Livre II
Les origines religieuses du mythe
1.
L’« obstacle » naturel et sacré
Nous sommes tous plus ou moins matérialistes, nous autres héritiers du xixe . Qu’on nous montre dans la nature, ou dans l’instinct, les esquisses grossières de▶ faits « spirituels », aussitôt nous croyons tenir une explication ◀de▶ ces faits. Le plus bas nous paraît le plus vrai. C’est la superstition du temps, la manie ◀de▶ « ramener » le sublime à l’infime, l’étrange erreur qui prend pour cause suffisante une condition simplement nécessaire. C’est aussi le scrupule scientifique, nous dit-on. Il fallait cela pour affranchir l’esprit des illusions spiritualistes. Mais je distingue mal l’intérêt ◀d’▶un affranchissement qui consiste à « expliquer » Dostoïevski par le haut mal, et Nietzsche par la syphilis. Curieuse manière ◀de▶ libérer l’esprit, qui se « ramène » à le nier.
Mais j’ai beau dire et protester ◀d’▶avance : si je constate que l’instinct et le sexe connaissent une dialectique spontanée, analogue à certains égards, à celle ◀de▶ la passion dans notre mythe, beaucoup penseront que voilà qui suffit… Donnons une page à ce genre ◀d’▶objections.
L’obstacle dont on a vu le jeu au cours de notre analyse du mythe, n’est-il pas ◀d’▶origine toute naturelle ? Retarder le plaisir, n’est-ce pas la ruse la plus élémentaire du désir ? Et l’homme n’est-il pas « ainsi fait » qu’il s’impose parfois une certaine continence, quasi ◀d’▶instinct, dans l’intérêt même ◀de▶ l’espèce ? Lycurgue, législateur ◀de▶ Sparte, imposait aux jeunes mariés une abstinence prolongée. « C’est afin — lui fait dire Plutarque — qu’ils soient toujours plus forts et dispos ◀de▶ leur corps, et qu’en ne jouissant pas du plaisir ◀d’▶aimer à cœur saoul, leur amour en demeure toujours frais, et que leurs enfants en viennent plus robustes »18.
La chevalerie féodale, de même, honorait dans la chasteté un obstacle instinctif à l’instinct, ayant pour fin ◀de▶ rendre les guerriers plus valeureux.
Or la vertu ◀d’▶une telle discipline est relative à la vie même, non à l’esprit. Elle cède au succès obtenu. Elle ne cherche rien au-delà. L’eugénisme ◀d’▶un Lycurgue n’est nullement ascétique, puisqu’il vise au contraire à la meilleure propagation ◀de▶ l’espèce. On ne saurait voir dans ces processus vitaux autre chose que le support physiologique ◀de▶ la dialectique passionnelle. Il faut bien que la passion se serve des corps, et qu’elle utilise leurs lois. Mais la constatation des lois du corps n’explique nullement l’amour ◀d’▶un Tristan, par exemple. Elle rend ◀d’▶autant plus évidente l’intervention ◀d’▶un facteur « étranger » seul capable ◀de▶ détourner l’instinct ◀de▶ son but naturel et ◀de▶ transformer le désir en une aspiration indéfinie, c’est-à-dire sans fins vitales, voire du tout contraire à ces fins.
Ces mêmes remarques vaudront pour les coutumes et les interdictions sacrées chez les peuplades primitives. C’est un jeu que ◀de▶ retrouver l’« origine » sacrée des motifs caractéristiques du Roman. La quête ◀de▶ la fiancée lointaine, par exemple, se rattache au cérémonial du rapt nuptial, chez les tribus exogamiques. La morale ◀de▶ la prouesse est une sublimation non déguisée ◀de▶ coutumes beaucoup plus anciennes traduisant la nécessité ◀d’▶une sélection biologique. Et il n’est pas jusqu’au désir ◀de▶ la mort que l’on ne puisse « ramener » à l’instinct ◀de▶ mort décrit par Freud et par les plus récents biologistes.
Mais on ne voit pas que tout ceci explique l’apparition du mythe, et encore moins sa localisation dans notre histoire européenne… L’antiquité n’a rien connu ◀de▶ semblable à l’amour ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut. On sait assez que pour les Grecs et les Romains, l’amour est une maladie (Ménandre) dans la mesure où il transcende la volupté qui est sa fin naturelle. C’est une « frénésie », dit Plutarque. « Aucuns ont pensé que c’était une rage… Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades… »
◀D’▶où vient alors cette glorification ◀de▶ la passion, qui est justement ce qui nous touche dans le Roman ? Parler ◀de▶ déviation ◀de▶ l’instinct, c’est ne rien dire puisqu’il s’agit ◀de▶ savoir, précisément, quel est le facteur qui a pu causer cette déviation.
2.
Éros, ou le Désir sans fin
(Platonisme, druidisme, manichéisme.)
Platon nous parle dans Phèdre et le Banquet ◀d’▶une fureur qui va du corps à l’âme, pour la troubler ◀d’▶humeurs malignes. Ce n’est pas l’amour tel qu’il le loue. Mais il est une autre espèce ◀de▶ fureur, ou ◀de▶ délire, qui ne s’engendre pas sans quelque divinité, ni ne se crée dans l’âme au-dedans de nous : c’est une inspiration tout étrangère, un attrait qui agit du dehors, un emportement, un rapt indéfini ◀de▶ la raison et du sens naturel. On l’appellera donc enthousiasme, ce qui signifie « endieusement », car ce délire procède ◀de▶ la divinité et porte notre élan vers Dieu.
Tel est l’amour platonicien : « délire divin », transport ◀de▶ l’âme, folie et suprême raison. Et l’amant est auprès de l’être aimé « comme dans le ciel », car l’amour est la voie qui monte par degrés ◀d’▶extase vers l’origine unique ◀de▶ tout ce qui existe, loin des corps et ◀de▶ la matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur ◀d’▶être soi et ◀d’▶être deux dans l’amour même.
L’Éros, c’est le Désir total, c’est l’Aspiration lumineuse, l’élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à l’extrême exigence ◀de▶ pureté qui est l’extrême exigence ◀d’▶Unité. Mais l’unité dernière est négation ◀de▶ l’être actuel, dans sa souffrante multiplicité. Ainsi l’élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. La dialectique ◀d’▶Éros introduit dans la vie quelque chose ◀de▶ tout étranger aux rythmes ◀de▶ l’attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit la tentation ◀de▶ s’accomplir dans notre monde, parce qu’il ne veut embrasser que le Tout. C’est le dépassement infini, l’ascension ◀de▶ l’homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour.
Les origines iraniennes et orphiques du platonisme sont encore mal connues mais certaines. Et par Plotin et l’Aréopagite, cette doctrine s’est transmise au monde médiéval. Ainsi l’Orient vint rêver dans nos vies, réveillant ◀de▶ très vieux souvenirs.
Car au fond ◀de▶ notre Occident, la voix des bardes celtes lui répondait. Je ne sais si c’était un écho, ou quelque harmonie ancestrale — toutes nos races sont venues ◀d’▶Orient — ou simplement si la nature humaine n’est point portée en tous lieux et tous temps à diviniser son Désir dans des formes toujours semblables. Je ne sais ce que vaut l’hypothèse qui assimile jusque dans les détails les plus vieux mythes celtiques à ceux des Grecs — la quête du Graal à celle ◀de▶ la Toison ◀d’▶or — et les doctrines ◀de▶ Pythagore sur la transmigration des âmes à celles des druides sur l’immortalité. La mythologie comparée est la plus périlleuse des sciences, si l’on excepte l’étymologie dont elle procède bien souvent : l’une et l’autre sans cesse à la merci du calembour le plus tentant… Quoi qu’il en soit, certaines convergences générales se dégagent des travaux récents, renforçant l’hypothèse ◀d’▶une communauté originelle des croyances religieuses en Orient et en Occident.
Bien avant Rome, les Celtes avaient conquis une grande partie ◀de▶ l’Europe actuelle. Venus du Sud-Ouest de la Germanie et du Nord-Est de la France, ils avaient mis à sac Rome et Delphes, et soumis tous les peuples ◀de▶ l’Atlantique à la mer Noire. Ils poussèrent même jusqu’en Ukraine et en Asie Mineure (Galates), préfigurant assez exactement l’extension ◀de▶ l’Empire romain.
Or les Celtes n’étaient pas une nation. Ils n’avaient pas ◀d’▶autre « unité » que celle ◀d’▶une civilisation, dont le principe spirituel était maintenu par le collège sacerdotal des druides. Ce collège à son tour n’était nullement l’émanation des petits peuples ou tribus, mais « une institution en quelque sorte internationale », commune à tous les peuples ◀d’▶origine celtique, du fond ◀de▶ la Bretagne et ◀de▶ l’Irlande jusqu’en Italie et en Asie Mineure. Les voyages et les rencontres des druides « cimentaient l’union des peuples celtiques et le sentiment ◀de▶ leur parenté19 ». Les druides formaient des confréries religieuses douées ◀de▶ pouvoirs très étendus. Ils étaient à la fois devins, magiciens, médecins, prêtres, confesseurs. Ils n’écrivaient pas ◀de▶ livres, mais donnaient un enseignement oral, en vers gnomiques, à des élèves qu’ils gardaient auprès ◀d’▶eux pendant vingt ans20.
On a pu rapprocher ce collège sacerdotal ◀d’▶institutions tout à fait identiques chez les autres peuples indo-européens : mages iraniens, brahmanes ◀de▶ l’Inde, pontifes et flamines ◀de▶ Rome. Le flamen porte d’ailleurs le même nom que le brahmane 21.
Il est certain que les Celtes croyaient à une vie après la mort. Vie aventureuse, très semblable à celle ◀de▶ la terre, mais épurée, et dont certains héros pouvaient revenir, sous d’autres noms, se mêler aux vivants. Par cette doctrine centrale ◀de▶ la survie des âmes, les Celtes s’apparentent aux Grecs. Mais toute doctrine ◀de▶ l’immortalité suppose une préoccupation tragique ◀de▶ la mort. Les Celtes, écrit Hubert, « ont cultivé certainement la métaphysique ◀de▶ la mort… Ils ont beaucoup rêvé sur la mort. C’était une compagne familière dont ils se sont plu à déguiser le caractère inquiétant. » De même, dans leur mythologie, « l’idée ◀de▶ mort domine tout, et tout la découvre »22. Et cela n’est pas sans inciter à des rapprochements très précis avec ce que l’on a dit plus haut du mythe ◀de▶ Tristan, qui voile et exprime à la fois le désir ◀de▶ mort.
D’autre part, les dieux celtiques forment deux séries opposées : dieux lumineux et dieux sombres. Il nous importe ◀de▶ souligner ce fait du dualisme fondamental ◀de▶ la religion des druides. Car c’est ici que se révèle la convergence des mythes iraniens, gnostiques, et hindouistes avec la religion fondamentale ◀de▶ l’Europe. ◀De▶ l’Inde aux rives ◀de▶ l’Atlantique, nous retrouvons exprimé, dans les formes les plus diverses, ce même mystère du Jour et ◀de▶ la Nuit, et ◀de▶ leur lutte mortelle dans l’homme. Il est un dieu ◀de▶ Lumière incréée, intemporelle, et un dieu ◀de▶ Ténèbres, auteur du mal, qui domine toute la Création visible. Des siècles avant l’apparition ◀de▶ Mani, on peut déceler la même opposition dans les mythologies indo-européennes. Dieux lumineux : l’Ahura-Mazda (ou Ormuzd) des Iraniens, l’Apollon grec, l’Abellion celtibère. Dieux sombres : le Dyaus Pitar hindou, l’Ahrriman iranien, le Jupiter latin, le Dispater gaulois…
Bien d’autres rapprochements nous tentent, dont l’un au moins intéresse directement l’objet ◀de▶ ce livre : la conception ◀de▶ la femme chez les Celtes n’est pas sans rappeler la dialectique platonicienne ◀de▶ l’Amour.
La femme figure aux yeux des druides un être divin et prophétique. C’est la Velléda des Martyrs, le fantôme lumineux qui apparaît aux regards du général romain perdu dans sa rêverie nocturne : « Sais-tu que je suis fée ? », dit-elle. Éros a revêtu les apparences ◀de▶ la Femme, symbole ◀de▶ l’au-delà et ◀de▶ cette nostalgie qui nous fait mépriser les joies terrestres. Mais symbole équivoque puisqu’il tend à confondre l’attrait du sexe et le Désir sans fin. L’Essylt des légendes sacrées, « objet ◀de▶ contemplation, spectacle mystérieux », c’était l’invitation à désirer ce qui est au-delà des formes incarnées. Mais elle est belle et désirable en soi… Et pourtant sa nature est fuyante. « L’Éternel féminin nous entraîne », dira Goethe. Et Novalis : « La femme est le but ◀de▶ l’homme. »
Ainsi l’aspiration vers la lumière prend pour symbole l’attrait nocturne des sexes. Le grand Jour incréé, aux yeux de la chair, n’est que la Nuit. Mais notre jour, aux yeux du dieu qui réside par-delà les étoiles, c’est le royaume ◀de▶ Dispater, le père des Ombres. Et de même, le Tristan de Wagner veut sombrer, mais pour renaître en un ciel ◀de▶ Lumière. La « Nuit » qu’il chante, c’est le Jour incréé. Et sa passion, c’est le culte ◀d’▶Éros, le Désir qui méprise Vénus, même quand il souffre volupté, même quand il croit aimer un être…
On parle trop ◀de▶ nirvana ou ◀de▶ bouddhisme à propos de l’opéra wagnérien. Comme si le fond païen ◀de▶ l’Occident n’avait pas pu fournir au magicien les éléments les plus actifs ◀de▶ son philtre ! Il est frappant ◀de▶ constater d’ailleurs à quel point le celtisme originel ◀de▶ l’Europe a survécu à la conquête romaine et aux invasions germaniques. « Les Gallo-Romains sont restés pour la plupart des Celtes déguisés. Si bien qu’après les invasions germaniques, on vit reparaître en Gaule des modes et des goûts qui avaient été ceux des Celtes23. » L’art roman et les langues romanes attestent l’importance ◀de▶ l’héritage celtique. Plus tard, ce furent des moines ◀d’▶Irlande et ◀de▶ Bretagne — derniers refuges des légendes bardiques conservées justement par les clercs — qui évangélisèrent l’Europe, et la rappelèrent au culte des lettres. Et ceci nous amène aux abords ◀de▶ l’époque où se forma notre mythe…
Mais plus près de nous que Platon et les druides, une sorte ◀d’▶unité mystique du monde indo-européen se dessine comme en filigrane à l’arrière-plan des hérésies du Moyen Âge. Si nous embrassons le domaine géographique et historique qui va ◀de▶ l’Inde à la Bretagne, nous constatons qu’une religion s’y est répandue, ◀d’▶une manière à vrai dire souterraine, dès le iiie siècle ◀de▶ notre ère, syncrétisant l’ensemble des mythes du Jour et ◀de▶ la Nuit tels qu’ils s’étaient élaborés en Perse d’abord, puis dans les sectes gnostiques et orphiques : et c’est la foi manichéenne.
Les difficultés mêmes que l’on éprouve ◀de▶ nos jours à définir cette religion ne sont pas sans nous renseigner sur sa nature profonde et sa portée humaine.
D’abord elle fut partout persécutée avec une violence inouïe par les pouvoirs ou les orthodoxies. On affecta ◀de▶ voir en elle la pire menace sociale. Ses fidèles furent massacrés, leurs écrits dispersés et brûlés. Si bien que les témoignages sur lesquels elle a été jugée jusqu’à nos jours émanent presque exclusivement ◀de▶ ses adversaires. Ensuite, il semble bien que la doctrine ◀de▶ Mani (qui était originaire ◀de▶ l’Iran) a pris, selon les peuples et leurs croyances, des formes très diverses, tantôt chrétiennes, tantôt bouddhistes ou musulmanes. Dans un hymne manichéen récemment retrouvé et traduit24 sont invoqués et loués successivement Jésus, Mani, Ormuzd, Çakyamouni, et enfin Zarhust (Zarathustra ou Zoroastre). De plus il est permis ◀de▶ penser que les survivances celtiques dans le Midi languedocien offrirent à certaines sectes manichéennes un terrain spécialement favorable.
Pour les développements qui suivront, deux faits surtout doivent être retenus :
1° Le dogme fondamental ◀de▶ toutes les sectes manichéennes, c’est la nature divine ou angélique ◀de▶ l’âme, prisonnière des formes créées et ◀de▶ la nuit ◀de▶ la matière.
Je suis un dieu, et né des dieuxMais maintenant réduit à souffrir.
Ainsi lamente le Moi spirituel ◀d’▶un disciple du sauveur Mani, dans l’hymne du Destin ◀de▶ l’Âme.
