Livre premier
Le mythe de▶ Tristan
1.
Triomphe du roman, et ce qu’il cache
« Seigneurs, vous plaît-il ◀d’▶entendre un beau conte ◀d’▶amour et ◀de▶ mort ?… »
Rien au monde ne saurait nous plaire davantage.
À tel point que ce début du Tristan de Bédier doit passer pour ◀le▶ type idéal ◀de▶ la première phrase ◀d’▶un roman. C’est ◀le▶ trait ◀d’▶un art infaillible qui nous jette dès ◀le▶ seuil du conte dans ◀l’▶état passionné ◀d’▶attente où naît ◀l’▶illusion romanesque. ◀D’▶où vient ce charme ? Et quelles complicités cet artifice ◀de▶ « rhétorique profonde » sait-il rejoindre dans nos cœurs ?
Que ◀l’▶accord ◀d’▶amour et ◀de▶ mort soit celui qui émeuve en nous ◀les▶ résonances ◀les▶ plus profondes, c’est un fait qu’établit à première vue ◀le▶ succès prodigieux du roman. Il est d’autres raisons, plus secrètes, ◀d’▶y voir comme une définition ◀de▶ ◀la▶ conscience occidentale…
Amour et mort, amour mortel : si ce n’est pas toute ◀la▶ poésie, c’est du moins tout ce qu’il y a ◀de▶ populaire, tout ce qu’il y a ◀d’▶universellement émouvant dans nos littératures ; et dans nos plus vieilles légendes, et dans nos plus belles chansons. ◀L’▶amour heureux n’a pas ◀d’▶histoire. Il n’est ◀de▶ roman que ◀de▶ ◀l’▶amour mortel, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶amour menacé et condamné par ◀la▶ vie même. Ce qui exalte ◀le▶ lyrisme occidental, ce n’est pas ◀le▶ plaisir des sens, ni ◀la▶ paix féconde du couple. C’est moins ◀l’▶amour comblé que ◀la▶ passion ◀d’▶amour. Et passion signifie souffrance. Voilà ◀le▶ fait fondamental.
Mais ◀l’▶enthousiasme que nous montrons pour ◀le▶ roman, et pour ◀le▶ film né du roman ; ◀l’▶érotisme idéalisé diffus dans toute notre culture, dans notre éducation, dans ◀les▶ images qui font ◀le▶ décor ◀de▶ nos vies ; enfin ◀le▶ besoin ◀d’▶évasion exaspéré par ◀l’▶ennui mécanique, tout en nous et autour de nous glorifie à tel point ◀la▶ passion que nous en sommes venus à voir en elle une promesse ◀de▶ vie plus vivante, une puissance qui transfigure, quelque chose qui serait au-delà du bonheur et ◀de▶ ◀la▶ souffrance, une béatitude ardente.
Dans « passion » nous ne sentons plus « ce qui souffre » mais « ce qui est passionnant ». Et pourtant, ◀la▶ passion ◀d’▶amour signifie, ◀de▶ fait, un malheur. ◀La▶ société où nous vivons et dont ◀les▶ mœurs n’ont guère changé, sous ce rapport, depuis des siècles, réduit ◀l’▶amour-passion, neuf fois sur dix, à revêtir ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶adultère. Et j’entends bien que ◀les▶ amants invoqueront tous ◀les▶ cas ◀d’▶exception, mais ◀la▶ statistique est cruelle : elle réfute notre poésie.
Vivons-nous dans une telle illusion, dans une telle « mystification » que nous ayons vraiment oublié ce malheur ? Ou faut-il croire qu’en secret nous préférons ce qui nous blesse et nous exalte à ce qui semblerait combler notre idéal ◀de▶ vie harmonieuse ?
Serrons de plus près cette contradiction, par un effort qui doit paraître déplaisant, puisqu’il tend à détruire une illusion. Affirmer que ◀l’▶amour-passion signifie, ◀de▶ fait, ◀l’▶adultère, c’est insister sur ◀la▶ réalité que notre culte ◀de▶ ◀l’▶amour masque et transfigure à la fois ; c’est mettre au jour ce que ce culte dissimule, refoule, et refuse ◀de▶ nommer pour nous permettre un abandon ardent à ce que nous n’osions pas revendiquer. ◀La▶ résistance même qu’éprouvera ◀le▶ lecteur à reconnaître que passion et adultère se confondent ◀le▶ plus souvent dans ◀la▶ société qui est ◀la▶ nôtre, n’est-ce pas une première preuve ◀de▶ ce fait paradoxal : que nous voulons ◀la▶ passion et ◀le▶ malheur à condition de ne jamais avouer que nous ◀les▶ voulons en tant que tels ?
Pour qui nous jugerait sur nos littératures, ◀l’▶adultère paraîtrait l’une des occupations ◀les▶ plus remarquables auxquelles se livrent ◀les▶ Occidentaux. On aurait vite dressé ◀la▶ liste des romans qui n’y font aucune allusion ; et ◀le▶ succès remporté par ◀les▶ autres, ◀les▶ complaisances qu’ils éveillent, ◀la▶ passion même qu’on apporte à ◀les▶ condamner quelquefois, tout cela dit assez à quoi rêvent ◀les▶ couples, sous un régime qui a fait du mariage un devoir et une commodité. Sans ◀l’▶adultère, que seraient toutes nos littératures ? Elles vivent ◀de▶ ◀la▶ « crise du mariage ». Il est probable aussi qu’elles ◀l’▶entretiennent, soit qu’elles « chantent » en prose et en vers ce que ◀la▶ religion tient pour un crime, et ◀la▶ Loi pour une contravention, soit au contraire qu’elles s’en amusent, et qu’elles en tirent un répertoire inépuisable ◀de▶ situations comiques ou cyniques. Droit divin ◀de▶ ◀la▶ passion, psychologie mondaine, succès du trio au théâtre — soit qu’on idéalise, ou subtilise, ou ironise, que fait-on si ce n’est trahir ◀le▶ tourment innombrable et obsédant ◀de▶ ◀l’▶amour en rupture ◀de▶ loi ? Ne serait-ce pas qu’on cherche à s’évader ◀de▶ son affreuse réalité ? Tourner ◀la▶ situation en mystique ou en farce, c’est toujours avouer qu’elle est insupportable… Mal mariés, déçus, révoltés, exaltés ou cyniques, infidèles ou trompés : que ce soit en fait ou en rêve, dans ◀le▶ remords ou dans ◀la▶ crainte, dans ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀la▶ révolte ou ◀l’▶anxiété ◀de▶ ◀la▶ tentation, il est peu ◀d’▶hommes qui ne se reconnaissent dans l’une au moins ◀de▶ ces catégories. Renoncements, compromis, ruptures, neurasthénies, confusions irritantes et mesquines ◀de▶ rêves, ◀d’▶obligations, ◀de▶ complaisances secrètes — ◀la▶ moitié du malheur humain se résume dans ◀le▶ mot ◀d’▶adultère. Malgré toutes nos littératures — ou peut-être à cause ◀d’▶elles justement — il peut sembler parfois qu’on n’ait encore rien dit sur ◀la▶ réalité ◀de▶ ce malheur. Et que certaines questions des plus naïves, en ce domaine, aient été plus souvent résolues que posées…
Par exemple, ◀le▶ mal constaté, faut-il en rejeter ◀la▶ faute sur ◀l’▶institution du mariage, ou au contraire, sur « quelque chose » qui ◀la▶ ruine au cœur même ◀de▶ nos ambitions ? Est-ce vraiment, comme beaucoup ◀le▶ pensent, ◀la▶ conception dite « chrétienne » du mariage qui cause tout notre tourment, ou au contraire, est-ce une conception ◀de▶ ◀l’▶amour dont on n’a peut-être pas vu qu’elle rend ce lien, dès ◀le▶ principe, insupportable ?
Je constate que ◀l’▶Occidental aime au moins autant ce qui détruit que ce qui assure « ◀le▶ bonheur des époux ». ◀D’▶où peut venir une telle contradiction ? Si ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ crise du mariage est simplement ◀l’▶attrait ◀de▶ ◀l’▶interdit, ◀d’▶où nous vient ce goût du malheur ? Quelle idée ◀de▶ ◀l’▶amour trahit-il ? Quel secret ◀de▶ notre existence, ◀de▶ notre esprit, ◀de▶ notre histoire peut-être ?
2.
Le mythe
Il existe un grand mythe européen ◀de▶ ◀l’▶adultère : ◀le▶ Roman ◀de▶ Tristan et Iseut. Au travers du désordre extrême ◀de▶ nos mœurs, dans ◀la▶ confusion des morales et des immoralismes qui en vivent, aux moments ◀les▶ plus purs ◀d’▶un drame, il arrive qu’on voie transparaître en filigrane cette forme mythique. Comme une grande image simple, comme une sorte ◀de▶ type primitif ◀de▶ nos tourments ◀les▶ plus complexes.
Et de même que pour se tirer des confusions ◀de▶ notre langue, ◀les▶ poètes ont coutume ◀de▶ rapporter ◀les▶ mots à leurs origines lointaines, c’est-à-dire à ◀la▶ chose ou à ◀l’▶acte qu’on pense qu’ils désignaient d’abord, je voudrais rapporter à ce mythe certaines confusions ◀de▶ nos mœurs. Étymologie des passions, moins décevante que celle des mots, puisqu’elle trouve dans notre existence — et non dans quelque science hypothétique — son immédiate vérification.
Mais d’abord, dira-t-on, est-il exact que ◀le▶ roman ◀de▶ Tristan soit un mythe ? Et dans ce cas, n’est-ce pas détruire son charme que ◀d’▶essayer ◀de▶ ◀l’▶analyser ?
Nous n’en sommes plus à croire que mythe est synonyme ◀d’▶irréalité ou ◀d’▶illusion. Trop ◀de▶ mythes manifestent parmi nous une puissance trop incontestable. Mais ◀l’▶abus que ◀l’▶on fait du mot oblige à ◀le▶ redéfinir.
On pourrait dire ◀d’▶une manière générale qu’un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini ◀de▶ situations plus ou moins analogues. ◀Le▶ mythe permet ◀de▶ saisir ◀d’▶un coup d’œil certains types ◀de▶ relations constantes, et ◀de▶ ◀les▶ dégager du fouillis des apparences quotidiennes.
Dans un sens plus étroit, ◀les▶ mythes traduisent ◀les▶ règles ◀de▶ conduite ◀d’▶un groupe social ou religieux. Ils procèdent donc ◀de▶ ◀l’▶élément sacré autour duquel s’est constitué ◀le▶ groupe. (Récits symboliques ◀de▶ ◀la▶ vie et ◀de▶ ◀la▶ mort des dieux, légendes expliquant ◀les▶ sacrifices ou ◀l’▶origine des tabous, etc.). On ◀l’▶a remarqué souvent : un mythe n’a pas ◀d’▶auteur. Son origine doit être obscure. Et son sens même ◀l’▶est en partie. Il se présente comme ◀l’▶expression tout anonyme ◀de▶ réalités collectives, ou plus exactement : communes. ◀L’▶œuvre d’art — poème, conte ou roman — se distingue donc radicalement du mythe. Sa valeur ne relève en effet que du talent ◀de▶ son créateur. Ce qui importe en elle, c’est justement ce qui n’importe pas dans ◀le▶ cas du mythe : sa « beauté », ou sa « vraisemblance », et toutes ses qualités ◀de▶ réussite singulière (originalité, habileté, style, etc.).
Mais ◀le▶ caractère ◀le▶ plus profond du mythe, c’est ◀le▶ pouvoir qu’il prend sur nous, généralement à notre insu. Ce qui fait qu’une histoire, un événement ou même un personnage deviennent des mythes, c’est précisément cet empire qu’ils exercent sur nous comme malgré nous. Une œuvre d’art, comme telle, n’a pas à proprement parler un pouvoir ◀de▶ contrainte sur ◀le▶ public. Si belle et puissante qu’elle soit, on peut toujours ◀la▶ critiquer, ou ◀la▶ goûter pour des raisons individuelles. Il n’en va pas de même pour ◀le▶ mythe : son énoncé désarme toute critique, réduit au silence ◀la▶ raison, ou tout au moins, ◀la▶ rend inefficace.
Or je me propose ◀d’▶envisager Tristan non point comme œuvre littéraire, mais comme type des relations ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ◀la▶ femme dans un groupe historique donné : ◀l’▶élite sociale, ◀la▶ société courtoise et pénétrée ◀de▶ chevalerie du xiie et du xiiie siècle. Ce groupe est à vrai dire dissous depuis longtemps. Pourtant ses lois sont encore les nôtres ◀d’▶une manière secrète et diffuse. Profanées et reniées par nos codes officiels, elles sont devenues ◀d’▶autant plus contraignantes qu’elles n’ont plus ◀de▶ pouvoir que sur nos rêves.
Bien des traits ◀de▶ ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan sont ◀de▶ ceux qui signalent un mythe. Et d’abord ◀le▶ fait que ◀l’▶auteur — à supposer qu’il y en eût un, et un seul — nous est totalement inconnu. ◀Les▶ cinq versions « originales » qui nous restent sont des remaniements artistiques ◀d’▶un archétype dont on n’a pu trouver ◀la▶ moindre trace2.
