Aperçu historique des relations culturelles Europe-Russie (des débuts à la▶ guerre ◀de▶ 1914) (décembre 1955)ac ad
◀L’▶ancienne Russie (◀de▶ 862 à 1700)
Peut-on qualifier ◀de▶ « culturels » les premiers contacts ◀de▶ ◀la▶ Russie et ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Ils se produisent à partir du ix e siècle, quand ◀les▶ Slaves se voient simultanément conquis par des Scandinaves (◀les▶ Varègues13) qui leur imposent leur premier État, et civilisés par Byzance, qui ◀les▶ christianise lentement. Rurik, Oleg et Igor, princes semi-légendaires ◀de▶ Novgorod puis ◀de▶ Kiev, ne sont en fait pas plus slaves que Charlemagne, un peu avant, n’était gaulois.
◀Les▶ Scandinaves apportent une organisation politique étrangère au peuple ; Byzance, une culture et des formes religieuses hellénisées, plus ◀l’▶idéal ◀d’▶une Troisième Rome, idéal qui sera puissant jusqu’à nos jours, mais réservé à une élite (◀d’▶Église, ◀de▶ cour et ◀de▶ noblesse). Dès ◀le▶ début, ◀l’▶État superpose à ◀la▶ réalité du peuple — indifférent et passif — ses structures dictatoriales et centralisées, tandis que ◀le▶ tsar (césar) estime, comme ◀le▶ déclarera Ivan le Terrible, qu’il doit « non seulement tenir ◀les▶ rênes du pouvoir mais sauver ◀les▶ âmes ».
À cette culture byzantine fondamentale, ◀l’▶occupation mongole (1224-1320) ajoutera peu de choses : ◀le▶ costume, ◀les▶ mœurs fastueuses des chefs, quelques éléments folkloriques et musicaux… (Focillon parle à juste titre ◀d’▶un « orientalisme ◀de▶ pays froid ».)
Dès ◀le▶ xiii e siècle, cependant, ◀l’▶hostilité des Slaves envers ◀l’▶Europe paraît plus forte que leur résistance à ◀l’▶occupant asiatique : Alexandre Nevski, vassal des occupants tartares, mais vainqueur des chevaliers teutoniques, et préférant ◀la▶ domination des Khans à celle du pape ◀de▶ Rome, deviendra l’un des héros et des saints ◀les▶ plus populaires ◀de▶ ◀la▶ Russie.
Mais si ◀les▶ formes ◀les▶ plus hautes ◀de▶ ◀la▶ pensée et ◀de▶ ◀la▶ religion viennent de Byzance, elles ne se transposent guère qu’en ritualisme de plus en plus rigide et conservateur dans ◀le▶ peuple. (C’est ◀le▶ peuple qui s’opposera, avec ◀les▶ Vieux Croyants, et au nom du ritualisme antique, aux efforts « éclairés » et modernistes du patriarche Nikon, au xvii e siècle : phénomène à certains égards inverse ◀de▶ celui ◀de▶ ◀la▶ Réforme en Occident.)
◀La▶ rupture de plus en plus profonde entre ◀l’▶Église orthodoxe et Rome correspond à ◀l’▶absence à peu près complète ◀de▶ relations culturelles entre ◀la▶ Russie et ◀l’▶Europe jusqu’à ◀la▶ fin du xvii e siècle. Quelques échanges ◀d’▶ambassades (Jean de Plan Carpin), quelques mariages ◀de▶ princesses russes à des souverains occidentaux, français ou danois, et ◀les▶ tentatives ◀de▶ Luther pour s’entendre avec ◀les▶ orthodoxes : c’est à peu près ◀le▶ bilan des « échanges » non commerciaux jusqu’à Pierre le Grand.
◀La▶ Russie moderne (◀de▶ Pierre le Grand à Alexandre Ier)
Chacun connaît ◀l’▶aventure révolutionnaire que représenta pour ◀la▶ Russie ◀le▶ règne ◀de▶ Pierre le Grand. Il fut « le premier technocrate ◀de▶ ◀l’▶histoire, et il apparaît que ce qu’on appelle sa réforme ne fut autre chose que la première révolution, dans ◀le▶ plein sens du mot, que connut ◀l’▶Europe »14).
Pierre, âgé ◀de▶ vingt-cinq ans, voyage en Europe, s’engage comme charpentier à Saardam, en Hollande, travaille dans ◀les▶ constructions navales en Angleterre, est reçu à Riga, Königsberg et Vienne, puis plus tard en Espagne et à Paris, qui ◀le▶ saluera comme un grand souverain. Pour Daniel Defoe, qui écrit sur lui toute une étude, « il est ◀le▶ self-made-man modèle, un Robinson couronné, dont ◀l’▶île est un immense empire où il fait triompher ◀la▶ civilisation par des moyens ◀de▶ fortune et en faisant table rase du passé ». Il apprend ◀les▶ techniques ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀les▶ impose à ◀la▶ Russie : celle-ci, une fois de plus, reçoit d’ailleurs, et ◀d’▶en haut, sa culture.