L’élan ◀de▶ l’âme vers la Lumière n’est pas sans évoquer d’une part la « réminiscence du Beau » dont parlent les dialogues platoniciens, et d’autre part la nostalgie du héros celte revenu du Ciel sur la terre, et qui se souvient ◀de▶ l’◀île▶ des immortels. Mais cet élan est sans cesse entravé par la jalousie ◀de▶ Vénus (Dîbat dans le premier hymne cité) qui veut retenir dans la sombre matière l’amant en proie au lumineux Désir. Tel est le combat ◀de▶ l’amour sexuel et ◀de▶ l’Amour, et il exprime l’angoisse fondamentale des anges déchus dans des corps trop humains…
2° Il est très important et significatif pour nous ◀de▶ remarquer à la suite ◀d’▶un travail récent25 que la structure ◀de▶ la foi manichéenne « est essentiellement lyrique ». Autrement dit, qu’il est ◀de▶ la nature profonde ◀de▶ cette foi ◀de▶ se refuser à toute exposition rationaliste, impersonnelle et « objective ». Elle ne se réalise en vérité que dans une expérience tout à la fois angoissée et enthousiasmante (au sens littéral ◀de▶ ce terme), ◀d’▶ordre essentiellement poétique. La « vérité » ◀de▶ la cosmogonie et ◀de▶ la théogonie n’apparaît, ne se constitue que dans la certitude attestée par le récitatif du psaume. »
Et l’on songe au secret ◀de▶ Tristan, qu’il ne peut « dire » mais seulement chanter…
Toute conception dualiste, manichéenne, voit dans la vie des corps le malheur même ; et dans la mort le bien dernier, le rachat ◀de▶ la faute ◀d’▶être né, la réintégration dans l’Un et dans la lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par une ascension graduelle, par la mort progressive et volontaire que représente l’ascèse (aspect négatif ◀de▶ l’illumination), nous pouvons accéder à la Lumière. Mais la fin ◀de▶ l’esprit, son but, c’est aussi la fin ◀de▶ la vie limitée, obscurcie par la mutiplicité immédiate. Éros, notre Désir suprême, n’exalte nos désirs que pour les sacrifier. L’accomplissement ◀de▶ l’Amour nie tout amour terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue ◀de▶ la vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total.
Tel est le grand fond du paganisme oriental-occidental sur lequel se détache notre mythe.
Mais ◀d’▶où vient qu’il s’en soit « détaché » justement ? Quelle menace, quelle interdiction a contraint la doctrine à se voiler, à ne plus s’avouer que par symboles trompeurs — à ne plus nous séduire que par le charme et la secrète incantation ◀d’▶un mythe ?
3.
Agapè ou l’amour chrétien
Prologue ◀de▶ l’Évangile ◀de▶ Jean :
Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu… en elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas reçue. (I, 1-5.)
Est-ce encore le dualisme éternel, sans rémission, l’irrévocable hostilité ◀de▶ la Nuit terrestre et du Jour transcendant ? Non, car voici la suite du passage :
Et la Parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine ◀de▶ grâce et ◀de▶ vérité ; et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils unique venu du Père. (I, 14-15.)
L’incarnation ◀de▶ la Parole dans le monde — ◀de▶ la Lumière dans les Ténèbres —, tel est l’événement inouï qui nous délivre du malheur ◀de▶ vivre. Tel est le centre ◀de▶ tout le christianisme, et le foyer ◀de▶ l’amour chrétien que l’Écriture nomme Agapè.
Événement sans précédent, et « naturellement » incroyable. Car le fait ◀de▶ l’Incarnation est la négation radicale ◀de▶ toute espèce ◀de▶ religion. Il est le suprême scandale, non seulement pour notre raison qui n’admet point cette impensable confusion ◀de▶ l’infini et du fini, mais surtout pour l’esprit religieux naturel.
Toutes les religions connues tendent à sublimer l’homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». Le dieu Éros exalte et sublime nos désirs, les rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à les nier. Le but final ◀de▶ cette dialectique, c’est la non-vie, la mort du corps. La Nuit et le Jour étant incompatibles, l’homme créé qui appartient à la Nuit, ne peut trouver ◀de▶ salut qu’en cessant ◀d’▶être, en se « perdant » au sein de la divinité. Mais le christianisme, par son dogme ◀de▶ l’incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique ◀de▶ fond en comble.
Au lieu que la mort soit le terme dernier, elle devient la première condition. Ce que l’Évangile appelle « mort à soi-même », c’est le début ◀d’▶une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n’est pas la fuite ◀de▶ l’esprit hors du monde, mais son retour en force au sein du monde ! Une recréation immédiate. Une réaffirmation ◀de▶ la vie, non pas certes ◀de▶ la vie ancienne, et non pas ◀de▶ la vie idéale, mais ◀de▶ la vie présente que l’Esprit ressaisit.
Dieu — le vrai Dieu — s’est fait homme, et vrai homme. En la personne ◀de▶ Jésus-Christ, les ténèbres vraiment ont « reçu » la lumière. Et tout homme né ◀de▶ femme qui croit cela, renaît ◀de▶ l’esprit dès maintenant : mort à soi-même et mort au monde en tant que le moi et le monde sont pécheurs, mais rendu à soi-même et au monde en tant que l’Esprit veut les sauver.
Désormais, l’amour n’est plus fuite et perpétuel refus ◀de▶ l’acte. Il commence au-delà ◀de▶ la mort, mais il se retourne vers la vie. Et cette conversion ◀de▶ l’amour fait apparaître le prochain.
Pour l’Éros, la créature n’était qu’un prétexte illusoire, une occasion ◀de▶ s’enflammer ; et il fallait aussitôt s’en déprendre, puisque le but était ◀de▶ brûler toujours plus, ◀de▶ brûler jusqu’à en mourir ! L’être particulier n’était guère qu’un défaut et un obscurcissement ◀de▶ l’Être unique. Comment l’aimer vraiment, tel qu’il était ? Le salut n’étant qu’au-delà, l’homme religieux se détournait des créatures ignorées par son dieu. Mais le Dieu des chrétiens — et lui seul, parmi tous les dieux que l’on connaît — ne s’est pas détourné, au contraire :
« Il nous a aimés le premier »
dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu’à les revêtir. Et revêtant la condition ◀de▶ l’homme pécheur et séparé, mais sans pécher et sans se diviser, l’Amour ◀de▶ Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle ◀de▶ la sanctification. Le contraire ◀de▶ la sublimation, qui n’était que fuite illusoire au-delà du concret ◀de▶ la vie.
Aimer devient alors une action positive, une action ◀de▶ transformation. Éros cherchait le dépassement à l’infini. L’amour chrétien est obéissance dans le présent. Car aimer Dieu, c’est obéir à Dieu qui nous ordonne ◀de▶ nous aimer les uns les autres.
Que signifie : Aimez vos ennemis ? C’est l’abandon ◀de▶ l’égoïsme, du moi ◀de▶ désir et ◀d’▶angoisse, c’est une mort ◀de▶ l’homme isolé, mais c’est aussi la naissance du prochain. À ceux qui lui demandaient ironiquement : Qui est mon prochain ? Jésus répond : c’est l’homme qui a besoin ◀de▶ vous.
Tous les rapports humains, dès cet instant, changent ◀de▶ sens.
Le nouveau symbole ◀de▶ l’Amour, ce n’est plus la passion infinie ◀de▶ l’âme en quête ◀de▶ lumière, mais c’est le mariage du Christ et ◀de▶ l’Église.
L’amour humain lui-même s’en trouve transformé. Tandis que les mystiques païennes le sublimaient jusqu’à en faire un dieu, et en même temps le vouaient à la mort, le christianisme le replace dans son ordre, et là, le sanctifie par le mariage.
Un tel amour, étant conçu à l’image ◀de▶ l’amour du Christ pour son Église (Éph., 5, 25), peut être vraiment réciproque. Car il aime l’autre tel qu’il est — au lieu d’aimer l’idée ◀de▶ l’amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure. (« Il vaut mieux se marier que ◀de▶ brûler », écrit saint Paul aux Corinthiens.) De plus, c’est un amour heureux — malgré les entraves du péché — puisqu’il connaît dès ici-bas, dans l’obéissance, la plénitude ◀de▶ son ordre.
Le dualisme du Jour et ◀de▶ la Nuit, poussé à son extrême logique, aboutissait, du point de vue ◀de▶ la vie, au malheur absolu, qui est la mort. Le christianisme n’est un malheur mortel que pour l’homme séparé ◀de▶ Dieu, mais un malheur recréateur et bienheureux dès cette vie pour le croyant que « saisit le salut ».
4.
Orient et Occident
Est-il possible ◀de▶ définir l’Orient et l’Occident en dehors de la géographie ? En présence d’un problème aussi complexe, et en l’absence ◀de▶ toute réponse satisfaisante, c’est l’honnêteté ◀d’▶un écrivain que ◀de▶ se borner à déclarer son système personnel ◀de▶ références. Ce que j’appelle Orient, dans cet ouvrage, c’est une tendance ◀de▶ l’esprit humain qui a trouvé du côté de l’Asie ses plus hautes et pures expressions. J’entends parler ◀d’▶une forme ◀de▶ mystique à la fois dualiste dans sa vision du monde, et moniste dans son accomplissement. À quoi tend l’ascèse « orientale » ? À la négation du divers, à l’absorption ◀de▶ tous en Un, à la fusion totale avec le dieu, ou s’il n’y a pas ◀de▶ dieu, comme dans le bouddhisme, avec l’Être-Un universel. Tout cela suppose une Sagesse, une technique ◀de▶ l’illumination progressive — les yogas par exemple — une montée ◀de▶ l’individu vers l’Unité, où il se perd.
Et j’appellerai « occidentale » une conception religieuse qui à vrai dire nous est venue du Proche-Orient mais qui n’a triomphé qu’en Occident : celle qui pose qu’entre Dieu et l’homme, il existe un abîme essentiel, ou comme le dira Kierkegaard « une différence qualitative infinie ». Donc point ◀de▶ fusion possible, ni ◀d’▶union substantielle. Mais seulement une communion, dont le modèle est dans le mariage ◀de▶ l’Église et ◀de▶ son Seigneur. Cela suppose une illumination subite, ou conversion, une descente ◀de▶ la Grâce venant ◀de▶ Dieu à l’homme.
Ces deux extrêmes ainsi marqués, l’on n’aura pas ◀de▶ peine à démontrer qu’il existe en Orient ◀de▶ nombreuses tendances occidentales ; et l’inverse. (Mais je ne fais pas ici une histoire des religions.)
Maintenant, rappelons-nous qu’Éros veut l’union, c’est-à-dire la fusion essentielle ◀de▶ l’individu dans le dieu. L’individu distinct — cette erreur douloureuse — doit s’élever jusqu’à se perdre dans la divine perfection. Que l’homme ne s’attache pas aux créatures, puisqu’elles n’ont aucune excellence, et qu’en tant que particulières, elles ne représentent que des défauts ◀de▶ l’Être. Nous n’avons donc point ◀de▶ prochain. Et l’exaltation ◀de▶ l’Amour sera en même temps son ascèse, la voie qui mène au-delà ◀de▶ la vie.
Agapè au contraire ne cherche pas l’union qui s’opérerait au-delà ◀de▶ la vie. « Dieu est au ciel, et toi tu es sur la terre. » Et ton sort se joue ici-bas. Le péché n’est pas ◀d’▶être né, mais ◀d’▶avoir perdu Dieu en devenant autonome. Or, nous ne trouverons pas Dieu par une élévation indéfinie ◀de▶ notre désir. Nous aurons beau sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-mêmes ! Point ◀d’▶illusions ni ◀d’▶optimisme humain, dans le christianisme orthodoxe. Mais alors, c’est le désespoir ?
Ce serait le désespoir, s’il n’y avait pas la Bonne Nouvelle ; et cette nouvelle, c’est que Dieu nous cherche.
Et il nous trouve lorsque nous percevons sa voix, et que nous répondons en obéissant. Dieu nous cherche et nous a trouvés par l’amour ◀de▶ son Fils abaissé jusqu’à nous. L’Incarnation est le signe historique ◀d’▶une création renouvelée, où le croyant se trouve réintégré par l’acte même ◀de▶ sa foi. Désormais, pardonné et sanctifié, c’est-à-dire réconcilié, l’homme reste un homme (n’est pas divinisé) mais un homme qui ne vit plus pour lui seul. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même. » C’est ainsi dans l’amour du prochain que le chrétien se réalise et s’aime lui-même en vérité.
Pour l’Agapè, point ◀de▶ fusion ni ◀d’▶exaltée dissolution du moi en Dieu. L’Amour divin est l’origine ◀d’▶une vie nouvelle, dont l’acte créateur s’appelle la communion. Et pour qu’il y ait une communion réelle, il faut bien qu’il y ait deux sujets, et qu’ils soient présents l’un à l’autre : donc l’un pour l’autre le prochain.
Si l’Agapè reconnaît seule le prochain, et l’aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans la réalité ◀de▶ sa détresse et ◀de▶ son espérance ; et si l’Éros n’a pas ◀de▶ prochain — n’est-on pas en droit ◀de▶ conclure que cette forme ◀d’▶amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, les peuples chrétiens — historiquement les peuples ◀d’▶Occident — ne devraient pas connaître la passion, ou tout au moins la traiter ◀d’▶incroyance ?
Or l’Histoire nous oblige à le constater : c’est l’inverse qui s’est réalisé.
Nous voyons qu’en Orient26, et dans la Grèce contemporaine ◀de▶ Platon, l’amour humain est très généralement conçu comme le plaisir, la simple volupté physique. Et la passion — au sens tragique et douloureux — non seulement y est rare, mais encore et surtout y est méprisée par la morale courante comme une maladie frénétique. « Aucuns pensent que c’est une rage… »
Et nous voyons qu’en Occident, au xiie siècle, c’est le mariage qui est en butte au mépris, tandis que la passion est glorifiée dans la mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et ◀de▶ soi.
L’identification des éléments religieux dont nous avions décelé la présence dans le mythe nous amène donc à constater une contradiction flagrante entre les doctrines et les mœurs.
Serait-ce alors dans le fait même ◀de▶ cette contradiction flagrante que résiderait l’explication du mythe ?
5.
Contrecoup du christianisme dans les mœurs occidentales
Pour introduire plus ◀de▶ clarté dans ce dédale dialectique, je proposerai le schéma suivant :
doctrine | application théorique | réalisation historique | |
Paganisme | Union mystique (amour divin heureux). | Amour humain malheureux. | Hédonisme, passion rare et méprisée. |
Christianisme | Communion (pas ◀d’▶union essentielle). | Amour du prochain. (Mariage heureux.) | Conflits douloureux, passion exaltée. |
Le principe ◀d’▶explication ◀de▶ ce tableau est assez simple. Le platonisme, au temps de Platon et durant les siècles suivants, ne fut jamais une doctrine populaire, mais une sagesse ésotérique. Il en alla de même, plus tard, pour les mystères manichéens, et en partie pour ceux des Celtes.
Sur quoi le christianisme triompha. La primitive Église fut une communauté ◀de▶ faibles et ◀de▶ méprisés. Mais à partir de Constantin, puis des empereurs carolingiens, ses doctrines devinrent l’apanage des princes et des classes dominantes, qui les imposèrent par la force à tous les peuples ◀d’▶Occident. Dès lors, les vieilles croyances païennes refoulées devinrent le refuge et l’espérance des tendances naturelles, non converties, et brimées par la loi nouvelle.
Le mariage, par exemple, n’avait pour les Anciens qu’une signification utilitaire, et limitée. Les coutumes permettaient le concubinat27. Tandis que le mariage chrétien, en devenant un sacrement, imposait une fidélité insupportable à l’homme naturel. Supposons le cas du converti par force. Engagé malgré lui dans un cadre chrétien, mais privé des secours ◀d’▶une foi réelle, un tel homme, fatalement, devait sentir en lui s’exalter la révolte du sang barbare. Il était prêt à accueillir, sous le couvert ◀de▶ formes catholiques, toutes les reviviscences des mystiques païennes capables ◀de▶ le « libérer ».
C’est ainsi que les doctrines secrètes, dont nous avons rappelé la parenté, ne devinrent largement vivantes en Occident que dans les siècles où elles se virent condamnées par le christianisme officiel. Et c’est ainsi que l’amour-passion, forme terrestre du culte ◀de▶ l’Éros, envahit la psyché des élites mal converties et souffrant du mariage.
Mais cette ferveur renouvelée pour un dieu condamné par l’Église ne pouvait s’avouer au grand jour. Elle revêtit des formes ésotériques, se déguisa en hérésies secrètes ◀d’▶apparences plus ou moins orthodoxes. Ces hérésies se propagèrent très rapidement dès le début du xiie siècle. Elles s’insinuèrent d’une part dans le clergé, où nous les retrouverons un peu plus tard mêlées ◀de▶ la manière la plus complexe à la grande renaissance mystique. D’autre part, elles trouvaient des complaisances profondes dans la mentalité du siècle. Elles pénétrèrent bientôt la société féodale. Celle-ci ne connaissait pas toujours l’origine et la portée mystique ◀de▶ valeurs qu’elle prenait pour une mode et qu’elle accommodait à ses plaisirs. Elle ne devait pas tarder à matérialiser les préceptes ◀d’▶une religion qui pourtant s’opposait au christianisme par son refus ◀de▶ l’Incarnation, précisément !
Je ne donnerai pour l’instant qu’un seul exemple ◀de▶ ce processus si typiquement occidental, et qui consiste à garder le signe matériel ◀d’▶une religion dont on trahit l’esprit.
