidentaux, avez une conception du secret un peu superficielle. Vous estimez qu’il faut se borner à protéger ce que ◀l’▶on possède de nouveau ou ◀d’▶important. Nous autres, au contraire, nous estimons qu’il est encore plus important que ◀l’▶étranger ne puisse se rendre compte ◀de▶ ce qui n’existe pas. Vous admettrez que cacher ce qui n’existe pas exige bien plus ◀de▶ précautions que se contenter ◀de▶ dissimuler ce qui existe. »
Je ne pus qu’acquiescer, et je lui déclarai en riant que je comprenais maintenant ◀la▶ réponse qu’un fonctionnaire ◀de▶ ◀la▶ Guépéou avait faite à quelqu’un qui lui demandait ce que ◀l’▶on entendait par espionnage :
« Vous rencontrez un étranger ◀de▶ vos amis. Il vous demande pourquoi vous avez l’air soucieux. Vous répondez je suis fauché. Voilà ◀de▶ ◀l’▶espionnage. »
◀L’▶Occident a tout à gagner à faire connaître aux Russes « ce qui existe ». Et ◀la▶ proposition spectaculaire du président Eisenhower — « photographiez toutes nos installations ! » — doit trouver son équivalent sur le plan ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ vie quotidienne. Tout est public chez nous, tout est ouvert. Venez donc voir ! mais laissez-nous regarder ce qui se passe chez vous si ◀l’▶on en croit ◀les▶ communistes occidentaux et votre propagande culturelle, vous n’avez vraiment rien à y perdre. Et nous serons enchantés ◀de▶ nous en convaincre.
◀La▶ détente et ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe
Tournons-nous maintenant vers ◀les▶ Européens. Ils vont dire : mais s’il y a détente, n’est-ce pas aussi ◀le▶ ressort ◀de▶ notre union qui se détend ?
Redisons donc que ◀les▶ motifs profonds ◀d’▶unir ◀l’▶Europe ne dépendent pas ◀de▶ ◀la▶ menace soviétique. Ils seraient à peu près ◀les▶ mêmes si ◀l’▶URSS n’existait pas à nos frontières, avec ses deux-cents divisions.
Si ◀l’▶Europe doit s’unir pour survivre, c’est qu’elle est affaiblie par ses propres barrières, qui paralysent non seulement sa défense, mais son essor social et culturel. C’est qu’elle est menacée par ◀la▶ révolte ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀de▶ ◀l’▶Afrique du Nord. C’est qu’elle est sommée par ◀l’▶Histoire ◀de▶ dépasser ◀le▶ stade des souverainetés absolues, condamnées par ◀les▶ développements ◀de▶ ◀l’▶économie et ◀de▶ ◀la▶ technique du xxe siècle.
Ces impérieux motifs ◀d’▶union ne dépendent ni ◀de▶ ◀la▶ menace russe, ni ◀d’▶une pression américaine. Car ◀les▶ uns sont inscrits dans ◀les▶ données internes ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀les▶ autres dans ◀le▶ rapport des forces au plan mondial.
Mais il y a plus. Si ◀la▶ détente se manifeste en réalités, et non pas seulement en déclarations, ◀les▶ échanges culturels vont reprendre, un dialogue va s’instituer. Quels en seront ◀les▶ interlocuteurs ? Du côté russe, ◀la▶ chose est claire : tous ceux qui parleront ◀le▶ feront au nom de Moscou et des principes fixés par ◀le▶ Politburo. Mais qui va parler pour ◀l’▶Europe ?
◀Les▶ communistes occidentaux et leurs satellites intellectuels ? Ils n’ont rien à apprendre aux Russes. Ceux-ci jugeront sans intérêt un dialogue avec leur écho.
◀Les▶ neutralistes ? Ce sont ◀les▶ défaitistes ◀de▶ ◀l’▶Occident, ils n’ont rien ◀de▶ positif à proposer aux Russes, et ne peuvent pas prétendre à représenter ◀l’▶opinion générale ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀Les▶ gouvernements ? Il est probable qu’ils vont s’en charger. S’il s’agissait ◀de▶ dialogues ◀de▶ pays à pays, ce serait normal : France-Biélorussie, Allemagne-Géorgie, Hollande-Ukraine, Luxembourg-Ouzbékistan, pourquoi pas, — dans ◀le▶ style des jumelages ◀de▶ communes qui se multiplient fort heureusement dans nos pays. Mais ◀le▶ fait est qu’il s’agit ◀de▶ parler avec ◀l’▶URSS, monolithe ◀de▶ deux-cents-millions ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes portant moralement ◀l’▶uniforme du Kominform. Il s’agit ◀de▶ confronter nos conceptions européennes ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ◀la▶ culture avec une conception totalitaire. Or il est clair que nos gouvernements ne sont pas ◀les▶ porte-paroles ◀de▶ nos cultures en tant que créatrices, ni ◀de▶ ◀la▶ culture en général, qu’ils ne prétendent d’ailleurs nullement régir : c’est même par là qu’ils se distinguent radicalement des dictatures totalitaires.
Un dialogue qui n’aurait donc lieu qu’entre ◀l’▶URSS et ses partisans, ou entre ◀l’▶URSS et ◀les▶ sceptiques ◀de▶ ◀l’▶Occident, ou enfin entre ◀l’▶URSS et des délégués officiels ◀de▶ telle ou telle nation isolée ne serait pas un dialogue sur pied ◀d’▶égalité entre A et B, figurant deux points de vue bien distincts et valables. Ce ne serait guère qu’une parlotte sans lendemain entre A et a, ou entre A et non-B, ou entre A et 1/22e ◀de▶ B.