Un autre aspect mythique ◀de▶ ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan, c’est ◀l’▶élément sacré qu’elle utilise3. ◀Le▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶action, et ◀les▶ effets qu’elle devait exercer sur ◀l’▶auditeur, dépendent dans une certaine mesure (que nous aurons à préciser) ◀d’▶un ensemble ◀de▶ règles et ◀de▶ cérémonies qui n’est autre que ◀la▶ coutume ◀de▶ ◀la▶ chevalerie médiévale. Or ◀les▶ « ordres » ◀de▶ chevalerie furent souvent appelés « religions ». Chastellain, chroniqueur ◀de▶ ◀la▶ Bourgogne, nomme ainsi ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ Toison ◀d’▶or (dernier en date), et il en parle comme ◀d’▶un mystère sacré, en un siècle où pourtant ◀la▶ chevalerie n’était plus guère qu’une survivance4.
Enfin ◀la▶ nature même ◀de▶ ◀l’▶obscurité que nous découvrirons dans ◀la▶ légende, dénote sa parenté profonde avec ◀le▶ mythe. ◀L’▶obscurité du mythe en général ne réside pas dans sa forme ◀d’▶expression5. Elle tient d’une part au mystère ◀de▶ son origine, et d’autre part à ◀l’▶importance vitale des faits que ◀le▶ mythe symbolise. Si ces faits n’étaient pas obscurs, ou s’il n’y avait quelque intérêt à obscurcir leur origine et leur portée pour ◀les▶ soustraire à ◀la▶ critique, il n’y aurait pas besoin ◀de▶ mythe. On pourrait se contenter ◀d’▶une loi, ◀d’▶un traité ◀de▶ morale, ou même ◀d’▶une historiette jouant ◀le▶ rôle ◀de▶ résumé mnémotechnique. Point ◀de▶ mythe tant qu’il est loisible ◀de▶ s’en tenir aux évidences et ◀de▶ ◀les▶ exprimer ◀d’▶une manière manifeste ou directe. Au contraire, ◀le▶ mythe paraît lorsqu’il serait dangereux ou impossible ◀d’▶avouer clairement un certain nombre ◀de▶ faits sociaux ou religieux, ou ◀de▶ relations affectives, que ◀l’▶on tient cependant à conserver, ou qu’il est impossible ◀de▶ détruire. Nous n’avons plus besoin ◀de▶ mythes, par exemple, pour exprimer ◀les▶ vérités ◀de▶ ◀la▶ science : nous ◀les▶ considérons en effet ◀d’▶une manière parfaitement « profane », et elles ont donc tout à gagner à ◀la▶ critique individuelle. Mais nous avons besoin ◀d’▶un mythe pour exprimer ◀le▶ fait obscur et inavouable que ◀la▶ passion est liée à ◀la▶ mort, et qu’elle entraîne ◀la▶ destruction pour ceux qui s’y abandonnent ◀de▶ toutes leurs forces. C’est que nous voulons sauver cette passion, et que nous chérissons ce malheur, cependant que nos morales officielles et notre raison ◀les▶ condamnent. ◀L’▶obscurité du mythe nous met donc en mesure ◀d’▶accueillir son contenu déguisé et ◀d’▶en jouir par ◀l’▶imagination, sans en prendre toutefois une conscience assez claire pour qu’éclate ◀la▶ contradiction. Ainsi se trouvent mises à ◀l’▶abri ◀de▶ ◀la▶ critique certaines réalités humaines que nous sentons ou pressentons fondamentales. ◀Le▶ mythe exprime ces réalités, dans ◀la▶ mesure où notre instinct ◀l’▶exige, mais il ◀les▶ voile aussi dans ◀la▶ mesure où ◀le▶ grand jour et ◀la▶ raison6 ◀les▶ menaceraient.
◀D’▶origine inconnue ou mal connue — ◀de▶ caractère primitivement sacré — voilant ◀le▶ secret qu’il exprime, ◀le▶ Roman mythique ◀de▶ Tristan posséderait-il au même degré ◀les▶ qualités contraignantes ◀d’▶un vrai mythe ? Cette question ne peut être esquivée. Elle nous porte au cœur du problème et ◀de▶ son actualité.
Précisons que ◀les▶ règles chevaleresques qui jouaient bel et bien au xiiie siècle un rôle ◀de▶ contrainte absolue, n’interviennent dans ◀le▶ roman qu’à titre ◀d’▶obstacle mythique et ◀de▶ figures rituelles ◀de▶ rhétorique. Sans elles, ◀la▶ fable n’aurait pas trouvé ses prétextes à rebondissements, et surtout elle n’aurait pas pu s’imposer sans conteste aux auditeurs. Il faut bien voir que ces « cérémonies » sociales sont des moyens ◀de▶ faire admettre un contenu antisocial, qui est ◀la▶ passion. ◀Le▶ mot « contenu » prend ici toute sa force : ◀la▶ passion ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut est littéralement « contenue » par ◀les▶ règles ◀de▶ ◀la▶ chevalerie. C’est à cette condition seulement qu’elle pourra s’exprimer dans ◀le▶ demi-jour du mythe. Car en tant que passion qui veut ◀la▶ Nuit et qui triomphe dans une Mort transfigurante, elle représente pour toute Société une menace violemment intolérable. Il faut donc que ◀les▶ groupes constitués soient capables ◀de▶ lui opposer une structure fortement charpentée, pour qu’elle trouve ◀l’▶occasion ◀de▶ s’extérioriser sans causer ◀les▶ pires dégâts.
Que, par ◀la▶ suite, ◀le▶ lien social vienne à faiblir, ou que ◀le▶ groupe soit dissocié, ◀le▶ mythe cessera ◀d’▶être un mythe au sens strict. Mais ce qu’il aura perdu en force contraignante et en moyens ◀de▶ se communiquer sous une forme voilée et admissible, il ◀le▶ retrouvera en influence souterraine et en violence anarchisante. À mesure que ◀la▶ chevalerie, même sous sa forme profanée ◀de▶ savoir-vivre - ◀les▶ usages qu’il faut observer si ◀l’▶on veut être un gentleman — perdra ses dernières vertus, ◀la▶ passion « contenue » dans ◀le▶ mythe primitif se répandra dans ◀la▶ vie quotidienne, envahira ◀le▶ subconscient, appellera ◀de▶ nouvelles contraintes, se ◀les▶ inventera au besoin… Car nous verrons que ce n’est pas seulement ◀la▶ nature ◀de▶ ◀la▶ société, mais ◀l’▶ardeur même ◀de▶ ◀la▶ sombre passion qui exige un aveu masqué.
◀Le▶ mythe, au sens strict du terme, se constitua au xiie siècle, c’est-à-dire dans une période où ◀les▶ élites faisaient un vaste effort ◀de▶ mise en ordre sociale et morale. Il s’agissait ◀de▶ « contenir », précisément, ◀les▶ poussées ◀de▶ ◀l’▶instinct destructeur : car ◀la▶ religion, en ◀l’▶attaquant, ◀l’▶exaspérait. ◀Les▶ chroniqueurs, ◀les▶ sermons et ◀les▶ satires ◀de▶ ce siècle nous révèlent qu’il connut une première « crise du mariage ». Elle appelait une réaction vive. ◀Le▶ succès du Roman ◀de▶ Tristan fut donc ◀d’▶ordonner ◀la▶ passion dans un cadre où elle pût s’exprimer en satisfactions symboliques. (Ainsi ◀l’▶Église avait « compris » ◀le▶ paganisme dans ses rites.)
Or si ce cadre disparaît, cette passion n’en subsiste pas moins. Elle est toujours aussi dangereuse pour ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ société. Elle tend toujours à provoquer, de la part de ◀la▶ société, une mise en ordre équivalente. ◀D’▶où ◀la▶ permanence historique non point du mythe sous sa forme première, mais ◀de▶ ◀l’▶exigence mythique à laquelle répondait ◀le▶ Roman.
Élargissant notre définition, nous appellerons mythe, désormais, cette permanence ◀d’▶un type ◀de▶ relations et des réactions qu’il provoque. ◀Le▶ mythe ◀de▶ Tristan et Iseut, ce ne sera plus seulement ◀le▶ Roman, mais ◀le▶ phénomène qu’il illustre, et dont ◀l’▶influence n’a pas cessé ◀de▶ s’étendre jusqu’à nos jours. Passion ◀de▶ ◀la▶ nature obscure, dynamisme excité par ◀l’▶esprit, possibilité préformée à ◀la▶ recherche ◀d’▶une contrainte qui ◀l’▶exalte, charme, terreur ou idéal : tel est ◀le▶ mythe qui nous tourmente. Qu’il ait perdu sa forme primitive voilà précisément ce qui ◀le▶ rend si dangereux. ◀Les▶ mythes déchus deviennent vénéneux comme ◀les▶ vérités mortes dont parle Nietzsche.
3.
Actualité du mythe ; raisons ◀de▶ notre analyse
Nul besoin ◀d’▶avoir lu ◀le▶ Tristan de Béroul, ou celui ◀de▶ M. Bédier, ni ◀d’▶avoir entendu ◀l’▶opéra ◀de▶ Wagner, pour subir dans ◀la▶ vie quotidienne ◀l’▶empire nostalgique ◀d’▶un tel mythe. Il se trahit dans la plupart de nos romans et ◀de▶ nos films, dans leurs succès auprès des masses, dans ◀les▶ complaisances qu’ils réveillent au cœur des bourgeois, des poètes, des mal mariés, des midinettes qui rêvent ◀d’▶amours miraculeuses. ◀Le▶ mythe agit partout où ◀la▶ passion est rêvée comme un idéal, non point redoutée comme une fièvre maligne ; partout où sa fatalité est appelée, invoquée, imaginée comme une belle et désirable catastrophe, et non point comme une catastrophe. Il vit ◀de▶ ◀la▶ vie même ◀de▶ ceux qui croient que ◀l’▶amour est une destinée (c’était ◀le▶ philtre du Roman) ; qu’il fond sur ◀l’▶homme impuissant et ravi pour ◀le▶ consumer ◀d’▶un feu pur ; et qu’il est plus fort et plus vrai que ◀le▶ bonheur, ◀la▶ société et ◀la▶ morale. Il vit ◀de▶ ◀la▶ vie même du romantisme en nous ; il est ◀le▶ grand mystère ◀de▶ cette religion dont ◀les▶ poètes du siècle passé se firent ◀les▶ prêtres et ◀les▶ inspirés.
◀De▶ cette influence et ◀de▶ sa nature mythique, ◀la▶ preuve est d’ailleurs immédiate. Elle nous sera donnée ici même par une certaine répugnance du lecteur à envisager mon projet. ◀Le▶ Roman ◀de▶ Tristan nous est « sacré » dans ◀la▶ mesure exacte où ◀l’▶on estimera que je commets un « sacrilège » en tentant ◀de▶ ◀l’▶analyser. Certes, ce reproche ◀de▶ sacrilège revêt alors un sens bien anodin, si ◀l’▶on songe qu’il se traduisait, dans ◀les▶ sociétés primitives, non par cette répugnance que je prévois, mais par ◀la▶ mise à mort du coupable. ◀Le▶ sacré qui entre ici en jeu n’est plus qu’une survivance obscure et déprimée. Je ne courrai donc guère ◀d’▶autre risque que celui ◀de▶ voir ◀le▶ lecteur fermer ◀le▶ volume à cette page. (Et certes, ◀le▶ sens inconscient ◀d’▶un tel geste n’est rien moins que ◀la▶ mise à mort ◀de▶ ◀l’▶auteur. Pourtant il demeure sans effets.) Mais si tu m’épargnes, ô lecteur ! faut-il croire que cela signifie que ◀la▶ passion n’est point sacrée pour toi ? Ou simplement que ◀les▶ hommes ◀d’▶aujourd’hui ne sont pas moins débiles dans leurs passions que dans leurs gestes ◀de▶ réprobation ? À défaut ◀d’▶ennemis déclarés, où sera ◀le▶ courage que ◀l’▶on réclame des écrivains ? Faudra-t-il qu’ils ◀l’▶exercent contre eux-mêmes ? Et ne peut-on vraiment livrer bataille qu’à ◀l’▶adversaire qu’on porte en soi ?
J’avoue que j’ai moi-même éprouvé du dépit à voir l’un des commentateurs ◀de▶ ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan ◀la▶ définir « une épopée ◀de▶ ◀l’▶adultère ». ◀La▶ formule est sans doute exacte, si ◀l’▶on se borne à considérer ◀la▶ donnée sèche du Roman. Elle n’en paraît pas moins vexante et « prosaïquement » restrictive. Peut-on soutenir que ◀la▶ faute morale est ◀le▶ vrai sujet ◀de▶ ◀la▶ légende ? ◀Le▶ Tristan de Wagner par exemple, ne serait-il qu’un opéra ◀de▶ ◀l’▶adultère ? Et ◀l’▶adultère, enfin, n’est-ce que cela ? Un vilain mot ? Une rupture ◀de▶ contrat ? C’est cela aussi, ce n’est que cela dans trop ◀de▶ cas ; mais c’est souvent bien davantage : une atmosphère tragique et passionnée, par-delà ◀le▶ bien et ◀le▶ mal, un beau drame ou un drame affreux… Enfin, c’est un drame, un roman. Et romantisme vient de roman…
◀Le▶ problème s’élargit magnifiquement — et mon cas empire ◀d’▶autant. Je dirai mes raisons ◀de▶ persévérer, et ◀l’▶on jugera si elles sont diaboliques.
La première est que nous sommes parvenus au point ◀de▶ désordre social où ◀l’▶immoralisme se révèle plus exténuant que ◀les▶ morales anciennes. ◀Le▶ culte ◀de▶ ◀l’▶amour-passion s’est tellement démocratisé qu’il perd ses vertus esthétiques et sa valeur ◀de▶ tragédie spirituelle. Reste une confuse et diffuse souffrance, quelque chose ◀d’▶impur et ◀de▶ triste, dont il me semble qu’on ne perdra rien à profaner ◀les▶ causes faussement sacrées : cette littérature ◀de▶ ◀la▶ passion, cette publicité qu’on lui fait, cette « vogue » ◀d’▶allure commerciale ◀de▶ ce qui fut un secret religieux… Il faut s’attaquer à tout cela, fût-ce même pour sauver ◀le▶ mythe des abus ◀de▶ son extrême vulgarisation. Et tant pis pour ◀le▶ sacrilège. ◀La▶ poésie a d’autres chances.