◀Le▶ tsar coupa lui-même ◀les▶ longues barbes patriarcales ◀de▶ ses courtisans ; il ordonna à tous ses sujets, à ◀l’▶exception des prêtres et des paysans, ◀de▶ se raser ◀le▶ menton et ◀de▶ se vêtir à ◀la▶ mode occidentale. Des coutumes appartenant entièrement au domaine ◀de▶ ◀la▶ vie privée furent abrogées, et d’autres, comme ◀l’▶arbre ◀de▶ Noël importé ◀d’▶Allemagne, rendues obligatoires. ◀Le▶ tsar prenait plaisir à organiser ◀d’▶indécentes parodies ◀de▶ processions ecclésiastiques, auxquelles il prenait part lui-même et où son vieux précepteur Zotov, coiffé ◀d’▶une mitre portant une effigie obscène ◀de▶ Bacchus, était contraint ◀de▶ jouer ◀le▶ rôle du « très-bouffon et très-ivre patriarche ». Il ne s’agissait pas tant pour lui ◀de▶ transformer ◀l’▶ancienne civilisation russe en y greffant des formes empruntées à ◀l’▶Occident, que ◀de▶ s’en débarrasser ◀de▶ ◀la▶ façon ◀la▶ plus expéditive et ◀de▶ bâtir ensuite, sur ◀le▶ terrain bien déblayé, quelque chose ◀de▶ raisonnable et ◀de▶ régulier, quelque chose ◀d’▶utile, qui tienne ◀de▶ ◀la▶ filature et ◀de▶ ◀la▶ caserne, et ne soit pas sans rappeler ◀les▶ docks ◀de▶ Londres et ◀les▶ chantiers ◀de▶ Saardam.
◀L’▶archevêque ◀de▶ Novgorod ◀l’▶aide à imposer à ◀l’▶Église orthodoxe une organisation occidentale, ◀le▶ Saint-Synode, empruntée au luthéranisme et remplaçant ◀l’▶ancien patriarchat. Rappelons que Pierre épouse ◀la▶ maîtresse ◀de▶ son favori, Martha Glück, fille ◀d’▶un pasteur allemand, devenue fille à soldats, et ◀la▶ fait sacrer impératrice sous ◀le▶ nom ◀de▶ Catherine, en 1724. (Elle sera ◀la▶ « Catherine le Grand » du prince de Ligne et ◀l’▶idéal des encyclopédistes.) Un an plus tard, ◀le▶ tsar meurt ◀de▶ ◀la▶ syphilis. C’est en pensant à lui (assassin ◀de▶ son fils comme Ivan le Terrible ◀l’▶avait été du sien) que Custine écrira sa phrase célèbre : « ◀Le▶ gouvernement russe est une monarchie absolue tempérée par ◀l’▶assassinat. »
Sous Catherine, ◀l’▶aspect général des lettres, des arts, ◀de▶ ◀l’▶activité intellectuelle russe ne ressemble plus en rien à ◀la▶ technolâtrie barbare et au mélange babylonien ◀d’▶idiomes qui étaient ◀de▶ règle sous Pierre le Grand. Des architectes, des sculpteurs, des peintres russes commencent à collaborer et bientôt à rivaliser avec ◀les▶ innombrables artistes étrangers travaillant en Russie.
◀La▶ nouvelle culture née ◀de▶ ◀la▶ révolution pétrovienne n’avait été au début qu’un amas hétéroclite ◀d’▶articles ◀d’▶importation, mais ◀la▶ nouvelle élite se ◀les▶ assimila si rapidement que, dès ◀la▶ fin du xviii e siècle, une culture russe existait déjà, plus homogène et plus stable que ◀l’▶ancienne. Cette culture était russe dans ◀le▶ sens ◀le▶ plus strict du mot, exprimant des états ◀d’▶âme, créant des valeurs proprement russes, et si ◀le▶ peuple ne ◀la▶ comprenait qu’à moitié, ce n’était pas qu’elle ne fut pas assez nationale, mais parce que lui n’était pas encore une nation.
Une mode russe se crée en Europe, comparable à ◀la▶ mode chinoise ◀de▶ ◀l’▶époque : ◀les▶ Jeux russiens (tapisseries ◀de▶ J.-B. Leprince) répondent aux chinoiseries du temps ◀de▶ Louis XV.
Il est en fait impossible ◀d’▶imaginer ◀le▶ xviii e siècle européen sans ce nouvel empire « policé » où règne ◀la▶ correspondante des encyclopédistes. Il est clair, du reste, que ◀le▶ prestige du pays tient à cette époque, et plus tard encore, non pas tant à son nouvel essor culturel, dont on ne sait pas encore grand-chose à ◀l’▶étranger, qu’aux succès qu’il obtient sur ◀le▶ champ de bataille…
◀L’▶histoire des deux siècles qui suivent ◀la▶ réforme ◀de▶ Pierre le Grand — ◀le▶ xviii e et ◀le▶ xix e — représente, du point de vue russe, « ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶osmose entre ◀la▶ Russie et ◀l’▶Occident. À ◀l’▶origine ◀de▶ ◀l’▶osmose il y a deux mouvements : ◀l’▶élan ◀de▶ ◀la▶ Russie vers ◀l’▶Occident, ◀la▶ poussée ◀de▶ ◀l’▶Occident vers ◀la▶ Russie. À certains égards, le second mouvement apparaît plus puissant encore que le premier. ◀La▶ Russie a besoin ◀de▶ ◀l’▶Occident ; tout en s’assurant ◀de▶ ce côté certaines acquisitions territoriales, elle désire surtout s’approprier ses techniques, ses arts, ses connaissances ; il suscite en elle une curiosité plus ou moins intelligente, plus ou moins féconde ». Quant à ◀l’▶Occident, il se jette sans trop y réfléchir à ◀la▶ conquête culturelle ◀de▶ ◀la▶ Russie.
