L’aventure technique (octobre 1955)y
La première traversée de▶ l’Atlantique par Lindbergh avait exalté l’Occident. Elle nous apportait un héros, sur une machine encore insuffisante : ◀d’▶où la gloire. La première traversée ◀de▶ l’Atlantique par un bombardier sans pilote, réussie vingt-cinq ans plus tard, apportait une démonstration spectaculaire du machinisme pur, opérant loin des hommes par une extension souveraine ◀de▶ leurs pouvoirs sur la matière et la Nature. Elle passa presque inaperçue. Qu’a-t-elle changé aux habitudes ◀de▶ vie des peuples et des individus ? Si peu que rien. On voit très bien que l’introduction ◀de▶ la charrue chez les Mayas eût modifié leur civilisation, peut-être empêché leur exode au Yucatan, et révolutionné tout leur régime social. Mais on ne voit pas que nos conquêtes techniques aient bouleversé aussi radicalement notre habitat, nos mœurs, et la continuité ◀de▶ nos caractères nationaux.
La question qui se pose est alors ◀de▶ savoir si l’Occident qui pense n’a pas pris l’habitude, depuis une cinquantaine ◀d’▶années, ◀d’▶exagérer sans mesure ni vérifications l’importance et le danger ◀de▶ la technique, et ses effets sur la personne humaine. Ces diatribes cent fois répétées contre la « mise en esclavage ◀de▶ l’homme par la machine » ne trahissent-elles pas plus ◀d’▶angoisse devant la liberté vertigineuse ◀de▶ l’homme que devant les limitations que la machine lui ferait subir ? Résultent-elles vraiment ◀d’▶observations précises sur les répercussions humaines ◀de▶ la technique ?
Long cri ◀d’▶angoisse devant le monde moderne livré aux lois inexorables des machines : tous les penseurs du siècle, avec une sombre ardeur, l’ont modulé l’un après l’autre après Tolstoï, et toutes les revues et toute la presse du monde entier l’ont amplifié, grâce aux machines dont elles disposent. On demande un supplément ◀d’▶âme, selon la métaphore indéfendable (mais facile à citer) ◀de▶ Bergson. On dénonce la dépersonnalisation ◀de▶ l’homme qui serait liée à la production en série. On prédit le règne des robots. On va jusqu’à l’excès — devenu courant — ◀d’▶opposer la bombe H à l’idée du progrès, voire à la recherche scientifique en général : c’est maudire l’électricité à cause de la chaise électrique, mais n’importe, la cause est noble et l’angoisse qu’on traduit, réelle et populaire.
Derrière cette campagne unanime, distinguons deux espèces ◀de▶ motifs allégués.
On proteste au nom de l’Esprit (spirit) ou tout simplement ◀de▶ l’esprit (mind), contre les forces impersonnelles qui nient l’homme et sa dignité, et qui menacent ◀de▶ stériliser ses facultés les plus humaines : jugement, choix, goût ◀de▶ différer, fantaisie, besoin ◀d’▶imprévu, sérénité, loisir, maîtrise ◀de▶ soi, individualité et liberté…
On proteste au nom de la Nature, ◀de▶ ses rythmes majestueux, et du contact avec la terre, contre un monde qui devient artificiel et laid, uniforme et abstrait, haletant et minuté, coupé des cycles naturels et ◀de▶ la poésie des Géorgiques.
Ou bien encore on puise aux deux sources à la fois, réconciliant spiritualisme et naturisme dans une alliance imprévue, mais lyrique.
Avant ◀d’▶analyser les deux groupes ◀de▶ motifs, une remarque générale s’impose : quoique unanime parmi nos sages et leur public, cette réaction reste impuissante. Elle a parfois privé les savants ◀de▶ subventions, mais n’a pas retardé sérieusement l’essor des recherches techniques. « L’envahissement ◀de▶ nos vies par les machines » est freiné par le prix des appareils, non par la plainte des écrivains. Il y a beau temps que les ouvriers ont renoncé à briser les machines, et les bourgeois s’en sont toujours gardé. Et quant à ceux qui ont décidé ◀de▶ sortir du monde et ◀de▶ se remettre à tisser leurs vêtements, etc., il n’est rien sorti ◀de▶ durable ◀de▶ leurs petites communautés ◀de▶ retraites. Cependant, l’attitude ◀de▶ révolte impuissante contre le train du monde moderne, faute de changer ce monde, modifie ceux qui le jugent : elle augmente l’insécurité et le pessimisme des masses ; elle contribue ◀de▶ la sorte à entretenir cette « crise », qui est le thème préféré ◀de▶ nos meilleurs esprits.
Et pourtant, bien qu’elle reste impuissante, et bien qu’elle se contente en général ◀d’▶arguments pathétiques mais peu sûrs, cette angoisse devant l’ère des machines et ◀de▶ la Bombe n’en est pas moins révélatrice ◀de▶ notre condition occidentale. Il s’agit, une fois de plus, ◀de▶ savoir si elle signale une impasse ou une crise ◀de▶ croissance, l’échec ◀de▶ l’Aventure ou un risque nouveau.
Préhistoire
La préhistoire ◀de▶ la technique va des débuts ◀de▶ l’humanité à la fin du xviiie siècle. L’histoire ◀de▶ la technique comme entité distincte ne commence guère qu’avec le siècle des machines, ◀de▶ la chimie et ◀de▶ l’électricité, pour s’épanouir au siècle ◀de▶ l’électronique et ◀de▶ l’énergie nucléaire et solaire.
Jusqu’alors et à cet égard, c’est à peine si l’Orient se distingue ◀de▶ l’Occident. Les jonques chinoises sont supérieures aux caravelles ◀de▶ Colomb. L’architecture hindoue ne le cède pas à la nôtre. Les industries artisanales du textile, du papier et ◀de▶ l’imprimerie, d’abord en retard chez nous jusqu’à la Renaissance, ne dépassent guère celles ◀de▶ l’Asie jusqu’à l’invention des machines. Vers 1800, tout va changer très brusquement.