Ma seconde raison n’est pas ◀d’▶un défenseur ◀de▶ ◀la▶ beauté, même maudite, mais ◀d’▶un homme qui a ◀le▶ goût ◀d’▶y voir clair, ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ sa vie et ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ses contemporains.
Si je m’attache au mythe ◀de▶ Tristan, c’est qu’il permet ◀de▶ dégager une raison simple ◀de▶ notre confusion présente. C’est qu’il permet aussi ◀de▶ formuler certaines relations permanentes noyées sous ◀les▶ vulgarités minutieuses ◀de▶ nos psychologies. C’est enfin qu’il permet ◀de▶ mettre à nu certain dilemme dont notre vie hâtive, notre culture et ◀le▶ ronron ◀de▶ nos morales sont en passe ◀de▶ nous faire oublier ◀la▶ sévère réalité.
Dresser ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀la▶ passion dans sa violence primitive et sacrée, dans sa pureté monumentale, comme une ironie salutaire sur nos, complaisances tortueuses et sur notre impuissance à choisir vaillamment entre ◀la▶ Norme du Jour et ◀la▶ Passion ◀de▶ ◀la▶ Nuit ; dresser cette figure ◀de▶ ◀la▶ Mort des Amants qu’exalte ◀l’▶angoissant et vampirique crescendo du second acte ◀de▶ Wagner, tel est le premier objet ◀de▶ cet ouvrage ; et ◀le▶ succès qu’il ambitionne, c’est ◀d’▶amener un lecteur au seuil du choix : « J’ai voulu cela ! » ou bien : « Que Dieu m’en garde ! »
Je ne suis pas sûr que ◀la▶ conscience claire soit utile ◀d’▶une manière générale, et en soi. Ni que ◀les▶ vérités utiles soient avouables sur ◀la▶ place. Mais quelle que soit « ◀l’▶utilité » ◀de▶ mon entreprise, notre sort n’en demeure pas moins, à nous autres Occidentaux, ◀de▶ devenir de plus en plus conscients des illusions dont nous vivons. Et peut-être que ◀la▶ fonction du philosophe, du moraliste, du créateur ◀de▶ formes idéales, est simplement ◀d’▶accroître ◀la▶ conscience, donc ◀la▶ mauvaise conscience des hommes…
Qui sait où cela peut nous mener ?
Là-dessus, il est temps ◀de▶ passer à ◀l’▶opération annoncée. ◀La▶ condition ◀de▶ sa réussite est sans doute une certaine froideur avec laquelle nous ◀la▶ mènerons. Sourds et aveugles aux « charmes » du récit, essayons ◀de▶ résumer « objectivement » ◀les▶ faits qu’il nous rapporte et ◀les▶ raisons qu’il en propose, ou qu’il omet très curieusement ◀de▶ nous indiquer.
4.
Le contenu manifeste du Roman ◀de▶ Tristan7
Amors par force vos demeine !
(Béroul.)
Tristan naît dans ◀le▶ malheur. Son père vient de mourir, et sa mère Blanchefleur ne survit pas à sa naissance. ◀D’▶où ◀le▶ nom du héros, ◀la▶ couleur sombre ◀de▶ sa vie, et ◀le▶ ciel bas ◀d’▶orage qui couvre ◀la▶ légende. ◀Le▶ roi Marc de Cornouailles, frère de Blanchefleur, prend ◀l’▶orphelin à sa cour et ◀l’▶éduque.
Première prouesse ou performance : ◀la▶ victoire ◀de▶ Tristan sur ◀le▶ Morholt. Ce géant irlandais vient, comme ◀le▶ Minotaure, exiger son tribut ◀de▶ jeunes filles ou ◀de▶ jeunes gens ◀de▶ Cornouailles. Tristan obtient ◀la▶ permission ◀de▶ ◀le▶ combattre, au moment où il pourrait être armé chevalier, donc peu après sa puberté. Il ◀le▶ tue, mais il en a reçu un coup d’épée empoisonnée. Sans espoir ◀de▶ survivre à son mal, Tristan s’embarque à ◀l’▶aventure dans un bateau sans voile ni rames, emportant son épée et sa harpe.
Il aborde au rivage irlandais. ◀La▶ reine d’Irlande détient seule ◀le▶ secret du remède qui peut ◀le▶ sauver. Mais ◀le▶ géant Morholt était ◀le▶ frère ◀de▶ cette reine, aussi Tristan se garde-t-il ◀d’▶avouer son nom et ◀l’▶origine ◀de▶ son mal. Iseut, princesse royale, ◀le▶ soigne et ◀le▶ guérit. C’est ◀le▶ Prologue.
Quelques années plus tard, ◀le▶ roi Marc décide ◀d’▶épouser ◀la▶ femme dont un oiseau lui apporta un cheveu ◀d’▶or. C’est Tristan qu’il envoie à ◀la▶ « quête » ◀de▶ ◀l’▶inconnue. Une tempête rejette ◀le▶ héros vers ◀l’▶Irlande. Là, il combat et tue un dragon qui menaçait ◀la▶ capitale. (C’est ◀le▶ motif consacré ◀de▶ ◀la▶ vierge délivrée par un jeune paladin.) Blessé par ◀le▶ monstre, Tristan est soigné de nouveau par Iseut. Un jour, cette princesse découvre que ◀le▶ blessé n’est autre que ◀le▶ meurtrier ◀de▶ son oncle. Elle saisit ◀l’▶épée ◀de▶ Tristan et menace ◀de▶ ◀le▶ tuer dans son bain. Alors, il lui révèle ◀la▶ mission dont ◀le▶ roi Marc ◀l’▶a chargé. Et Iseut lui fait grâce, car elle veut être reine. (Selon certains auteurs, c’est aussi qu’elle admire ◀la▶ beauté du jeune homme, à ce moment.)
Tristan et ◀la▶ princesse voguent vers ◀les▶ terres ◀de▶ Marc. En haute mer, ◀le▶ vent tombe, ◀la▶ chaleur est pesante. Ils ont soif. ◀La▶ servante Brangien leur donne à boire. Mais elle leur verse par erreur « ◀le▶ vin herbé » destiné aux époux, et qu’avait préparé ◀la▶ mère d’Iseut. Ils ◀le▶ boivent. ◀Les▶ voici entrés dans ◀les▶ voies ◀d’▶une destinée « qui jamais ne leur fauldra jour ◀de▶ leurs vies, car ils ont beu leur destruction et leur mort ». Ils s’avouent leur amour et ils y cèdent.
(Notons ici que ◀le▶ texte primitif, suivi par ◀le▶ seul Béroul, limitait ◀l’▶efficacité du philtre à trois ans8. Thomas, imbu ◀de▶ fine psychologie, et plein ◀de▶ méfiance pour ◀le▶ merveilleux, qu’il juge grossier, réduit autant que possible ◀l’▶importance du philtre, et présente ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut comme une affection spontanée, apparue dès ◀la▶ scène du bain. Eilhart, Gottfried et la plupart des autres accordent au contraire une efficace illimitée au vin magique. Rien de plus significatif que ces variantes, comme nous ◀le▶ verrons.)
◀La▶ faute est donc consommée. Mais Tristan reste lié par ◀la▶ mission qu’il a reçue du roi. Il conduit donc Iseut à Marc, malgré leur trahison. Brangien, substituée à Iseut par ruse, passera la première nuit nuptiale avec ◀le▶ roi, sauvant ainsi sa maîtresse du déshonneur, tout en expiant ◀l’▶erreur fatale qu’elle a commise.
Cependant des barons « félons » dénoncent au roi ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut. Tristan est banni. Mais à ◀la▶ faveur ◀d’▶une nouvelle ruse (scène du verger), il convainc Marc ◀de▶ son innocence et revient à ◀la▶ cour.
◀Le▶ nain Frocine, complice des barons, cherche à surprendre ◀les▶ amants et leur tend un piège. Entre ◀le▶ lit ◀de▶ Tristan et celui ◀de▶ ◀la▶ reine, il sème ◀de▶ ◀la▶ « fleur ◀de▶ blé ». Tristan, que Marc a chargé ◀d’▶une nouvelle mission, veut rejoindre une dernière fois son amie, pendant ◀la▶ nuit qui précède son départ. Il franchit ◀d’▶un saut ◀l’▶espace qui sépare ◀les▶ deux lits. Mais une blessure récente qu’il a reçue à ◀la▶ jambe se rouvre par ◀l’▶effort. Marc et ◀les▶ barons, alertés par ◀le▶ nain, font irruption dans ◀le▶ dortoir. Ils voient des traces ◀de▶ sang sur ◀la▶ fleur ◀de▶ blé. ◀La▶ preuve ◀de▶ ◀l’▶adultère est ainsi faite. Iseut sera livrée à une troupe ◀de▶ lépreux et Tristan condamné à mort. Il s’évade (scène ◀de▶ ◀la▶ chapelle). Il délivre Iseut, et avec elle s’enfonce dans ◀la▶ forêt ◀de▶ Morois. Trois ans durant, ils y mènent une vie « aspre et dure ». Un jour, Marc ◀les▶ surprend endormis. Mais il se trouve que Tristan a déposé entre leurs corps son épée nue. Ému par ce qu’il prend pour un signe ◀de▶ chasteté, ◀le▶ roi ◀les▶ épargne. Sans ◀les▶ réveiller, il prend ◀l’▶épée ◀de▶ Tristan et dépose à sa place ◀l’▶épée royale.
◀Les▶ trois ans écoulés, ◀le▶ philtre cesse ◀d’▶agir (selon Béroul et ◀l’▶ancêtre commun des cinq versions). Alors seulement Tristan se repent, Iseut se met à regretter ◀la▶ cour… Ils vont trouver ◀l’▶ermite Ogrin, par ◀l’▶entremise duquel Tristan offre au roi ◀de▶ lui rendre sa femme. Marc promet son pardon. ◀Les▶ amants se séparent à ◀l’▶approche du cortège royal. Iseut supplie encore Tristan ◀de▶ demeurer dans ◀le▶ pays jusqu’à ce qu’il soit certain que Marc ◀la▶ traite bien. Puis, par une dernière ruse féminine, exploitant cette concession, ◀la▶ reine déclare qu’elle rejoindra ◀le▶ chevalier au premier signal ◀de▶ sa part, et sans que rien puisse ◀la▶ retenir, « ni tour, ni mur, ni fort chastel. »
Chez Orri ◀le▶ forestier, ils ont plusieurs rendez-vous clandestins. Mais ◀les▶ barons félons veillent sur ◀la▶ vertu ◀de▶ ◀la▶ reine. Celle-ci demande et obtient un « jugement ◀de▶ Dieu » pour prouver son innocence. Grâce à un subterfuge, elle triomphe ◀de▶ ◀l’▶épreuve : avant de saisir ◀le▶ fer rouge qui laisse intacte ◀la▶ main ◀de▶ qui n’a pas menti, elle jure n’avoir jamais été dans ◀les▶ bras ◀d’▶aucun homme, hors ceux du roi son maître et du manant qui vient de ◀l’▶aider à descendre ◀de▶ sa barque. ◀Le▶ manant, c’est Tristan déguisé…
Mais ◀de▶ nouvelles aventures entraînent au loin ◀le▶ chevalier. Il croit que ◀la▶ reine a cessé ◀de▶ ◀l’▶aimer. C’est alors qu’il consent à épouser, au-delà ◀de▶ ◀la▶ mer, « pour son nom et pour sa beauté »9, une autre Iseut, ◀l’▶Iseut « aux blanches mains ». Et en effet, Tristan ◀la▶ laissera vierge, car il regrette « Iseut ◀la▶ bloie ».
Enfin, blessé à mort, et de nouveau empoisonné par cette blessure, Tristan fait appeler ◀la▶ reine de Cornouailles, ◀la▶ seule qui puisse encore ◀le▶ guérir. Elle vient, et son vaisseau arbore une voile blanche, signe ◀d’▶espoir. Iseut aux blanches mains guettait son arrivée. Tourmentée par ◀la▶ jalousie, elle s’en vient au lit ◀de▶ Tristan et lui annonce que ◀la▶ voile est noire. Tristan meurt. Iseut ◀la▶ blonde débarque à cet instant, monte au château, embrasse ◀le▶ corps ◀de▶ son amant, et meurt.
5.
Énigmes
Résumé ◀de▶ ◀la▶ sorte, et tout « charme » détruit, à considérer froidement ◀le▶ plus envoûtant des poèmes, on s’aperçoit que sa donnée ni son progrès ne sont dépourvus ◀d’▶équivoque.
J’ai passé quantité ◀d’▶épisodes accessoires, mais aucun des motifs allégués ◀de▶ ◀l’▶action centrale du Roman. Et je ◀les▶ ai même soulignés. On a pu voir qu’ils se réduisent à fort peu de choses : Tristan conduit Iseut au roi parce qu’il est lié par ◀la▶ fidélité du chevalier ; — ◀les▶ amants se séparent, au terme des trois années dans ◀la▶ forêt, parce que ◀le▶ philtre cesse ◀d’▶agir ; — Tristan épouse Iseut aux blanches mains « pour son nom et pour sa beauté ».