Platon liait l’Amour à la Beauté. Mais la Beauté qu’il entendait, c’était d’abord l’essence intellectuelle ◀de▶ la perfection incréée : l’idée même ◀de▶ toute excellence. Qu’est devenue cette doctrine parmi nous ? « Personne ne saurait dire jusqu’à quelles couches profondes ◀de▶ l’humanité ◀d’▶Occident ont pénétré les conceptions platoniciennes. L’homme le plus simple use couramment ◀d’▶expressions et ◀de▶ notions qui remontent à Platon28. » Mais il en abuse dans le sens où l’incline sa nature ◀d’▶Occidental. C’est ainsi que le platonisme vulgaire nous a conduits à une terrible confusion : à cette idée que l’amour dépend avant tout ◀de▶ la beauté physique — alors qu’en fait cette beauté même n’est que l’attribut conféré par l’amant à l’objet ◀de▶ son choix ◀d’▶amour. L’expérience quotidienne montre bien que « l’amour embellit son objet », et que la beauté « officielle » n’est pas un gage ◀d’▶être aimé. Mais le platonisme dégénéré, qui nous obsède, nous rend aveugles à la réalité ◀de▶ l’objet tel qu’il est dans sa vérité — ou bien nous la rend peu aimable. Et il nous jette à la poursuite ◀de▶ chimères qui n’existent qu’en nous. Mais encore, ◀d’▶où vient ce succès et cette permanence invincible ◀de▶ l’erreur héritée ◀d’▶un Platon mal compris ? C’est qu’elle trouve dans le cœur ◀de▶ tout homme — et spécialement ◀de▶ tout Occidental — ◀de▶ très obscures complicités. Souvenons-nous du culte druidique pour la Femme, être prophétique, « éternel féminin », « but ◀de▶ l’homme ». Les Celtes, déjà, tendaient donc à matérialiser l’élan divin, à lui donner un support corporel. Mais il y a plus, nous le savons depuis Freud : le « type ◀de▶ femme » que chaque homme porte dans son cœur et qu’il assimile ◀d’▶instinct à la définition ◀de▶ la beauté, n’est-ce pas le souvenir ◀de▶ la mère « fixé » dans sa mémoire secrète ?
Si telles sont bien les causes ◀de▶ la curieuse contradiction qui apparaît au xiie siècle entre les doctrines et les mœurs, une première conclusion peut être formulée dès à présent :
L’amour-passion est apparu en Occident comme l’un des contrecoups du christianisme (et spécialement ◀de▶ sa doctrine du mariage) dans les âmes où vivait encore un paganisme naturel ou hérité.
Mais tout cela resterait bien théorique et contestable si nous n’étions pas en mesure ◀de▶ retracer les voies et moyens historiques ◀de▶ cette renaissance ◀de▶ l’Éros. Or nous avons déjà fixé sa date : vers le début du xiie siècle. (Date ◀de▶ naissance ◀de▶ l’amour-passion !)29 Et nous allons montrer qu’elle porte un nom par ailleurs bien connu : la cortezia, l’amour courtois.
6.
L’amour courtois : troubadours et cathares
Que toute la poésie européenne soit issue ◀de▶ la poésie des troubadours au xiie siècle, c’est ce dont personne ne saurait plus douter. « Oui, entre les xie et xiie siècles, la poésie ◀d’▶où qu’elle fût (hongroise, espagnole, portugaise, allemande, sicilienne, toscane, génoise, pisane, picarde, champenoise, flamande, anglaise, etc.) était au préalable languedocienne, c’est-à-dire que le poète, ne pouvant être que troubadour, était tenu ◀de▶ parler — et ◀de▶ l’apprendre s’il ne le savait pas — le langage du troubadour, qui n’a jamais été que le provençal30. »
Qu’est-ce que la poésie des troubadours ? L’exaltation ◀de▶ l’amour malheureux. « Il n’y a dans toute la lyrique occitane et la lyrique pétrarquesque et dantesque qu’un thème : l’amour ; et pas l’amour heureux, comblé ou satisfait (ce spectacle ne peut rien engendrer), l’amour perpétuellement insatisfait au contraire ; enfin, que deux personnages : le poète qui, huit-cents, neuf-cents, mille fois réédite sa plainte, et une belle qui toujours dit non31. »
L’Europe n’a pas connu ◀de▶ poésie plus profondément rhétorique : non seulement dans ses formes verbales et musicales, mais si paradoxal que cela paraisse, dans son inspiration elle-même, puisque celle-ci prend sa source dans un système fixe ◀de▶ lois, qui seront codifiées sous le nom ◀de▶ leys ◀d’▶amors. Mais il faut dire aussi que jamais rhétorique ne fut plus exaltante et fervente. Ce qu’elle exalte, c’est l’amour hors du mariage, car le mariage ne signifie que l’union des corps, tandis que l’« Amor », qui est l’Éros suprême, est l’élancement ◀de▶ l’âme vers l’union lumineuse, au-delà ◀de▶ tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi l’Amour suppose la chasteté. E ◀d’▶amor mou castitaz (◀d’▶amour vient chasteté) chante le troubadour toulousain Guilhem Montanhagol. L’amour suppose aussi un rituel : le domnei ou donnoi, vasselage amoureux. Le poète a gagné sa dame par la beauté ◀de▶ son hommage musical. Il lui jure à genoux une éternelle fidélité, comme on fait à un suzerain. En gage ◀d’▶amour, la dame donnait à son paladin-poète un anneau ◀d’▶or, lui enjoignait ◀de▶ se lever, et lui déposait un baiser sur le front. Désormais, ces amants seront liés par les lois ◀de▶ la cortezia : le secret, la patience, et la mesure, qui n’est pas tout à fait synonyme ◀de▶ la chasteté, nous le verrons, mais plutôt ◀de▶ la retenue… Et surtout, l’homme sera le servant ◀de▶ la femme.
◀D’▶où vient cette conception nouvelle ◀de▶ l’amour « perpétuellement insatisfait », et cette louange enthousiaste et plaintive ◀d’▶« une belle qui toujours dit non » ? Et ◀d’▶où vient ce savant lyrisme qui tout ◀d’▶un coup se trouve là pour traduire la passion nouvelle ?
On ne saurait trop souligner le caractère miraculeux ◀de▶ cette double naissance, si rapide : en l’espace ◀d’▶une vingtaine ◀d’▶années, naissance ◀d’▶une vision ◀de▶ la femme entièrement contraire aux mœurs traditionnelles — la femme se voit élevée au-dessus ◀de▶ l’homme, dont elle devient l’idéal nostalgique — et naissance ◀d’▶une poésie à formes fixes, très compliquées et raffinées, sans précédent dans toute l’Antiquité ni dans les quelques siècles ◀de▶ culture romane qui succèdent à la renaissance carolingienne.
Ou bien tout cela « tombe du ciel », c’est-à-dire jaillit ◀d’▶une inspiration subite et collective — mais encore faudrait-il expliquer pourquoi elle s’est produite à tel moment et dans tels lieux bien définis ; ou bien tout cela relève ◀d’▶une cause historique précise — mais alors il s’agit ◀de▶ savoir pour quelles raisons elle est demeurée obscure jusqu’à nos jours.
Ce qui est curieux au plus haut point, c’est l’embarras des romanistes les plus sérieux lorsqu’ils en viennent à reconnaître la question, et la facilité avec laquelle ils décident ◀de▶ n’y point répondre.
Tout le monde admet aujourd’hui que la poésie provençale et les conceptions ◀de▶ l’amour qu’elle illustre, « loin de s’expliquer par les conditions où elle naquit, semble en contradiction absolue avec ces conditions32 ». « Il est évident qu’elle ne reflète aucunement la réalité, la condition ◀de▶ la femme n’ayant pas été, dans les institutions féodales du Midi, moins humble et dépendante que dans celles du Nord. » Or, s’il est à ce point « évident » que les troubadours ne tiraient rien ◀de▶ la réalité sociale, il paraît non moins évident que leur conception ◀de▶ l’amour venait d’ailleurs. Quel pouvait être cet ailleurs ?
La même question se pose pour leur art, j’entends pour leur technique poétique. « Création extrêmement originale », écrit M. Jeanroy (quitte à reprocher à chacun ◀de▶ ces poètes pris à part ◀de▶ n’avoir montré aucune espèce ◀d’▶originalité et ◀de▶ s’être borné à raffiner des formes fixes et des lieux communs : mais encore fallait-il que l’un d’entre eux, au moins, les eût créés !) Or dès qu’un historien se risque à formuler une hypothèse sur l’origine ◀de▶ la rhétorique courtoise, les spécialistes l’accablent des plus aigres ironies, en France surtout. Sismondi faisait remonter aux Arabes le mysticisme du sentiment : on écarte dédaigneusement « cette énormité33 ». Diez a montré des ressemblances ◀de▶ forme (rythmes et coupes) entre la lyrique arabe et la lyrique provençale : ce n’est pas sérieux, nous dit-on. Brinkmann et d’autres ont supposé que la poésie latine des xie et xiie siècles avait pu fournir des modèles : tout compte fait, cela ne se tient pas, car les troubadours, paraît-il, avaient trop peu de culture pour connaître cette poésie. Ainsi ◀de▶ chaque réponse proposée : le « sérieux » des savants paraissant consister surtout dans une propension à qualifier ◀d’▶énormité ou ◀de▶ fantaisie tout ce qui menace ◀de▶ donner un sens au phénomène qu’ils passent leur vie à étudier.
Il est vrai que Wechssler, dans un ouvrage fameux34, a cru pouvoir tout éclaircir en décelant à l’origine ◀de▶ la lyrique provençale des influences religieuses, néo-platoniciennes et chrétiennes dénaturées… Mais ces « affirmations hardies » ont aussitôt dressé contre elles l’ensemble ◀de▶ nos érudits. Wechssler s’est vu traiter ◀de▶ « doctrinaire » — suprême injure — et plusieurs ont insinué que la qualité ◀d’▶Allemand ◀de▶ ce professeur les dispensait ◀de▶ réfuter un système incompatible avec le clair génie ◀de▶ notre race.
Il reste donc d’une part un phénomène étrange, et d’autre part, ◀de▶ fort savantes réfutations ◀de▶ tout ce qui prétend l’expliquer. « Il est également impossible — écrit un ◀de▶ nos professeurs — ◀de▶ voir dans ces chansons ◀d’▶amour, qui forment les trois quarts ◀de▶ la poésie provençale, une image fidèle ◀de▶ la réalité et un pur assemblage ◀de▶ formules vides ◀de▶ sens ». Certes. Mais là-dessus, l’auteur annonce qu’« en historien scrupuleux », il se garde bien ◀de▶ se prononcer. Ce qui revient à dire que la lyrique courtoise dont il s’occupe reste à ses yeux et jusqu’à plus ample informé « un assemblage ◀de▶ formules vides ◀de▶ sens ». Excellent « matériel » il est vrai, pour un philologue qui se respecte et n’entend pas « solliciter » les textes, fût-ce par le moindre essai ◀de▶ les comprendre.
Je ne saurais me contenter, pour ma part, ◀d’▶une hypothèse à tel point scrupuleuse. Je me refuse à supposer un seul instant que les troubadours furent des faibles ◀d’▶esprit, tout juste bons à répéter sans se lasser des formules apprises on ne sait où. Et je me demande, après Aroux et Péladan, si le secret ◀de▶ toute cette poésie ne devrait pas être cherché beaucoup plus près ◀d’▶elle qu’on ne l’a fait — tout près : sur place, dans le milieu même où elle est née. Et non pas dans le milieu purement « social » au sens moderne, mais bien dans l’atmosphère religieuse qui se trouvait déterminer les formes, même sociales, ◀de▶ ce milieu35.
Partant ◀de▶ là, constatons qu’un grand fait historique domine le xiie siècle provençal :
Dans le même temps que le lyrisme du domnei, et dans les mêmes provinces — Languedoc, Poitou, Rhénanie, Catalogne — une hérésie puissante se répandait. L’on a pu dire ◀de▶ la religion cathare qu’elle représenta pour l’Église un péril aussi grave que celui ◀de▶ l’arianisme. Certains ne vont-ils pas jusqu’à prétendre qu’elle fit en Occident des millions ◀de▶ fidèles secrets, malgré la très sanglante croisade des albigeois, au xiiie siècle et jusqu’à la Réforme ?
L’on peut attribuer pour origine précise à l’hérésie les sectes néo-manichéennes ◀d’▶Asie Mineure et les églises bogomiles ◀de▶ Dalmatie et ◀de▶ Bulgarie. Les « purs » ou cathares36 se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et l’on sait assez que la Gnose, de même que les doctrines ◀de▶ Mani ou Manès, plonge des racines dans la religion dualiste ◀de▶ l’Iran.
Quelle était la doctrine des cathares ? On a répété très longtemps qu’« on ne le saurait jamais » et cela pour l’excellente raison que l’Inquisition avait brûlé tous les livres ◀de▶ culte et traités ◀de▶ doctrine ◀de▶ l’Hérésie, et que les seuls témoignages subsistants étaient les interrogatoires des accusés, probablement « sollicités » par les juges et déformés par les greffiers. ◀De▶ fait, la découverte et la publication, en 1939, ◀d’▶un ouvrage théologique (tardif il est vrai) le Livre des deux Principes 37 s’ajoutant à la restitution ◀d’▶un Nouveau Testament et ◀de▶ rituels utilisés par les Hérétiques38, permet aujourd’hui ◀de▶ connaître dans leur ensemble et dans certaines ◀de▶ leurs variations, les dogmes ◀de▶ l’« Église ◀d’▶Amour », nom que l’on a donné parfois à l’hérésie aussi dite « albigeoise »39.
L’origine permanente et toujours tragiquement actuelle ◀de▶ l’attitude cathare, ou ◀d’▶une manière plus générale du dualisme, dans les religions les plus diverses comme dans la réflexion ◀de▶ millions ◀d’▶individus fut et demeure le problème du Mal, tel que l’homme spirituel l’expérimente dans ce monde.
Le christianisme apporte au problème du Mal une réponse dialectique et paradoxale qui se résume dans les mots ◀de▶ liberté et ◀de▶ grâce. Plus pessimiste et ◀d’▶une logique plus massive, le dualisme statue l’existence absolument hétérogène du Bien et du Mal, c’est-à-dire ◀de▶ deux mondes et ◀de▶ deux créations. En effet : Dieu est Amour, mais le monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être l’auteur du monde, ◀de▶ ses ténèbres et du péché qui nous enserre. Sa création première dans l’ordre spirituel, puis animique, a été achevée dans l’ordre matériel par l’Ange révolté, le Grand Arrogant, le Démiurge, c’est-à-dire Lucifer ou Satan. Celui-ci a tenté les âmes ou anges, en leur disant : « Qu’il leur valait mieux être en bas, où ils pourraient faire le mal et le bien, qu’en haut, où Dieu ne leur permettait que le bien40. » Pour mieux séduire les âmes, Lucifer leur a montré « une femme ◀d’▶une beauté éclatante, qui les a enflammées ◀de▶ désir ». Puis il a quitté le Ciel avec elle, pour descendre dans la matière et dans la manifestation sensible. Les âmes-Anges, ayant suivi Satan et la femme ◀d’▶une beauté éclatante, ont été prises dans des corps matériels, qui leur étaient et leur demeurent étrangers. (Cette idée me paraît éclairer un sentiment fondamental chez l’homme, même ◀de▶ nos jours.) L’âme, dès lors, se trouve séparée ◀de▶ son esprit, qui reste au Ciel. Tentée par la liberté, elle devient en fait prisonnière ◀d’▶un corps aux appétits terrestres, soumis aux lois ◀de▶ la procréation et ◀de▶ la mort. Mais le Christ est venu parmi nous, pour nous montrer le chemin du retour à la Lumière. Ce Christ, en cela semblable à celui des gnostiques et ◀de▶ Manès, ne s’est pas vraiment incarné : il n’a pris que l’apparence ◀d’▶un homme. C’est ici la grande hérésie docétiste (du grec dokesis, apparence) qui, ◀de▶ Marcion jusqu’à nos jours, traduit notre refus tout « naturel » ◀d’▶admettre le scandale ◀d’▶un Dieu-Homme. Les cathares rejettent donc le dogme ◀de▶ l’Incarnation, et a fortiori sa traduction romaine dans le sacrement ◀de▶ la messe : ils le remplacent par une cène fraternelle, symbolisant des événements tout spirituels. Ils rejettent aussi le baptême par l’eau, et ne reconnaissent que le baptême par l’Esprit consolateur : ce consolamentum devient le rite majeur ◀de▶ leur Église. Il se donnait, lors des cérémonies ◀d’▶initiation, aux frères qui acceptaient ◀de▶ renoncer le monde, et s’engageaient solennellement à se consacrer à Dieu seul, à ne jamais mentir ni prêter serment, à ne tuer ni manger nul animal, enfin à s’abstenir ◀de▶ tout contact avec leur femme, s’ils étaient mariés. Il semble qu’un jeûne ◀de▶ quarante jours41 précédait l’initiation et qu’un autre ◀d’▶égale durée lui succédait. (Plus tard, au xive siècle, ce jeûne rituel ou endura conduira quelques-uns des « purs » jusqu’à la mort volontaire, mort par amour ◀de▶ Dieu, consommation du détachement suprême ◀de▶ toute loi matérielle.) Le Consolamentum était administré par les évêques, et comportait l’imposition des mains, au milieu du cercle des « purs », puis le baiser ◀de▶ paix échangé par les frères. Après quoi, l’initié devenait objet ◀de▶ vénération pour les simples croyants non encore « consolés » : il avait droit au « salut » des croyants, c’est-à-dire à trois « révérences ».