Mais remontons au paléolithique. Pourquoi l’homme fabrique-t-il des outils ? Autant ◀de▶ réponses que ◀de▶ conceptions ◀de▶ l’homme. Les uns décrivent l’homo faber comme répondant au défi ◀de▶ la Nature : il se défend à l’aide ◀d’▶objets plus durs prolongeant l’action ◀de▶ ses mains et les décisions ◀de▶ sa pensée. D’autres prétendent que l’homme n’était poussé que par l’envie ◀d’▶améliorer son sort ou ◀d’▶amasser plus ◀de▶ nourriture et ◀de▶ richesses : cette théorie « économique » ou utilitaire suppose un type ◀d’▶homme peu connu ou ignoré jusqu’au xixe siècle : le type ◀d’▶homme qui précisément rédigea nos manuels scolaires, et qui n’a jamais rien inventé32. Finalement, ◀de▶ Nietzsche à Spengler, en passant par Scheler et Schubert, on nous a représenté une espèce ◀d’▶homme ◀de▶ proie qui se jette sur la Nature pour la soumettre à sa « volonté ◀de▶ puissance ». On invoque Prométhée, mais c’est la seule figure qui permette ◀d’▶illustrer cette théorie tragique, reflétant le goût du temps plus que la réalité. L’homme primitif — qui vit encore en chacun ◀de▶ nous — a-t-il vraiment rêvé ◀de▶ dominer la Nature ? Il est baigné par elle et il y participe. Comment pourrait-elle menacer « le libre développement ◀de▶ sa personnalité » ? Certes, elle l’obligera à peiner très durement dans nos climats occidentaux, pour se nourrir, se protéger du froid, des inondations, des sécheresses. Elle le tue, mais c’est ◀d’▶elle qu’il vit. Tout cela est accepté comme allant ◀de▶ soi, comme « naturel » précisément. Quand l’esprit ◀de▶ l’homme entre en jeu, ce n’est pas pour attaquer cette Nature animée ◀d’▶intentions qui sont loin ◀d’▶être toutes malveillantes : c’est pour négocier avec elle, pour traiter avec ses démons. Traiter avec le dieu du feu — qui apparaît sur deux points ◀de▶ la planète au Caucase et en Chine, semble-t-il — c’est d’abord communier avec lui pour l’apaiser et le concilier : on lui offre un quartier ◀de▶ la même viande dont on mange. (◀D’▶où « l’invention » ◀de▶ la cuisson des aliments ?) Dès lors, il est lié, pour avoir partagé un même repas rituel avec les hommes. Bien plus qu’une « volonté ◀de▶ puissance » qui serait une relation ◀de▶ force à sens unique, inimaginable à ce stade, sentons là le besoin ◀de▶ jouer, mais au sens fort du mot, qui est un sens religieux. La civilisation apparaît en même temps que les outils, les armes et les pots, les vêtements et les maisons, toutes choses un peu plus fortes ou plus solides que l’homme, et qui le mettent en mesure ◀de▶ jouer sa partie en compensant les faiblesses qui le distinguent. Mais l’utilité ◀de▶ ces objets n’épuise nullement l’intention qui les crée, et même, le plus souvent, n’en rend pas compte : tout est magie à l’origine, tout est dialogue avec les forces naturelles qu’il faut séduire tout en leur obéissant. ◀D’▶où « l’inadaptation » que notre esprit rationnel croit découvrir dans ce qu’il prend par erreur pour « technique » chez les peuples anciens. L’histoire des inventions n’est pas celle ◀de▶ besoins qui auraient existé avant elles. Sa logique n’est pas celle ◀de▶ l’utile, mais du jeu33. Or qui dit jeu dit règles fixes. Ce qu’il s’agit ◀de▶ maintenir avec un soin jaloux, c’est le système des conventions sacrées entre l’homme et les forces naturelles. Ce n’est donc pas des lois ◀de▶ la Nature qu’on a peur, mais au contraire de l’imprévu des phénomènes. Loin ◀d’▶essayer ◀de▶ se libérer ◀de▶ ces lois, on espère bien que les saisons, le soleil et la pluie, les puissances fécondantes, vont continuer à « jouer le jeu » selon les règles. Ainsi l’humanité dans ses rites religieux « joue » l’ordre naturel pour qu’il se perpétue. Les notions ◀de▶ magie, ◀de▶ mythe, ◀de▶ liturgie, l’idéal alchimique et le panthéisme actif ◀de▶ la Renaissance, ◀d’▶une manière générale les motifs religieux, apparaissent beaucoup plus féconds que les motifs ◀d’▶utilité ou ◀de▶ puissance pour expliquer le pourquoi et le but réel ◀de▶ l’énorme majorité des inventions, jusqu’à notre ère. L’homme crée des outils parce qu’il joue avec les démons cachés dans le feu ou la pierre, dans l’eau courante ou l’animal, et plus tard dans ses songes ou ses rêves éveillés. C’est du rêve ◀de▶ voler qu’est né l’avion ; et du rêve ◀de▶ partir au hasard sur les routes qu’est née l’auto. Voir l’autobiographie ◀de▶ Henry Ford. On sait que ce rêveur incurable, bricoleur sans culture ni génie, cherchait à construire une « locomotive routière » qui ne fût pas astreinte à suivre la loi rigide des voies ferrées et ses horaires, mais pût aller à l’aventure : rêve typique ◀de▶ l’adolescence. Il le réalisa en 1893, quelques années après l’Allemand Otto, inventeur du moteur à explosion interne. On n’ignore pas d’ailleurs que des douzaines ◀d’▶inventeurs — en France surtout — avaient construit des autos bien avant Ford. Son invention, ou sa ré-invention, n’en reste pas moins exemplaire.
L’histoire des inventions non faites, ou non « utilisées » à notre idée, conduirait aux mêmes conclusions. Pourquoi les Mayas ne labouraient-ils pas leurs terres ? Pourquoi les Aztèques n’utilisèrent-ils la roue que pour faire des jouets ? Et pourquoi l’or fut-il pur ornement chez tant de peuples ? À cause de leur magie, ◀de▶ leurs rêves différents, et des règles particulières ◀de▶ leur jeu avec la Nature.
Jusqu’ici, la Nature demeure l’Objet ◀de▶ l’homme, son vis-à-vis et son miroir. Il ne sait pas encore qu’il n’y voit que ses songes, et que les âmes des choses sont les reflets ◀de▶ son âme. Plongé dans la Nature, il la sent la plus forte ; et parce qu’il y projette les angoisses ◀de▶ son cœur, il finira par voir en elle le Mal lui-même. Suivons ce procès.