Maintenant, ces « raisons » mises à part — nous aurons ◀l’▶occasion ◀d’▶y revenir — on s’aperçoit que ◀le▶ Roman repose sur une série ◀de▶ contradictions énigmatiques.
Une première remarque m’a frappé, faite en passant par l’un des éditeurs récents ◀de▶ ◀la▶ légende : tout au long du Roman, Tristan paraît physiquement supérieur à tous ses adversaires et, particulièrement, au roi. Aucune force extérieure ne saurait donc ◀l’▶empêcher ◀d’▶enlever Iseut et ◀d’▶obéir à son destin. ◀Les▶ mœurs du temps sanctionnent ◀le▶ droit du plus fort, elles ◀le▶ divinisent même sans ◀le▶ moindre scrupule ; et surtout s’il s’agit du droit ◀d’▶un homme sur une femme : c’est ◀l’▶enjeu habituel des tournois. Pourquoi Tristan n’use-t-il pas ◀de▶ ce droit ?
Mise en éveil par cette première question, notre méfiance critique ne tarde pas à découvrir d’autres énigmes, non moins curieuses et obscures.
Pourquoi ◀l’▶épée ◀de▶ chasteté entre ◀les▶ corps dans ◀la▶ forêt ? ◀Les▶ amants ont déjà péché ; ils refusent ◀de▶ se repentir, à ce moment-là ; enfin ils ne prévoient nullement que ◀le▶ roi pourrait ◀les▶ surprendre. Or on ne trouve ni un vers ni un mot, dans ◀les▶ différentes versions, qui donne ◀la▶ raison ◀de▶ cet acte10.
Pourquoi Tristan rend-il ◀la▶ reine à Marc, et cela même dans ◀les▶ versions où ◀le▶ philtre continue ◀d’▶agir ? Si, comme certains ◀le▶ disent, c’est une repentance sincère qui motive ◀la▶ séparation, pourquoi se promettent-ils ◀de▶ se revoir au moment même où ils acceptent ◀de▶ se quitter ? Pourquoi Tristan s’éloigne-t-il ensuite pour courir ◀de▶ nouvelles aventures, alors qu’ils ont un rendez-vous dans ◀la▶ forêt ? Pourquoi ◀la▶ reine coupable propose-t-elle un « jugement ◀de▶ Dieu » ? Elle sait bien que cette épreuve doit ◀la▶ perdre. Elle n’en triomphe que par une ruse improvisée in extremis, et qui est donnée comme trompant Dieu lui-même, puisque ◀le▶ miracle s’opère11 !
Enfin, ce jugement étant acquis, ◀la▶ reine passe pour innocente. Tristan ◀l’▶est donc aussi, et ◀l’▶on ne voit plus du tout ce qui s’opposerait à son retour auprès du roi, donc auprès ◀d’▶Iseut…
D’autre part, n’est-il pas fort étrange que ◀les▶ poètes du xiiie siècle, si exigeants dès qu’il s’agit ◀d’▶honneur, ◀de▶ fidélité au suzerain, laissent passer sans un mot ◀de▶ commentaire tant ◀d’▶actions aussi peu défendables ? Comment peuvent-ils nous présenter tel qu’un modèle ◀de▶ chevalerie ce Tristan qui a trompé son roi par ◀les▶ ruses ◀les▶ plus cyniques ; ou telle qu’une vertueuse dame cette épouse adultère, et qui ne recule même pas devant un astucieux blasphème ? Pourquoi traitent-ils au contraire de « félons » ◀les▶ barons qui défendent ◀l’▶honneur ◀de▶ Marc ? Même si ◀la▶ jalousie ◀les▶ meut, ils n’ont du moins ni menti ni trompé, et ce n’est pas ◀le▶ cas ◀de▶ Tristan…
Enfin ◀l’▶on en vient à douter ◀de▶ ◀la▶ valeur même des rares motifs allégués. En effet, si ◀la▶ morale ◀de▶ ◀la▶ fidélité au suzerain exige que Tristan livre à Marc ◀la▶ fiancée qu’il alla quérir12, on ne peut s’empêcher ◀de▶ penser que ces scrupules sont bien tardifs et peu sincères, puisque Tristan n’a ◀de▶ cesse qu’il ne rentre à ◀la▶ cour, auprès ◀d’▶Iseut… Et ce philtre qui cesse ◀d’▶agir, n’était-il pas destiné aux époux ? Alors, pourquoi limiter sa durée ? Trois ans, ce n’est guère pour ◀le▶ bonheur ◀d’▶un couple. Et quand Tristan épouse l’autre Iseut « pour son nom et pour sa beauté » mais cependant ◀la▶ laisse vierge, n’est-il pas évident que rien ne ◀l’▶oblige à ce mariage et à cette chasteté injurieuse, et qu’il se met dans une situation qui n’a ◀d’▶autre issue que ◀la▶ mort ?
6.
Chevalerie contre Mariage
Un moderne commentateur du Roman ◀de▶ Tristan et Iseut veut y voir un « conflit cornélien entre ◀l’▶amour et ◀le▶ devoir ». Cette interprétation classique est ◀d’▶un aimable anachronisme. Outre qu’elle abuse ◀de▶ Corneille, elle paraît ignorer l’un ◀de▶ ces faits dont ◀l’▶envergure échappe souvent aux prises ◀de▶ ◀l’▶érudition scrupuleuse. Je veux parler ◀de▶ ◀l’▶opposition qui se manifeste dès la seconde moitié du xiie siècle entre ◀la▶ règle chevaleresque et ◀les▶ coutumes féodales. Peut-être n’a-t-on pas assez marqué à quel point ◀les▶ romans bretons ◀la▶ reflètent et ◀la▶ cultivent.
Il est probable que ◀la▶ chevalerie courtoise ne fut guère qu’un idéal. Les premiers auteurs qui en parlent ont ◀l’▶habitude ◀de▶ déplorer sa décadence : mais ils oublient que, telle qu’ils ◀la▶ souhaitent, elle vient à peine de naître dans leurs rêves. N’est-il pas ◀de▶ ◀l’▶essence ◀d’▶un idéal que ◀l’▶on déplore sa décadence à l’instant même où il essaie maladroitement ◀de▶ se réaliser ? D’autre part, ◀la▶ chance du roman n’est-elle pas ◀d’▶opposer ◀la▶ fiction ◀d’▶un certain idéal ◀de▶ vie aux réalités tyranniques ?
Plus ◀d’▶une énigme que nous pose ◀le▶ Roman nous incite à chercher ◀de▶ ce côté ◀les▶ éléments ◀d’▶une première solution. Si ◀l’▶on admet que ◀l’▶aventure ◀de▶ Tristan devait servir à illustrer ◀le▶ conflit ◀de▶ ◀la▶ chevalerie et ◀de▶ ◀la▶ société féodale — donc ◀le▶ conflit ◀de▶ deux devoirs ou même, nous ◀l’▶avons vu page 16, ◀le▶ conflit ◀de▶ deux « religions » —, ◀l’▶on s’aperçoit que bien des épisodes s’éclairent, et qu’en tout cas, si ◀l’▶hypothèse ne résout point toutes ◀les▶ difficultés, elle en repousse ◀la▶ solution ◀d’▶une manière significative.
En quoi ◀le▶ roman breton se distingue-t-il ◀de▶ ◀la▶ chanson ◀de▶ geste, qu’il supplanta dès la seconde moitié du xiie siècle avec une étonnante rapidité ? En ceci qu’il donne à ◀la▶ femme ◀le▶ rôle qui revenait précédemment au suzerain. ◀Le▶ chevalier breton, tout comme ◀le▶ troubadour méridional, se reconnaît ◀le▶ vassal ◀d’▶une Dame élue. Mais en fait, il demeure ◀le▶ vassal ◀d’▶un seigneur. ◀D’▶où naîtront des conflits ◀de▶ droit, dont ◀le▶ Roman offre plus ◀d’▶un exemple.
Reprenons ◀l’▶épisode des trois barons « félons ». Selon ◀la▶ morale féodale, ◀le▶ vassal est tenu ◀de▶ dénoncer au seigneur tout ce qui lèse son droit ou son honneur : il est « félon » s’il ne ◀le▶ fait pas. Or, dans Tristan, ◀les▶ barons dénoncent Iseut au roi Marc : ils devraient donc passer pour « féaux » et loyaux. Et si ◀l’▶auteur ◀les▶ traite cependant ◀de▶ félons, c’est en vertu d’un autre code évidemment, qui ne peut être que celui ◀de▶ ◀la▶ chevalerie du Midi. ◀La▶ décision des cours ◀d’▶amour ◀de▶ ◀la▶ Gascogne est bien connue : félon sera celui qui révèle ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀l’▶amour courtois.
Ce seul exemple suffirait à démontrer que ◀les▶ auteurs du Roman avaient choisi en toute conscience pour ◀la▶ chevalerie « courtoise » contre ◀le▶ droit féodal. Mais nous avons d’autres raisons ◀de▶ ◀le▶ croire. ◀La▶ conception ◀de▶ ◀la▶ fidélité et du mariage, selon ◀l’▶amour courtois, est seule capable ◀d’▶expliquer certaines contradictions frappantes du récit.
Selon ◀la▶ thèse officiellement admise, ◀l’▶amour courtois est né ◀d’▶une réaction à ◀l’▶anarchie brutale des mœurs féodales. On sait que ◀le▶ mariage, au xiie siècle, était devenu pour ◀les▶ seigneurs une pure et simple occasion ◀de▶ s’enrichir, et ◀d’▶annexer des terres données en dot ou espérées en héritage. Quand ◀l’▶« affaire » tournait mal, on répudiait sa femme. ◀Le▶ prétexte ◀de▶ ◀l’▶inceste, curieusement exploité, trouvait ◀l’▶Église sans résistance : il suffisait ◀d’▶alléguer sans trop ◀de▶ preuves, une parenté au quatrième degré, pour obtenir ◀l’▶annulation. À ces abus, générateurs ◀de▶ querelles infinies et ◀de▶ guerres, ◀l’▶amour courtois oppose une fidélité indépendante du mariage légal et fondée sur ◀le▶ seul amour. Il en vient même à déclarer que ◀l’▶amour et ◀le▶ mariage ne sont pas compatibles : c’est ◀le▶ fameux jugement ◀d’▶une cour ◀d’▶amour tenue chez ◀la▶ comtesse de Champagne. (Appendice 3.)
Si Tristan, et ◀l’▶auteur du Roman, partagent une telle manière ◀de▶ voir, ◀la▶ félonie et ◀l’▶adultère sont excusés, et plus qu’excusés, magnifiés comme exprimant une intrépide fidélité à ◀la▶ loi supérieure du donnoi, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶amour courtois. (Donnoi, ou domnei en provençal, désigne ◀la▶ relation ◀de▶ vasselage instituée entre ◀l’▶amant-chevalier et sa Dame, ou domina).
Fidélité incompatible avec celle du mariage, on ◀l’▶a vu, ◀le▶ Roman ne manque pas une occasion ◀de▶ rabaisser ◀l’▶institution sociale, ◀d’▶humilier ◀le▶ mari — roi aux oreilles ◀de▶ cheval, toujours si facilement dupé — et ◀de▶ glorifier ◀la▶ vertu ◀de▶ ceux qui s’aiment hors du mariage et contre lui.
Mais cette fidélité courtoise présente un trait des plus curieux : elle s’oppose, autant qu’au mariage, à ◀la▶ « satisfaction » ◀de▶ ◀l’▶amour. « Il ne sait ◀de▶ donnoi vraiment rien celui qui désire ◀l’▶entière possession ◀de▶ sa dame. Cela n’est plus amour, qui tourne à ◀la▶ réalité 13. » Voilà qui nous met sur ◀la▶ voie ◀d’▶une première explication ◀d’▶épisodes tels que ceux ◀de▶ ◀l’▶épée ◀de▶ chasteté, du retour ◀d’▶Iseut à son mari après ◀la▶ retraite dans ◀le▶ Morois, ou même du mariage blanc ◀de▶ Tristan.
En effet, ◀le▶ « droit ◀de▶ ◀la▶ passion » au sens où ◀l’▶entendent ◀les▶ modernes, permettrait à Tristan ◀d’▶enlever Iseut, après qu’ils ont bu ◀le▶ philtre. Cependant il ◀la▶ livre à Marc : c’est que ◀la▶ règle ◀de▶ ◀l’▶amour courtois s’oppose à ce qu’une telle passion « tourne à ◀la▶ réalité », c’est-à-dire aboutisse à ◀l’▶« entière possession ◀de▶ sa dame ». Tristan choisira donc, dans ce cas, ◀d’▶observer ◀la▶ fidélité féodale, masque et complice énigmatique ◀de▶ ◀la▶ fidélité courtoise. Il choisit en toute liberté, car nous avons marqué plus haut qu’étant plus fort que ◀le▶ Roi et ◀les▶ barons, il pourrait, dans ◀le▶ plan féodal qu’il adopte, faire valoir ◀le▶ droit ◀de▶ ◀la▶ force…
Étrange amour, va-t-on penser, qui se conforme aux lois qui ◀le▶ condamnent, afin de mieux se conserver ! ◀D’▶où peut venir cette préférence pour ce qui entrave ◀la▶ passion, pour ce qui empêche ◀le▶ « bonheur » des amants, ◀les▶ sépare et ◀les▶ martyrise ?