On a vu le rôle ◀de▶ la Femme, appât du diable pour entraîner les âmes dans les corps. En retour (en revanche, dirait-on), un principe féminin, préexistant à la création matérielle, joue dans le catharisme un rôle tout analogue à celui ◀de▶ la Pistis-Sophia chez les gnostiques. À la Femme instrument ◀de▶ la perdition des âmes, répond Marie, symbole ◀de▶ pure Lumière salvatrice, Mère intacte (immatérielle) ◀de▶ Jésus, et semble-t-il, Juge plein ◀de▶ douceur des esprits délivrés.
Les manichéens connaissaient depuis des siècles les mêmes sacrements que les cathares : l’imposition des mains, le baiser ◀de▶ paix, et la vénération des Élus (ou « purs »). Il est important ◀de▶ mentionner ici la vénération manichéenne s’adressant à la « forme ◀de▶ lumière » qui dans chaque homme représente son propre esprit (demeuré au Ciel, hors de la manifestation) et qui accueille l’hommage ◀de▶ son âme par un salut et un baiser.
L’enfer étant la prison ◀de▶ la matière, Lucifer, l’ange révolté, n’y peut régner que pour le temps que durera « l’erreur » des âmes. Au terme du cycle ◀de▶ leurs épreuves — comportant plusieurs vies, physiques ou autres, pour les hommes non encore illuminés — la création sera réintégrée dans l’unité ◀de▶ l’Esprit originel, les pécheurs entraînés par Satan seront sauvés, et Satan lui-même rentrera dans l’obéissance du Très-Haut.
Le dualisme des cathares se résout donc en un véritable monisme eschatologique, tandis que l’orthodoxie chrétienne, décrétant la damnation éternelle du diable et des pécheurs endurcis, aboutit à un dualisme final, bien qu’à l’encontre du manichéisme, elle professe l’idée ◀d’▶une création unique, toute divine et toute bonne aux origines.
Notons enfin ce dernier trait : comme ce fut le cas pour tant de sectes et ◀de▶ religions orientales — jaïnisme, bouddhisme, essénisme, gnosticisme chrétien — l’Église cathare se divisait en deux groupes : les « Parfaits » (perfecti)42 qui avaient reçu le consolamentum, et les simples « croyants » (credentes ou imperfecti). Seuls les seconds avaient le droit ◀de▶ se marier et ◀de▶ vivre dans le monde condamné par les purs, sans s’astreindre à tous les préceptes ◀de▶ la morale ésotérique : mortifications corporelles, mépris ◀de▶ la création, dissolution ◀de▶ tous les liens mondains.
Saint Bernard de Clairvaux (cité par Rahn) a pu dire des cathares, qu’il combattit pourtant ◀de▶ toutes ses forces : « Il n’y a certainement pas ◀de▶ sermons plus chrétiens que les leurs, et leurs mœurs étaient pures… »
Ce jugement rachète en partie les calomnies ◀de▶ l’Inquisition. Mais on s’étonne ◀de▶ voir ce saint docteur qualifier ◀de▶ « chrétienne » une prédication qui nie plusieurs des dogmes fondamentaux ◀de▶ son Église. Quant à la pureté ◀de▶ mœurs des cathares, nous avons vu qu’elle traduisait des croyances fort différentes ◀de▶ celles qui fondent la morale chrétienne orthodoxe. La condamnation ◀de▶ la chair, où certains croient voir aujourd’hui une caractéristique chrétienne, est en fait ◀d’▶origine manichéenne et « hérétique ». Car il est essentiel ◀de▶ le rappeler ici : la « chair » dont parle saint Paul n’est pas le corps physique, mais le tout ◀de▶ l’homme incroyant, corps, raison, facultés, désirs — donc l’âme aussi.
La croisade des albigeois, conduite par l’abbé de Cîteaux, au commencement du xiiie siècle, détruisit les cités des cathares, brûla leurs livres, massacra et brûla les populations qui les aimaient, viola leurs sanctuaires et leur dernier haut lieu, le château-temple ◀de▶ Montségur43 — enfin saccagea brutalement la civilisation très raffinée dont ils avaient été l’âme austère et secrète. Et cependant, ◀de▶ cette culture et ◀de▶ ses doctrines fondamentales, nous sommes encore tributaires, au-delà ◀de▶ ce que l’on imagine… (Comme j’espère le montrer par ce livre.)
7.
Hérésie et Poésie
Doit-on considérer les troubadours comme des « croyants » ◀de▶ l’Église cathare, et comme des chantres ◀de▶ son hérésie ?
Cette thèse, que je qualifierai ◀de▶ maxima par contraste avec celle où je crois pouvoir m’arrêter44, fut avancée par des esprits aventureux comme Otto Rahn45, qui l’ont, à mon sens, compromise en cherchant à la rendre trop claire sur un plan historique plutôt que spirituel. Pourtant, j’en connais peu qui se présentent à l’esprit comme à la fois plus irritantes et stimulantes : car il semble également difficile ◀de▶ la rejeter et ◀de▶ l’accepter, ◀de▶ la démontrer et ◀de▶ n’y pas croire du tout, et cela tient à l’essence même du phénomène dont elle essaie ◀de▶ rendre compte : à la fois historique et archétypique, psychique et mystique, concret et symbolique, ou si l’on veut littéraire et religieux.
Les données du problème sont, en gros, les suivantes. D’une part, l’hérésie cathare et l’amour courtois se développent simultanément, dans le temps (xiie siècle) comme dans l’espace (Midi de la France)46. Comment croire que ces deux mouvements soient dépourvus ◀de▶ toute espèce ◀de▶ liens ? S’ils étaient demeurés sans nul rapport, ne serait-ce pas plus étrange que tout ? Mais en revanche, quelle espèce ◀de▶ liens peut-on imaginer entre ces noirs cathares, que leur ascétisme contraignait à fuir tout contact avec l’autre sexe47 et ces clairs troubadours, joyeux et fous, chantant l’amour, le printemps, l’aube, les vergers fleuris et la Dame ?
Tout notre rationalisme moderne appuie les savants romanistes dans leur conclusion unanime : rien ◀de▶ commun entre cathares et troubadours ! Mais l’irrépressible intuition des « aventureux » que j’ai cités répond, avec notre bon sens : démontrez-nous, dans ce cas, comment cathares et troubadours auraient pu se côtoyer chaque jour sans se connaître, et vivre dans deux mondes absolument étanches, au sein de la grande révolution psychique du xiie siècle !
Le refus ◀de▶ comprendre l’un par l’autre et par un même mouvement ◀de▶ l’esprit l’hérésie et l’amour courtois, n’équivaut-il pas au refus ◀de▶ les comprendre isolément ?
Voyons les présomptions en faveur de la thèse.
Raimon V, comte de Toulouse et suzerain du Languedoc, écrit en 1177 : « L’hérésie a pénétré partout. Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le mari et la femme, le fils et le père, la bru et la belle-mère. Les prêtres eux-mêmes cèdent à la tentation. Les églises sont désertes et tombent en ruines… Les personnages les plus importants ◀de▶ ma terre se sont laissé corrompre. La foule a suivi leur exemple et abandonné la foi (catholique), ce qui fait que je n’ose ni ne puis rien entreprendre. » Est-il imaginable que les troubadours aient vécu et chanté dans ce monde-là, sans se soucier ◀de▶ ce que pensaient, croyaient et sentaient les seigneurs aux dépens desquels ils vivaient ? On a rétorqué à cela que les premiers troubadours sont apparus dans le Poitou et le Limousin, tandis que l’hérésie avait son centre plus au sud, dans le comté de Toulouse. Mais voici que précisément, la langue utilisée dès le début par les troubadours limousins (comme elle le sera bientôt par ceux ◀de▶ bien d’autres régions ◀de▶ l’Europe), se trouve être la langue du comté de Toulouse ! On a dit aussi que les cours les plus souvent citées par les troubadours comme particulièrement accueillantes, étaient celles des seigneurs demeurés orthodoxes : mais cette observation n’est pas toujours exacte — il s’en faut ◀de▶ beaucoup, comme on va voir ! — et de plus il se peut très bien que le seul fait que les troubadours les fréquentassent révèle tout au contraire les tendances hérétiques ◀de▶ ces cours. Voici le début ◀d’▶une chanson ◀de▶ Peire Vidal :
Mon cœur se réjouit à cause du renouveau si agréable et si doux, et à cause du château ◀de▶ Fanjeaux, qui me semble le Paradis ; car amour et joie s’y enferment, ainsi que tout ce qui convient à l’honneur, et courtoisie sincère et parfaite.
Qui oserait dire, ou qui penserait un seul instant, que ces vers rendent un son « cathare » ? Mais qu’est-ce que ce château ◀de▶ Fanjeaux ? L’une des maisons-mères des cathares ! Le plus fameux des évêques hérétiques, Guilabert de Castres, la dirigea en personne dès 1193 (notre poème pouvant être daté des environs ◀de▶ 1190), et c’est là qu’Esclarmonde de Foix, la plus grande Dame ◀de▶ l’hérésie, recevra le consolamentum !
La seconde strophe ne parle que des « dames » :
Je n’ai pas ◀d’▶ennemi si mortel dont je ne devienne l’ami loyal, s’il me parle des dames et m’en dit honneur et louange. Et comme je ne suis pas au milieu d’elles et que je vais dans un autre pays, je me plains, je soupire et je languis.
Est-il vraiment possible, se demande le lecteur, ◀d’▶imaginer que Peire Vidal soit autre chose qu’un galant amuseur, un flatteur ◀de▶ femmes riches — celles qui forment son public ? Mais la suite du poème est troublante. Peire Vidal énumère les maisons qui l’ont bien reçu et les régions qu’hélas ! il doit quitter pour aller en Provence : ce sont les châteaux ◀de▶ Laurac, ◀de▶ Gaillac, ◀de▶ Saissac et ◀de▶ Montréal ; ce sont les comtés ◀de▶ l’Albigeois et du Carcassès « où les chevaliers et les femmes du pays sont courtois », et c’est aussi « Dame Louve, qui m’a si bien conquis que, par Dieu et ma foi ! ses doux ris restent dans mon cœur ! » Or nous savons que tous ces châteaux sont des foyers connus ◀de▶ l’hérésie, ou même des « maisons ◀d’▶hérétiques » (sortes ◀de▶ couvents) ; que ces comtés sont notoirement cathares ; et que cette « Louve » est la comtesse Stéphanie, dite la Loba, qui fait partie du groupe des hérétiques actives ! Le poème, qu’une anthologie moderne intitule en toute innocence « remerciements pour ◀de▶ gracieuses hospitalités », prend ainsi le caractère imprévu ◀d’▶une sorte ◀de▶ lettre pastorale ! Et pourtant, je le relis et je me frotte les yeux… Comment croire que ce ton badin, ces potins ◀de▶ milieu littéraire… S’agirait-il vraiment ◀de▶ « pures coïncidences » ? Ce doute et cette question renaissent à l’infini.
Est-ce pure coïncidence, si les troubadours comme les cathares glorifient — sans toujours l’exercer — la vertu ◀de▶ chasteté ? Est-ce pure coïncidence si, comme les « purs », ils ne reçoivent ◀de▶ leur Dame qu’un seul baiser ◀d’▶initiation ? Et s’ils distinguent deux degrés dans le domnei (le pregaire, ou prière, et l’entendeire) comme on distingue dans l’Église ◀d’▶Amour les « croyants » et les « parfaits » ? Et s’ils raillent les liens du mariage, cette jurata fornicatio, selon les cathares ? Et s’ils invectivent les clercs et leurs alliés les féodaux ? Et s’ils vivent de préférence à la manière errante des « purs » qui s’en allaient deux par deux sur les routes ? Et si l’on retrouve, enfin, dans certains ◀de▶ leurs vers, des expressions tirées ◀de▶ la liturgie cathare ?
Il ne serait que trop facile ◀de▶ multiplier ces questions. Voyons plutôt les arguments adverses. Tous les troubadours, dira-t-on, ne furent pas dans le camp ◀de▶ l’hérésie. Plusieurs finirent leurs jours dans des couvents. Certes, et même un Folquet de Marseille a pu se joindre à la croisade des albigeois. Mais aussi passa-t-il pour un traître, jusqu’au jour où il fut accusé devant le pape Innocent III ◀d’▶avoir causé la mort ◀de▶ cinq-cents personnes ! D’ailleurs, quand on démontrerait, à supposer que ce fût possible en soi, que tels d’entre les troubadours ignoraient les analogies ◀de▶ leur lyrisme et du dogme cathare, on n’aurait pas encore démontré que l’origine ◀de▶ ce lyrisme n’est pas hérétique. N’oublions pas qu’ils composaient leurs coblas et leurs sirventés selon les canons ◀d’▶une rhétorique admirablement invariable. On peut concevoir une poésie — même très belle — qui serait faite ◀de▶ lieux communs dont le poète ne saurait ◀d’▶où ils viennent. N’est-ce pas, sauf la beauté, plutôt courant ? Et si l’on dit : ces troubadours ne parlent point ◀de▶ leurs croyances dans les poésies qui nous restent — il suffit ◀de▶ rappeler que les cathares promettaient, lors de l’initiation, ◀de▶ ne jamais trahir leur foi, et cela quelle que fût la mort dont ils se verraient menacés. C’est ainsi que les registres ◀de▶ l’Inquisition ne portent pas un seul aveu concernant la minesola (ou malisola, ou encore manisola) suprême initiation des « purs ». La fréquence même ◀de▶ cette question débattue dans les cours ◀d’▶amour : « Un chevalier peut-il être à la fois marié et fidèle à sa dame ? » — Voilà qui nous donne à penser, si l’on songe à tous les troubadours qui devaient subir un apparent « mariage » avec l’Église ◀de▶ Rome dont ils étaient les clercs, tout en servant dans leurs « pensées » une autre Dame, l’Église ◀d’▶Amour… Bernard Gui, dans son Manuel de l’Inquisiteur, n’affirme-t-il pas que les cathares croyaient bien à la Sainte Vierge, sauf qu’elle représentait pour eux non pas une femme ◀de▶ chair, mère de Jésus, mais leur Église ?
Mais certains abjurèrent l’hérésie sans abandonner le « trobar » ? Eh oui ! tout comme tel converti dans la plus récente poésie, voue à la Vierge des images qu’il avait inventées pour d’autres. Peire d’Auvergne fit pénitence ? Preuve de plus qu’il fut hérétique.
Mais venons-en aux textes, et considérons-les dans la très pure nudité et transparence ◀de▶ leur rhétorique amoureuse.
Thème ◀de▶ la mort, que l’on préfère aux dons du monde :
Car joie qui repaît vilement
Ainsi chante Aimeric de Belenoi. La « joie vilaine », c’est ce qui le guérirait ◀de▶ son désir, si justement l’amour sans fin n’était le mal qu’il aime, la « joy ◀d’▶amor », le délire qui prévaut :
… en fait, ce fou désirM’occira, que je reste ou aille par cheminsPuisque celle qui peut me guérir ne me plaint
… et ce désirSur tout autre…
S’il ne veut pas mourir encore, c’est qu’il n’est pas assez détaché du désir, c’est qu’il craint ◀de▶ quitter son corps par désespoir, « mortel péché », enfin, c’est qu’il ignore encore
à quoi lui peut servir
La doctrine n’exigeait-elle pas qu’on mît fin à sa vie « non par lassitude ni par peur ou douleur, mais dans un état ◀de▶ parfait détachement ◀de▶ la matière…48 ».
Voici le thème ◀de▶ la séparation, le leitmotiv ◀de▶ tout l’amour courtois :
Dieu ! comment se peut-il faireQue plus m’est loin, plus la désire ?
Et voici Guiraut de Bornheil qui prie la vraie 49 lumière en attendant l’aube du jour terrestre : cette aube qui doit le réunir à son « copain » ◀de▶ route, et donc ◀d’▶épreuves dans le monde. (Ces deux « copains », seraient-ce l’âme et le corps ? L’âme liée au corps, mais désirant l’esprit ? Mais souvenons-nous aussi ◀de▶ la coutume des missionnaires cheminant deux par deux) :
Roi glorieux, lumière et clarté vraiePuissant Dieu, Seigneur, s’il vous agréeÀ mon copain fidèle soit aide et bienvenueCar ne l’ai plus revu depuis la nuit venueEt bientôt viendra l’aube.
Mais à la fin ◀de▶ la chanson, le troubadour a-t-il trahi ses vœux ? Ou bien a-t-il trouvé au sein de la nuit la Lumière vraie dont il ne faut se séparer ?
Beau doux copain, tant riche est ce séjourQue ne veux jamais plus voir aube ni jourLa tient dedans mes bras, donc plus ne me soucie
Ce rossignol allègrement vient de lancer le trille dont Wagner au deuxième acte ◀de▶ Tristan, fera le cri sublime ◀de▶ Brengaine : « Habet acht ! Habet acht ! Schon weicht dem Tag die Nacht ! (« Prenez garde ! Prenez garde ! Voici que la nuit cède au jour ! ») Mais Tristan répond, lui aussi : « Qu’éternellement la nuit nous enveloppe ! » Tout comme dans ce début ◀d’▶une autre « aube »50 anonyme :
En un verger, sous une loge ◀d’▶aubépine, la dame a tenu son ami dans ses bras jusqu’à ce que le guetteur ait crié : Dieu ! c’est l’aube. Qu’elle vient donc vite ! — Combien je voudrais, mon Dieu, que la nuit ne finît pas, que mon ami pût rester près de moi, et que jamais le guetteur n’annonçât le lever ◀de▶ l’aube ! Dieu ! c’est l’aube. Qu’elle vient donc vite ! »
Mais cette « belle qui toujours dit non » — encore que bien souvent le doute s’insinue — qui est-elle, femme ou symbole ? Pourquoi sont-ils tous à jurer que jamais ils ne trahiront le secret ◀de▶ leur grande passion — comme s’il s’agissait ◀d’▶une foi, et ◀d’▶une foi initiatique ?