Lorsque l’ensemble des rites, des croyances codifiées, des instruments ◀d’▶une civilisation naissante permettent à l’homme ◀de▶ mettre une sorte ◀de▶ distance entre la Nature et sa vie — cette distance est le « milieu » dans lequel il existe —, l’esprit conçoit un Bien distinct ◀de▶ la Nature, et qu’elle seule semble rendre inaccessible. Il conçoit la vertu et la santé parfaites, la puissance, l’abondance assurée, la liberté ◀de▶ circuler au loin, ou au contraire celle ◀de▶ s’enraciner en dépit des changements naturels, la faculté ◀de▶ réaliser ses rêves, ◀de▶ voler, ◀d’▶échapper aux saisons (le Paradis conçu comme Printemps perpétuel), ◀de▶ dominer son corps, ◀de▶ ne pas mourir… Ce qui s’oppose et résiste à ce Bien, ce sont alors les servitudes ◀de▶ la Nature, la nécessité animale ◀de▶ tuer pour survivre, la maladie, les instincts tyranniques, la mort. Bientôt, les plus spirituels d’entre les hommes concevront Dieu comme semblable à leur Bien : il sera bon, juste, parfait et immortel, sa toute-puissance n’étant mise en échec que par le principe démoniaque, assimilé dès lors à la Nature. Le Dieu du Bien ne peut être auteur du Mal. La Nature est donc l’œuvre ◀d’▶un Autre. On a reconnu cette attitude manichéenne qui accompagne régulièrement l’ascension des religions du Dieu bon, et qui leur oppose en sourdine un « spiritualisme épuré », c’est-à-dire en fait un dualisme. Car l’homme est conçu désormais comme une âme enfermée dans un corps. Il ne sera jamais libre et vraiment bon que s’il parvient à s’évader ◀de▶ la chair, ◀de▶ la matière et ◀de▶ la vie naturelle, règne et création du Démiurge. ◀D’▶où l’ascétisme, le monachisme, l’angélisme, qui méprisant matière, chair et Nature, ne peuvent conduire qu’à la condamnation et à l’abandon ◀de▶ toute espèce ◀d’▶effort technique.
Devant cette même Nature désormais réprouvée par l’hostilité des plus « purs », les hommes moins spirituels pourront se donner licence ◀d’▶exercer leurs arts et leurs ruses. Ils se serviront ◀d’▶elle comme ◀d’▶un objet sans âme, dont il faut découvrir le mode ◀d’▶emploi. Cette seconde attitude, contrecoup ◀de▶ la première, servira la technique moderne, en ôtant beaucoup de scrupules à ses agents et usagers.
Histoire
Redescendons maintenant au présent ◀de▶ notre siècle. Toute magie expulsée ◀de▶ la Nature, la technique est en train de la domestiquer pour la première fois dans l’histoire. Déjà, l’homme dispose des moyens ◀de▶ maîtriser plusieurs des aspects ◀de▶ « l’inhumanité » ◀de▶ la Nature. Il peut virtuellement dominer la famine (machines agricoles, engrais, aliments synthétiques, chlorella, photosynthèses) ; la température (chauffage, réfrigération, climatisation, vêtement rationnel) ; la sécheresse (irrigation des déserts, pluie artificielle) ; les épidémies et un très grand nombre ◀de▶ maladies (antibiotiques, vaccinations, asepsie, hygiène préventive, psychothérapie) ; la distance et les délais temporels (transports rapides, télécommunications). L’homme n’est pas encore, il s’en faut, au terme ◀de▶ cette entreprise, mais il a déjà le droit ◀de▶ le rêver accessible. (Les inondations, les typhons, les tremblements ◀de▶ terre restent libres ; mais les plus grands fauves, la vermine et beaucoup ◀d’▶insectes sont vaincus.)
D’autre part, nous nous découvrons les tout premiers contemporains ◀de▶ la machine. Inventée par le siècle dernier, elle n’a pas affecté notablement la vie quotidienne du grand nombre jusqu’à la Première Guerre mondiale. Une proportion infime ◀de▶ nos populations eut l’occasion, durant ce laps ◀de▶ temps, ◀d’▶emprunter le chemin de fer, par exemple, et tous les trains ◀de▶ 1830 à 1900 ont sans doute transporté moins ◀de▶ voyageurs que ne le font nos avions en une année. L’auto, le tank, l’avion et le métro, les machines agricoles et ménagères, l’électricité domestique, le téléphone et la radio, n’ont fait leur entrée dans nos vies que pendant le premier tiers ◀de▶ ce siècle.
Tels sont bien les faits, dans l’ensemble. Mais il serait faux ◀de▶ penser que les peuples ◀d’▶Occident aient jamais cherché et voulu ce qu’ils reçoivent aujourd’hui comme leur dû. Que veulent en général les hommes occidentaux ? La santé, un meilleur salaire, une meilleure protection contre l’imprévisible, voir du pays, cultiver librement tel petit délire personnel… (Et non pas « dominer la Nature ! ») À la rencontre ◀de▶ ces vœux modestes, voici les dons inouïs ◀de▶ la technique. Et certains comblent nos désirs secrets, mais beaucoup ne répondent à rien : la technique qui les donne doit les faire accepter et créer leur besoin dans la masse. Sur la base ◀de▶ ces jouets pour grandes personnes34, l’économie sérieuse et scientifique échafaude par la suite le système ◀de▶ ses « lois ». Elle prétend « satisfaire » des besoins que personne n’éprouvait du tout. On n’a pas inventé l’auto parce que l’homme en avait besoin, mais c’est l’inverse. Cependant l’existence ◀d’▶innombrables usines, marques, salons, dividendes et records, donne une telle consistance à l’industrie ◀de▶ l’auto qu’on oublie qu’elle est née ◀d’▶un fantasme (au sens précis ◀de▶ la psychanalyse).
◀D’▶où vient donc la technique, si ce n’est pas ◀de▶ nos besoins matériels et utilitaires, qui n’entrent en jeu qu’après coup ? Le problème revient à savoir comment et pourquoi la technique a pris un brusque essor à tel moment donné ◀de▶ l’Aventure occidentale.