Répondre : ainsi ◀le▶ veut ◀l’▶amour courtois, ce n’est pas encore répondre sur ◀le▶ fonds, car il s’agit ◀de▶ savoir pourquoi ◀l’▶on préfère cet amour à l’autre, à celui qui se « réalise », à celui qui se « satisfait ». En recourant à ◀l’▶hypothèse, fort vraisemblable, que ◀le▶ Roman illustre un conflit ◀de▶ « religions », nous avons pu préciser et cerner ◀les▶ principales difficultés ◀de▶ ◀l’▶intrigue : mais en fin de compte, ◀la▶ solution se trouve simplement reculée.
7.
L’amour du roman
Si ◀l’▶on se reporte à notre résumé ◀de▶ ◀la▶ légende, on ne peut manquer ◀d’▶être frappé ◀de▶ ce fait : ◀les▶ deux lois qui entrent en jeu, chevalerie et morale féodale, ne sont observées par ◀l’▶auteur que dans ◀les▶ seules situations où elles permettent au roman ◀de▶ rebondir 14.
Cette remarque à son tour ne saurait constituer par elle-même une explication. À chacune ◀de▶ nos questions, il serait évidemment facile ◀de▶ répondre : ◀les▶ choses se passent ainsi parce qu’autrement il n’y aurait plus ◀de▶ roman. Mais cette réponse ne paraît convaincante qu’en vertu d’une coutume paresseuse ◀de▶ notre critique littéraire. En vérité, elle ne répond à rien. Elle nous ramène simplement à poser la question fondamentale : pourquoi faut-il qu’il y ait un roman ? Et ce roman, précisément ?
Question que ◀l’▶on dira naïve, non sans une inconsciente sagesse : c’est qu’on pressent qu’elle n’est pas sans danger. Elle nous met en effet au cœur ◀de▶ tout ◀le▶ problème — et sa portée dépasse sans aucun doute ◀le▶ cas particulier ◀de▶ notre mythe.
Pour qui se place, par un effort ◀d’▶abstraction, à ◀l’▶extérieur du phénomène commun au romancier et au lecteur, pour qui assiste à leur dialogue intime, il apparaît qu’une convention tacite, ou mieux, une sorte ◀de▶ complicité ◀les▶ lie : ◀la▶ volonté que ◀le▶ roman continue, ou comme on dit, qu’il rebondisse. Supprimez cette volonté, il n’y aura plus ◀de▶ vraisemblance qui tienne : c’est ce qui se passe dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶Histoire scientifique. (◀Le▶ lecteur ◀d’▶un ouvrage « sérieux » sera ◀d’▶autant plus exigeant qu’il sait que ◀le▶ déroulement des faits ne doit dépendre ni ◀de▶ son désir ni des fantaisies ◀de▶ ◀l’▶auteur.) Supposez au contraire cette volonté toute pure, il n’y aura plus ◀d’▶invraisemblance possible : c’est ◀le▶ cas du conte. Entre ces deux extrêmes, il est autant ◀de▶ niveaux ◀de▶ vraisemblance que ◀de▶ sujets. Ou si ◀l’▶on veut : ◀la▶ vraisemblance dépend, pour un ouvrage romanesque donné, ◀de▶ ◀la▶ nature des passions qu’il veut flatter. C’est dire que ◀l’▶on acceptera ◀le▶ « coup ◀de▶ pouce » du créateur, et ◀les▶ entorses qu’il fait subir à ◀la▶ « logique » ◀d’▶observation courante, dans ◀la▶ mesure exacte où ces licences fourniront ◀les▶ prétextes nécessaires à ◀la▶ passion que ◀l’▶on désire éprouver. Ainsi, ◀le▶ vrai sujet ◀d’▶une œuvre est révélé par ◀la▶ nature des « trucs » que ◀l’▶auteur fait intervenir, et qu’on pardonne dans ◀la▶ mesure exacte où ◀l’▶on partage ses intentions.
Nous avons vu que ◀les▶ obstacles extérieurs qui s’opposent à ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan sont dans un certain sens gratuits, c’est-à-dire qu’ils ne sont, à tout prendre, que des artifices romanesques. Or il résulte ◀de▶ nos remarques au sujet de ◀la▶ vraisemblance, que ◀la▶ gratuité même des obstacles invoqués peut révéler ◀le▶ vrai sujet ◀d’▶une œuvre, ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀la▶ passion qu’elle met en jeu.
Il faut sentir qu’ici tout est symbole, tout se tient, tout se compose à la manière d’un rêve, et non point à celle ◀de▶ nos vies : ◀les▶ prétextes du romancier, ◀les▶ actions ◀de▶ ses deux héros, et ◀les▶ préférences secrètes qu’il suppose chez son lecteur. ◀Les▶ « faits » ne sont que ◀les▶ images ou ◀les▶ projections ◀d’▶un désir, ◀de▶ ce qui s’y oppose, ◀de▶ ce qui peut ◀l’▶exalter, ou simplement ◀le▶ faire durer. Tout manifeste, dans ◀le▶ comportement du chevalier et ◀de▶ ◀la▶ princesse, une exigence ignorée ◀d’▶eux — et peut-être du romancier — mais plus profonde que celle ◀de▶ leur bonheur. Pas un des obstacles qu’ils rencontrent ne se révèle, objectivement, insurmontable, et pourtant ils renoncent à chaque fois ! On peut dire qu’ils ne perdent pas une occasion ◀de▶ se séparer. Quand il n’y a pas ◀d’▶obstacle, ils en inventent : ◀l’▶épée nue, ◀le▶ mariage ◀de▶ Tristan. Ils en inventent comme à plaisir, — bien qu’ils en souffrent. Serait-ce alors pour ◀le▶ plaisir du romancier et du lecteur ? Mais c’est tout un, car ◀le▶ démon ◀de▶ ◀l’▶amour courtois qui inspire au cœur des amants ◀les▶ ruses ◀d’▶où naît leur souffrance, c’est ◀le▶ démon même du roman tel que ◀l’▶aiment ◀les▶ Occidentaux.
Quel est ◀le▶ vrai sujet ◀de▶ ◀la▶ légende ? ◀La▶ séparation des amants ? Oui, mais au nom de ◀la▶ passion, et pour ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶amour même qui ◀les▶ tourmente, pour ◀l’▶exalter, pour ◀le▶ transfigurer — au détriment de leur bonheur et ◀de▶ leur vie même…
Nous commençons à distinguer ◀le▶ sens secret et inquiétant du mythe : ◀le▶ danger qu’il exprime et voile, cette passion qui ressemble au vertige… Mais ce n’est plus ◀l’▶heure ◀de▶ se détourner. Nous sommes atteints, nous subissons ◀le▶ charme, nous connaissons au « tourment délicieux ». Toute condamnation serait vaine : on ne condamne pas ◀le▶ vertige. Mais ◀la▶ passion du philosophe n’est-elle point ◀de▶ méditer dans ◀le▶ vertige ? Il se peut que ◀la▶ connaissance ne soit rien ◀d’▶autre que ◀l’▶effort ◀d’▶un esprit qui résiste à ◀la▶ chute, et qui se défend au sein de ◀la▶ tentation…
8.
L’amour ◀de▶ ◀l’▶amour
◀De▶ tous ◀les▶ maux, le mien diffère ; il me plaît ; je me réjouis ◀de▶ lui ; mon mal est ce que je veux et ma douleur est ma santé. Je ne vois donc pas ◀de▶ quoi je me plains, car mon mal me vient de ma volonté ; c’est mon vouloir qui devient mon mal ; mais j’ai tant ◀d’▶aise à vouloir ainsi que je souffre agréablement, et tant de joie dans ma douleur que je suis malade avec délices.
Chrétien de Troyes.
Il faut avoir ◀l’▶audace ◀de▶ poser la question : Tristan aime-t-il Iseut ? Est-il aimé par elle ? (Seules ◀les▶ questions « stupides » peuvent nous instruire, et tout ce qui passe pour évident cache quelque chose qui ne ◀l’▶est point, comme ◀l’▶a dit à peu près Valéry.)
Rien ◀d’▶humain ne paraît rapprocher nos amants, bien au contraire. Lors de leur première rencontre, ils n’ont que des rapports ◀de▶ politesse conventionnelle. Et quand Tristan revient en quête ◀d’▶Iseut, on se souvient que cette politesse fait place à ◀la▶ plus franche hostilité. Tout porte à croire que librement ils ne se fussent jamais choisis. Mais ils ont bu ◀le▶ philtre, et voici ◀la▶ passion. Une tendresse va-t-elle naître et ◀les▶ unir, à ◀la▶ faveur ◀de▶ ce destin magique ? Dans tout ◀le▶ Roman, dans ces milliers ◀de▶ vers, je n’en ai trouvé qu’une seule trace. C’est quand ils vivent dans ◀la▶ forêt ◀de▶ Morois, après ◀l’▶évasion ◀de▶ Tristan.
Aspre vie meinent et dure :L’un par l’autre ne sent dolor.
Dira-t-on que ◀les▶ poètes ◀de▶ cette époque furent moins sentimentaux que nous ne ◀le▶ sommes devenus, et qu’ils n’éprouvaient pas ◀le▶ besoin ◀d’▶insister sur ce qui va de soi ? Qu’on lise alors, attentivement, ◀le▶ récit des trois ans dans ◀la▶ forêt. Ses deux scènes ◀les▶ plus belles, qui sont peut-être aussi ◀les▶ plus profondes ◀de▶ ◀la▶ légende, ce sont ◀les▶ deux visites que ◀les▶ amants font à ◀l’▶ermite Ogrin. La première fois, c’est pour se confesser. Mais au lieu d’avouer leur péché et ◀de▶ demander ◀l’▶absolution, ils s’efforcent ◀de▶ démontrer qu’ils n’ont aucune responsabilité dans ◀l’▶aventure, puisqu’en somme ils ne s’aiment pas !
Ainsi parle Tristan. Et Iseut après lui :
Sire, por Dieu omnipotent,Il ne m’aime pas, ne je lui,Fors par un herbé dont je buiEt il en but : ce fu péchiez.
◀La▶ situation dans laquelle ils se trouvent est donc passionnément contradictoire : ils aiment, mais ils ne s’aiment point ; ils ont péché, mais ils ne peuvent s’en repentir, puisqu’ils ne sont pas responsables ; ils se confessent, mais ne veulent pas guérir, ni même implorer leur pardon… En vérité, comme tous ◀les▶ grands amants, ils se sentent ravis « par-delà ◀le▶ bien et ◀le▶ mal », dans une sorte ◀de▶ transcendance ◀de▶ nos communes conditions, dans un absolu indicible, incompatible avec ◀les▶ lois du monde, mais qu’ils éprouvent comme plus réel que ce monde. ◀La▶ fatalité qui ◀les▶ presse, et à laquelle ils s’abandonnent en gémissant, supprime ◀l’▶opposition du bien et du mal ; elle ◀les▶ conduit même au-delà ◀de▶ ◀l’▶origine ◀de▶ toutes valeurs morales, au-delà du plaisir et ◀de▶ ◀la▶ souffrance, au-delà du domaine où ◀l’▶on distingue, et où ◀les▶ contraires s’excluent.
◀L’▶aveu n’en est pas moins formel : « Il ne m’aime pas, ne je lui. » Tout se passe comme s’ils ne se voyaient pas, comme s’ils ne se reconnaissaient pas. Ce qui ◀les▶ rive au « tourment délicieux » n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais relève ◀d’▶une puissance étrangère, indépendante ◀de▶ leurs qualités, ◀de▶ leurs désirs, au moins conscients, et ◀de▶ leur être tel qu’ils ◀le▶ connaissent. ◀Les▶ traits physiques et psychologiques ◀de▶ cet homme et ◀de▶ cette femme sont parfaitement conventionnels et rhétoriques. Lui, c’est « ◀le▶ plus fort » ; elle, « ◀la▶ plus belle ». Lui, ◀le▶ chevalier ; elle, ◀la▶ princesse, etc. Comment concevoir une affection humaine entre deux types à ce point simplifiés ? ◀L’▶« amistié » dont il est question à propos de ◀la▶ durée du philtre est ◀le▶ contraire ◀d’▶une amitié réelle. Bien plus, si ◀l’▶amitié morale se fait jour, ce n’est qu’au moment où ◀la▶ passion faiblit. Et le premier effet ◀de▶ cette amitié naissante n’est pas du tout ◀d’▶unir davantage ◀les▶ amants, mais au contraire de leur montrer qu’ils ont tout intérêt à se quitter. Voyons ce point ◀d’▶un peu plus près.
Aconpli furent li troi an.
Tristan chassait dans ◀la▶ forêt. Soudain, il se souvient du monde. Il revoit ◀la▶ cour du roi Marc. Il regrette « ◀le▶ vair et ◀le▶ gris » et ◀l’▶apparat ◀de▶ chevalerie, et ◀le▶ haut rang qu’il pourrait occuper parmi ◀les▶ barons ◀de▶ son oncle. Il songe aussi à son amie, — pour la première fois semble-t-il ! Il songe que dans cette aventure, elle pourrait être « en beles chambres… portendües ◀de▶ dras ◀de▶ soie ». Iseut ◀de▶ son côté, à ◀la▶ même heure conçoit ◀les▶ mêmes regrets. ◀Le▶ soir venu, ils se retrouvent, et avouent leur nouveau tourment : « En mal uson notre jovente… ». ◀La▶ décision ◀de▶ se séparer est bientôt prise. Tristan propose ◀de▶ « gerpir » en Bretagne. Auparavant, ils iront voir Ogrin ◀l’▶ermite pour obtenir son pardon — et celui du roi Marc pour Iseut.
Ici se place ◀le▶ court dialogue si dramatique entre ◀l’▶ermite et ◀les▶ deux repentants :
Amors par force vos demeine !Combien durra vostre folie ?Trop avez mené ceste vie.