Ce fut une véritable ruée ◀de▶ savants, ◀d’▶érudits, ◀d’▶ingénieurs, ◀de▶ techniciens ◀de▶ tout poil, ◀d’▶architectes, ◀de▶ peintres, ◀de▶ musiciens, ◀de▶ chanteurs et ◀de▶ danseurs, ◀de▶ spécialistes ◀d’▶art militaire ou culinaire, ◀d’▶instituteurs et ◀de▶ gouvernantes, ◀de▶ petits-maîtres, ◀de▶ courtisanes, ◀de▶ valets ◀de▶ chambre auxquels on pouvait demander au besoin des leçons ◀de▶ belles manières ou même ◀de▶ belles-lettres.
◀La▶ Russie occidentalisée a changé ◀de▶ capitale : Pétersbourg a remplacé Moscou, et devient une espèce ◀de▶ musée ou conservatoire ◀de▶ ◀l’▶Europe :
À plus ◀d’▶un égard, cet empire et sa capitale pouvaient être considérés comme ◀de▶ simples avant-postes ◀de▶ ◀l’▶Occident, des avant-postes où certaines ◀de▶ ses splendeurs passées ont bénéficié ◀d’▶une espèce ◀de▶ floraison posthume. Ainsi y fut conservé ◀le▶ ballet classique à une époque où il s’étiolait complètement dans ses pays ◀d’▶origine, ◀la▶ France et ◀l’▶Italie ; ainsi s’épanouit à Saint-Pétersbourg une dernière fois, avant sa mort, ◀la▶ grande architecture occidentale ; ainsi Joukovski, Batiouchkov, Pouchkine ont fait refleurir dans leurs œuvres ◀le▶ meilleur héritage poétique ◀de▶ ◀la▶ vieille Europe. Mais pour avoir une vue plus complète ◀de▶ ce que fut ◀l’▶apport ◀de▶ ◀l’▶Occident dans ◀la▶ vie russe, il faut y distinguer deux influences particulières, ◀les▶ plus puissantes et ◀les▶ plus contradictoires : celle ◀de▶ ◀la▶ France et celle ◀de▶ ◀l’▶Allemagne.
◀L’▶influence française, puissante entre toutes, au xviii e siècle, dans tous ◀les▶ pays ◀d’▶Europe, domina entièrement ◀la▶ vie intellectuelle et artistique ◀de▶ ◀la▶ Russie, ◀de▶ ◀l’▶avènement ◀d’▶Élisabeth à ◀la▶ mort ◀d’▶Alexandre Ier, et à bien des égards cette domination se prolongea jusqu’à nos jours. Pendant près de deux siècles, ◀le▶ français a été la première langue étrangère qu’apprenaient ◀les▶ enfants russes ◀de▶ bonne famille. ◀Le▶ plus grand poète du pays avouait que ◀le▶ français lui était plus familier que sa propre langue et s’en servait ◀de▶ préférence pour rédiger ses lettres ◀d’▶amour, ses missives officielles et même ◀les▶ notes ◀de▶ ses carnets intimes chaque fois qu’il s’agissait ◀de▶ mettre quelque clarté dans des idées abstraites.
Mais dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶organisation politique, ce n’est pas ◀l’▶Encyclopédie, c’est ◀l’▶Allemagne, c’est ◀la▶ Prusse de Frédéric qui va triompher, ◀de▶ Pierre III à Nicolas Ier, dont « ◀l’▶empire knouto-germanique » sera dénoncé par Bakounine. (Ainsi, plus tard, ◀le▶ socialisme allemand ◀de▶ Marx triomphera, en Russie, du socialisme français ◀de▶ Proudhon.)
Nouvelle étape, dès ◀l’▶aube du xix e siècle.
Du fait des guerres napoléoniennes, ◀la▶ Russie va se trouver aux prises directes avec ◀l’▶Occident. ◀Les▶ officiers russes qui ont vu ◀l’▶Europe reviendront dans leur patrie dotés ◀d’▶une vision élargie des choses ; Alexandre Ier est lui-même un « humanitariste » russe, qui s’entretient avec Owen des nouvelles tendances sociales et participe aux cérémonies quakers15.
Pouchkine incarne ◀les▶ résultats ◀de▶ ces grands mouvements culturels : ◀l’▶Europe, non point ◀la▶ Moscovie, est son passé.