Si ◀la▶ détente est vraie, un dialogue véritable doit s’instituer entre Moscou d’une part, et ◀l’▶Europe telle qu’elle est, d’autre part — une et diverse. Et dans ce cas, il faut plus que jamais ◀l’▶union morale et culturelle ◀de▶ nos pays, ◀la▶ volonté ◀de▶ s’unir et ◀la▶ conscience vivante ◀d’▶une unité ◀de▶ destin et ◀d’▶avenir, qui est ◀la▶ condition nécessaire et presque suffisante ◀de▶ ◀la▶ fédération.
Idées pour un lever ◀de▶ rideau
◀L’▶absence ◀d’▶une doctrine unitaire et obligatoire, en Occident, n’est nullement une cause ◀d’▶infériorité dans ◀le▶ dialogue avec ◀la▶ doctrine totalitaire des Russes. ◀L’▶étalage ◀de▶ nos diversités ◀d’▶écoles et ◀de▶ jugements fait partie ◀de▶ ◀la▶ démonstration ◀de▶ notre goût pour ◀la▶ liberté. Et cette démonstration, accompagnée ◀d’▶une exposition gratuite et ouverte à tous des résultats positifs ◀de▶ nos libres discussions, constitue ◀l’▶argument fondamental ◀de▶ ◀l’▶Occident.
Il y a certes, chez nous, des scandales, et pire encore, des résultats très négatifs ◀de▶ notre goût ◀de▶ ◀la▶ liberté sans frein. Mentionnons ◀les▶ plus voyants : ◀le▶ nationalisme borné ou agressif, ◀le▶ sort ◀d’▶une bonne partie ◀de▶ ◀la▶ classe ouvrière et ◀d’▶une certaine paysannerie, ◀le▶ retard ◀de▶ ◀l’▶équipement technique ◀de▶ maints pays, ◀la▶ domination des valeurs matérielles, symbolisée par ◀le▶ règne ◀de▶ quelques trusts. Mais il se trouve que ◀les▶ communistes approuvent et favorisent tous ◀les▶ nationalismes, hors de ◀la▶ sphère ◀de▶ leur puissance directe ; et que, sur ◀les▶ autres points que ◀l’▶on vient de citer, ◀la▶ comparaison objective et scientifique des données actuelles ne présente qu’un seul danger pour nous : celui ◀de▶ nous rendre une bonne conscience purement relative, paralysant ◀la▶ critique nécessaire. Or notre droit ◀de▶ dénoncer nos propres « crimes » et ◀de▶ publier ◀les▶ scandales attribués tantôt à nos dirigeants ou à leur opposition, tantôt à nos « vertus » mêmes, est un des éléments premiers ◀de▶ notre force.
◀L’▶Occident n’a donc pas ◀de▶ motif ◀de▶ redouter quoi que ce soit ◀d’▶un libre échange conforme à ◀l’▶essence même ◀de▶ ◀la▶ culture. N’ayant qu’à se montrer tel qu’il est, il peut et il doit souhaiter une liberté totale ◀d’▶échanges réels. Il doit donc dire oui, sans réserve, aux offres répétées des Russes.
Ces offres nous sont faites au nom de ◀la▶ paix, dans ◀l’▶esprit qu’on nomme de nouveau « ◀l’▶esprit ◀de▶ Genève ». Acceptons ce prétexte, indiscutable en soi. Au lieu de nous perdre en hypothèses invérifiables sur ◀les▶ motifs tactiques ou stratégiques des Russes, saisissons ◀l’▶occasion ◀d’▶appliquer nos principes, en toute confiance.
N’espérons pas tout de suite une liberté totale ◀d’▶aller parler chez eux comme ils parlent chez nous — comme M. Ehrenbourg, pendant que j’écris ceci, parle à Genève au cours des débats des Rencontres internationales. Mais rappelons sans relâche ◀les▶ conditions concrètes qui nous paraissent nécessaires pour un dialogue authentique : ce rappel définit nos propres positions.
Un échange vrai doit se produire au niveau de ◀la▶ culture vivante, non des slogans ◀de▶ ◀la▶ propagande politique. C’est dire qu’il doit se produire entre personnes privées. ◀De▶ notre côté, c’est facile, et c’est même ◀la▶ seule chose possible. (On ne voit pas ◀le▶ Conseil de l’Europe désignant des penseurs attitrés et leur imposant une doctrine avant de ◀les▶ envoyer parler aux Russes ! Plus ces penseurs seraient « représentatifs » ◀d’▶une doctrine officielle d’ailleurs inexistante — moins ils représenteraient ◀l’▶Europe réelle.) Du côté soviétique, on sait bien qui commande, et quelle discipline ◀de▶ pensée se voit exigée ◀de▶ ceux qui parlent. Mais qui sait si cette discipline ne deviendrait pas, qu’on ◀le▶ veuille ou non, ◀l’▶objet principal du débat ? Et pourquoi ◀les▶ Européens, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une telle confrontation, ne seraient-ils pas amenés à réviser quelques-uns ◀de▶ leurs préjugés anarcho-individualistes ?
◀Les▶ Russes ont leurs idées sur ◀le▶ civisme, et sur ◀les▶ devoirs ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia. Nous jugeons ces idées dangereuses et fausses, au nom de nos principes, c’est entendu. Mais eux-mêmes, ces principes, comment ◀les▶ appliquons-nous ? ◀Le▶ problème qui est ainsi posé n’est-il pas ◀l’▶occasion ◀d’▶un débat, qui ne conduirait pas forcément au triomphe ◀d’▶un des camps sur l’autre, mais bien à une mise en question des deux attitudes confrontées ? Pour nous autres, ce serait assez. Car remettre sans cesse en question ◀l’▶Occident, ce n’est pas ◀le▶ renier, mais ◀le▶ vivre.