« Je vivais en ce temps-là… » (janvier 1956)ag
Je vivais en ce temps-là, terminant mes études, dans la▶ petite ville ◀de▶ Neuchâtel, et nous étions passionnément surréalistes, comme nos aînés avaient été ◀d’▶Action française, ou encore anarcho-gidiens, avec un sérieux redoutable, — pensant au fond tout autre chose que ceux ◀de▶ Paris, et nous donnant ◀le▶ ridicule ◀de▶ vouloir vivre ces doctrines. Inquiétude et ferveur étaient ◀les▶ mots ◀de▶ ◀l’▶époque. Âge ◀d’▶or ◀de▶ ◀la▶ Littérature, qui triomphait dans ◀le▶ temps même que nous pensions ◀la▶ renier comme telle, au nom de ◀l’▶Aventure, ◀de▶ ◀la▶ Révolution, ou ◀de▶ quelque règle ◀de▶ vie, mais subversive bien entendu. L’un des deux temples ◀de▶ ce culte (l’autre étant comme on pense ◀la▶ NRF ) se cachait derrière une vitrine très savamment discrète ◀de▶ ◀la▶ rue de l’Odéon.
Il n’était pas lieu ◀de▶ Paris que j’avais ◀l’▶impression ◀de▶ mieux connaître, sans y être jamais entré. Boutique ◀de▶ gloire où fréquentaient nos Dieux ! Nous en connaissions ◀la▶ légende. Apollinaire avait discouru là, devant ◀le▶ jeune André Breton immobile et muet ◀d’▶admiration, comme transfixé. Valéry venait y bavarder avec Fargue et Larbaud, peut-être même parfois avec ◀l’▶homme du mystère dont ◀l’▶improbable nom venait de s’inscrire au fronton ◀d’▶un considérable poème. (Nous en avions appris par cœur ◀de▶ longs fragments, faute de pouvoir acheter ◀l’▶édition rare.) Bon pour ceux qui n’y « croyaient » pas, ◀d’▶entrer là sans façon ni vergogne pour acheter banalement un livre : alors que ◀l’▶on risquait ◀de▶ se trouver tout ◀d’▶un coup devant Gide, Claudel, ou James Joyce conversant comme ◀de▶ simples humains avec ◀la▶ desservante du sanctuaire, en robe ◀de▶ bure nouée ◀d’▶une cordelette.
Tels étaient à nos yeux ◀les▶ prestiges ◀de▶ ◀l’▶enseigne « à jamais littéraire » ◀de▶ ◀la▶ Maison des amis des livres. (Commerce en éloignait toute idée commerciale…) Bien des années plus tard, je devais découvrir que ◀le▶ culte des Lettres chez Adrienne Monnier était à la fois plus sérieux et plus aimable que tout cela, et ne se plaçait à vrai dire que sous ◀la▶ seule invocation « du grand saint San Sérémoni » célébré par Valery Larbaud. Je nous vois encore dans sa petite cuisine, en train de peler ◀de▶ fines patates pour un dîner improvisé. Je rentrais ◀d’▶Amérique, je voulais tout savoir sur nos amis, leurs œuvres et leurs vies : j’avais couru tout droit rue de l’Odéon, comme à ◀la▶ source ◀la▶ plus fraîche et ◀la▶ plus sûre…
Qu’est devenue ◀la▶ série ◀de▶ photos en couleur qui furent prises à ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ guerre dans ◀l’▶appartement ◀d’▶Adrienne ? ◀De▶ ◀l’▶ancêtre Claudel aux jeunes ◀d’▶alors, tous ceux qu’elle estimait défilèrent un à un devant ◀l’▶objectif — bien nommé — ◀de▶ Gisèle Freund. Ce choix des élus ◀d’▶Adrienne, qu’on pourrait publier en album, ne ferait-il pas un bel hommage à sa mémoire ? Il faudrait y ajouter ◀les▶ descriptions vivaces, incisives et toujours amicales qu’elle donna ◀de▶ plusieurs des modèles dans son Navire ◀d’▶argent et sa Gazette des amis des livres : autant ◀de▶ petits chefs-d’œuvre ◀d’▶intelligence du cœur. Quel art ferme et subtil, quel familier respect du langage et ◀de▶ ses artisans, et quel savoureux naturel ! Aurions-nous perdu avec elle ce qu’elle a servi mieux qu’elle-même, et plus gracieusement que personne ?