Il est ◀le▶ légataire ◀de▶ ses trésors ◀les▶ plus précieux, ◀de▶ ses souvenirs ◀les▶ plus nobles, ◀de▶ ses amours ◀les▶ plus profondes. Sa mission consiste à faire ◀de▶ ce passé européen ◀la▶ patrie spirituelle ◀de▶ ◀la▶ Russie future. Il lit ◀les▶ grands poètes occidentaux afin de ◀les▶ acclimater dans cette contrée nouvelle ; il se pénètre du génie ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Angleterre, ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, ◀de▶ ◀l’▶Espagne, ◀de▶ ◀l’▶Italie, afin qu’aucune région ◀de▶ ◀l’▶Europe ne soit dorénavant étrangère à ◀la▶ Russie.
Et cependant, Pouchkine l’Européen est le premier grand écrivain russe. Grâce à lui, et malgré ses plaintes ◀d’▶être né Russe, un certain équilibre s’établit entre ◀l’▶influence occidentale et ◀le▶ génie national slave, au sein d’une culture neuve qui va devenir partie intégrante ◀de▶ ◀la▶ culture européenne.
Cette harmonie toutefois ne valait que pour ◀la▶ culture proprement dite, pour ◀les▶ hautes régions ◀de▶ ◀la▶ vie nationale ; elle n’a pas été capable ◀de▶ pénétrer ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ vie russe. Une des sources ◀de▶ ◀la▶ révolution est là ; car celle-ci est une révolte déguisée, non pas contre ◀l’▶Occident, mais contre ◀les▶ valeurs communes à toutes ◀les▶ cultures nationales ◀de▶ ◀l’▶Europe et qui précisément par là garantissent son unité.
◀La▶ renaissance russe (◀d’▶Alexandre Ier à Nicolas II)
Tout ce qui a été créé en Russie depuis Pouchkine relève tant de lui que du xix e siècle européen. ◀La▶ littérature russe, ◀de▶ Lermontov et Gogol à nos jours, est tout entière issue ◀de▶ ◀la▶ révolution spirituelle déclenchée par ◀le▶ romantisme ; elle y a pris part, elle ◀l’▶a continué, elle n’a rien désavoué ◀de▶ son héritage. ◀La▶ musique russe à partir de Glinka doit plus à ◀la▶ musique occidentale (surtout postérieure à Beethoven) qu’au folklore musical dont se réclamait ◀l’▶idéologie nationaliste ◀de▶ certains ◀de▶ ses représentants ◀les▶ plus illustres. ◀La▶ peinture russe, même celle qui, en ◀la▶ personne ◀d’▶un Ivanov, ◀d’▶un Sourikov ou ◀d’▶un Wroubel, est restée fidèle par certains côtés à des sources ◀d’▶inspiration profondément, bien que secrètement, religieuses, n’a pas retrouvé ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ vieille peinture ◀d’▶icones et n’est parvenue à exprimer ◀l’▶esprit national qu’à travers ◀l’▶assimilation ◀de▶ ◀la▶ tradition occidentale moderne. ◀La▶ philosophie russe prend son point ◀de▶ départ dans Schelling et dans Hegel, ◀la▶ science ne saurait faire autre chose que suivre ◀la▶ science occidentale, et ◀la▶ théologie même relève autant des traditions philosophiques et théologiques ◀de▶ ◀l’▶Occident que ◀de▶ ◀l’▶héritage théologique ◀de▶ ◀la▶ chrétienté orientale. Or, tout cela n’est pas dû à une simple imitation, mais à ◀la▶ découverte ◀d’▶une parenté essentielle. Et c’est pourquoi ◀l’▶influence inverse ◀de▶ ◀la▶ Russie sur ◀l’▶Occident n’est que ◀la▶ restitution à ◀l’▶Europe ◀de▶ sa propre âme enrichie et comme rajeunie par ◀l’▶apport neuf ◀de▶ ◀la▶ Russie. Il n’y a pas, depuis cinquante ans, dans ◀les▶ lettres européennes, ◀de▶ noms plus européens que ceux ◀de▶ Dostoïevski et ◀de▶ Tolstoï, et ◀l’▶esprit dans lequel un Tourgueniev ou un Tchékhov ont été lus en France ou en Angleterre n’est pas quelque chose que ◀l’▶on puisse assimiler à un simple engouement pour des formes ◀d’▶art exotiques comme ◀l’▶estampe japonaise ou ◀la▶ sculpture nègre. Si ◀l’▶Europe apprend à connaître et à aimer ◀les▶ grandes créations ◀de▶ ◀la▶ culture russe, ce n’est pas qu’elle s’y évade ◀d’▶elle-même, c’est qu’elle s’y retrouve.
Dostoïevski : « Nous autres Russes avons deux patries, ◀l’▶Europe et notre Russie. » « ◀L’▶Europe est notre seconde mère. Nous lui devons beaucoup et lui devrons plus encore. » « Nous entrevoyons que ◀l’▶idée russe, sera peut-être ◀la▶ synthèse ◀de▶ toutes ◀les▶ idées développées par ◀l’▶Europe. » Sa dernière espérance, Dostoïevski (Journal ◀d’▶un écrivain) ◀la▶ place dans un messianisme russe, « mais qui puise sa force dans une foi profonde en ◀la▶ vocation européenne ◀de▶ ◀la▶ Russie. Pour lui, ◀la▶ Russie est une meilleure Europe, ou si ◀l’▶on veut, une meilleure chrétienté appelée à sauver l’autre en ◀la▶ régénérant ».