Quelle est la « dame » qui mériterait ce sacrifice ? Ou ce cri ◀de▶ Guillaume de Poitiers :
Par elle seule je serai sauvé !
Ou cette invocation ◀d’▶Uc de Saint-Circ à une Dame sans merci :
Je ne désire pas que Dieu m’aide ni me donne joie ou bonheur, sinon par vous !
S’il ne s’agit que ◀de▶ figures ◀de▶ rhétorique, quel est l’esprit qui leur donna naissance ? Et quel Amour en fut l’idée platonicienne ? Dans sa chanson Du moindre tiers ◀d’▶Amour — celui des femmes — Guiraut de Calanson dit des deux autres tiers, l’amour des parents et l’amour divin :
Cet Amour un en trois, ce principe féminin (Amor en provençal est du genre féminin) qui chez Dante va « mouvoir le ciel et toutes les étoiles », et dont Guiraut nous dit ici qu’il plane « au-dessus du ciel », n’est-ce point déjà la Divinité en soi des grands mystiques hétérodoxes, le Dieu ◀d’▶avant la Trinité dont nous parlent la Gnose et Maître Eckhart, et plus précisément encore, le Dieu « suressentiel » qui selon Bernard de Chartres (vers 1150 !) « réside au-dessus des cieux, » et dont « Noys » — le Noûs grec — est l’émanation intellectuelle et féminine ?
Et ◀d’▶où viendrait, sinon, l’incertitude, voire le sentiment ◀d’▶équivoque dont on ne peut se départir à la lecture ◀de▶ ces poèmes amoureux ? Il s’agit bien ◀d’▶une femme réelle51 — le prétexte physique est là — mais comme dans le Cantique des Cantiques, le ton est réellement mystique. Les érudits nous ressassent leur formule : il n’y aurait là, « tout simplement », qu’une manie ◀d’▶idéaliser la femme et l’amour naturel. Mais ◀d’▶où provient donc cette manie ? ◀D’▶une « humeur idéalisante » ?
Lisons plutôt ce cantique ◀de▶ Peire de Rogiers :
Âpre tourment je dois souffrirMon cœur ne s’en doit point défaireNi jamais joie, ni douce, ni bonne,Ne puis entrevoir en promesse :Cent joies aurais-je par prouesseN’en ferais rien, car ne sais vouloir qu’ELLE !
Et ce cri ◀de▶ Bernart de Ventadour :
Elle m’a pris mon cœur, elle m’a pris moi-même, elle m’a pris le monde, puis elle s’est elle-même dérobée à moi, ne me laissant que mon désir et mon cœur assoiffé !
Et ces deux strophes ◀d’▶Arnaut Daniel — un noble qui se fit jongleur errant, et dont les romanistes assurent que les poèmes sont « vides ◀de▶ pensée » : n’y trouve-t-on pas la démarche précise ◀de▶ la mystique négative, et ses métaphores invariables ?
Il est temps maintenant ◀de▶ pousser à l’extrême l’intuition directrice ◀de▶ cette recherche.
Si la Dame n’est pas simplement l’Église ◀d’▶Amour des cathares (comme ont pu le croire Aroux et Péladan), ni la Maria-Sophia des hérésies gnostiques (le Principe féminin ◀de▶ la divinité), ne serait-elle pas l’Anima, ou plus précisément encore : la part spirituelle ◀de▶ l’homme, celle que son âme emprisonnée dans le corps appelle ◀d’▶un amour nostalgique que la mort seule pourra combler ?
Dans les Képhalaïa ou Chapitres ◀de▶ Manès52, on peut lire au chapitre X comment l’élu qui a renoncé au monde reçoit l’imposition des mains (ce sera chez les cathares le consolamentum, généralement donné à l’approche ◀de▶ la mort), comment il se voit ◀de▶ la sorte « ordonné » dans l’Esprit ◀de▶ Lumière ; comment enfin, au moment de sa mort, la forme ◀de▶ Lumière, qui est son Esprit, lui apparaît et le console par un baiser ; comment son ange lui tend la main droite et le salue également ◀d’▶un baiser ◀d’▶amour ; comment enfin l’élu vénère sa propre forme ◀de▶ lumière, sa salvatrice.
Or, qu’attendait ◀de▶ la « Dame ◀de▶ ses pensées », inaccessible par essence, toujours placée « en trop haut lieu » pour lui53, le troubadour souffrant ◀de▶ l’amour vrai ? Un seul baiser, un seul regard, un seul salut.
Jaufré Rudel, au terme ◀d’▶un amour conçu pour une femme qu’il n’a jamais vue, rejoignant enfin cette image après la traversée ◀d’▶une mer, meurt dans les bras ◀de▶ la comtesse de Tripoli dès qu’il en a reçu un seul baiser ◀de▶ paix et le salut. Il s’agit ◀d’▶une légende, mais tirée des poèmes qui chantent bel et bien « l’amour ◀de▶ loin ». Il y eut aussi des dames « réelles »… Mais le furent-elles, en vérité, plus que cet événement psychique ?
◀De▶ l’énigme historique, dont plusieurs ont cru voir la solution dans l’hypothèse fort excitante ◀d’▶une clandestinité ◀de▶ l’Église hérétique, dont les poètes eussent été les agents, nous passons maintenant au mystère ◀d’▶une passion proprement religieuse, ◀d’▶une conception mystique ◀de▶ l’homme, fortement attestée dans la vie même des âmes.
Essayons à nouveau ◀de▶ repérer, entre les pointes et les oscillations extrêmes ◀de▶ cette recherche, la réalité généralement intermédiaire, donc moins « claire » et moins « pure », du lyrisme courtois.
8.
Objections
Des deux chapitres qui précèdent, se dégagent, presque malgré moi, des conclusions dont l’importance risque ◀de▶ se mesurer au nombre ◀d’▶objections qu’elles soulèveront. Je ne songe pas à esquiver des critiques que j’espère fécondes. Mais le lecteur me saura gré ◀de▶ tenir compte des doutes qui ont dû s’élever dans son esprit, et ◀d’▶indiquer en bref par quelles raisons je crois pouvoir les surmonter.
On a dit et on me dira :
1° Que la religion des cathares nous est encore mal connue et qu’il est donc au moins prématuré ◀d’▶y voir la source (ou l’une des sources principales) du lyrisme courtois ;
2° Que les troubadours n’ont jamais dit qu’ils suivaient cette religion, ou que c’était ◀d’▶elle qu’ils parlaient ;
3° Qu’au contraire, l’amour qu’ils exaltent n’est que l’idéalisation ou la sublimation du désir sexuel ;
4° Qu’on distingue mal comment, ◀de▶ la confuse combinaison ◀de▶ doctrines manichéennes et néo-platoniciennes, sur un fond ◀de▶ traditions celtibériques, aurait pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours.
Je répondrai dans l’ordre à ces critiques.
1. Religion mal connue.
Si elle n’était pas connue du tout, le problème du lyrisme provençal resterait totalement obscur, comme il ressort ◀de▶ l’aveu même des romanistes. Or je le répète, je me refuse, pour ma part, à considérer comme absurde une poétique et une éthique ◀de▶ l’amour ◀d’▶où sont issues, dans les siècles suivants, les plus belles œuvres ◀de▶ la littérature occidentale.
D’autre part, ce que l’on connaît aujourd’hui des croyances et des rites cathares suffit à établir sans plus de contestations possibles les origines manichéennes ◀de▶ l’hérésie. Or, si l’on se reporte à ce qui fut dit plus haut (II, 2) sur la nature essentiellement lyrique des dogmes manichéens en général, il apparaît qu’un supplément ◀d’▶information sur telle ou telle nuance ou altération qu’auraient reçues ces dogmes dans l’Église du Midi, n’apporterait pas grand-chose pour ou contre ma thèse. Ce ne sont pas des équivalences rationnelles et exactes du dogme qu’il faut chercher dans la rhétorique courtoise, mais bien le développement lyrique et psalmodique des symboles fondamentaux. De même, pour prendre un exemple moderne, le « sentiment chrétien » que l’on reconnaît chez un Baudelaire est autre chose qu’une transposition terme à terme des dogmes catholiques. C’est plutôt une certaine sensibilité (même formelle) qui serait inconcevable sans le dogme catholique ; à quoi s’ajoutent des éléments ◀de▶ vocabulaire et ◀de▶ syntaxe dont l’origine est nettement liturgique. On peut imaginer que les thèmes que nous avons relevés chez les poètes provençaux entretiennent avec le néo-manichéisme des relations ◀d’▶un type analogue54.
Au surplus, la tonalité hérétique des lieux communs ◀de▶ la rhétorique courtoise devient sensible dès que l’on compare ces lieux communs à ceux ◀de▶ la poésie cléricale ◀de▶ l’époque. Un spécialiste aussi sceptique que Jeanroy n’a pas été sans le remarquer. Parlant ◀de▶ la lyrique abstraite des troubadours du xiiie siècle et ◀de▶ la confusion qu’elle favorise, ◀de▶ Dieu et ◀de▶ la Dame des pensées, il écrit : « Il n’y a là, dira-t-on, que figures ◀de▶ rhétorique sans conséquences. Soit. Mais les théories que les troubadours développaient avec une si grave application, ne sont-elles pas aux antipodes du christianisme ? Ne devaient-ils pas s’en apercevoir ? Et pourquoi n’y a-t-il dans leurs œuvres aucune trace ◀de▶ ce déchirement intérieur, ◀de▶ ce dissidio qui rend si pathétiques certains vers ◀de▶ Pétrarque55 » ?
2. Les troubadours gardent le secret.
À la thèse du catharisme secret des troubadours, plusieurs auteurs récents ont objecté que jamais un poète courtois n’avait « vendu la mèche » même une fois converti à l’orthodoxie catholique. C’est supposer chez l’homme du xiie siècle une forme ◀de▶ conscience qui ne pouvait être la sienne.
Si l’on essaie ◀de▶ se replacer dans l’atmosphère du Moyen Âge, on s’aperçoit que l’absence ◀de▶ signification symbolique ◀d’▶une poésie serait un fait beaucoup plus scandaleux que ne peut être à nos yeux, par exemple, le symbolisme ◀de▶ la Dame. Dans l’optique de l’homme médiéval, toute chose signifie autre chose comme dans les rêves, et cela sans qu’intervienne aucun effort ◀de▶ traduction conceptuelle. En d’autres termes, le médiéval n’a pas besoin ◀de▶ se formuler le sens des symboles qu’il emploie, ni ◀d’▶en prendre une conscience distincte. Il est indemne ◀de▶ ce rationalisme qui nous permet, à nous autres modernes, ◀d’▶isoler et ◀d’▶abstraire ◀de▶ toute ambiance significative les objets que nous considérons56. L’un des meilleurs historiens des mœurs médiévales, J. Huizinga, nous propose sur ce point des exemples topiques ; celui, entre autres, du mystique Suso : « La vie ◀de▶ la chrétienté médiévale est, dans toutes ses manifestations, saturée ◀de▶ représentations religieuses. Pas ◀de▶ choses ou ◀d’▶actions, si ordinaires soient-elles, dont on ne cherche constamment à établir le rapport avec la foi. Mais dans cette atmosphère ◀de▶ saturation, la tension religieuse, l’idée transcendantale, l’élan vers le sublime, ne peuvent être toujours présents. Viennent-ils à manquer, tout ce qui était destiné à stimuler la conscience religieuse dégénère en profane banalité, en choquant matérialisme à prétentions ◀d’▶au-delà. Même chez un mystique ◀de▶ l’envergure ◀d’▶un Henri Suso, le sublime nous semble parfois frôler le ridicule. Il est sublime quand, par piété envers la Vierge, il rend hommage à toutes les femmes et marche dans la boue pour laisser passer une pauvresse. Sublime encore, quand il suit les usages ◀de▶ l’amour profane et célèbre le jour de l’an et le premier mai en offrant une couronne et une chanson à sa fiancée, la Sagesse éternelle. Mais que penser du reste ? À table, il mange les trois quarts ◀d’▶une pomme en l’honneur ◀de▶ la Trinité, et le dernier quart par amour pour la Mère céleste qui donnait à manger une pomme à son tendre enfant Jésus ; et ce dernier quart, il le mange avec la peau, parce que les petits garçons ne pèlent pas leurs pommes. Après Noël, au temps où l’Enfant est trop jeune pour manger des fruits, Suso ne mange pas ce dernier quart, mais l’offre à Marie qui le donnera à son fils. Il prend sa boisson en cinq traits pour les cinq plaies du Seigneur ; mais il double la cinquième gorgée parce que du flanc ◀de▶ Jésus, coula du sang et ◀de▶ l’eau. Voilà la sanctification ◀de▶ la vie poussée à ses extrêmes limites57. »
Dira-t-on que l’on tombe ici du symbole dans l’allégorie ? Oui, mais par un excès visible. Le même auteur remarque un peu plus loin que « la naïve conscience religieuse ◀de▶ la multitude n’avait pas besoin ◀de▶ preuves intellectuelles en matière de foi : la seule présence ◀d’▶une image visible des choses saintes suffisait à en démontrer la vérité » (p. 199). C’est dire que le « secret » des troubadours était en somme une évidence symbolique aux yeux des initiés et des sympathisants ◀de▶ l’Église ◀d’▶Amour. Normalement, il ne serait venu à personne cette idée, strictement moderne, que les symboles, pour être valables, dussent être commentés et expliqués ◀d’▶une manière non symbolique…
Une objection inverse a été faite : comment se peut-il que jamais un cathare converti n’ait dénoncé les troubadours comme propagateurs ◀de▶ l’hérésie ? La réponse me paraît aisée. Il est clair que les troubadours n’étaient nullement considérés comme des prédicateurs ni comme des militants ; au mieux comme des « croyants », et plus souvent encore comme ◀de▶ simples sympathisants. Ces distinctions, d’ailleurs, étaient bien moins tranchées qu’elles ne le seraient ◀de▶ nos jours. Ils chantaient, pour un public en majorité favorable à l’hérésie, une forme ◀d’▶amour qui se trouvait correspondre (et répondre) à la situation morale très difficile résultant à la fois ◀de▶ la condamnation religieuse portée sur la sexualité par les Parfaits, et ◀de▶ la révolte naturelle contre la conception orthodoxe du mariage, récemment réaffirmée par la réforme grégorienne. Ils avaient donc à se garder à la fois contre la sévérité des Parfaits et contre celle des catholiques.
Toutefois, par suite de la situation particulière des hérétiques, l’on conçoit que certains d’entre eux aient voulu indiquer discrètement que leurs poèmes avaient un double sens précis, outre le symbolisme habituel et qui allait de soi. Dans ce cas, le symbole se double ◀d’▶une allégorie, et prend un sens cryptographique. Je veux parler ◀de▶ l’école du trobar clus, déjà citée, et que M. Jeanroy définit en ces termes : « Un autre moyen (pour « embarrasser le lecteur ») consistait alors à recouvrir une pensée religieuse ◀d’▶un vêtement profane, à appliquer à l’amour divin les formules consacrées par l’usage à l’expression ◀de▶ l’amour humain58. » Le trobar clus ne serait ainsi qu’un jeu littéraire, un « tarabiscotage », « une perversion du goût singulière dans une littérature naissante », et qui au surplus « doit avoir d’autres causes » qu’on « ne se flatte pas ◀de▶ débrouiller ». (Op. cit., II, p. 16).
Mais le troubadour Alegret l’a fort bien dit :
« Mon vers (poème) paraîtra insensé au sot s’il n’a pas double entendement… Si quelqu’un veut contredire ce vers, qu’il s’avance et je lui dirai comment il me fut possible ◀d’▶y mettre deux (var. trois) mots ◀de▶ sens divers. » Cette manière ◀d’▶embrouiller les sens (entrebescar disaient les Provençaux : entrelacer) s’expliquerait-elle par une « intention ◀d’▶intriguer l’auditeur et ◀de▶ lui poser une énigme » ? On peut penser que les troubadours étaient mus par des passions moins puériles…
« J’entrelace des mots rares, sombres et colorés, pensivement pensif… », écrit Raimbaut d’Orange. Et Marcabru : « Pour sage je tiens sans nul doute celui qui dans mon chant devine ce que chaque mot signifie. » Il est vrai qu’il ajoute — boutade ou précaution ? — « car moi-même je suis embarrassé pour éclaircir ma parole obscure. »
Ici se poserait la plus grave question, mais elle demeure presque insoluble : comment les troubadours entendaient-ils leurs propres symboles ? Et ◀d’▶une manière plus générale, quelle espèce ◀de▶ conscience avons-nous des métaphores que nous utilisons dans nos écrits59 ? Il ne faudrait pas oublier ce que l’on vient de dire sur la mentalité « naïvement » symbolique des médiévaux : leurs symboles n’étaient pas traduisibles en concepts prosaïques et rationnels. Ce n’est donc que sur le double sens allégorique que devrait porter la question… Et enfin toute cette poésie baignait dans l’atmosphère la plus chargée ◀de▶ passions. Les actions que nous rapportent les chroniqueurs du temps sont parmi les plus folles, les plus « surréalistes » qu’ait connues l’histoire ◀de▶ nos mœurs… Qu’on se rappelle ce seigneur jaloux qui tue le troubadour favori ◀de▶ sa femme, et fait servir le cœur ◀de▶ la victime sur un plat. La dame le mange sans savoir ce que c’est. Le seigneur le lui ayant dit : — » Messire, répond la dame, vous m’avez donné à manger mets si savoureux que jamais plus ne mangerai rien ◀d’▶autre ! » et elle se jette par la fenêtre du donjon. On admettra que cette atmosphère suffisait bien à des poètes pour « colorer » un symbolisme même dogmatique à l’origine.