Tristan li dist : or escoutezItel fu nostre destinée.
(Amors par force vos demeine ! Comment ne s’arrêterait-on point pour admirer ◀la▶ plus poignante définition qu’un poète ait jamais donnée ◀de▶ ◀la▶ passion ! À lui seul, ce vers exprime tout, et avec une force ◀de▶ langage qui fait pâlir ◀le▶ romantisme tout entier ! Qui nous rendra ce dur « patois du cœur ? »)
Un dernier trait : lorsque Tristan reçoit ◀la▶ réponse favorable du roi acceptant ◀de▶ reprendre Iseut :
Dex ! dist Tristan, quel departie !Mot est dolenz qui pert s’amie…
C’est sur sa propre peine qu’il s’apitoie. Il n’a pas une pensée pour « s’amie ». Quant à elle, on sent bien qu’elle se trouve plus heureuse auprès du roi qu’auprès de son ami ; plus heureuse dans ◀le▶ malheur ◀d’▶amour que dans leur vie commune du Morois…
On sait d’ailleurs que par ◀la▶ suite, et bien que ◀le▶ philtre n’agisse plus, ◀les▶ amants seront repris par ◀la▶ passion, jusqu’au point qu’ils en perdront ◀la▶ vie, « lui par elle, elle par lui… »
◀L’▶égoïsme apparent ◀d’▶un tel amour expliquerait à lui seul bien des « hasards », bien des malices opportunes du sort qui s’opposent au bonheur des amants. Mais comment ◀l’▶expliquer lui-même, dans sa profonde ambiguïté ? Tout égoïsme, dit-on, mène à ◀la▶ mort, mais c’est par une ultime défaite. Celui-ci au contraire veut ◀la▶ mort comme son accomplissement parfait, comme son triomphe… Une seule réponse demeure ici digne du mythe.
Tristan et Iseut ne s’aiment pas, ils ◀l’▶ont dit et tout ◀le▶ confirme. Ce qu’ils aiment, c’est ◀l’▶amour, c’est ◀le▶ fait même ◀d’▶aimer. Et ils agissent comme s’ils avaient compris que tout ce qui s’oppose à ◀l’▶amour ◀le▶ garantit et ◀le▶ consacre dans leur cœur, pour ◀l’▶exalter à ◀l’▶infini dans ◀l’▶instant ◀de▶ ◀l’▶obstacle absolu, qui est ◀la▶ mort.
Tristan aime se sentir aimer, bien plus qu’il n’aime Iseut la Blonde. Et Iseut ne fait rien pour retenir Tristan près ◀d’▶elle : il lui suffit ◀d’▶un rêve passionné. Ils ont besoin l’un ◀de▶ l’autre pour brûler, mais non ◀de▶ l’autre tel qu’il est ; et non ◀de▶ ◀la▶ présence ◀de▶ l’autre, mais bien plutôt ◀de▶ son absence !
◀La▶ séparation des amants résulte ainsi ◀de▶ leur passion même, et ◀de▶ ◀l’▶amour qu’ils portent à leur passion plutôt qu’à son contentement, plutôt qu’à son vivant objet. ◀D’▶où ◀les▶ obstacles multipliés par ◀le▶ Roman ; ◀d’▶où ◀l’▶indifférence étonnante ◀de▶ ces complices ◀d’▶un même rêve au sein duquel chacun ◀d’▶eux reste seul ; ◀d’▶où ◀le▶ crescendo romanesque et ◀la▶ mortelle apothéose.
Dualité irrémédiable et désirée ! « Mot est dolenz qui pert s’amie » soupire Tristan. Pourtant il sent déjà, au fond ◀de▶ ◀la▶ nuit qui vient, poindre ◀la▶ flamme secrète, ravivée par ◀l’▶absence.
9.
L’amour ◀de▶ ◀la▶ Mort
Mais il nous faut pousser plus loin : ◀l’▶amabam amare ◀d’▶Augustin est une émouvante formule dont lui-même ne s’est pas satisfait.
◀L’▶obstacle dont nous avons souvent parlé, et ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶obstacle par ◀la▶ passion des deux héros (confondant ici ses effets avec ceux ◀de▶ ◀l’▶exigence romanesque et ◀de▶ ◀l’▶attente du lecteur) — cet obstacle n’est-il qu’un prétexte, nécessaire au progrès ◀de▶ ◀la▶ passion, ou n’est-il pas lié à ◀la▶ passion ◀d’▶une manière beaucoup plus profonde ? N’est-il pas ◀l’▶objet même ◀de▶ ◀la▶ passion, — si ◀l’▶on descend au fond du mythe ?
Nous avons vu que ◀le▶ progrès du roman a pour principe ◀les▶ séparations et ◀les▶ revoirs successifs des amants15. Or ◀les▶ causes ◀de▶ séparation sont ◀de▶ deux sortes : circonstances extérieures adverses, entraves inventées par Tristan.
Tristan ne se comportera pas ◀de▶ ◀la▶ même manière dans ◀les▶ deux cas. Et il n’est pas sans intérêt ◀de▶ dégager cette dialectique ◀de▶ ◀l’▶obstacle dans ◀le▶ Roman.
Lorsque ce sont ◀les▶ circonstances sociales qui menacent ◀les▶ amants (présence ◀de▶ Marc, méfiance des barons, jugement ◀de▶ Dieu, etc.), Tristan bondit par-dessus ◀l’▶obstacle (◀le▶ saut ◀d’▶un lit à l’autre en est ◀le▶ symbole). Quitte à souffrir (sa blessure se rouvre) et à risquer sa vie (il se sait épié). Mais ◀la▶ passion est alors si violente, si animale pourrait-on dire, qu’il oublie ◀la▶ douleur et ◀le▶ danger dans ◀l’▶ivresse ◀de▶ son « déduit ». Pourtant, ◀le▶ sang ◀de▶ sa blessure ◀le▶ trahit. C’est ◀la▶ « marque rouge » qui met ◀le▶ roi sur ◀la▶ trace ◀de▶ ◀l’▶adultère. Quant à nous, elle nous met sur ◀la▶ trace du dessein secret des amants : leur recherche du péril pour lui-même. Mais tant que ◀le▶ péril n’est qu’une menace tout extérieure, ◀la▶ prouesse par laquelle Tristan ◀le▶ surmonte est une affirmation ◀de▶ ◀la▶ vie. En tout cela, Tristan n’obéit qu’à ◀la▶ coutume féodale des chevaliers : il s’agit ◀de▶ faire preuve ◀de▶ « valeur », il s’agit ◀d’▶être ◀le▶ plus fort, ou ◀le▶ plus rusé. Nous avons vu que cela ◀le▶ conduirait à enlever ◀la▶ reine à son roi. Et que ◀le▶ droit établi n’est soudain respecté, à ce moment, que parce qu’il fournit un prétexte à faire rebondir ◀le▶ roman.
Tout autre est ◀l’▶attitude du chevalier lorsque rien ◀d’▶extérieur à eux-mêmes ne sépare plus ◀les▶ amants. C’est même ◀l’▶inverse qui se produit alors : ◀l’▶épée nue déposée par Tristan entre leurs corps demeurés vêtus, c’est encore occasion ◀de▶ prouesse, mais cette fois-ci contre lui-même, à ses dépens. Puisqu’il en est lui-même ◀le▶ fauteur, c’est un obstacle qu’il ne peut plus vaincre !
N’oublions pas que ◀la▶ hiérarchie des faits contés traduit exactement ◀la▶ hiérarchie des préférences du conteur et ◀de▶ son lecteur. ◀L’▶obstacle ◀le▶ plus grave, c’est donc celui que ◀l’▶on préfère par-dessus tout. C’est ◀le▶ plus propre à grandir ◀la▶ passion. Notons aussi qu’en cette extrémité, ◀la▶ volonté ◀de▶ se séparer revêt une valeur affective plus forte que ◀la▶ passion même. ◀La▶ mort, qui est ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀la▶ tue.
Mais ◀l’▶épée nue n’est pas encore ◀l’▶expression décisive du désir sombre, ◀de▶ ◀la▶ fin même ◀de▶ ◀la▶ passion (au double sens du mot fin). ◀L’▶admirable épisode des épées échangées ◀le▶ fait voir. Quand ◀le▶ roi vient surprendre ◀les▶ amants, ◀l’▶on se rappelle qu’il substitue son arme à celle ◀de▶ son rival. Cela signifie qu’à ◀l’▶obstacle désiré et librement créé par ◀les▶ amants, il substitue ◀le▶ signe ◀de▶ son pouvoir social, ◀l’▶obstacle légal, objectif. Tristan relève ce défi : ◀d’▶où ◀le▶ rebondissement ◀de▶ ◀l’▶action. Et ici ◀le▶ mot prend un sens symbolique : ◀l’▶action empêche ◀la▶ « passion » ◀d’▶être totale, car ◀la▶ passion, c’est « ce que ◀l’▶on subit » — à ◀la▶ limite, c’est ◀la▶ mort. En d’autres termes cette action est un nouveau délai ◀de▶ ◀la▶ passion, c’est-à-dire un retard ◀de▶ ◀la▶ Mort.
On retrouvera ◀la▶ même dialectique entre ◀les▶ deux mariages du Roman : celui ◀d’▶Iseut la Blonde avec ◀le▶ Roi, et celui ◀d’▶Iseut aux blanches mains avec Tristan.
Le premier ◀de▶ ces mariages est ◀l’▶obstacle ◀de▶ fait. Il est symbolisé par ◀l’▶existence concrète du mari, méprisé par ◀l’▶amour courtois. Occasion ◀de▶ prouesse classique et ◀de▶ rebondissements faciles. ◀L’▶existence du mari, ◀l’▶obstacle ◀de▶ ◀l’▶adultère, c’est le premier prétexte venu, ◀le▶ plus naturellement imaginable, ◀le▶ plus conforme à ◀l’▶expérience quotidienne. (◀Le▶ romantisme en trouvera de plus fins.) Il faut voir comme Tristan ◀le▶ bouscule, et comme il s’en joue à plaisir ! Sans ◀le▶ mari, je ne donne pas plus ◀de▶ trois ans à ◀l’▶amour ◀de▶ Tristan et Iseut. Et en effet, ◀la▶ grande sagesse du vieux Béroul, c’est ◀d’▶avoir limité à cette durée ◀l’▶action du philtre : « ◀La▶ mère Iseut qui ◀le▶ bollit. — À trois anz ◀d’▶amistié ◀le▶ fist. »
Sans ◀le▶ mari, il ne resterait aux deux amants qu’à se marier. Or on ne conçoit pas que Tristan puisse jamais épouser Iseut. Elle est ◀le▶ type ◀de▶ femme qu’on n’épouse point, car alors on cesserait ◀de▶ ◀l’▶aimer, puisqu’elle cesserait ◀d’▶être ce qu’elle est. Imaginez cela : Madame Tristan ! C’est ◀la▶ négation ◀de▶ ◀la▶ passion, au moins ◀de▶ celle dont nous nous occupons. ◀L’▶ardeur amoureuse spontanée, couronnée et non combattue, est par essence peu durable. C’est une flambée qui ne peut pas survivre à ◀l’▶éclat ◀de▶ sa consommation. Mais sa brûlure demeure inoubliable, et c’est elle que ◀les▶ amants veulent prolonger et renouveler à ◀l’▶infini. ◀D’▶où ◀les▶ périls nouveaux qu’ils vont défier. Mais ◀la▶ valeur du chevalier est telle qu’il ◀les▶ aura bientôt tous surmontés. C’est alors qu’il s’éloigne, en quête ◀d’▶aventures plus secrètes et plus profondes, ◀l’▶on dirait même : plus intérieures.
Lorsque Tristan soupire à voix basse après ◀l’▶Iseut perdue, ◀le▶ frère d’Iseut aux blanches mains croit son ami amoureux ◀de▶ sa sœur. Cette erreur — provoquée par ◀le▶ nom des deux femmes — est ◀la▶ seule « raison » du mariage ◀de▶ Tristan. ◀L’▶on voit qu’il lui serait aisé ◀de▶ s’expliquer. Mais une fois de plus, ◀l’▶honneur interviendra, et au seul titre ◀de▶ prétexte, pour empêcher Tristan ◀de▶ se dédire. C’est que ◀l’▶amant pressent, dans cette nouvelle épreuve qu’il s’impose, ◀l’▶occasion ◀d’▶un progrès décisif. Ce mariage blanc avec une femme qu’il trouve belle, c’est ◀l’▶obstacle qu’il ne peut surmonter que par une victoire sur lui-même (aussi bien que sur ◀le▶ mariage, qu’il ruine ainsi par ◀l’▶intérieur). Prouesse dont il est ◀la▶ victime ! ◀La▶ chasteté du chevalier marié répond à ◀la▶ déposition ◀de▶ ◀l’▶épée nue entre ◀les▶ corps. Mais une chasteté volontaire, c’est un suicide symbolique — (on voit ici ◀le▶ sens caché ◀de▶ ◀l’▶épée). C’est une victoire ◀de▶ ◀l’▶idéal courtois sur ◀la▶ robuste tradition celtique qui affirmait ◀l’▶orgueil ◀de▶ vivre. C’est une manière ◀de▶ purification ◀de▶ ce qui subsistait, dans ◀le▶ désir, ◀de▶ spontané, ◀d’▶animal et ◀d’▶actif. Victoire ◀de▶ ◀la▶ « passion » sur ◀le▶ désir. Triomphe ◀de▶ ◀la▶ mort sur ◀la▶ vie.