Mais ◀la▶ Russie culturelle du xix e siècle demeure symbolisée par ◀la▶ ville ◀de▶ Pierre, non par ◀la▶ Sainte Moskwa. Déjà, Joseph de Maistre, dans ses Soirées ◀de▶ Saint-Pétersbourg, avait décrit ◀la▶ magnificence fantomatique ◀de▶ cette capitale, créée par un tyran dans des marécages malsains, au prix de ◀la▶ vie ◀de▶ milliers ◀d’▶ouvriers.
Cette prise ◀de▶ vue remonte à 1809. Bientôt le dernier grand architecte ◀de▶ ◀l’▶Europe, Carlo Rossi (1777-1849), allait faire ◀de▶ Pétersbourg cette étrange métropole hyperboréenne où triomphent pour la dernière fois, sous un ciel pâle, perdus parmi des horizons sans bornes, ◀les▶ cinq ordres ◀de▶ Vitruve, ◀les▶ colonnes et ◀les▶ portiques ◀de▶ ◀la▶ mer Égée, plaqués, au bord de larges rues et ◀de▶ places trop vastes, sur des murs ◀de▶ plâtre jaune paille, airelle ou vert ◀d’▶eau. Il est vrai que lorsqu’on se promène sur ◀les▶ quais, par une ◀de▶ ces nuits sans nuit du début ◀de▶ ◀l’▶été, où ◀le▶ granit même se dissout dans ◀le▶ ciel décoloré et où ◀les▶ colonnes ne sont plus que des ombres blanches flottant dans un clair-obscur qui vous enveloppe ◀l’▶âme et vous pique ◀les▶ yeux, ◀la▶ ville semble irréelle et ◀l’▶on croit voir une fois de plus, à travers ◀les▶ murs des palais ayant perdu leur épaisseur, ◀la▶ plaine à perte de vue qui continue toujours, ◀l’▶infinie étendue ◀de▶ ◀l’▶humble Russie paysanne.
Slavophiles contre occidentalistes
◀Le▶ grand débat qui dominera ◀la▶ culture russe pendant tout ◀le▶ xix e siècle sera celui des occidentalistes et des slavophiles : or il est entièrement centré sur ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶Europe en Russie.
En 1836, un ancien officier ◀de▶ ◀la▶ Garde impériale, ami ◀de▶ Pouchkine mais son aîné ◀de▶ dix ans, Pierre Tchaadaïev, publia dans une revue ◀de▶ Moscou sa première Lettre philosophique où il mettait en doute ◀la▶ logique intérieure du développement national ◀de▶ ◀la▶ Russie, et opposait avec mélancolie son passé obscur et fragmentaire à celui infiniment plus riche et plus glorieux ◀de▶ ◀l’▶Occident. Ses vues sur ◀l’▶avenir étant plutôt sombres, elles aussi, ◀le▶ tsar s’en émut au point ◀de▶ statuer que ◀l’▶auteur était un aliéné ; ◀la▶ revue fut interdite, ◀la▶ suite des Lettres ne parut point ; et pourtant ce causeur subversif qui n’écrivait qu’en français naturellement (◀le▶ texte publié n’était qu’une traduction) n’avait nullement récusé ◀les▶ tendances générales ◀de▶ ◀la▶ Russie moderne. Il désirait ◀la▶ voir, non pas moins, mais plus européenne — ou plutôt plus strictement occidentale — qu’elle ne ◀l’▶était devenue depuis cent ans ; il est le premier théoricien ◀d’▶envergure dans ◀le▶ camp des occidentalistes.
Les premiers slavophiles, disciples des grands penseurs allemands ◀de▶ Fichte à Hegel, étaient les premiers partisans, en Russie, ◀d’▶un nationalisme éclairé, généreux et culturellement fécond. Khomiakov, ◀les▶ frères Kireïevski et leurs émules proposaient une interprétation du destin russe en tout point différente ◀de▶ celle dont Pétersbourg et ◀l’▶Empire semblaient avoir donné une fois pour toutes ◀l’▶image et ◀la▶ garantie. ◀Les▶ véritables fondements ◀de▶ ◀la▶ vie sociale et culturelle ◀de▶ ◀la▶ Russie, il fallait ◀les▶ chercher, selon eux, dans ◀la▶ foi chrétienne, telle que ◀les▶ Russes ◀l’▶avaient toujours pratiquée, dans ◀les▶ institutions et coutumes du peuple paysan, ainsi que dans ◀les▶ vestiges historiques ◀de▶ ◀la▶ Russie ancienne. ◀Le▶ peuple et ◀l’▶histoire furent leurs idoles, à ◀l’▶instar des romantiques allemands (◀la▶ « slavophilie » tout entière, en tant que système ◀d’▶idées, est ◀d’▶origine nettement et exclusivement germanique). Ils dépréciaient ◀l’▶œuvre ◀de▶ Pierre Ier, n’y voyant que son aspect destructeur, ce qui leur valut ◀les▶ foudres du camp adverse et déclencha des polémiques qui durent encore.