3. L’Amour courtois serait une idéalisation ◀de▶ l’amour charnel.
C’est la thèse la plus courante. On pourrait se borner à rappeler que le symbolisme médiéval procède généralement de haut en bas — ◀de▶ ciel en terre — ce qui réfute les conclusions modernes déduites du préjugé matérialiste. Mais il faut aller au détail.
Contre Wechssler, qui veut voir, lui aussi, dans la lyrique courtoise une expression ◀de▶ sentiments religieux ◀de▶ l’époque60, Jeanroy écrit : « Dans ces affirmations hardies, il y a du reste une erreur ◀de▶ fait aisée à relever : qu’à la longue, la chanson se soit vidée ◀de▶ son contenu initial, n’ait plus été qu’un tissu ◀de▶ formules creuses on le peut admettre. Mais au début et jusqu’à la fin du xiie siècle, il n’en était pas ainsi : chez les poètes ◀de▶ cette époque, l’expression du désir charnel est si vive et parfois si brutale qu’il est vraiment impossible ◀de▶ se tromper sur la nature ◀de▶ leurs aspirations. »
Si c’est le cas, on se demande ◀d’▶où vient la gêne et l’« agacement » ◀de▶ l’auteur lorsqu’il est obligé ◀de▶ reconnaître l’équivoque des expressions courtoises et leurs résonances mystiques. « Il est certain — doit-il avouer — que les idées religieuses ◀d’▶une époque influent généralement sur la conception qu’on se fait ◀de▶ l’amour, et surtout que le vocabulaire ◀de▶ la galanterie se règle sur celui ◀de▶ la dévotion. Du jour où adorer devient synonyme ◀d’▶aimer, cette métaphore en entraîne une quantité d’autres. » Mais alors pourquoi rejeter sans discussion l’ouvrage ◀de▶ Wechssler, qui soutient que les « théories amoureuses du Moyen Âge ne sont qu’un reflet ◀de▶ ses idées religieuses ? » Et pourquoi vouloir à tout prix que les poèmes des troubadours comportent des notations « réalistes » et des descriptions précises ◀de▶ la Dame aimée, alors qu’ailleurs on leur reproche ◀de▶ ne recourir jamais, qu’à des épithètes stéréotypées ?
Jaufré Rudel, prince de Blaye, dit très nettement que sa Dame est une création ◀de▶ son esprit, et qu’elle s’évanouit avec l’aube. Ailleurs, c’est la « princesse lointaine » qu’il veut aimer. Cependant M. Jeanroy s’inquiète ◀de▶ trouver dans ses poèmes « des détails qui paraissent nous plonger dans la réalité et que rien n’explique ». Exemples donnés : « Je suis en doute au sujet ◀d’▶une chose et mon cœur est dans l’angoisse : c’est que tout ce que le frère me refuse, j’entends la sœur me l’octroyer. » D’autre part, Rudel « décrit » ainsi sa Dame : elle a le corps « gras, delgat et gen ». Or la première phrase, où Jeanroy veut voir un trait biographique, détient un sens mystique évident : « Ce que le corps me refuse, l’âme me l’octroie » (par exemple, car il y a d’autres sens encore que celui-ci, qui est franciscain avant la lettre). Et quant aux épithètes « réalistes » qui décriraient une dame « réelle », on les retrouve parfaitement identiques chez une centaine d’autres poètes ! (Ce qui a fait dire à je ne sais plus quel érudit qu’il semblerait que toute la poésie des troubadours fût l’œuvre ◀d’▶un seul auteur louant une Dame unique !) Où est alors cette expression « vive et brutale » ◀d’▶un désir évidemment charnel ? Dans la crudité ◀de▶ certains termes ? Mais elle était courante et naturelle avant le puritanisme bourgeois. L’argument est anachronique.
Voici par contre un document ◀de▶ poids à l’appui de la thèse symboliste. Raimbaut d’Orange écrit un poème sur les femmes. Si vous voulez faire leur conquête, dit-il, soyez brutaux, « donnez-leur des coups ◀de▶ poing sur le nez » (est-ce assez « cru » ?), forcez-les : car c’est cela qu’elles aiment.
Quant à moi, conclut-il, si je me comporte autrement, c’est que je ne me soucie pas ◀d’▶aimer. Je ne veux pas me gêner pour les femmes, pas plus que si toutes étaient mes sœurs ; c’est pourquoi je suis envers elles humble, complaisant, loyal et doux, tendre, respectueux et fidèle… Je n’aime rien, sauf cet anneau qui m’est cher, parce qu’il a été au doigt… Mais je m’aventure trop : assez, ma langue ! Car trop parler est pis que péché mortel.
Or nous avons ◀de▶ ce même Raimbaut d’Orange ◀d’▶admirables poèmes à la louange ◀de▶ la Dame. Et nous savons par ailleurs que l’anneau (échangé par Tristan et Iseut) est le signe ◀d’▶une fidélité qui justement n’est pas celle des corps. Soulignons enfin ce fait capital : que les vertus ◀de▶ la cortezia : humilité, loyauté, respect et fidélité envers la Dame, sont ici rapportées expressément au refus ◀de▶ l’amour physique. Au surplus, nous verrons plus tard les poèmes ◀de▶ Dante être ◀d’▶autant plus passionnés et « réalistes » dans leurs images que Béatrice s’élèvera davantage dans une hiérarchie ◀d’▶abstractions mystiques, figurant d’abord la philosophie, puis la Science, puis la Science sacrée.
Un petit fait encore : deux des plus ardents parmi les troubadours à louer les beautés ◀de▶ leur Dame, Arnaut Daniel et l’italien Guinizelli sont placés au chant XXIV du Purgatoire dans le cercle des sodomistes61 !
Mais tout cela nous amène à reconnaître enfin la réelle complexité ◀d’▶un problème dont nous avons souligné jusqu’ici, non sans une volontaire partialité, l’un des aspects seulement, et le plus contesté. On a trop longtemps cru que la cortezia était une simple idéalisation ◀de▶ l’instinct sexuel. À l’inverse, il serait excessif ◀de▶ soutenir que l’idéal mystique sur quoi elle se fondait à l’origine fût toujours et partout observé ; ou qu’il fût en soi univoque. L’exaltation ◀de▶ la chasteté produit presque toujours des excès luxurieux. Sans nous attarder aux accusations ◀de▶ débauche que beaucoup ont portées contre les troubadours — l’on sait au vrai peu de choses ◀de▶ leur vie — nous rappellerons l’exemple des sectes gnostiques, qui condamnaient aussi la création, et en particulier l’attrait des sexes, mais déduisaient ◀de▶ cette condamnation une morale étrangement débridée. Les carpocratiens par exemple interdisaient la procréation, mais par ailleurs divinisaient le sperme62.
Il est probable que des excès ◀de▶ ce genre se produisirent aussi chez les cathares, et plus encore chez leurs disciples peu disciplinés, les troubadours. Des accusations horrifiantes figurent à cet égard dans les registres ◀de▶ l’Inquisition. Notons toutefois qu’elles sont souvent contradictoires. Ainsi l’on affirme tantôt que les cathares tiennent pour innocentes les voluptés les plus grossières, tantôt qu’ils réprouvent le mariage et tout commerce sexuel, licite ou non. Mais des accusations semblables furent portées contre toutes les religions nouvelles, sans excepter le christianisme primitif. Et il est juste ◀de▶ citer ici le jugement ◀d’▶un dominicain qui eut l’occasion ◀de▶ fouiller dans les archives du saint Office, et qui s’exprime ainsi au sujet des cathares ◀d’▶Italie, ou patarins : « Malgré toutes mes recherches, dans les procédures dressées par nos frères, je n’ai pas trouvé que les hérétiques « consolés » se livrassent en Toscane à des actes énormes ni qu’il se commît jamais parmi eux, surtout entre hommes et femmes (?), des excès sensuels. Or, si les religieux ne se sont pas tus par modestie, ce qui ne me paraît pas croyable de la part d’hommes qui faisaient attention à tout, leurs erreurs étaient plutôt des erreurs ◀d’▶intelligence que ◀de▶ sensualité 63. »
Retenons donc ceci, qui nuance notre schéma : si les erreurs ◀de▶ la passion — au sens précis que je donne à ce mot — sont ◀d’▶origine religieuse et mystique, il est certain qu’elles se trouvent flatter, par cela même qu’elles veulent le transcender, l’instinct sexuel, ou comme dit Platon dans le Banquet : « l’amour ◀de▶ gauche. »
Tout ceci m’amène à conclure — quels qu’aient pu être mes scrupules à l’origine — que le lyrisme courtois fut au moins inspiré par l’atmosphère religieuse du catharisme64. C’est là une thèse minimum en apparence. Mais sitôt admise, elle me paraît tout à la fois impliquer et expliquer bien davantage.
Pour nous faciliter une représentation analogique ◀de▶ ce processus minimum ◀d’▶inspiration et ◀d’▶influence, prenons un exemple moderne. Un exemple dont je crois pouvoir dire que les données sont entièrement énumérables et très profondément connues (au sens total) par plusieurs hommes ◀de▶ ma génération : je veux parler du surréalisme et ◀de▶ l’influence ◀de▶ Freud sur ce mouvement.
Supposons l’historien futur ◀de▶ notre civilisation détruite : il a devant les yeux quelques poèmes surréalistes, il a pu les traduire et les dater. Par ailleurs, il n’ignore pas qu’à l’époque du surréalisme florissait une école psychiatrique dont on n’a pu retrouver les ouvrages : le fascisme, survenu peu après, les ayant tous détruits à cause de leur inspiration sémite. Du moins sait-on par les pamphlets ◀de▶ ses adversaires que cette école proposait une théorie érotique des rêves. Or les poèmes surréalistes conservés et traduits ne paraissent présenter aucun sens, et l’on se plaint ◀de▶ leur monotonie ; toujours les mêmes images érotiques et sanglantes, la même rhétorique exaltée, et ne dirait-on pas qu’ils n’ont qu’un seul auteur, etc. Mais peut-être, proposent certains, décrivent-ils simplement des rêves ? Peut-être même sont-ils des rêves écrits ? Les spécialistes demeurent sceptiques. Un littérateur « peu sérieux » imagine alors l’hypothèse ◀d’▶une influence ◀de▶ la psychanalyse sur l’ensemble du surréalisme : coïncidence des dates, analogie ◀de▶ thèmes fondamentaux… Les spécialistes du xxe siècle haussent les épaules : Prouvez cela par des documents ! — Vous savez bien qu’il n’en existe plus. — Dans ce cas, il convient ◀de▶ surseoir à toute hypothèse cohérente. En attendant, le bon sens suffit à démontrer :
1° que le peu de choses que nous savons ◀de▶ la psychanalyse n’autorise pas à faire ◀de▶ cette doctrine la source des textes connus. (Il semble bien que Freud ait été avant tout un savant ; qu’il ait soutenu une théorie ◀de▶ la libido ; et qu’il ait pris une attitude déterministe : or le surréalisme fut une école littéraire avant tout ; on ne retrouve le terme ◀de▶ libido dans aucun des poèmes subsistants ; et ces poèmes sont ◀de▶ tendance idéaliste-anarchisante) ;
2° que les surréalistes n’ont jamais dit dans leurs poèmes qu’ils étaient les disciples du freudisme ;
3° qu’au contraire, la liberté qu’ils exaltent est celle que devaient nier tous les psychanalystes ;
4° qu’enfin l’on distingue mal comment, ◀d’▶une science qui se donnait pour objet l’analyse et la cure des névroses, aurait pu naître une rhétorique ◀de▶ la folie, c’est-à-dire un défi à toute science en général et à toute science psychiatrique en particulier…
Or il se trouve que nous savons exactement, nous autres hommes du xxe siècle, comment toutes ces choses improbables se sont réellement produites ; nous savons que les initiateurs du mouvement surréaliste ont lu Freud et l’ont vénéré ; nous savons que sans lui, leurs théories et leur lyrisme eussent été tout différents ; nous savons que ces poètes n’éprouvaient nul besoin et n’avaient pas la possibilité ◀de▶ parler ◀de▶ libido dans leurs poèmes ; nous savons même que c’est à la faveur ◀d’▶une erreur initiale sur la portée exacte ◀de▶ la doctrine ◀de▶ Freud (déterministe-positiviste) qu’ils ont pu en tirer les éléments ◀de▶ leur lyrisme (ce dernier trait me paraît capital pour l’analogie que je propose) ; et nous savons enfin qu’il a suffi que quelques-uns des chefs ◀de▶ cette école lisent Freud : les disciples se sont bornés à imiter la rhétorique des maîtres…
En outre, on aperçoit, par cet exemple, que l’action ◀d’▶une doctrine sur des poètes s’exerce moins par influence directe qu’à la faveur ◀d’▶une certaine ambiance ◀de▶ scandale, ◀de▶ snobisme et ◀d’▶intérêt, suscitée par les dogmes centraux. Ce qui explique pas mal ◀d’▶erreurs, variations et contradictions chez les poètes influencés. ◀D’▶où résulte qu’un surcroît ◀d’▶informations sur la nature exacte des théories ◀de▶ Freud, loin de fournir aux savants futurs les apaisements qu’ils, seront en droit ◀d’▶attendre, paraîtra contredire la thèse ◀de▶ mon littérateur « peu sérieux ». (Eppur ! C’est lui qui aura raison contre les « vingtiémistes » chevronnés ◀de▶ son temps.)
On a remarqué qu’à l’objection n° 4, je n’ai répondu jusqu’ici que ◀d’▶une manière tout indirecte et allusive. C’est qu’elle mérite un traitement particulier et nous engage dans un nouveau chapitre.
9.
Les mystiques arabes
Comment ◀de▶ la confuse combinaison ◀de▶ doctrines plus ou moins chrétiennes, manichéennes et néo-platoniciennes eût-il pu naître une rhétorique aussi précise que celle des troubadours ? C’est l’argument que les romanistes ont coutume ◀d’▶opposer à l’interprétation religieuse ◀de▶ l’art courtois.
Or il se trouve que dès le ixe siècle, une synthèse non moins « improbable » ◀de▶ manichéisme iranien, ◀de▶ néo-platonisme et ◀d’▶islamisme s’était bel et bien opérée en Arabie, et de plus, s’était exprimée par une poésie religieuse dont les métaphores érotiques offrent les plus frappantes analogies avec les métaphores courtoises.
Lorsque Sismondi avança l’hypothèse ◀d’▶une influence arabe sur la lyrique provençale, A. W. Schlegel lui répondit qu’il fallait ignorer à la fois la poésie provençale et l’arabe pour soutenir un pareil paradoxe. Mais Schlegel prouvait ◀de▶ la sorte que cette double ignorance était précisément son fait. On l’excusera d’ailleurs si l’on tient compte ◀de▶ l’état des études arabisantes à son époque.
Des travaux plus récents ont décrit en détail l’histoire et l’œuvre, dès le ixe siècle, dans l’islam, ◀d’▶une école ◀de▶ mystiques poètes qui devaient avoir plus tard pour principales illustrations al-Hallaj, Al-Ghazali et Sohrawardi d’Alep, troubadours ◀de▶ l’Amour suprême, chantres courtois ◀de▶ l’Idée voilée, objet aimé mais en même temps symbole du Désir divin.
Sohrawardi (mort en 1191) voyait dans Platon — qu’il connaissait par Plotin, Proclus et l’école ◀d’▶Athènes — un continuateur ◀de▶ Zoroastre. Son néo-platonisme était par ailleurs très fortement pénétré ◀de▶ représentations mythiques iraniennes. En particulier, il empruntait aux doctrines avestiques — dont s’était inspiré Manès — l’opposition du monde ◀de▶ la Lumière et du monde des Ténèbres, dont on a vu qu’elle est fondamentale pour les cathares. Et tout cela se traduisait — tout comme chez les cathares encore — par une rhétorique amoureuse et chevaleresque, dont les titres ◀de▶ quelques traités mystiques ◀de▶ cette école donnent une idée : le Familier des Amants, le Roman des Sept Beautés…
Il y a plus. À l’occasion ◀de▶ ces traités, les mêmes disputes théologiques se produisirent, qui devaient renaître un peu plus tard dans le Moyen Âge occidental. Elles se compliquent d’ailleurs du fait que l’islam contestait que l’homme pût aimer Dieu (comme l’ordonne le sommaire évangélique ◀de▶ la Loi). Une créature finie ne peut aimer que le fini. Il en résulta que les mystiques furent obligés ◀de▶ recourir à des symboles dont le sens restait secret. (Ainsi la louange du vin, dont l’usage était interdit, devint le symbole ◀de▶ la divine ivresse ◀d’▶amour.) Mais compte tenu ◀de▶ cette difficulté particulière — qui n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la situation courtoise —, nous retrouvons en Occident et dans le Proche-Orient les mêmes problèmes.
