(1961) {Title} « Le vrai sens de nos vœux (décembre 1955) » pp. 1-6

Le vrai sens de nos vœux (décembre 1955)j

Au début de l’an nous échangeons des vœux. Pure politesse, dites-vous ? Hé ! quand ce ne serait que cela, ce ne serait pas si mal. La courtoisie n’est pas fréquente dans notre monde du xx e siècle. Elle est tout aussi nécessaire à la vie en commun que l’huile à la machine.

Mais je pense à vos vœux réels, ceux que vous formulez pour vous-mêmes, aujourd’hui. Quels sont vos souhaits ? Qu’attendez-vous de l’année qui vient ? Vous me direz, — si vous êtes sincères — : la santé, une augmentation de salaire, un enfant de plus peut-être, et de quoi l’éduquer, une voiture, un jardin, des vacances, ou un poste de télévision.

Pourquoi veut-on ces améliorations de la vie courante ? Parce qu’on désire mieux vivre, c’est bien clair. Mais qu’est-ce que cela, mieux vivre ? Vous me répondez sans doute : c’est avoir la santé et gagner davantage, c’est avoir une voiture, un jardin, des vacances, et un poste de télévision. Cercle vicieux. Vous êtes sincères. Et cependant je ne vous crois pas. Ni vous non plus, au fond de vous-mêmes.

Car vivre mieux, c’est beaucoup plus que cela. C’est bien plus qu’avoir des objets. C’est difficile à définir, je le reconnais. C’est sans doute un mystère pour chacun de nous, et pourtant nous essayons tous… Il y a des hommes, je le sais et vous en connaissez, pour qui le but de la vie est seulement de survivre. Ils n’ont donc pas plus d’ambition qu’un chat, qu’un moustique ou un ver de terre. Mais l’homme digne du nom d’humain cherche autre chose. Il attend de son avenir quelque chose de nouveau, il ne sait quoi, mais qui soit mieux, qui soit meilleur. Il attend plus de joie à avoir ce qu’il a, à être ce qu’il est, à aimer ce qu’il aime. Plus de facilité à faire ce qu’il veut faire. Et plus de confiance en soi-même.

Ainsi nous cherchons tous. Mais si l’on nous demandait : que cherches-tu, qu’attends-tu de la vie ? Peu, très peu d’entre nous sauraient répondre. C’est pourquoi la plupart ne trouvent à exprimer que des souhaits apparemment « matérialistes ». Or, on n’aime guère être traité de matérialiste. On sent bien qu’on est autre chose, — enfin, qu’on n’est pas seulement cela… Mais on ne sait pas le dire, on reste dans le vague, un peu honteux… C’est très bien de condamner, avec tous les pasteurs et les curés, le « matérialisme envahissant ». Mais comment faire pour y échapper ? Nous avons un corps à nourrir, et des instincts à satisfaire. Et c’est le fameux progrès de la civilisation qui multiplie sans relâche autour de nous les objets matériels, les appareils luisants et les machines fascinantes, qui deviennent aussitôt nécessaires à notre bonheur… Peut-on se forcer à n’avoir pas envie de toutes ces choses ?

Je vous raconterai donc l’histoire de la baleine, une vieille histoire de la Russie mystique, que m’a confiée un écrivain de l’émigration. (Il se nourrit souvent de morceaux de pain sec, dans une chambre de bonne, à Paris.)

Histoire de la baleine

Il y avait une fois une grande baleine que les habitants du village avaient prise vivante, et qu’ils aimaient beaucoup. Elle avait faim. Ils lui apportèrent tout ce qu’ils pouvaient trouver, elle mangea tout, et dit qu’elle avait encore faim. N’ayant plus rien à lui donner, ils la transportèrent dans une ville voisine, beaucoup plus riche. Là, sur la place publique, on lui apporta des quantités énormes de nourriture, elle mangea tout, et dit qu’elle avait encore faim, aussi grand faim qu’avant et encore plus. Les gens voulaient la garder en vie, ils aimaient leur baleine, mais ils ne savaient plus comment la satisfaire. À la fin, ils lui demandèrent : qu’as-tu ? Elle dit : j’ai faim. Ils lui dirent : nous t’avons donné toute la nourriture du pays. Elle dit : quand vous m’aurez donné cent fois et mille fois plus, j’aurai encore faim. Ils lui dirent alors : mais enfin, que veux-tu donc ? Et la baleine répondit : Je veux Dieu !