Qu’on ne croie pas, d’ailleurs, que ◀les▶ slavophiles, adversaires ◀de▶ ◀l’▶Occident, ne sont que des réactionnaires obtus. Le premier révolutionnaire russe, Alexandre Herzen, partage leur mépris pour notre « décadence » morale et culturelle : « ◀La▶ logique ◀de▶ ◀l’▶histoire, écrit-il, prononce sa sentence contre ◀la▶ vie spirituelle ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale. » ◀L’▶Europe, qu’il découvre pendant son exil, lui paraît être « au bord de ◀la▶ perdition morale »16. Sa dénonciation ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie occidentale va devenir ◀le▶ grand thème commun aux slavophiles, aux révolutionnaires et à certains réactionnaires17.
Intelligentsia, révolution, censure
Qu’est-ce que cette intelligentsia — terme latin russifié à ◀la▶ hâte — qui apparaît vers ◀le▶ milieu du xix e siècle ? Ce n’est pas ◀l’▶ensemble des intellectuels proprement dits, mais plutôt une « collectivité idéologique » (Berdiaev), une sorte ◀de▶ secte, possédant sa morale propre, très intransigeante, et groupant des hommes ◀de▶ toutes ◀les▶ classes (nobles cultivés, au début, puis fils ◀de▶ prêtres, petits fonctionnaires, marchands, finalement même quelques paysans). Ce qui caractérise un membre ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia, ce n’est pas tant sa qualité ◀d’▶intellectuel (beaucoup de grands écrivains et savants n’en font point partie) que son attitude ◀d’▶opposition systématique à ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ Russie officielle et aux opinions modérées. « Un minimum ◀d’▶esprit subversif était une condition à la fois nécessaire et suffisante pour être admis au sein de ◀la▶ nouvelle élite. »
Or cette nouvelle élite n’est pas « libérale » au sens occidental du mot. « Il est très important ◀de▶ répéter que ◀les▶ idées libérales ont toujours été faibles (en Russie), qu’il n’y eut jamais en Russie ◀d’▶idéologie libérale capable ◀de▶ recevoir une autorité morale et ◀de▶ ◀l’▶exercer »18.
◀Les▶ Russes ont témoigné ◀d’▶une disposition spéciale à adopter ◀les▶ idées occidentales et à ◀les▶ brasser ensuite selon leur mode particulier. Or, ce mode particulier consiste presque toujours à y introduire ◀le▶ dogmatisme. Ce qui, en Occident, était théorie scientifique, sujette à ◀la▶ critique, hypothèse, ou, en tout cas, vérité relative et partielle, sans prétention à ◀l’▶universalité, — s’est mué, pour ◀l’▶intelligentsia russe, en une affirmation qui confinait à ◀la▶ révélation religieuse. ◀Les▶ Russes se donnent tout entiers, ◀la▶ réserve ou ◀le▶ criticisme sceptique leur est une attitude presque étrangère. Sans doute y a-t-il là une lacune, un défaut qui doit ◀les▶ faire tomber dans ◀la▶ confusion ou dans ◀l’▶erreur, mais c’est aussi une sorte ◀de▶ vertu qui témoigne ◀d’▶un élan religieux total ◀de▶ ◀l’▶âme. ◀L’▶intelligentsiste russe applique à ◀la▶ science ces méthodes idolâtriques. Lorsqu’il s’est fait darwinien, ◀le▶ darwinisme a été pour lui, non pas une théorie biologique sujette à ◀la▶ discussion, mais un dogme, et désormais tous ceux qui n’acceptaient pas ce dogme, et, par exemple, ◀les▶ partisans ◀de▶ Lamarck, étaient en butte à son mépris. ◀Le▶ philosophe ◀le▶ plus important du xix e siècle, Vladimir Soloviev, a pu dire que ◀les▶ intelligentsistes russes pratiquaient une foi basée sur ce syllogisme étrange : ◀L’▶homme descend du singe, donc nous devons nous aimer ◀les▶ uns ◀les▶ autres.19
C’est à ◀l’▶Occident que cette intelligentsia va emprunter toutes ◀les▶ idées sans exception (Weidlé) dont se nourrira ◀la▶ révolution russe. Mais elle ◀les▶ transformera en ◀les▶ assimilant. Elle ◀les▶ purifiera ◀de▶ tout libéralisme, ◀les▶ poussera à leurs conséquences extrêmes (nihilisme), ou ◀les▶ rendra si religieusement intransigeantes qu’elle aboutira à un véritable obscurantisme rationaliste (ou matérialiste). Berdiaev a bien montré comment ◀le▶ totalitarisme bolchévique plonge ses racines dans cette intelligentsia russe des années 1860-1870. Il définit « ce désir si authentiquement russe ◀de▶ trouver une conception universelle du monde par laquelle on réponde à toutes ◀les▶ questions… » Et il ajoute :
◀La▶ science — c’est-à-dire ◀les▶ sciences naturelles — sera posée en objet ◀de▶ foi, transformée en fétiche… ◀Le▶ doute méthodique ◀de▶ Descartes est peu fait pour ◀les▶ Russes en général, toujours enclins à ◀l’▶affirmation intégrale. ◀L’▶élément sceptique leur est hétérogène, étranger, et ne pénétrera pas non plus leur matérialisme : celui-ci sera un matérialisme croyant.