Il serait vain ◀de▶ chercher le pourquoi ◀de▶ la passion ◀d’▶inventer, qui est ◀d’▶ordre poétique (au sens premier du terme) et qui est ◀de▶ l’homme en général. Mais quelque chose ◀d’▶unique s’est produit en Europe aux débuts ◀de▶ notre ère technique : la rencontre ◀de▶ la science, enfin constituée sur des bases autonomes et précises, et du rêve alchimique chassé par la chimie du domaine ◀de▶ la recherche pure, et se tournant alors vers les applications. Et cela, dans un climat social et politique devenu très favorable aux entreprises brutales ◀de▶ ceux que l’on baptise « capitaines ◀d’▶industrie » et qui s’inspirent et s’autorisent des précédents ◀de▶ la Révolution et ◀de▶ l’Empire. Trois forces, donc, dont deux sont créatrices, et la troisième instrumentale.
Pour la science, la chose va de soi : mathématiques, physique, chimie sont à l’origine immédiate des inventions majeures ◀de▶ la technique. Mais elles n’y conduisent pas organiquement. Pour passer ◀de▶ la volonté ◀de▶ connaissance désintéressée à l’idée ◀d’▶appliquer certains ◀de▶ ses résultats, il fallait d’autres hommes que les meilleurs savants, et surtout une autre visée que celle qui orientait leurs travaux. Nous savons aujourd’hui que le rêve des alchimistes n’était pas ◀de▶ faire ◀de▶ l’or pour s’enrichir, mais bien ◀d’▶opérer le grand œuvre ◀d’▶une transfiguration ◀de▶ la matière par l’homme, lui-même démiurge délégué par Dieu35.
La filiation des alchimistes aux chimistes paraît moins importante, du point de vue ◀de▶ la technique, que celle des alchimistes aux piétistes allemands, et ◀de▶ ces derniers aux fondateurs ◀de▶ nombreuses industries modernes. Léonard Euler, piétiste ◀de▶ Bâle, ne fut pas seulement le plus grand mathématicien ◀de▶ son siècle, mais l’inventeur ◀de▶ la turbine.
Volonté ◀de▶ connaissance contemplative, volonté ◀de▶ connaissance transformante (par la transmutation ◀de▶ la matière et des âmes) : ces deux sources ◀de▶ l’essor technique confluent dans le grand mythe ◀de▶ l’ère moderne : le Faust de Goethe est d’abord alchimiste, mais il termine son aventure humaine (conditionnée par les trois dominantes du savoir pur, ◀de▶ la puissance et du salut) dans le rôle ◀d’▶un ingénieur créant un pays neuf36.
Que l’avidité naturelle, la soif du gain sous sa forme moderne que l’on devait dénommer capitalisme, se soit emparée ◀de▶ ces données, le contraire eût été surprenant. Mais le capitalisme n’a rien créé : il a financé le « Progrès », sans bénéfice pour ses auteurs et au détriment de ses ouvriers. C’est ainsi que les applications ◀de▶ la science à la vie sociale, favorisées par une mystique qui tendait au salut conjoint du cosmos et ◀de▶ l’âme humaine, brusquement changent ◀de▶ signe et tournent au fléau en créant le prolétariat, lorsque l’ambition déchaînée des Napoléons ◀de▶ l’industrie s’en empare sans plus de scrupules.
Le profond paradoxe ◀de▶ l’ère technique naît du fait que ses dons n’étaient pas attendus. Prise ◀de▶ court par un phénomène qui l’étonnait merveilleusement, et dont elle ne pouvait mesurer l’ampleur prochaine, la société occidentale du xixe siècle s’est doublement trompée sur les fins ◀de▶ la technique et la manière ◀de▶ s’en servir. Elle n’a pas su prévoir l’effroyable rançon qu’elle aurait à payer fatalement pour le développement anarchique du machinisme : l’appât ◀de▶ bénéfices énormes et rapides, et la tentation ◀de▶ la puissance (non sur la Nature mais sur l’homme) l’ont aveuglée quant aux moyens. Et quant aux fins : la technique devait contribuer à libérer l’homme du travail, c’est-à-dire ◀de▶ la peine requise par les besoins ◀de▶ sa subsistance ; elle tendait à le libérer pour d’autres tâches, non pas à augmenter sa peine à seule fin ◀d’▶augmenter ses besoins naturels et ◀de▶ leur en ajouter ◀d’▶artificiels.
Ce manque ◀de▶ prévision, ce faux départ, ont été lourdement payés — et le sont encore — par le prolétariat industriel, qui a subi tous les « frais humains » ◀de▶ l’opération dès ses débuts37. Pour ceux qui en ont tiré bénéfice matériel, ils l’ont payé ◀d’▶un prix moins visible et tangible car on ne mesure pas les valeurs spirituelles, ni ce que l’homme perd en les tuant en lui.
Historiquement, le paradoxe éclate si l’on compare les réalités et les états ◀d’▶esprit correspondants, au xixe siècle et au xxe siècle.
Au xixe siècle, l’essor technique crée dans le peuple une misère inhumaine, mais dans la grande majorité des élites bourgeoises un optimisme débordant. Au xxe siècle, c’est l’inverse : les masses ont accepté le progrès technique et en font un article ◀de▶ foi, tandis que les élites le considèrent avec un croissant pessimisme. Ce décalage est significatif.
En 1835, Andrew Ure, dans sa Philosophy of Manufactures, célèbre les usines « qui surpassent en nombre, en valeur, en utilité et en noblesse architecturale les célèbres monuments des despotismes asiatique, égyptien et romain ». Mais dès 1846, Michelet annonce la réaction pessimiste : « Quelle humiliation ◀de▶ voir, en face de la machine, l’homme tombé si bas ! Le cœur se serre quand on parcourt ces maisons fées où le fer et le cuivre, éblouissants, polis, semblent aller ◀d’▶eux-mêmes, ont l’air ◀de▶ penser, ◀de▶ vouloir, tandis que l’homme, faible et pâle, est l’humble serviteur ◀de▶ ces géants ◀d’▶acier… J’admirais tristement ; il m’était impossible ◀de▶ ne pas voir en même temps ces pitoyables visages ◀d’▶hommes, ces jeunes filles fanées, ces enfants tordus et bouffis. » La bourgeoisie européenne ignorait cela, au xixe siècle, comme sous Hitler elle ignora les camps. Pourtant, le nombre des prolétaires qui ont crevé ◀de▶ misère autour de leurs usines pendant tout le siècle dernier, dépasse sans doute celui des tués des camps nazis, sinon celui des morts ◀de▶ Kolyma et autres lieux ◀de▶ rééducation.