Cette légende marque le but extrême de toute la recherche des hommes, de leurs vœux et de leurs désirs. La baleine voulait l’absolu, la réponse globale et finale. Elle voulait quelque chose qui fût au-delà de toute satisfaction partielle, précise, concrète : au-delà de tout ce qu’on peut avoir ou même savoir ; au-delà même de notre angoisse fondamentale devant la vie, le monde et l’inconnu. Et c’est pourquoi sa faim était inextinguible.

Cette baleine est très russe, évidemment. Elle ne connaît aucune mesure. Elle veut tout et le reste, comme on dit. Mais elle a beaucoup à nous dire, à nous les hommes, et spécialement à nous les Suisses.

Et d’abord, elle peut nous apprendre à oser vouloir plus, à voir grand, à ne pas nous borner dans nos souhaits. (Ils sont déjà suffisamment déçus ou limités par la réalité !) « Demandez, et l’on vous donnera. » Nous demandons toujours trop peu. Nous demandons des choses trop faciles ou trop petites. C’est malsain pour l’économie mais bien plus encore pour nos âmes. Cela tient peut-être au fait que nous sommes trop serrés dans un pays où tout se touche, et par suite, trop préoccupés du voisin et de son jugement. Cela tient peut-être aussi au fait que nous sommes neutres. Saisissons l’occasion de le répéter ici : la neutralité militaire ne doit jamais se traduire par une neutralité morale, sentimentale ou spirituelle. Prenons garde qu’elle ne contamine nos jugements et nos préférences, et qu’elle ne rende nos souhaits trop courts et trop mesquins. Ah ! ce n’est pas le rouge du sang et de la violence qui figure notre tentation ! Ce n’est pas le rouge, c’est le gris !

Nous autres hommes de l’Occident — nous autres Suisses déjà trop bien nourris, à ce qu’il paraît, nous n’aurons jamais assez faim ! La faim est un tyran pour l’Asiatique, mais pour nous, ce doit être une vocation.

Mais de quelle faim parlez-vous ? me dira-t-on. Je parle de la faim de la grande baleine. Non pas d’une faim qui ne serait jamais comblée par des nourritures abondantes, mais bien d’une faim qui, même comblée, ne s’avoue jamais rassasiée, parce qu’au-delà de toutes les choses, physiques, matérielles et charnelles, à travers elles, elle cherche et elle exige bien davantage : la joie, la liberté, la plénitude du sens et de l’amour, qui ne sont pas des choses mais la réalité !

Était-elle donc assez « matérialiste » notre baleine, qui ne pensait qu’à manger toujours plus ! On peut le croire jusqu’au terme de l’histoire. Et tout d’un coup, voici le sens de cette énorme faim qui se démasque ! Et avec lui, le sens dernier de toutes nos faims, le but final de tous nos souhaits grands ou petits. Il ne s’agit plus d’essayer — toujours en vain — d’être un peu moins matérialiste. Bien au contraire, il s’agit de comprendre vers quoi tendent en réalité nos désirs jamais satisfaits. Il s’agit de ne jamais s’arrêter à l’apparence de nos satisfactions, et de vouloir toujours plus sans fin, jusqu’au vrai terme de toute l’histoire des hommes et de chacune de nos vies.

Dès qu’un homme attend de sa vie autre chose que sa seule subsistance ou durée, un peu plus, si peu que ce soit, et si peu clair que cela paraisse — je dis qu’il attend tout, et qu’il n’a pas raison d’attendre rien de moins que tout. Simplement, il n’ose pas se l’avouer.

Supposons qu’il se souhaite un poste de radio. « Un poste est un poste, pensera-t-il. Tout le monde en a, j’en veux un moi aussi. C’est tout, et qu’on ne vienne pas me raconter des histoires — cette histoire de baleine, par exemple ! — pour me faire croire que je ne sais pas ce que je veux. » Pourtant, il est bien clair qu’il ne le sait pas. Car un poste après tout, ce n’est qu’une caisse en bois avec des bouts de métal dedans. Ce que notre homme veut donc vraiment, c’est ce qui passe au travers : nouvelles, musique, chansons — autant d’ouvertures sur le monde !