Ainsi donc cette préférence accordée à ◀l’▶obstacle voulu, c’était ◀l’▶affirmation ◀de▶ ◀la▶ mort, c’était un progrès vers ◀la▶ Mort ! Mais vers une mort ◀d’▶amour, vers une mort volontaire au terme ◀d’▶une série ◀d’▶épreuves dont Tristan sortira purifié ; vers une mort qui soit une transfiguration, et non pas un hasard brutal. Il s’agit donc toujours ◀de▶ ramener ◀la▶ fatalité extérieure à une fatalité interne, librement assumée par ◀les▶ amants. C’est ◀le▶ rachat ◀de▶ leur destin qu’ils accomplissent en mourant par amour : c’est une revanche sur ◀le▶ philtre.
Et ◀l’▶on assiste, in extremis, au renversement ◀de▶ ◀la▶ dialectique passion-obstacle. Vraiment ce n’est plus ◀l’▶obstacle qui est au service ◀de▶ ◀la▶ passion fatale, mais au contraire il est devenu ◀le▶ but, ◀la▶ fin désirée pour elle-même. Et ◀la▶ passion n’a donc joué qu’un rôle ◀d’▶épreuve purificatrice on dirait presque ◀de▶ pénitence au service ◀de▶ cette mort qui transfigure. Nous touchons au secret dernier.
◀L’▶amour ◀de▶ ◀l’▶amour même dissimulait une passion beaucoup plus terrible, une volonté profondément inavouable — et qui ne pouvait que se « trahir » par des symboles tels que celui ◀de▶ ◀l’▶épée nue ou ◀de▶ ◀la▶ périlleuse chasteté. Sans ◀le▶ savoir, ◀les▶ amants malgré eux n’ont jamais désiré que ◀la▶ mort ! Sans ◀le▶ savoir, en se trompant passionnément, ils n’ont jamais cherché que ◀le▶ rachat et ◀la▶ revanche ◀de▶ « ce qu’ils subissaient » — ◀la▶ passion initiée par ◀le▶ philtre. Au fond ◀le▶ plus secret ◀de▶ leur cœur, c’était ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀la▶ mort, ◀la▶ passion active ◀de▶ ◀la▶ Nuit qui leur dictait ses décisions fatales.
10.
Le philtre
Et voici que s’entre-dévoile ◀la▶ raison constituante du mythe, ◀la▶ nécessité même qui ◀l’▶a créé.
◀Le▶ sens réel ◀de▶ ◀la▶ passion est tellement effrayant et inavouable, que non seulement ceux qui ◀la▶ vivent ne sauraient prendre aucune conscience ◀de▶ sa fin, mais que ceux qui ◀la▶ veulent dépeindre dans sa merveilleuse violence se voient contraints ◀de▶ recourir au langage trompeur des symboles.
Laissons ◀de▶ côté, pour ◀le▶ moment, ◀la▶ question ◀de▶ savoir si ◀les▶ auteurs des cinq poèmes primitifs étaient ou non conscients ◀de▶ ◀la▶ portée ◀de▶ leur œuvre. En tout état ◀de▶ cause, il convient ◀de▶ préciser ◀le▶ sens du mot « trompeur » que nous venons ◀d’▶utiliser.
◀La▶ vulgarisation ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse nous habitue à concevoir qu’un désir refoulé « s’exprime » toujours, mais de manière à égarer ◀le▶ jugement. ◀La▶ passion interdite, ◀l’▶amour inavouable, se créent un système ◀de▶ symboles, un langage hiéroglyphique, dont ◀la▶ conscience n’a pas ◀la▶ clé. Langage ambigu par essence, car il « trahit » au double sens du terme ce qu’il veut dire sans ◀le▶ dire. Il lui arrive ◀de▶ composer en un seul geste ou une seule métaphore à la fois ◀l’▶expression ◀de▶ ◀l’▶objet désiré et ◀l’▶expression ◀de▶ ce qui condamne ce désir. Ainsi ◀l’▶interdiction reste affirmée, et ◀l’▶objet reste inavoué, mais tout de même il y est fait allusion, et par là, dans une certaine mesure, des exigences incompatibles se voient du même coup satisfaites : besoin ◀de▶ parler ◀de▶ ce qu’on aime et besoin ◀de▶ ◀le▶ soustraire au jugement, amour du risque et instinct ◀de▶ prudence. Interrogez celui qui use ◀d’▶un tel langage, demandez-lui raison ◀de▶ sa prédilection, pour telle ou telle image ◀d’▶apparence bizarre, il répondra que « c’est tout naturel », « qu’il n’en sait rien », « qu’il n’y attache pas ◀d’▶importance ». S’il est poète, il parlera ◀d’▶inspiration, ou au contraire de rhétorique. Il ne sera jamais à court ◀de▶ bonnes raisons pour démontrer qu’il n’est responsable ◀de▶ rien…
Imaginons maintenant ◀le▶ problème qui se posait à ◀l’▶auteur du Roman primitif. ◀De▶ quel matériel symbolique — apte à cacher ce qu’il fallait traduire — disposait-il au xiie siècle ? ◀De▶ ◀la▶ magie et ◀de▶ ◀la▶ rhétorique chevaleresque.
◀L’▶avantage ◀de▶ ces modes ◀d’▶expression saute aux yeux. ◀La▶ magie persuade sans donner ◀de▶ raisons, voire dans ◀la▶ mesure où elle n’en donne point. Et ◀la▶ rhétorique chevaleresque, comme d’ailleurs toute rhétorique, est ◀le▶ moyen ◀de▶ faire passer pour « naturelles » ◀les▶ plus obscures propositions. Masque idéal ! Garantie ◀de▶ secret, mais aussi garantie ◀d’▶approbation sans condition de la part du lecteur ◀de▶ roman. ◀La▶ chevalerie, c’est ◀la▶ règle sociale que ◀les▶ élites du siècle rêvent ◀d’▶opposer aux pires « folies » dont elles se sentent menacées. ◀La▶ coutume ◀de▶ ◀la▶ chevalerie fournira donc ◀le▶ cadre du Roman. Et nous avons marqué, en maint endroit, ◀le▶ caractère ◀de▶ « prétexte rêvé » des interdictions qu’elle impose.
Pour ◀la▶ magie, voici quel sera son rôle. Il s’agit ◀de▶ dépeindre une passion dont ◀la▶ violence fascinante ne peut être acceptée sans scrupules. Elle apparaît barbare dans ses effets. Elle est proscrite par ◀l’▶Église comme un péché ; par ◀la▶ raison comme un excès morbide. On ne pourra donc ◀l’▶admirer qu’en tant qu’on ◀l’▶aura libérée ◀de▶ toute espèce ◀de▶ lien visible avec ◀l’▶humaine responsabilité.
◀L’▶intervention du philtre, agissant ◀d’▶une manière fatale, et mieux encore bu par erreur, se révèle désormais nécessaire16.
Qu’est-ce alors que ◀le▶ philtre ? C’est ◀l’▶alibi ◀de▶ ◀la▶ passion. C’est ce qui permet aux malheureux amants ◀de▶ dire : « Vous voyez que je n’y suis pour rien, vous voyez que c’est plus fort que moi. » Et cependant, nous voyons bien qu’à ◀la▶ faveur ◀de▶ cette fatalité trompeuse, tous leurs actes sont orientés vers ◀le▶ destin mortel qu’ils aiment, avec une sorte ◀d’▶astucieuse résolution, avec une ruse ◀d’▶autant plus infaillible qu’elle peut agir à ◀l’▶abri du jugement. Nos actions ◀les▶ moins calculées sont parfois ◀les▶ plus efficaces. ◀La▶ pierre qu’on lance « sans viser » va droit au but. En vérité, c’est qu’on visait ce but, mais ◀la▶ conscience n’a pas eu ◀le▶ temps ◀d’▶intervenir et ◀de▶ gauchir ◀le▶ geste spontané. Et c’est pourquoi ◀les▶ plus belles scènes du Roman sont celles que ◀les▶ auteurs n’ont pas su commenter, et qu’ils décrivent comme en toute innocence.
Il n’y aurait pas ◀de▶ mythe, il n’y aurait pas ◀de▶ roman, si Tristan et Iseut pouvaient dire quelle est ◀la▶ fin qu’ils se préparent ◀de▶ toute leur volonté profonde, et plus que profonde, abyssale. Qui donc oserait avouer qu’il veut ◀la▶ Mort ? et qu’il déteste ◀le▶ Jour qui ◀l’▶offusque ? et qu’il attend ◀de▶ tout son être ◀l’▶anéantissement ◀de▶ son être ?
Certains poètes, beaucoup plus tard, ont osé cet aveu suprême. Mais ◀la▶ foule dit : ce sont des fous. Et ◀la▶ passion que ◀le▶ romancier désire flatter chez ◀l’▶auditeur paraît, ◀d’▶ordinaire, plus débile. Il y a peu de chance qu’elle soit jamais poussée à s’avouer par son excès indubitable, par une mort qui ◀la▶ manifeste au-delà ◀de▶ tout repentir possible !
Certains mystiques ont fait plus qu’avouer : ils ont su et se sont expliqués. Mais s’ils ont affronté « ◀la▶ Nuit obscure » avec ◀la▶ plus sévère et lucide passion, c’est qu’ils avaient ◀le▶ gage, par ◀la▶ foi, qu’une Volonté toute personnelle et « lumineuse » se substituerait à ◀la▶ leur. Ce n’était pas ◀le▶ dieu sans nom du philtre, une force aveugle ou ◀le▶ Néant, qui s’emparaient ◀de▶ leur secret vouloir, mais ◀le▶ Dieu qui promet sa grâce, et ◀la▶ « vive flamme ◀d’▶amour » éclose aux « déserts » ◀de▶ ◀la▶ Nuit.
Tristan, lui, ne peut rien avouer. Il veut comme s’il ne voulait pas. Il s’enferme en une « vérité » invérifiable, injustifiable, dont il rejette avec horreur ◀la▶ connaissance. Il tient son excuse toute prête, et elle ◀le▶ trompe mieux que quiconque : c’est ◀le▶ poison qui ◀le▶ « demeine par force ». Et cependant, qu’il ait choisi cette destinée, qu’il ◀l’▶ait voulue et accueillie par un obscur et souverain assentiment, tout ◀le▶ trahit dans son action, et jusque dans sa fuite désespérée, dans ◀la▶ sublime coquetterie ◀de▶ sa fuite ! Et qu’il ◀l’▶ignore, c’est essentiel à ◀la▶ grandeur exemplaire ◀de▶ sa vie. ◀Les▶ raisons ◀de▶ ◀la▶ Nuit ne sont pas celles du Jour, elles ne sont pas communicables au Jour17. Elles ◀le▶ méprisent. Tristan s’est fait prisonnier ◀d’▶un délire auprès duquel pâlissent toute sagesse, toute « vérité », et ◀la▶ vie même. Il est au-delà ◀de▶ nos bonheurs, ◀de▶ nos souffrances. Il s’élance vers ◀l’▶instant suprême où ◀la▶ totale jouissance est ◀de▶ sombrer.
◀Les▶ mots du Jour ne peuvent décrire ◀la▶ Nuit, mais ◀la▶ « musique savante » n’a pas manqué à ce désir dont elle procède. Levez-vous, orages sonores ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Isolde !
Vieille et grave mélodie, dit ◀le▶ héros, tes sons lamentables parvenaient jusqu’à moi sur ◀les▶ vents du soir, lorsqu’en un temps lointain ◀la▶ mort du père fut annoncée au fils. Dans ◀l’▶aube sinistre, tu me cherchais, de plus en plus inquiète, lorsque ◀le▶ fils apprit ◀le▶ sort ◀de▶ ◀la▶ mère… Quand mon père m’engendra et mourut, quand ma mère me donna ◀le▶ jour en expirant, ◀la▶ vieille mélodie arrivait aussi à leurs oreilles, languissante et triste. Elle m’a interrogé un jour, et voici qu’elle me parle encore. Pour quel destin suis-je né ? Pour quel destin ? ◀La▶ vieille mélodie me répète : — Pour désirer et pour mourir ! Pour mourir ◀de▶ désirer !
Il peut maudire ses astres, sa naissance, mais ◀la▶ musique est savante, vraiment, et elle nous chante immensément ◀le▶ beau secret : c’est lui qui a voulu son destin :
Ce terrible philtre qui me condamne au supplice, c’est moi, moi-même qui ◀l’▶ai composé… Et je ◀l’▶ai bu à longs traits ◀de▶ délice !…
11.
L’amour réciproque malheureux
Passion veut dire souffrance, chose subie, prépondérance du destin sur ◀la▶ personne libre et responsable. Aimer ◀l’▶amour plus que ◀l’▶objet ◀de▶ ◀l’▶amour, aimer ◀la▶ passion pour elle-même, ◀de▶ ◀l’▶amabam amare ◀d’▶Augustin jusqu’au romantisme moderne, c’est aimer et chercher ◀la▶ souffrance. Amour-passion : désir ◀de▶ ce qui nous blesse, et nous anéantit par son triomphe. C’est un secret dont ◀l’▶Occident n’a jamais toléré ◀l’▶aveu, et qu’il n’a pas cessé ◀de▶ refouler, — ◀de▶ préserver ! Il en est peu de plus tragiques, et sa persistance nous invite à porter sur ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀l’▶Europe un jugement très pessimiste.
Marquons ici une incidence qui méritera plus tard son développement : c’est ◀la▶ liaison ou ◀la▶ complicité ◀de▶ ◀la▶ passion, du goût ◀de▶ ◀la▶ mort qu’elle dissimule, et ◀d’▶un certain mode ◀de▶ connaître qui définirait à lui seul notre psyché occidentale.