Au xxe siècle, la situation s’est retournée. Les ouvriers américains et scandinaves ont à domicile les produits ◀de▶ leur travail : autos, radios, frigidaires et conserves ; et le cinéma au coin ◀de▶ la rue. Ils ont retrouvé la Nature, pendant le week-end ou les vacances payées. De plus, ils pensent que le « mouvement irrésistible ◀de▶ l’Histoire » leur est de plus en plus favorable. Cependant que les bourgeois cultivés, atteints avec cent ans ◀de▶ retard par la conscience des « crimes sociaux » ◀de▶ leur classe, influencés par la lecture ◀de▶ leurs meilleurs penseurs et ◀de▶ mille chroniqueurs, épouvantés enfin par la Bombe H, prennent du « progrès technique » une vue lugubre. Nous avons assisté, depuis cinquante ans, au développement ◀d’▶une attitude qui rappelle le manichéisme, encore que les valeurs se trouvent inversées : ce n’est plus la Nature qui représente le Mal, mais c’est l’œuvre ◀de▶ l’homme, l’implacable Technique, personnifiée et mythifiée, qui nous domine et nous « déshumanise ».
Cette projection du Mal sur la machine trahit un fléchissement ◀de▶ la vie spirituelle. C’est battre la table à laquelle on s’est heurté. Mais c’est aussi cacher ses doutes intimes derrière une opportune « fatalité ». Les machines sont plus fortes que nous, c’est entendu (le marteau est plus dur que la main, les murs ◀de▶ la maison plus résistants que nos corps). Mais si vous ne priez plus, ce n’est tout de même pas leur faute.
Retour à l’axe
Au contraire du bouddhisme et du manichéisme, l’orthodoxie chrétienne ne condamne pas le monde manifesté ◀de▶ la Nature. La doctrine ◀de▶ l’Incarnation, qui est son fondement toujours actuel, le lui interdirait à elle seule. La Nature doit être sauvée par le moyen ◀de▶ l’homme sauvé, ayant été soumise à la corruption non ◀de▶ son gré, mais à cause du péché38. Il s’ensuit que l’effort ◀de▶ l’homme pour la soumettre aux volontés humaines sera bon, s’il fait partie ◀de▶ l’effort divin dans l’homme, très mauvais s’il procède ◀de▶ notre orgueil. Le mal n’est pas dans les choses, mais dans l’homme. Il est lié à notre liberté. Il tient à notre condition, comme l’avers tient à l’envers. Il est dans notre esprit, n’existe pas ailleurs, et c’est en nous qu’il faut le combattre.
Comment imaginer, dès lors, que la technique, créée par l’homme, puisse acquérir une existence indépendante ? Son mal provient ◀de▶ notre faute, et son bien fait partie ◀de▶ l’effort vers le salut. Cessons donc ◀de▶ projeter le mal qui est en nous sur les choses, machines ou Nature, douées ◀d’▶intentions autonomes : cette démarche magique ne doit plus nous tromper.
Les penseurs ◀d’▶aujourd’hui qui adoptent cependant à l’égard du progrès technique la position néo-manichéenne, obéissent en cela à deux motivations qu’il importe ◀de▶ distinguer.
1° L’idée chrétienne que le mal est dans l’homme, et que la Nature est innocente, leur fait craindre que la technique augmente la capacité humaine ◀de▶ faire du mal plutôt que du bien, tout en séparant l’homme des rythmes naturels, considérés sous leur seul aspect régulateur. Pessimisme humain et optimisme naturaliste, l’un et l’autre unilatéraux.
2° L’idée du Mal est projetée à nouveau non plus sur la Nature mais bien sur la Technique personnifiée et sur ses produits, comme la Bombe, dès lors douée ◀d’▶une sorte ◀d’▶intrinsèque capacité ◀de▶ nuire à l’homme. Retour à la magie.
Cette double confusion me paraît rendre compte des erreurs les plus manifestes commises par les « antimodernes » que j’ai dits.
Erreur sur la Bombe. J’écrivais au lendemain ◀d’▶Hiroshima : « La Bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est l’homme. C’est lui qui a fait la Bombe et qui se prépare à l’employer. Le contrôle ◀de▶ la Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour la retenir ! C’est comme si tout ◀d’▶un coup on se jetait sur une chaise pour l’empêcher ◀d’▶aller casser les vases ◀de▶ Chine. Si on laisse la Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas ◀d’▶histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle ◀de▶ l’homme. » ( Lettres sur la bombe atomique .)
Erreur sur le téléphone. L’esclavage du téléphone est un des clichés ◀de▶ l’époque. Mais le téléphone, simple appareil, n’a jamais rien fait par lui-même, et c’est toujours quelqu’un qui vous appelle par le moyen ◀de▶ ce porte-voix. Si vous courez répondre, agacé par le bruit, c’est que vous vous attendez à quelque chose que vous ne désirez pas manquer. Vous n’êtes donc esclave que ◀de▶ vous-même.
Erreur sur la belle voiture. Cet homme, dit-on, est l’esclave ◀de▶ sa voiture. Voyez les soins dont il l’entoure ! Il voyage à cause ◀d’▶elle, il se ruine pour elle, un beau jour à cause ◀d’▶elle il se tuera ! Cependant, tel autre en fait autant pour la femme qu’il désire, ou pour une œuvre d’art, ou pour sa drogue. Tyrannie des passions, non ◀de▶ la technique en soi.
Erreur sur la standardisation du travail. On nous répète à droite autant qu’à gauche que le travail à la chaîne déshumanise, et que nous vivons dans le monde sans âme ◀de▶ l’uniformité et ◀de▶ la série. Il faut bien voir que cela concerne en fait les ouvriers « taylorisés » (moins nombreux aujourd’hui que les prisonniers des camps dans les nations soumises au communisme). Voilà le sérieux ◀de▶ la chose ; il ne consiste pas dans le sentiment ◀de▶ faire partie ◀d’▶un « monde sans âme », mais dans le fait que des hommes ne sont plus que les « compléments vivants ◀d’▶un mécanisme mort ». Or, ce n’est pas ce mécanisme mort qui peut en être responsable. Ce n’est pas la machine qui rend un homme esclave : ce sont certains comportements que d’autres hommes imposent à l’ouvrier, moins pour lui rendre aisé le maniement ◀de▶ sa machine que pour mieux l’adapter au rythme ◀de▶ celle-ci, en vue ◀d’▶un rendement calculé. C’est alors du rendement que l’homme est esclave, quel que soit le régime qui l’exige, capitaliste ou communiste. Taylor a conçu l’ouvrier comme une machine humaine entièrement calculable. C’est son système, non la machine, qui asservit l’homme. Mais Taylor a créé ce système selon les conceptions matérialistes ◀de▶ l’homme issues du siècle des Lumières. Incriminez ces conceptions, non la technique.