Depuis des siècles, on ne cesse d’opposer, sans profit pour personne, je le crains, la vilain matérialiste et le bon idéaliste, comme s’il s’agissait là de deux espèces d’animaux totalement différents. Or il s’agit de deux types d’hommes. Étant hommes tous les deux, je sais bien sûr qu’ils veulent réellement les mêmes choses. Mais l’un dit : je veux le poste et c’est tout ; l’autre dit : je veux la musique. Le premier ne sait pas dire ce qu’il veut, car il est clair qu’il ne veut pas seulement une petite caisse. Le second sait ce qu’il veut, mais paraît oublier les moyens matériels de l’obtenir, car sans la caisse et le prix qu’elle coûte, il n’aurait pas non plus la musique. En vérité, les deux veulent une seule et même chose, qui n’est même pas une chose, et qui n’a pas de nom, mais qui est le vrai but de tout ce qu’on peut vouloir : plus de sens, plus de vraie liberté, plus de vie, plus de joie. Et c’est Dieu. (Quelques-uns se refusent à le nommer ainsi. Mais cela ne change rien à leur faim.)

Quand je pense aux années qui viennent, je me dis que nous allons assister aux plus extraordinaires transformations de la vie que l’espèce humaine aura jamais connues. La science va nous donner des moyens inouïs de maîtriser la nature et la matière. Énergie nucléaire sans limites ; énergie solaire, encore moins chère à exploiter ; machines électroniques remplaçant l’homme ; culture artificielle de la chlorella, cette algue minuscule qu’on trouve dans toutes les mers, lacs, marais et simples flaques d’eau, et dont on peut tirer une nourriture complète, pour des dizaines de millions d’hommes affamés. Tout cela qui est presque mûr, et va se réaliser, nous promet un avenir où l’homme, enfin, pourra se voir délivré du travail mécanique et de ses servitudes inhumaines. Ce n’est pas un rêve : de grands économistes ont calculé que les quantités énormes d’énergie, mises à notre disposition grâce aux plus récentes découvertes, permettraient par an le travail d’un homme à l’usine. Ainsi, l’application de milliers d’esprits à pénétrer les secrets de la matière doit aboutir un jour, peut-être assez prochain, à nous libérer de la matière. Alors, la faim des hommes, physiquement rassasiée, pourra se porter vers d’autres nourritures. Les loisirs, la culture, deviendront le grand problème et le principal de la vie.

Ceci n’est pas un rêve, je le répété sérieusement. Ceci sera donc réalisé. À une seule condition, toutefois : c’est que nous sauvions la paix pendant le reste du siècle.

Nous voulons tous la paix, nous avons faim de paix, et la paix est le vœu que le plus grand nombre d’hommes exprime pendant la nuit de la Saint-Sylvestre. Mais il nous faut vouloir les conditions pratiques de ce que nous souhaitons dans nos cœurs. L’une de ces conditions, la principale peut-être, pour prévenir le conflit latent entre le bloc de l’Est et le bloc américain, c’est la constitution d’une grande Europe unie, fédérée sur le modèle suisse, purement défensive comme la Suisse, mais forte, et par là-même décourageant l’attaque.

Je disais tout à l’heure : osons plus, voulons plus, ne nous limitons pas à des souhaits faciles et à des ambitions mesquines. L’Europe unie me paraît un très grand but, très difficile à réaliser, mais qui est la condition d’un but plus vaste encore, la paix du monde. Pourquoi les Suisses se diraient-ils toujours : nous sommes trop petits, nous ne pouvons rien y faire ? Oui, je le sais, nous sommes neutres. Mais nous n’en faisons pas moins partie du genre humain, et de l’Europe. Comment pourrions-nous rester neutres entre le danger de la guerre et les moyens de la paix ?

Pensons-y. Ne nous bornons pas à des souhaits un peu courts, et par là-même indignes de nos grands privilèges dans ce siècle tragique. L’Europe se fera quand tous ses peuples la voudront. Il ne faut pas que les Suisses soient les derniers, et qu’ils perdent cette rare occasion de voir grand, de voir loin, de dire oui sans réserve à ce qui peut élargir l’horizon de demain. C’est la grâce que je vous souhaite ! (Et pensez quelquefois à ma baleine, au long de cette année qui s’ouvre à votre faim. Vous combleriez le vœu secret de cet article.)