Comment réagit ◀l’▶État russe, continuellement provoqué et menacé par ◀la▶ révolte ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia ? Certains tsars, comme Alexandre II, prennent au sérieux ◀les▶ revendications sociales ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia et décrètent des réformes importantes (régime représentatif, libération des serfs). On ne leur en sait aucun gré (Alexandre II est assassiné). Tous pratiquent ◀la▶ répression par ◀la▶ censure. Mais cette censure, stupidement exercée par des bureaucrates, si elle conduit Dostoïevski en Sibérie, Tchaadaïev dans un asile ◀de▶ fous, et ◀les▶ penseurs politiques en exil20, et si elle contraint ◀les▶ idées sociales à se réfugier dans ◀la▶ littérature — faisant ◀de▶ celle-ci « un acte unanime ◀d’▶accusation contre ◀la▶ vie russe » —, cette censure laisse cependant publier la plupart des œuvres des écrivains réputés subversifs ; et tous ◀les▶ livres occidentaux sont lus par ◀l’▶intelligentsia et par ◀le▶ public cultivé. Marx est introduit en Russie par Tchaktev, dans ◀les▶ années 1870, puis par Plekhanov dans ◀les▶ années 1880.
Mais une censure en sens inverse est exercée par ◀l’▶intelligentsia :
◀La▶ censure officielle sévit à ◀l’▶aveugle et commet des bévues ridicules, mais il en existe une autre, plus redoutable encore, exercée par entente tacite dans ◀le▶ camp opposé, et qui s’exprime par ◀l’▶éreintement féroce dans toutes ◀les▶ feuilles et revues « progressistes » (◀les▶ autres, ◀d’▶un commun accord, sont interdites aux honnêtes gens), ou par un silence obstiné à l’égard de toutes ◀les▶ œuvres et ◀de▶ tous ◀les▶ écrivains qui ne veulent point payer un tribut obligatoire aux trivialités révolutionnaires. Tourguéniev, Gontcharov, Dostoïevski, Tolstoï n’ont pas échappé à ◀la▶ vigilance ◀de▶ cette seconde censure ; d’autres écrivains ◀de▶ grand talent — Leskov, Léontiev, Pissemski — en ont été persécutés sans relâche leur vie durant, et jusqu’à ce jour, grâce à son influence posthume et aussi à une certaine inertie ◀de▶ ◀l’▶opinion, n’occupent pas ◀la▶ place qui leur revient ◀de▶ droit…
◀La▶ censure ◀de▶ « gauche » paraît ainsi plus totalitaire que celle ◀de▶ ◀l’▶État. « ◀La▶ censure tsariste, écrit Isaiah Berlin, imposait ◀le▶ silence, mais du moins n’ordonnait-elle pas aux professeurs ce qu’ils avaient à enseigner. »
◀L’▶éclipse du nihilisme et ◀l’▶essor culturel (1880-1917)
◀La▶ fin du siècle est marquée en Russie, comme en Europe de l’Ouest, par un relâchement du fanatisme matérialiste, et par ◀l’▶apparition ◀de▶ tendances très librement expérimentales dans ◀les▶ arts. Durant toute cette époque, ◀le▶ libre-échange des influences entre ◀la▶ Russie et ◀les▶ autres pays européens paraît avoir été complet, rapide, et fructueux. Rappelons à cet égard quelques exemples bien connus.
En 1897, Diaghilev et ◀le▶ peintre Alexandre Benois fondent à Pétersbourg ◀la▶ revue ◀Le▶ Monde ◀de▶ ◀l’▶art. Un an plus tard, Stanislavski fonde à Moscou le Théâtre ◀d’▶art. On sait ◀l’▶influence prépondérante que ces mouvements vont exercer en Europe aux débuts ◀de▶ notre siècle : ◀les▶ peintres-décorateurs, Benois, Léon Bakst, Golovine, etc., sont révélés à Paris au cours de la première saison des Ballets russes ◀de▶ Diaghilev, en 1909, au théâtre du Châtelet. ◀Le▶ triomphe ◀de▶ ces ballets est assuré par ◀la▶ musique russe nouvelle, œuvre des élèves ◀de▶ Rimski-Korsakov, par Scriabine et par Stravinsky en premier lieu. Un Chaliapine, un Meyerhold, un Merejkovski, deviennent des gloires occidentales autant que russes.
De même que ◀le▶ symbolisme et Oscar Wilde ont fait fureur à Pétersbourg et Moscou, ◀l’▶Europe va traduire ◀les▶ œuvres des décadents et des fauves russes, Constantin Balmont, Sologoub, Alexandre Blok.
◀La▶ Russie se livre à « une interprétation ◀de▶ ◀l’▶œuvre ◀de▶ Gogol, ◀de▶ Tolstoï et surtout ◀de▶ Dostoïevski, qui en révèle pour la première fois ◀la▶ signification et ◀la▶ portée », dans ◀le▶ même temps que ◀l’▶Europe se passionne pour les premières traductions ◀de▶ ces œuvres (même tronquées ou digested, comme ce fut ◀le▶ cas en Erance).