Erreur sur les inventions. « L’homme volant » ◀de▶ Vinci devait semer ◀de▶ la neige sur les villes accablées par l’été : l’avion bombarde nos cités. Les découvertes géniales ◀d’▶Einstein aboutissent à la Bombe atomique. Malédiction sur l’invention ! Mais que veut-on dire ? Imagine-t-on quelque invention qui ne pourrait être utilisée que pour le bien ? Je dis que ce serait une invention du diable : elle priverait l’homme ◀de▶ sa liberté, voulue par Dieu.
Le vrai problème
La grande plainte du xxe siècle contre la technique eût été justifiée, cent ans plus tôt ; contre l’usine ignoble et insalubre l’ouvrier pouvait dire par la bouche ◀d’▶un poète ◀de▶ l’époque :
Et nous mourons les yeux tournés vers les campagnes39.
Aujourd’hui, le progrès ◀de▶ la technique rend la campagne aux citadins, ouvriers et bourgeois mêlés. La technique a plus fait pour rapprocher les hommes ◀de▶ la nature que les théories naturistes maudissant la technique. La jeunesse campeuse ◀d’▶aujourd’hui vit aussi nue que les Polynésiens ◀de▶ Gauguin. C’est le Moyen Âge qui était loin de la Nature : il la craignait40. L’âge classique la jugeait malséante. Le romantisme la contemplait avec âme, mais ne s’y baignait pas physiquement. Le goût ◀de▶ s’étaler au soleil sur les plages est contemporain ◀de▶ l’auto.
La technique naissante a créé le prolétariat industriel, mais c’est elle seule qui peut le sauver ◀de▶ sa condition et du décor hideux ◀de▶ son existence. Ce n’est pas la scolastique qui a supprimé l’institution ◀de▶ l’esclavage en Europe, mais l’amélioration des techniques agricoles (celle en particulier ◀de▶ l’attelage des chevaux au moyen ◀d’▶un licol rigide). Ce ne sont pas nos protestations contre le travail à la chaîne qui libéreront le prolétariat, mais le remplacement des travailleurs serviles par des robots.
L’usine sans ouvriers, réalité prochaine, sera la solution du problème ◀de▶ « l’ouvrier esclave ◀de▶ la machine ».
Mais les faux problèmes écartés — et la classe ouvrière libérée, non par les communistes mais bien par la technique — deux grands problèmes des plus réels vont se poser à l’humanité ◀de▶ l’Occident. Un danger : la technocratie. Une promesse effarante : le loisir.
La technocratie. L’homme qui cesse ◀de▶ sentir et ◀de▶ vouloir les buts derniers ◀de▶ son existence se met fatalement à parler des « exigences ◀de▶ la technique ». C’est alors seulement que la technique devient un danger véritable ; non pas elle, il est vrai, mais l’homme qui parle ainsi. Ernst Jünger a bien vu que la technique tend alors vers une morale nihiliste, sa maxime étant celle ◀d’▶une action « sans pourquoi ni vers quoi », sans cause ni but. On retrouve ici l’obsession du mouvement pour le mouvement même, qui définit la politique des jacobins et des totalitaires ◀de▶ toute couleur. Il s’agit pratiquement ◀de▶ se maintenir au pouvoir, ou ◀de▶ contrôler le marché, sans plus se laisser guider par la finalité incertaine et suspecte des souhaits humains. Ce vertige ◀de▶ l’action naît ◀d’▶une fatigue mentale ; et cet oubli des buts derniers n’est qu’un immense lapsus révélateur : il trahit une angoisse devant les perspectives vertigineuses du loisir, qui poseraient ◀d’▶une manière immédiate et concrète la grande question des fins ◀de▶ l’existence ici-bas.
Répudiant le grand rêve des alchimistes, on réduit la technique aux seuls motifs prochains du profit, du confort et ◀de▶ la force militaire. Privée ◀d’▶objectifs à long terme, elle ne peut plus relever que ◀de▶ la morale courante, ◀de▶ ses règles abstraites ou coutumières. Mais la morale individuelle reste sans prises sur un phénomène qui évolue au niveau des mythes collectifs : le profit dépend toujours plus ◀de▶ l’économie nationale ; le confort, ◀de▶ la statistique (niveau de vie moyen ◀d’▶une nation) ; et les « nécessités ◀de▶ la défense nationale » déterminent la science même, source des inventions. La seule morale assez puissante, désormais, pour régler le phénomène technique, sera donc la morale sociale, définie par les grands États.
L’oubli des buts derniers ◀de▶ l’aventure humaine conduit alors à la Technocratie, qui est le gouvernement des moyens sur les fins. (Les « exigences ◀de▶ la technique », constamment invoquées, tranchent en dernier ressort.) Et la morale, déterminée par les États, conduit aux dictatures totalitaires. (On remplace Dieu par Société, et l’État seul représentant la Société, il n’est plus ◀de▶ recours contre ses décisions.)