Pourquoi ◀l’▶homme ◀d’▶Occident veut-il subir cette passion qui ◀le▶ blesse et que toute sa raison condamne ? Pourquoi veut-il cet amour dont ◀l’▶éclat ne peut être que son suicide ? C’est qu’il se connaît et s’éprouve sous ◀le▶ coup ◀de▶ menaces vitales, dans ◀la▶ souffrance et au seuil ◀de▶ ◀la▶ mort. Le troisième acte du drame ◀de▶ Wagner décrit bien davantage qu’une catastrophe romanesque : il décrit ◀l’▶essentielle catastrophe ◀de▶ notre sadique génie, ce goût réprimé ◀de▶ ◀la▶ mort, ce goût ◀de▶ se connaître à ◀la▶ limite, ce goût ◀de▶ ◀la▶ collision révélatrice qui est sans doute ◀la▶ plus inarrachable des racines ◀de▶ ◀l’▶instinct ◀de▶ ◀la▶ guerre en nous.
◀De▶ cette extrémité tragique, illustrée, avouée et constatée par ◀la▶ pureté du mythe originel, redescendons à ◀l’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ passion telle que ◀la▶ vivent ◀les▶ hommes ◀d’▶aujourd’hui.
◀Le▶ succès prodigieux du Roman ◀de▶ Tristan révèle en nous, que nous ◀le▶ voulions ou non, une préférence intime pour ◀le▶ malheur. Que ce malheur, selon ◀la▶ force ◀de▶ notre âme, soit ◀la▶ « délicieuse tristesse » et ◀le▶ spleen ◀de▶ ◀la▶ décadence, ou ◀la▶ souffrance qui transfigure, ou ◀le▶ défi que ◀l’▶esprit jette au monde, ce que nous cherchons, c’est ce qui peut nous exalter jusqu’à nous faire accéder, malgré nous, à ◀la▶ « vraie vie » dont parlent ◀les▶ poètes. Mais cette « vraie vie », c’est ◀la▶ vie impossible. Ce ciel aux nuées exaltées, crépuscule empourpré ◀d’▶héroïsme, n’annonce pas ◀le▶ Jour, mais ◀la▶ Nuit ! ◀La▶ « vraie vie est ailleurs », dit Rimbaud. Elle n’est qu’un des noms ◀de▶ ◀la▶ Mort, ◀le▶ seul nom par lequel nous osions ◀l’▶appeler — tout en feignant ◀de▶ ◀la▶ repousser.
Pourquoi préférons-nous à tout autre récit celui ◀d’▶un amour impossible ? C’est que nous aimons ◀la▶ brûlure, et ◀la▶ conscience ◀de▶ ce qui brûle en nous. Liaison profonde ◀de▶ ◀la▶ souffrance et du savoir. Complicité ◀de▶ ◀la▶ conscience et ◀de▶ ◀la▶ mort ! (Hegel a pu fonder sur elle une explication générale ◀de▶ notre esprit et même ◀de▶ notre Histoire.) Je définirais volontiers ◀le▶ romantique occidental comme un homme pour qui ◀la▶ douleur, et spécialement ◀la▶ douleur amoureuse, est un moyen privilégié ◀de▶ connaissance.
Certes, cela vaut pour ◀les▶ meilleurs. ◀Le▶ grand nombre se soucie peu de connaître, et ◀de▶ se connaître. Il cherche simplement ◀l’▶amour ◀le▶ plus sensible. Mais c’est encore ◀l’▶amour dont quelque entrave vient retarder ◀l’▶heureux accomplissement. Ainsi, soit qu’on désire ◀l’▶amour ◀le▶ plus conscient, ou simplement ◀l’▶amour ◀le▶ plus intense, on désire en secret ◀l’▶obstacle. Au besoin, on ◀le▶ crée, on ◀l’▶imagine.
Il me paraît que cela explique une bonne partie ◀de▶ notre psychologie. Sans traverses à ◀l’▶amour, point ◀de▶ « roman ». Or c’est ◀le▶ roman qu’on aime, c’est-à-dire ◀la▶ conscience, ◀l’▶intensité, ◀les▶ variations et ◀les▶ retards ◀de▶ ◀la▶ passion, son crescendo jusqu’à ◀la▶ catastrophe — et non point sa rapide flambée. Considérez notre littérature. ◀Le▶ bonheur des amants ne nous émeut que par ◀l’▶attente du malheur qui ◀le▶ guette. Il y faut cette menace ◀de▶ ◀la▶ vie et des hostiles réalités qui ◀l’▶éloignent dans quelque au-delà. ◀La▶ nostalgie, ◀le▶ souvenir, et non pas ◀la▶ présence, nous émeuvent. ◀La▶ présence est inexprimable, elle ne possède aucune durée sensible, elle ne peut être qu’un instant ◀de▶ grâce — ◀le▶ duo ◀de▶ Don Juan et Zerline. Ou bien ◀l’▶on tombe dans une idylle ◀de▶ carte postale.
◀L’▶amour heureux n’a pas ◀d’▶histoire dans ◀la▶ littérature occidentale. Et ◀l’▶amour qui n’est pas réciproque ne passe point pour un amour vrai. ◀La▶ grande trouvaille des poètes ◀de▶ ◀l’▶Europe, ce qui ◀les▶ distingue avant tout dans ◀la▶ littérature mondiale, ce qui exprime ◀le▶ plus profondément ◀l’▶obsession ◀de▶ ◀l’▶Européen : connaître à travers ◀la▶ douleur, c’est ◀le▶ secret du mythe ◀de▶ Tristan, ◀l’▶amour-passion à la fois partagé et combattu, anxieux ◀d’▶un bonheur qu’il repousse, magnifié par sa catastrophe, — ◀l’▶amour réciproque malheureux.
Arrêtons-nous sur cette formule du mythe.
Amour réciproque, en ce sens que Tristan et Iseut « s’entr’aiment », ou du moins, qu’ils en sont persuadés. Et il est vrai qu’ils sont, l’un envers l’autre, ◀d’▶une fidélité exemplaire. Mais ◀le▶ malheur, c’est que ◀l’▶amour qui ◀les▶ « demeine » n’est pas ◀l’▶amour ◀de▶ l’autre tel qu’il est dans sa réalité concrète. Ils s’entr’aiment, mais chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi, non ◀de▶ l’autre. Leur malheur prend ainsi sa source dans une fausse réciprocité, masque ◀d’▶un double narcissisme. À tel point qu’à certains moments, on sent percer dans ◀l’▶excès ◀de▶ leur passion une espèce ◀de▶ haine ◀de▶ ◀l’▶aimé. Wagner ◀l’▶a vue, bien avant Freud et ◀les▶ modernes psychologues. « Élu par moi, perdu par moi ! » chantait Isolde en son amour sauvage. Et ◀la▶ chanson du marinier, du haut du mât, prédit leur sort inévitable :
Vers ◀l’▶Occident erre ◀le▶ regard ; vers ◀l’▶Orient file ◀le▶ navire. Frais, ◀le▶ vent souffle vers ◀la▶ terre natale. Ô fille ◀d’▶Irlande, où t’attardes-tu ? Ce qui gonfle ma voile, sont-ce tes soupirs ? Souffle, souffle, ô vent ! Malheur, ah ! malheur, fille ◀d’▶Irlande, amoureuse et sauvage !
Double malheur ◀de▶ ◀la▶ passion qui fuit ◀le▶ réel et ◀la▶ Norme du Jour, malheur essentiel ◀de▶ ◀l’▶amour : ce que ◀l’▶on désire, on ne ◀l’▶a pas encore — c’est ◀la▶ Mort — et ◀l’▶on perd ce que ◀l’▶on avait — ◀la▶ jouissance ◀de▶ ◀la▶ vie.
Mais cette perte n’est pas sentie comme un appauvrissement, bien au contraire. On s’imagine que ◀l’▶on vit davantage, plus dangereusement, plus magnifiquement. C’est que ◀l’▶approche ◀de▶ ◀la▶ mort est ◀l’▶aiguillon ◀de▶ ◀la▶ sensualité. Elle aggrave, au plein sens du terme, ◀le▶ désir. Elle ◀l’▶aggrave même parfois jusqu’au désir ◀de▶ tuer l’autre, ou ◀de▶ se tuer, ou ◀de▶ sombrer dans un commun naufrage.
Ô vents, clamait encore Isolde, secouez ◀la▶ léthargie ◀de▶ cette mer rêveuse, ressuscitez des profondeurs ◀l’▶implacable convoitise, montrez-lui ◀la▶ proie que je lui offre ! Brisez ◀le▶ vaisseau, engloutissez ◀les▶ épaves ! Tout ce qui palpite et respire, ô vents, je vous ◀le▶ donne en récompense !
Attirés par ◀la▶ mort loin de ◀la▶ vie qui ◀les▶ pousse, proies voluptueuses ◀de▶ forces contradictoires mais qui ◀les▶ précipitent au même vertige, ◀les▶ amants ne pourront se rejoindre qu’à l’instant qui ◀les▶ prive à jamais ◀de▶ tout espoir humain, ◀de▶ tout amour possible, au sein de ◀l’▶obstacle absolu et ◀d’▶une suprême exaltation qui se détruit par son accomplissement.
12.
Une vieille et grave mélodie
Un résumé objectif du Roman nous a fait pressentir certaines contradictions. ◀L’▶hypothèse ◀d’▶une opposition, que ◀l’▶auteur eût tenté ◀d’▶illustrer, entre ◀la▶ loi ◀de▶ chevalerie et ◀les▶ coutumes féodales, nous a permis ◀de▶ surprendre ◀le▶ mécanisme ◀de▶ ces contradictions. Alors a commencé notre recherche du vrai sujet ◀de▶ ◀la▶ légende.
Derrière ◀la▶ préférence accordée par ◀l’▶auteur à ◀la▶ règle ◀de▶ chevalerie, il y a ◀le▶ goût du romanesque. Derrière ◀le▶ goût du romanesque, il y a celui ◀de▶ ◀l’▶amour pour lui-même. Et cela suppose une recherche secrète ◀de▶ ◀l’▶obstacle favorable à ◀l’▶amour. Mais ce n’est encore là que ◀le▶ masque ◀d’▶un amour ◀de▶ ◀l’▶obstacle en soi. Et ◀l’▶obstacle suprême, c’est ◀la▶ mort, qui se révèle au terme ◀de▶ ◀l’▶aventure comme ◀la▶ vraie fin, ◀le▶ désir désiré dès ◀le▶ début ◀de▶ ◀la▶ passion, ◀la▶ revanche sur ◀le▶ destin qui fut subi et qui est enfin racheté.
Cette analyse du mythe primitif livre quelques secrets dont ◀l’▶importance est appréciable — mais dont ◀la▶ conscience commune doit renier ◀l’▶intime évidence. Que ◀la▶ sécheresse ◀d’▶une description réduite à suivre en ses détours ◀la▶ logique interne du Roman puisse paraître vaguement injurieuse, je ◀le▶ sens bien, et m’en console si ◀les▶ résultats sont exacts ; que certaines conjectures soient discutables, je ◀l’▶admettrai sans peine devant ◀les▶ preuves ; mais quoi qu’on pense ◀d’▶une interprétation que j’ai stylisée à dessein, il demeure qu’elle nous a permis ◀de▶ surprendre à ◀l’▶état naissant quelques relations fondamentales qui sous-tendent nos destinées.
Pour autant que ◀l’▶amour-passion rénove ◀le▶ mythe dans nos vies, nous ne pouvons plus ignorer, désormais, ◀la▶ condamnation radicale qu’il représente pour ◀le▶ mariage. Nous savons, par ◀la▶ fin du mythe, que ◀la▶ passion est une ascèse. Elle s’oppose à ◀la▶ vie terrestre ◀d’▶une manière ◀d’▶autant plus efficace qu’elle prend ◀la▶ forme du désir, et que ce désir, à son tour, se déguise en fatalité.
Incidemment, nous avons indiqué qu’un tel amour n’est pas sans lien profond avec notre goût ◀de▶ ◀la▶ guerre.
Enfin, s’il est vrai que ◀la▶ passion, et ◀le▶ besoin ◀de▶ ◀la▶ passion sont des aspects ◀de▶ notre mode occidental ◀de▶ connaissance, il faut en venir — au moins sous forme de question — à poser une dernière relation qui se révélera peut-être, en fin de compte, ◀la▶ plus fondamentale ◀de▶ toutes. Connaître à travers ◀la▶ souffrance, n’est-ce pas ◀l’▶acte même, et ◀l’▶audace, ◀de▶ nos mystiques ◀les▶ plus lucides ? Érotique au sens noble, et mystique : que l’une ◀de▶ l’autre soit cause ou effet, ou qu’elles aient une commune origine — ces deux « passions » parlent un même langage, et chantent peut-être dans notre âme ◀la▶ même « vieille et grave mélodie » orchestrée par ◀le▶ drame ◀de▶ Wagner :
Elle m’a interrogé un jour, et voici qu’elle me parle encore. Pour quel destin suis-je né ? Pour quel destin ? ◀La▶ vieille mélodie me répète : — Pour désirer et pour mourir.
Partant ◀d’▶un examen « physionomique » des formes et des structures du Roman, nous avons pu saisir ◀le▶ contenu originel du mythe, dans sa pureté fruste et grande. Deux voies nous tentent maintenant : l’une remonte vers ◀les▶ arrière-plans historiques et religieux du mythe, — l’autre descend du mythe jusqu’à nos jours.
Parcourons-◀les▶ l’une après l’autre, librement. Nous ferons halte ici ou là pour vérifier telle origine nettement localisée, ou telle conséquence imprévue des relations que nous venons de dégager.