Un groupe important ◀de▶ penseurs religieux, ◀de▶ Soloviev à Berdiaev, en passant par Fedorov, Boulgakov, Rosanov, inspirés par ◀les▶ philosophes romantiques allemands et par ◀la▶ tradition mystique ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie, réinterprète en profondeur ◀le▶ problème des relations Est-Ouest, et tente une vaste synthèse des valeurs religieuses russes, des catégories dialectiques européennes, et des préoccupations sociales grandissantes21.
Jamais encore ◀le▶ Russe cultivé n’avait montré un intérêt si vif pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ pensée, des lettres et des arts ◀de▶ ◀l’▶Occident, jamais n’y a-t-il autant voyagé, jamais ◀les▶ traductions des poètes, des romanciers, des historiens, des philosophes occidentaux n’avaient été aussi nombreuses. Dans aucun pays probablement n’a-t-on fait au cours de ces années une si grande consommation ◀de▶ littérature et ◀d’▶art contemporains provenant d’autres pays ◀d’▶Europe, surtout ◀de▶ France, ◀d’▶Allemagne, ◀d’▶Angleterre, mais aussi du monde scandinave, ◀d’▶Espagne et ◀d’▶Italie. Un Ibsen, un Strindberg étaient passionnément admirés en Russie alors qu’ils étaient encore à peine connus en France, tandis que ◀la▶ peinture et ◀la▶ littérature françaises y furent accueillies plus chaleureusement encore et y exercèrent une influence plus profonde que dans ◀les▶ patries respectives des deux grands écrivains du Nord.
En vérité, ◀le▶ règne ◀de▶ Nicolas II a représenté ◀l’▶âge ◀d’▶or des échanges culturels Russie-Europe : on ◀l’▶oublie trop, quand on ne pense qu’aux journées ◀de▶ 1905 ou à Raspoutine.
◀L’▶exemple des éditions Sabachnikov, avec leur magnifique série ◀de▶ traductions « Monuments ◀de▶ littérature mondiale » avait été si puissant qu’on ◀l’▶imita même après ◀la▶ révolution, comme en témoigne ◀la▶ série Littérature universelle patronnée par Gorki aux Éditions ◀de▶ ◀l’▶État entre 1922 et 1925, et ◀l’▶activité des Éditions Academia qui se poursuit plus tard encore. Des revues comme ◀Le▶ Monde ◀de▶ ◀l’▶art, ◀La▶ Balance, ◀La▶ Toison ◀d’▶or, Apollon s’intéressaient pour ◀le▶ moins autant aux lettres étrangères qu’aux russes, et à ◀la▶ vie artistique ◀de▶ ◀l’▶Occident qu’à celle ◀de▶ ◀la▶ Russie. ◀Les▶ discussions sur ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident, sur ◀la▶ Russie et ◀l’▶Europe perdaient de plus en plus toute acuité. On voyait ◀les▶ différences, mais on ne ◀les▶ croyait pas irréductibles. On admettait ◀les▶ contrastes, mais en accentuant plutôt ◀les▶ affinités naturelles, ◀les▶ traits concordants ou complémentaires. ◀La▶ connaissance intime que ◀l’▶on prenait ◀de▶ ◀l’▶Occident ne faisait, du reste, que seconder celle ◀de▶ ◀la▶ Russie. ◀L’▶étude du Moyen Âge occidental éclaira ◀d’▶un jour nouveau ◀les▶ mœurs et ◀les▶ institutions du Moyen Âge russe. ◀L’▶amour ◀de▶ ◀l’▶Italie aida à comprendre Novgorod, Vladimir, Moscou. ◀La▶ « découverte » ◀de▶ ◀la▶ peinture française moderne rendit possible celle des icônes. Rien ◀de▶ ce qui fut compris, rien ◀de▶ ce qui fut créé à cette époque n’est concevable en dehors de ces nouvelles connaissances, ◀de▶ ces nouveaux enthousiasmes, ◀de▶ cet élargissement général ◀de▶ ◀l’▶horizon…
◀Le▶ temps était venu où Dostoïevski et Tolstoï, Tourguéniev et Tchékhov allaient jouer un rôle actif dans ◀la▶ vie littéraire ◀de▶ ◀l’▶Europe, où ◀la▶ musique, ◀la▶ danse et ◀la▶ technique dramatique russes allaient renouveler et même régénérer ◀la▶ vie musicale et théâtrale ◀de▶ ◀l’▶Occident.
Mais voici ◀l’▶été ◀de▶ 1914 : il surprend ◀la▶ Russie dans un état ◀de▶ malaise social et spirituel profond, celui que dépeignent ◀les▶ œuvres ◀de▶ Bounine, ◀de▶ Sologoub, ◀de▶ Biély et ◀d’▶Alexandre Blok.
◀D’▶un bout à l’autre de ◀l’▶immense pays, ◀le▶ mois ◀de▶ juillet ◀de▶ cette année-là était torride. ◀Les▶ forêts brûlaient ; on sentait jusque dans ◀les▶ grandes villes ◀l’▶odeur fade et sucrée ◀de▶ ◀la▶ fumée, qui provoque à la fois ◀la▶ somnolence et ◀l’▶insomnie. On n’arrivait plus à travailler ni à prendre du repos. On hésitait entre ◀l’▶angoisse et ◀le▶ bâillement. Enfin on ouvrait un journal : c’était ◀la▶ guerre.