L’évolution vers des sociétés closes nous semble ◀d’▶autant plus fatale qu’elle se passe sous nos yeux, depuis près ◀d’▶un demi-siècle. On vient de voir comment la technique y contribue, non certes par elle-même, mais bien par un certain usage que l’homme en fait. ◀D’▶où l’idée, répandue dans les élites, qu’un peu plus ◀de▶ technique ne peut produire qu’un peu plus ◀d’▶étatisme et ◀d’▶autant moins ◀de▶ liberté. Et, ◀de▶ fait, on ne peut pas arrêter l’étatisme, mais on peut pousser la technique jusqu’à des succès décisifs, créant une nouvelle situation. Si demain la technique paye les masses en loisirs, plus largement qu’elle n’a jamais payé ses actionnaires en dividendes, le technocrate ne cessera pas ◀d’▶être le maître des moyens, mais son prestige s’évanouira dans la mesure même où les loisirs et leur contenu deviendront le problème vital et passionnant. Alors le « sérieux » changera ◀de▶ camp. Celui dont le rôle sera ◀d’▶administrer l’immense usine sans ouvriers régnera souverainement sur l’absence. Mais les fameuses nécessités techniques ne concerneront plus que lui. Qu’aura-t-il à offrir aux humains libérés pour d’autres rêves et d’autres jeux, c’est-à-dire pour des formes nouvelles ◀de▶ travail et ◀de▶ création ?
La tâche présente me paraît donc bien moins ◀de▶ mettre un frein moral au cours de la technique, que ◀de▶ l’accélérer puissamment, jusqu’au point où plus rien ◀d’▶avouable ne pourra plus nous empêcher ◀de▶ réaliser enfin ses bénéfices humains.
Les loisirs. Cette guérison du mal technique par la technique elle-même est-elle une utopie ? Voyons d’abord dans quelle mesure elle est déjà réalisée.
Le niveau de vie moyen en Europe est passé ◀de▶ 1 à 15, nous dit-on, ◀de▶ 1800 à 1950. (On précise qu’il est dix fois plus élevé en 1954 qu’en 1880.) Ces chiffres, je l’avoue, me laissent mal convaincu : la notion même ◀d’▶un « niveau de vie moyen » n’est pas bien claire, et le devient encore moins quand on la multiplie. (Que signifie le mot vivre si l’on dit que nous vivons dix ou quinze fois mieux que nos ancêtres ?) Mais voici qui présente un sens très net : ◀de▶ 1890 à 1954, la semaine ◀de▶ travail dans le textile est passée ◀de▶ 65 heures à 40 heures, et l’année ◀de▶ travail pour les cheminots ◀de▶ 3900 heures à 2000 heures, tandis que la production ne cessait ◀d’▶augmenter.
Le loisir apparaît ainsi comme le sous-produit ◀de▶ la technique, dont le but principal est encore ◀de▶ fournir plus ◀d’▶objets et plus ◀de▶ bénéfices. Pourtant, ce « sous-produit » n’était-il pas d’abord l’une des arrière-pensées ◀de▶ l’invention technique ? En devenant toujours plus abondant, ne va-t-il pas apparaître un jour prochain comme le vrai but ◀de▶ l’entreprise ? Ceci suppose, évidemment, qu’un certain point ◀de▶ saturation des besoins naturels soit atteint. La technique a multiplié les hommes dont elle augmentait les besoins. Il peut sembler que plus on la développe, plus s’éloigne l’espoir ◀de▶ satisfaire ces besoins qu’elle pousse en avant. L’âne pourra-t-il jamais rejoindre la carotte après laquelle il court depuis un siècle et demi ?
On vient de voir qu’en réalité la distance entre les moyens ◀de▶ la technique et l’un ◀de▶ ses buts possibles, le loisir, a diminué ◀d’▶un tiers pendant ce laps ◀de▶ temps. Un deuxième but qui est ◀d’▶assurer la subsistance ◀d’▶une humanité qui s’augmente ◀de▶ 70 000 âmes par jour, a paru s’éloigner à mesure que l’Occident prenait une conscience plus exacte du sort des grandes masses asiatiques, à la fois sous-alimentées et en croissance incontrôlable. Mais le seul fait ◀de▶ cette prise de conscience fixe enfin l’un des objectifs proprement humains ◀de▶ la technique. Ce sont maintenant les moyens à trouver qui devront s’adapter à cette fin reconnue, non l’inverse comme auparavant.
Ces moyens à trouver, nous en tenons les principes : énergie nucléaire, chlorella, photosynthèse, plans à l’échelle mondiale. D’ici vingt ou trente ans, selon nos meilleurs experts, il suffira ◀d’▶un tiers ◀de▶ la population — fortement accrue — ◀de▶ la planète, travaillant quatre heures par semaine, pour que tous nos besoins « matériels » soient satisfaits (et bien mieux qu’aujourd’hui) : alimentation et transports, habitation, hygiène, et distractions. Je vois bien l’aspect théorique ◀de▶ ces calculs ; qu’ils supposent une distribution socialisée des biens produits en abondance à très bas prix ; que la mise en valeur ◀de▶ l’Afrique, ◀de▶ l’Asie, des régions polaires offrira ◀de▶ nouvelles « occasions ◀de▶ travail » ; et qu’enfin la guerre atomique peut tout compromettre dans l’œuf. Mais l’œuf est là, portant son germe et notre avenir, cet avenir qu’il nous faut accepter ◀de▶ dévisager hardiment.
Le sérieux ◀de▶ la vie
On dit : que feront les masses si vraiment la technique les libère subitement à ce degré-là ? Je n’en sais rien. Savait-on beaucoup mieux, aux environs ◀de▶ 1830, ce qu’allait produire la technique ? Il s’agit cette fois-ci ◀de▶ mieux voir les problèmes au lieu de les refouler parce qu’ils donnent le vertige.
Nous sommes au seuil des temps où la culture va devenir le sérieux ◀de▶ la vie. (Elle l’a toujours été, mais cela se verra). Jusqu’ici, c’était le travail qui occupait l’essentiel ◀de▶ nos jours, et dont dépendait notre sort : salaire, nourriture et logement. Si la technique, demain — comme elle le peut — permet à la société ◀d’▶assurer à très bas prix ces conditions élémentaires, le « temps vide » du loisir41 deviendra le vrai temps ◀de▶ nos existences quotidiennes. La question « Que faire ◀de▶ ma vie ? » ne sera plus réprimée par cette réponse, plusieurs fois millénaire : « La gagner ! » Elle sera subitement mise à nu.
Je n’entends pas peindre ici quelque utopie qui pourrait amuser nos descendants. Tout peut changer radicalement et d’ici peu, bien moins par suite de facteurs matériels que j’aurais oubliés, ou ne saurais prévoir, qu’en vertu de nos libres décisions. (Ce n’est pas l’invention ◀de▶ la roue qui compte en soi, mais bien l’usage qu’un peuple a décidé ◀d’▶en faire : chars et wagons en Occident, jouets et ornements chez les Aztèques.) Ce qui est certain, c’est que le progrès technique va faire un saut sans précédent, créant une situation où nos vrais vœux, nos vraies orientations, nos vraies options se manifesteront ◀d’▶une manière transparente et seront suivis ◀d’▶effets presque immédiats. Ce sont ces vœux et ces orientations que l’on peut essayer ◀d’▶induire ◀de▶ notre état d’esprit actuel.