L’orthodoxie musulmane, pas plus que la catholique, ne pouvait admettre qu’il y eût en l’homme une part divine dont l’exaltation aboutît à la fusion ◀de▶ l’âme et ◀de▶ la Divinité. Or le langage érotico-religieux des poètes mystiques tendait à établir cette confusion du Créateur et ◀de▶ la créature. Et l’on accusa ces poètes ◀de▶ manichéisme déguisé, sur la foi ◀de▶ leur langage symbolique. Al-Hallaj et Sohrawardi devaient même payer ◀de▶ leur vie cette accusation ◀d’▶hérésie65.
Il est bien émouvant ◀de▶ constater que tous les termes ◀d’▶une pareille polémique s’appliquent au cas des troubadours, et plus tard, nous le verrons, mutatis mutandis, au cas des grands mystiques occidentaux, ◀de▶ Maître Eckhardt à Jean de la Croix.
Une brève revue des thèmes « courtois » ◀de▶ la mystique arabe fera sentir à quelles profondeurs le parallélisme trouve ses origines, et jusque dans quels détails il se poursuit.
a) Sohrawardi nomme les amants des Frères de la Vérité, « appellation s’adressant à des amants mystiques qui s’entendent dans une idéalisation commune66 » et fondent ainsi une communauté — comparable à l’Église ◀d’▶Amour des cathares.
b) selon le manichéisme iranien, dont s’inspiraient les mystiques ◀de▶ l’école illuminative ◀de▶ Sohrawardi une jeune fille éblouissante attend le fidèle à la sortie du pont Chinvat et lui déclare : « Je suis toi-même ! » Or selon certains interprètes ◀de▶ la mystique des troubadours, la Dame des pensées ne serait autre que la part spirituelle et angélique ◀de▶ l’homme, son vrai moi. Ce qui pourrait nous orienter vers une compréhension nouvelle ◀de▶ ce que nous appelions le « narcissisme ◀de▶ la passion » (à propos de Tristan, chap. viii du Livre Ier).
c) Le Familier des Amants est construit sur l’allégorie du « Château ◀de▶ l’Âme » et ◀de▶ ses différents étages et loges. Dans l’une ◀de▶ ces loges habite un personnage qui se nomme l’Idée voilée. Elle « connaît les secrets qui guérissent et c’est ◀d’▶elle que l’on apprend la magie ». (L’Iseut celtique était aussi une magicienne, « objet ◀de▶ contemplation, spectacle mystérieux ».) Dans le Château ◀de▶ l’Âme habitent d’autres personnages allégoriques, tels que Beauté, Désir et Angoisse, le Renseigné, le Probateur, le Bien connu : comment ne pas songer au Roman ◀de▶ la Rose ? Et le symbolisme chevaleresque se retrouve dans l’ouvrage ◀de▶ Nizam de Ganja : le Roman des Sept Beautés, qui conte les aventures ◀de▶ sept jeunes filles vêtues aux couleurs des planètes et que visite un roi-chevalier.
Nous retrouverons le Château ◀de▶ l’Âme parmi les symboles préférés ◀d’▶un Ruysbroek et ◀d’▶une sainte Thérèse…
d) Dans un poème du « sultan des amoureux », Omar Ibn al Faridh — pour prendre un exemple entre cent — l’auteur décrit la passion terrible qui l’envoûte :
Mes concitoyens, étonnés ◀de▶ me voir esclave, ont dit : Pourquoi ce jeune homme a-t-il été pris ◀de▶ folie ?
Et que peuvent-ils dire ◀de▶ moi, sinon que je m’occupe ◀de▶ Nou’m ? Oui, en vérité, je m’occupe ◀de▶ Nou’m.
Quand Nou’m me gratifie ◀d’▶un regard, cela m’est égal que Sou’da ne soit pas complaisante67. »
« Nou’m » est le nom conventionnel ◀de▶ la femme aimée, et signifie ici Dieu. Or les troubadours nommaient aussi la Dame ◀de▶ leurs pensées ◀d’▶un nom conventionnel ou senhal, derrière lequel nos érudits s’épuisent à retrouver des personnages historiques…
e) La salutation est le salut que l’initié voulait donner au Sage, mais que celui-ci, prévenant, donne le premier (Sohrawardi : le Bruissement ◀de▶ l’aile ◀de▶ Gabriel), c’est un des thèmes constants du lyrisme des troubadours, puis ◀de▶ Dante et enfin ◀de▶ Pétrarque. Tous ces poètes attachent au « salut » ◀de▶ la Dame une importance apparemment démesurée, mais qui s’explique fort bien si l’on prend garde au sens liturgique du salut.
f) Les mystiques arabes insistent sur la nécessité ◀de▶ garder le secret ◀de▶ l’Amour divin. Ils dénoncent sans relâche les indiscrets qui voudraient s’enquérir des mystères sans y participer ◀de▶ toute leur foi. À l’interrogation ◀d’▶un impatient : « Qu’est-ce que le soufisme ? », al-Hallaj répond : « Ne t’attaque pas à Nous, regarde notre doigt que nous avons déjà teint dans le sang des amants. » De plus, les indiscrets sont soupçonnés ◀d’▶intentions mauvaises : ce sont eux qui dénoncent les amants à l’autorité orthodoxe, c’est-à-dire qui révèlent à la censure dogmatique le sens secret des allégories.
Or dans la plupart des poèmes provençaux apparaissent des personnages qualifiés ◀de▶ losengiers (médisants, indiscrets, espions) et que le troubadour couvre ◀d’▶invectives. Nos savants commentateurs ne savent trop que faire ◀de▶ ces encombrants losengiers, et tentent ◀de▶ s’en débarrasser en affirmant que les amants du xiie siècle tenaient énormément au secret ◀de▶ leurs liaisons (ce qui les distinguerait, sans doute, des amants ◀de▶ tous les autres siècles) ?
g) Enfin, la louange ◀de▶ la mort ◀d’▶amour est le leitmotiv du lyrisme mystique des Arabes. Ibn-al-Faridh :
Le repos ◀de▶ l’amour est une fatigue, son commencement une maladie, sa fin la mort.
Pour moi cependant la mort par amour est une vie ; je rends grâce à ma Bien-aimée ◀de▶ me l’avoir offerte.
C’est ici le cri même ◀de▶ la mystique occidentale mais aussi du lyrisme provençal. C’est l’oraison jaculatoire ◀de▶ sainte Thérèse : Je meurs ◀de▶ ne pas mourir !
Al-Hallaj disait :
En me tuant vous me ferez vivre, car pour moi c’est mourir que ◀de▶ vivre, et vivre que ◀de▶ mourir.
La vie, c’est en effet le jour terrestre des êtres contingents et le tourment ◀de▶ la matière ; mais la mort, c’est la nuit ◀de▶ l’illumination, l’évanouissement des formes illusoires, l’union ◀de▶ l’Âme et ◀de▶ l’Aimé, la communion avec l’Être absolu.
Aussi Moïse est-il pour les mystiques arabes le symbole du plus grand Amant, puisqu’en exprimant le désir ◀de▶ voir Dieu sur le Sinaï, il exprima le désir ◀de▶ sa mort. Et l’on conçoit que le terme nécessaire ◀de▶ la voie illuminative ◀d’▶un Sohrawardi, ◀d’▶un Hallaj, ait été le martyre religieux au sommet ◀de▶ la joy ◀d’▶amour :
Al-Hallaj se rendait au supplice en riant. Je lui dis : Maître qu’est cela ? Il répondit : Telle est la coquetterie ◀de▶ la Beauté attirant à elle les amoureux68.
On sait enfin que l’amour platonique fut révéré par une tribu dont le prestige était grand dans le monde arabe, celle des Banou Ohdri où l’on mourait ◀d’▶amour à force ◀d’▶exalter le désir chaste, selon le verset du Coran : « Celui qui aime, qui s’abstient ◀de▶ tout ce qui est interdit, qui garde son amour secret, et qui meurt ◀de▶ son secret, celui-là meurt martyr. »
« L’amour ohdri » devint, jusqu’en Andalousie, le nom même ◀de▶ l’amour qui va s’appeler courtois dans le Midi, puis remonter vers le nord celtique, à la rencontre ◀de▶ Tristan…
Peut-on prouver que la poétique arabe a réellement influencé la cortezia ? Renan écrit en 1863 : « Un abîme sépare la forme et l’esprit ◀de▶ la poésie romane ◀de▶ la forme et ◀de▶ l’esprit ◀de▶ la poésie arabe. » Un autre savant, Dozy, déclare à cette époque qu’on n’a pas prouvé l’influence arabe sur les troubadours, « et qu’on ne la prouvera pas. » Ce ton péremptoire fait sourire.
◀De▶ Bagdad à l’Andalousie, la poésie arabe est une, par la langue et l’échange continu. L’Andalousie touche aux royaumes espagnols, dont les souverains se mêlent à ceux du Languedoc et du Poitou. L’épanouissement du lyrisme andalou aux xe et xie siècles nous est aujourd’hui bien connu. La prosodie précise du zadjal est celle-là même que reproduit le premier troubadour, Guillaume de Poitiers, dans cinq sur onze des poèmes ◀de▶ lui qui nous restent. Les « preuves » ◀de▶ l’influence andalouse sur les poètes courtois ne sont plus à faire69. Et je pourrais ici remplir des pages ◀de▶ citations ◀d’▶Arabes et ◀de▶ Provençaux dont nos grands spécialistes ◀de▶ « l’abîme qui sépare » auraient parfois peine à deviner ◀de▶ quel côté des Pyrénées elles furent écrites. La cause est entendue. Mais voici ce qui m’importe.
L’on assiste au xiie siècle dans le Languedoc comme dans le Limousin, à l’une des plus extraordinaires confluences spirituelles ◀de▶ l’Histoire. D’une part, un grand courant religieux manichéen, qui avait, pris sa source en Iran, remonte par l’Asie Mineure et les Balkans jusqu’à l’Italie et la France, apportant sa doctrine ésotérique ◀de▶ la Sophia-Maria et ◀de▶ l’amour pour la « forme ◀de▶ lumière ». D’autre part, une rhétorique hautement raffinée, avec ses procédés, ses thèmes et personnages constants, ses ambiguïtés renaissant toujours aux mêmes endroits, son symbolisme enfin, remonte ◀de▶ l’Irak des soufis platonisants et manichéisants jusqu’à l’Espagne arabe, et passant par-dessus les Pyrénées, trouve au Midi de la France, une société qui, semble-t-il, n’attendait plus que ces moyens ◀de▶ langage pour dire ce qu’elle n’osait et ne pouvait avouer ni dans la langue des clercs, ni dans le parler vulgaire. La poésie courtoise est née ◀de▶ cette rencontre.
Et c’est ainsi qu’au dernier confluent des « hérésies » ◀de▶ l’âme et ◀de▶ celles du désir, venues du même Orient par les deux rives ◀de▶ la mer civilisatrice, naquit le grand modèle occidental du langage ◀de▶ l’amour-passion.
10.
Vue ◀d’▶ensemble du phénomène courtois
Revenant après ◀de▶ longues années sur les problèmes soulevés par les pages qui précèdent, j’éprouve le besoin ◀de▶ rassembler ici tout un faisceau ◀d’▶observations nouvelles. Le lecteur va juger si elles infirment, ou si au contraire elles élargissent pour mieux l’asseoir ma thèse originelle que je réitère : sur la liaison profonde entre la cortezia et l’atmosphère religieuse du catharisme.
On aura sans doute remarqué que je n’indiquais plus haut que par analogies la nature des relations possibles entre une mystique, une conception religieuse, ou simplement une théorie ◀de▶ l’homme — et une forme lyrique déterminée. (Rapports entre le soufisme et la poésie courtoise des Arabes ; influence ◀de▶ Freud sur l’école surréaliste). Les polémiques parfois fort vives provoquées par ma thèse, plus ou moins bien comprise70, les découvertes multipliées depuis quinze ans par les spécialistes ◀de▶ l’amour courtois, du catharisme et du manichéisme, et peut-être l’expérience vécue autant que ◀de▶ nouvelles recherches personnelles, tout cela m’amène aujourd’hui à une conception ◀de▶ la cortezia à peine moins « historique » que celle que j’esquissais plus haut, mais sans doute plus psychologique.
Je rappelais la relation ◀de▶ fait (lieux et dates remarquablement identiques) entre cathares et troubadours. Je me risquais à dire : il y a là quelque chose, et l’absence ◀de▶ rapports entre ces gens me paraîtrait plus étonnante encore que n’importe quelle hypothèse, « sérieuse » ou non, sur la nature ◀de▶ ces rapports. Mais je me gardais ◀de▶ démontrer le détail précis des influences, à la manière de beaucoup ◀d’▶historiens pour qui le réel n’est défini que par des documents écrits. J’irai maintenant un peu plus loin, mais dans mon sens, non dans le leur. Je ne prétends pas fonder sur pièces une ◀de▶ ces solutions textuelles et « scientifiques » après quoi, comme le dit Jaspers, « la question ne s’arrête plus devant le mystère et perd stupidement son existence dans la réponse. » Je voudrais au contraire approfondir, tout en la précisant autant qu’il est possible, la problématique ◀de▶ l’amour courtois — parce que je la crois vitale pour l’Occident moderne, et pour notre conduite morale et religieuse.
Je vais donc poser quelques faits, comme un piège. J’éviterai à la fois ◀d’▶indiquer des relations ◀de▶ cause à effet, et ◀de▶ formuler expressément des conclusions que l’on pourrait citer hors du contexte — accords sans clé — et sur lesquelles, critiques et lecteurs trop pressés se jetteraient en criant : « Des preuves ! » ou « Comme c’est vrai ! »
1. La Révolution psychique du xiie siècle. — Une hérésie néo-manichéenne, venue du Proche-Orient par l’Arménie et la Bulgarie bogomile, celle des « bonshommes » ou cathares, ascètes condamnant le mariage mais fondant une « Église ◀d’▶Amour », opposée à l’Église ◀de▶ Rome71, envahit rapidement la France, ◀de▶ Reims au Nord et des confins ◀de▶ l’Italie jusqu’à l’Espagne, pour rayonner ◀de▶ là sur toute l’Europe.
Dans le même temps, d’autres mouvements hétérodoxes agitent le peuple et le clergé. Opposant aux prélats ambitieux et aux pompes sacrales ◀de▶ l’Église un spiritualisme épuré, ils aboutissent parfois, plus ou moins consciemment, à des doctrines naturalistes et même matérialistes avant la lettre. Le « qui veut faire l’ange fait la bête » semble illustré par leurs excès ; mais ceux-ci traduisent bien plutôt la nature révolutionnaire des problèmes qui surgissent dans l’époque, l’inordinatio profonde du siècle, dont les plus grands saints et les plus grands docteurs subissent et souffrent la passion au moins autant qu’ils ne parviennent à la transmuer en vertus et en vérités théologiques : saint Bernard de Clairvaux et Abélard sont les pôles ◀de▶ ce drame dans l’Église, et au niveau de la spéculation. Mais hors de l’Église, dans ses marges, dans le peuple auquel ces disputes paraissent lointaines ou incompréhensibles, les oscillations s’amplifient. ◀D’▶Henri de Lausanne et Pierre de Bruys jusqu’à un Amaury de Bène et aux frères ortliebiens ◀de▶ Strasbourg, tous condamnent le mariage, — que par ailleurs, le pape-moine Grégoire VII vient ◀d’▶interdire aux prêtres. En revanche, beaucoup professent que l’homme étant divin, rien ◀de▶ ce qu’il fait avec son corps — cette part du diable — ne saurait engager le salut ◀de▶ son âme : « Point ◀de▶ péché au-dessous du nombril ! » précise un évêque dualiste, excusant ainsi la licence favorisée ou tolérée par plusieurs sectes.
Une forme toute nouvelle ◀de▶ poésie naît dans le Midi de la France, patrie cathare : elle célèbre la Dame des pensées, l’idée platonicienne du principe féminin, le culte ◀de▶ l’Amour contre le mariage, en même temps que la chasteté.
Saint Bernard de Clairvaux se met en campagne pour combattre le catharisme, fonde un ordre ascétique orthodoxe, face à celui des « bonshommes » ou Parfaits, puis oppose à la cortezia la mystique ◀de▶ l’Amour divin.
◀De▶ nombreux commentaires du Cantique des Cantiques sont écrits pour les nonnes des premiers couvents ◀de▶ femmes, ◀de▶ l’abbaye ◀de▶ Fontevrault si proche du premier troubadour — c’est le comte Guillaume de Poitiers — jusqu’au Paraclet ◀d’▶Héloïse. Cette mystique épithalamique se retrouve à la fois chez Bernard de Clairvaux, Hughes de Saint-Victor et Abélard lui-même.
Héloïse et Abélard vivent d’abord, puis publient largement en poèmes courtois et en lettres, le premier grand roman ◀d’▶amour-passion ◀de▶ notre histoire.