Libéré du labeur matériel, l’Occidental se tourne immédiatement vers les voyages, le sport, les jeux et l’érotisme.
L’expérience des vacances payées nous l’a fait voir à une échelle réduite, mais dans un temps trop court pour qu’on distingue la suite. Une expérience un peu plus longue nous est donnée par les populations du cercle arctique (Suède et Norvège), condamnées au loisir pendant six mois ◀d’▶hiver : elles se tournent vers la culture. Or il se trouve précisément que l’Occident a décuplé ou centuplé pendant ce siècle les instruments et moyens ◀de▶ culture. On y publie plus ◀de▶ livres que jamais et à vil prix : les bibliothèques et les foyers ◀de▶ culture locaux se généralisent ; toute la peinture mondiale peut venir sur nos murs sous forme de reproductions « à s’y méprendre » ; toute la musique nous vient à domicile par la radio et par le disque ; des conférences, causeries et discussions publiques se tiennent par dizaines ◀de▶ milliers dans nos pays démocratiques ; et l’instruction publique est heureusement doublée par des centaines ◀d’▶ouvrages ◀de▶ vulgarisation qui permettent aux Occidentaux, pour la première fois dans l’Histoire, ◀de▶ prendre une vue ◀d’▶ensemble ◀de▶ leur propre Aventure : sentiment ◀de▶ l’histoire, découverte du monde, sciences et techniques, politique, religions. C’est dire que nous multiplions déjà — comme en vue de lendemains qui auront le temps ◀de▶ chanter — les occasions ◀de▶ mieux comprendre nos vies comme aussi ◀de▶ mieux comprendre les chefs-d’œuvre… Quant à la qualité, ou créativité, ou nocivité relative ◀de▶ cette invasion ◀de▶ la culture, nul ne saurait en préjuger : je dis seulement que tout y mène pour le meilleur et pour le pire. C’est dire que tout nous mène vers une ère religieuse.
Car la culture n’est en fin de compte qu’un prisme diffracteur du sentiment religieux dans nos activités dites créatrices, des mathématiques pures à la poterie, et ◀de▶ la métaphysique à la sculpture des meubles. C’est ainsi que la technique, pratiquement, comme la science, nous ramènera demain aux options religieuses. Et je n’imagine pas ◀de▶ drogue assez puissante pour en détourner le genre humain42.
Je sais bien que la vie religieuse la plus intense a signifié longtemps ascèse et renoncement, en Occident comme en Orient. (En fait, elle est surtout — et devrait être — accession à la vérité, et peu importent les moyens.) On voit donc mal, à première vue, comment une ère technique conduirait aux religions. L’ascèse était, en fait, une résistance à la technique sous ses formes primitives, comme la mystique était un mouvement ◀de▶ dépassement (ou ◀de▶ retrait en deçà) du dogme formulé ; mais l’une et l’autre s’appuyaient sur l’objet ◀de▶ leur renoncement et en dépendaient étroitement. L’ascèse ◀de▶ demain pourra difficilement prendre la forme ◀d’▶un retour à la nature — au métier à tisser ◀de▶ Gandhi, par exemple —, puisque c’est la technique précisément qui nous permet ce retour en créant du loisir. Et quant à la mystique, elle suppose avant tout la connaissance précise du dogme. Le « mystique à l’état sauvage » — selon l’expression que Claudel appliquait au cas ◀de▶ Rimbaud — vit simplement sur les reflets épars du dogme et ◀de▶ la liturgie dans la culture dont il est imprégné. Voilà pourquoi la connaissance des dogmes et des options fondamentales ◀de▶ nos religions sera demain la première condition des hérésies et gnoses qui vont paraître : elles ne feraient autrement que répéter ◀de▶ l’ancien qui n’a pas disparu sans raison, ou ressusciter des doctrines dont le style créateur a fait son temps43. Et je ne dis pas qu’elles s’en priveront. Mais je vois aussi que la culture répand déjà, dans un public naguère totalement ignorant ◀de▶ ce genre ◀de▶ réalités, certaines curiosités qui ne s’arrêteront pas là. La télévision, la radio apportent le monde à domicile, et les spectacles solennels organisés par l’art ou par le sport préparent les masses et les individus à des liturgies imprévues. Les religions ◀de▶ « divertissement » au sens pascalien ◀de▶ ce terme — qui englobe ici les grandes parades totalitaires — en bénéficieront très certainement. Et l’on sait, d’autre part, que la passion pour l’occulte ne cesse ◀de▶ grandir dans nos villes, occupant rapidement le vide ◀de▶ l’âme créé par le matérialisme. ◀D’▶où le succès sans précédent des livres proposant des recettes ◀de▶ bonheur, ◀de▶ télépathie, ◀d’▶érotisme, ◀de▶ paix ◀de▶ l’âme ou ◀d’▶exaltation ; demain, des règles ◀de▶ yoga « scientifique », à l’occidentale.
Beaucoup ◀d’▶esprits légers s’imaginent l’homme comme une sorte ◀de▶ ballon qui ne demande qu’à « s’élever » dès qu’il est délivré des soucis quotidiens. La preuve qu’il n’en est rien, c’est que nos plus grands mystiques ont vécu dans les pires conditions matérielles. La technique ne peut rien pour l’Esprit, ni le défaut ◀de▶ confort n’a rien pu contre lui. Je dis seulement qu’elle peut nous jeter dans une époque où les questions religieuses deviendront plus sérieuses que ne le sont aujourd’hui les questions matérielles, les « lois » économiques, les remous ◀de▶ la politique, le cinéma, ou l’Art lui-même.
Quant à savoir si cela représentera un progrès ou un risque nouveau, voilà qui nous conduit à reconsidérer le sens et la nature finale du Progrès. Celui-ci n’est-il pas simplement l’augmentation du risque ◀de▶ l’homme en tant que personne, qui est le risque ◀de▶ la liberté ?