Jaufré Rudel va mourir dans les bras ◀de▶ la comtesse de Tripoli, « princesse lointaine » qu’il aime sans l’avoir jamais vue.
Et Joachim de Flore annonce que l’Esprit Saint, dont l’ère est imminente, s’incarnera dans une Femme.
Tout cela se passe dans la réalité, ou dans les imaginations qui la conforment, aux lieux et au temps où se nouent la légende et le mythe ◀de▶ la passion mortelle : Tristan.
À cette montée puissante et comme universelle ◀de▶ l’Amour et du culte ◀de▶ la Femme idéalisée, l’Église et le clergé ne pouvaient manquer ◀d’▶opposer une croyance et un culte qui répondissent au même désir profond, surgi ◀de▶ l’âme collective. Il fallait « convertir » ce désir, tout en se laissant porter par lui, mais comme pour mieux le capter dans le courant puissant ◀de▶ l’orthodoxie72. ◀De▶ là les tentatives multipliées, dès le début du xiie siècle, pour instituer un culte ◀de▶ la Vierge. Marie reçoit généralement, dès cette époque, le titre ◀de▶ regina cœli, et c’est en Reine désormais que l’art va la représenter. À la « Dame des Pensées » ◀de▶ la cortezia, on substituera « Notre-Dame ». Et les ordres monastiques qui apparaissent alors sont des répliques aux ordres chevaleresques : le moine est « chevalier ◀de▶ Marie ». En 1140, à Lyon, les chanoines établissent une fête ◀de▶ l’Immaculée-Conception de Notre-Dame. Saint Bernard de Clairvaux eut beau protester dans une lettre fameuse contre « cette fête nouvelle que l’usage ◀de▶ l’Église ignore, que la raison n’approuve pas, que la tradition n’autorise point… et qui introduit la nouveauté, sœur ◀de▶ la superstition, fille ◀de▶ l’inconstance ». Et saint Thomas eut beau, cent ans plus tard, écrire ◀de▶ la manière la plus précise : « Si Marie eût été conçue sans péché, elle n’aurait pas eu besoin ◀d’▶être rachetée par Jésus-Christ. » Le culte ◀de▶ la Vierge répondait à une nécessité ◀d’▶ordre vital pour l’Église menacée et entraînée… La papauté, plusieurs siècles plus tard, ne put que sanctionner un sentiment qui n’avait pas attendu le dogme pour triompher dans tous les arts.
Enfin, voici un dernier trait dont on verra qu’il est tout impossible ◀de▶ le rattacher latéralement aux précédents. C’est au xiie siècle que s’atteste en Europe une modification radicale du jeu ◀d’▶échecs, originaire ◀de▶ l’Inde. Au lieu des quatre rois qui dominaient le jeu primitif, on voit la Dame (ou Reine) prendre le pas sur toutes les pièces, sauf sur le Roi, celui-ci se trouvant d’ailleurs réduit à sa moindre puissance ◀d’▶action réelle, tout en demeurant l’enjeu final et le personnage sacré.
2. Œdipe et les dieux. — Freud désigne du nom ◀d’▶Œdipe le complexe composé dans l’inconscient par l’agressivité du fils contre le père (obstacle à l’amour pour la mère) et par le sentiment ◀de▶ culpabilité qui en résulte. Le poids ◀de▶ l’autorité patriarcale réduit le fils au conformisme social et moral ; le poids ◀de▶ l’interdit lié à la mère (donc au principe féminin) inhibe l’amour : tout ce qui touche à la femme reste « impur ». Ce complexe ◀de▶ sentiments œdipiens est ◀d’▶autant plus contraignant que la structure sociale est plus solide, la puissance du père plus assurée, et le dieu dont le père tient ses pouvoirs plus révéré.
Imaginons maintenant un état ◀de▶ la société où le principe ◀de▶ cohésion se relâche ; où la puissance économique détenue par le père se voit divisée ; où la puissance divine se divise elle-même, soit en une pluralité ◀de▶ dieux, comme en Grèce, soit en un couple dieu-déesse, comme en Égypte, soit enfin comme dans le manichéisme, en un Dieu bon qui est pur esprit et un Démiurge qui domine la matière et la chair. La compulsion qui créait le complexe œdipien faiblit ◀d’▶autant. La haine pour le père se concentre sur le démiurge et sur son œuvre : matière, chair, sexualité procréatrice, — tandis qu’un sentiment ◀d’▶adoration purifiée peut se porter sur le Dieu-Esprit. En même temps, l’amour pour la femme se trouve partiellement libéré : il peut enfin s’avouer sous la forme ◀d’▶un culte rendu à l’archétype divin ◀de▶ la femme, à condition que cette Déesse-Mère ne cesse pas ◀d’▶être virginale, qu’elle échappe donc à l’interdit maintenu sur la femme ◀de▶ chair. L’union mystique avec cette divinité féminine devient alors une participation à la puissance légitime du Dieu lumineux, un « endieusement », c’est-à-dire littéralement un enthousiasme libérateur unifiant l’être, le « consolant73 ».
3. Une illustration. — Au xiie siècle, l’on assiste dans le Midi de la France à un relâchement notable du lien féodal et patriarcal (partage égal des domaines entre tous les fils, ou « pariage », ◀d’▶où perte ◀d’▶autorité du Suzerain) ; à une sorte ◀de▶ pré-Renaissance individualiste ; à l’invasion ◀d’▶une religion dualiste ; enfin, à cette montée puissante du culte ◀de▶ l’Amour, dont je viens de rappeler les manifestations.
Nous voici donc devant une réalisation (ou épiphanie dans l’Histoire) du phénomène que nous venons ◀d’▶imaginer au paragraphe précédent.
Si nous cherchons à nous représenter la situation psychique et éthique ◀de▶ l’homme en ce temps-là, nous constatons d’abord qu’il se trouve impliqué bon gré mal gré dans la lutte qui divise profondément la société, les pouvoirs, les familles, et les individus eux-mêmes : celle qui oppose l’hérésie partout présente et l’orthodoxie romaine battue en brèche. Du côté cathare, le mariage et la sexualité sont condamnés sans rémission par les Parfaits ou « consolés », mais demeurent tolérés dans le cas des simples croyants, c’est-à-dire ◀de▶ l’immense majorité des hérétiques. Du côté catholique, le mariage est tenu pour sacrement, cependant qu’il repose en fait sur des bases ◀d’▶intérêt matériel et social, et se voit imposé aux époux sans qu’il soit tenu compte ◀de▶ leurs sentiments.
En même temps, le relâchement ◀de▶ l’autorité et des pouvoirs ménage, comme nous l’avons vu, une possibilité nouvelle ◀d’▶admettre la femme, mais sous le couvert ◀d’▶une idéalisation, voire ◀d’▶une divinisation du principe féminin. Ce qui ne peut qu’aviver la contradiction entre les idéaux (eux-mêmes en conflit !) et la réalité vécue. La psyché et la sensualité naturelles se débattent entre ces attaques convergentes, ces condamnations antithétiques, ces contraintes théoriques et pratiques, ces libertés très obscurément pressenties dans leur fascinante nouveauté…
C’est au cœur ◀de▶ cette situation inextricable, c’est comme une résultante ◀de▶ tant de confusions qui devaient s’y nouer, qu’apparaît la cortezia, « religion » littéraire ◀de▶ l’Amour chaste, ◀de▶ la femme idéalisée, avec sa « piété » particulière, la joy ◀d’▶amors, ses « rites » précis, la rhétorique des troubadours, sa morale ◀de▶ l’hommage et du service, sa « théologie » et ses disputes théologiques, ses « initiés », les troubadours, et ses « croyants », le grand public cultivé ou non, qui écoute les troubadours et fait leur gloire mondaine dans toute l’Europe. Or nous voyons cette religion ◀de▶ l’amour ennoblissant célébrée par les mêmes hommes qui persistent à tenir la sexualité pour « vilaine » ; et nous voyons souvent dans le même poète un adorateur enthousiaste ◀de▶ la Dame, qu’il exalte, et un contempteur ◀de▶ la femme, qu’il rabaisse : qu’on se rappelle seulement les vers ◀d’▶un Marcabru ou ceux ◀d’▶un Raimbaut d’Orange cités plus haut74.
Chose curieuse, les troubadours chez lesquels nous constatons cette contradiction, ne s’en plaignent pas ! On dirait qu’ils ont trouvé le secret ◀d’▶une conciliation vivante des inconciliables. Ils semblent refléter, mais en la surmontant, la division des consciences (elle-même productrice ◀de▶ mauvaise conscience) dans la grande masse ◀d’▶une société partagée non seulement entre la chair et l’esprit, mais encore entre l’hérésie et l’orthodoxie, et au sein même ◀de▶ l’hérésie, entre l’exigence des Parfaits et la vie réelle des Croyants…
Citons là-dessus l’un des plus sensibles interprètes modernes ◀de▶ la cortezia, René Nelli : « Presque toutes les dames du Carcassès, du Toulousain, du Foix, ◀de▶ l’Albigeois étaient « croyantes » et savaient — bien qu’elles fussent mariées — que le mariage était condamné par leur Église. Beaucoup de troubadours — cela n’est pas douteux — étaient cathares ou, du moins, très au courant des idées qui étaient dans l’air depuis deux-cents ans. Dans tous les cas, ils chantaient pour des châtelaines, dont il fallait apaiser par des chansons la mauvaise conscience, et qui leur demandaient non pas tant une illusion ◀d’▶amour sincère qu’un antipode spirituel au mariage où elles avaient été contraintes. »
Le même auteur ajoute qu’à son avis, « il n’est pas question ◀de▶ voir dans la chasteté, ainsi feinte, une habitude réelle ni un reflet des mœurs », mais seulement « un hommage « religieux » (et formaliste) rendu par l’imperfection à la perfection », c’est-à-dire par les troubadours et par les croyants inquiets à la morale des Parfaits.
Mais enfin, dit le sceptique ◀d’▶aujourd’hui, que peut bien signifier au concret cette « chasteté » prônée par des jongleurs ? Et comment expliquer le succès si rapide ◀d’▶une prétendue morale à ce point ambiguë, dans un Languedoc, une Italie du Nord, une Germanie rhénane, une Europe tout entière enfin, où les passions « religieuses » et la théologie n’occupaient tout de même pas le plus clair ◀de▶ la vie, et n’avaient tout de même pas supprimé toute espèce ◀d’▶impulsions naturelles ?
Les modernes, en effet, depuis Rousseau, croient qu’il existe une sorte ◀de▶ nature normale, à laquelle la culture et la religion seraient venues surajouter leurs faux problèmes… Cette illusion touchante peut les aider à vivre, mais non pas à comprendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans le savoir, menons nos vies ◀de▶ civilisés dans une confusion proprement insensée ◀de▶ religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; ◀de▶ morales jadis exclusives mais qui se superposent ou se combinent à l’arrière-plan ◀de▶ nos conduites élémentaires ; ◀de▶ complexes ignorés mais ◀d’▶autant plus actifs ; et ◀d’▶instincts hérités bien moins ◀de▶ quelque nature animale que ◀de▶ coutumes totalement oubliées, devenues traces ou cicatrices mentales, tout inconscientes et, ◀de▶ ce fait, aisément confondues avec l’instinct. Elles furent tantôt des artifices cruels, tantôt des rites sacrés ou des gestes magiques, parfois aussi des disciplines profondes élaborées par des mystiques lointaines à la fois dans le temps et dans l’espace.
4. Une technique ◀de▶ la « chasteté ». — À partir du vie siècle se répand rapidement dans l’Inde entière, tant hindouiste que bouddhiste, une école ou mode religieuse dont l’influence s’épanouira pendant des siècles. « Du point de vue formel, le tantrisme se présente comme une nouvelle manifestation triomphante du shaktisme. La force secrète (shakti) qui anime le cosmos et soutient les dieux (en premier lieu Shiva et Bouddha)… est fortement personnifiée : c’est la Déesse, Épouse et Mère… Le dynamisme créateur revient à la Déesse… Le culte se concentre autour de ce principe cosmique féminin ; la méditation tient compte ◀de▶ ses « pouvoirs », la délivrance devient possible par la shakti… Dans certaines sectes tantriques, la femme devient elle-même une chose sacrée, une incarnation ◀de▶ la Mère. L’apothéose religieuse ◀de▶ la femme est commune d’ailleurs à tous les courants mystiques du Moyen Âge indien… Le tantrisme est par excellence une technique, bien que fondamentalement il soit une métaphysique et une mystique… La méditation éveille certaines forces occultes qui dorment en chaque homme et qui, une fois éveillées, transforment le corps humain en un corps mystique75. » Il s’agit, par le cérémonial du yoga tantrique (contrôle ◀de▶ la respiration, répétitions ◀de▶ mantras ou formules sacrées, méditation sur des mandalas ou images enfermant les symboles du monde et des dieux) ◀de▶ transcender la condition humaine.
Le tantrisme bouddhique trouve des analogies précises dans le hatha yoga hindou, technique du contrôle du corps et ◀de▶ l’énergie vitale. C’est ainsi que certaines postures (mudras) décrites par le hatha yoga ont pour but « ◀d’▶utiliser comme moyen ◀de▶ divinisation et ensuite ◀d’▶intégration, ◀d’▶unification finale, la fonction par excellence humaine, celle-là même qui détermine le cycle incessant des naissances et des morts, la fonction sexuelle76 ».
Ainsi parle Shiva77 : « Pour mes dévots, je vais décrire le geste ◀de▶ l’Éclair (vajroli mudra) qui détruit la Ténèbre du monde et doit être tenu pour le secret des secrets. » Les précisions données par le texte font allusion à une technique ◀de▶ l’acte sexuel sans consommation, car « celui qui garde (ou reprend) sa semence dans son corps, qu’aurait-il à craindre ◀de▶ la mort ? » comme le dit un upanishad.
Dans le tantrisme, la maithuna (union sexuelle cérémonielle) devient un exercice yogique. Mais la plupart des textes qui la décrivent « sont écrits dans un langage intentionnel, secret, obscur, à double sens, dans lequel un état ◀de▶ conscience est exprimé par un terme érotique78 » — ou l’inverse aussi bien. À tel point « qu’on ne peut jamais préciser si maithuna est un acte réel ou simplement une allégorie ». ◀De▶ toute manière, le but est le « suprême grand bonheur… la joie ◀de▶ l’anéantissement du moi ». Et cette « béatitude érotique », obtenue par l’arrêt non du plaisir mais ◀de▶ son effet physique, est utilisée comme expérience immédiate pour obtenir l’état nirvanique. « Autrement, nous rappellent les textes, le dévot devient la proie ◀de▶ la triste loi karmique, comme n’importe quel débauché. »
Mais la femme, dans tout cela ? Elle reste objet ◀d’▶un culte. Considérée comme « source unique ◀de▶ joie et ◀de▶ repos, l’amante synthétise toute la nature féminine, elle est mère, sœur, épouse, fille… elle est le chemin du salut79 ». Ainsi le tantrisme apporte cette nouveauté qui consiste à « expérimenter la transsubstantialisation du corps humain à l’aide de l’acte même qui, pour n’importe quel ascétisme, symbolise l’état par excellence du péché et ◀de▶ la mort : l’acte sexuel80. » Mais l’acte est toujours décrit comme étant celui ◀de▶ l’homme. La femme reste passive, impersonnelle, pur principe, sans visage et sans nom.
Une école mystique du tantrisme tardif, le Sahajiyâ, « amplifie l’érotique rituelle jusqu’à des proportions étonnantes… On y accorde une grande importance à toute sorte ◀d’▶« amour » et le rituel ◀de▶ maithuna apparaît comme le couronnement ◀d’▶un lent et difficile apprentissage ascétique… Le néophyte doit servir la « femme dévote » pendant les quatre premiers mois, comme un domestique, dormir dans la même chambre qu’elle, puis à ses pieds. Pendant les quatre mois suivants et tout en continuant à la servir comme avant, il dort dans le même lit, du côté gauche. Pendant encore quatre mois, il dormira du côté droit, après ils dormiront enlacés, etc. Tous ces préliminaires ont pour but « l’autonomisation » ◀de▶ la volupté — considérée comme l’unique expérience humaine qui peut réaliser la béatitude nirvanique et la maîtrise des sens, i. e. l’arrêt séminal81 ».
Des pratiques similaires sont prescrites par le taoïsme, mais en vue de prolonger la jeunesse et la vie en économisant le principe vital, plutôt que ◀de▶ conquérir la liberté spirituelle par la déification du corps. La « chasteté » tantrique consiste donc à faire l’amour sans le faire, à rechercher l’exaltation mystique et la béatitude à travers une Elle qu’il s’agit ◀de▶ « servir » en posture humiliée, mais en gardant cette maîtrise ◀de▶ soi dont la perte pourrait se traduire par un acte ◀de▶ procréation, lequel ferait retomber le chevalier servant dans la réalité fatale du Karma.
5. La joie ◀d’▶amour. — En contraste indéniable avec ces textes mystiques et cette abstruse technique psycho-physiologique, citons maintenant quelques chansons ◀de▶ « légers troubadours méridionaux », grands seigneurs amateurs ou jongleurs besogneux, que les romanistes unanimes nous décrivent comme ◀de▶ purs « rhétoriqueurs82 ».
◀D’▶Amour, je sais qu’il donne aisément grande joie à celui qui observe ses lois, dit le premier des troubadours connus, Guillaume, sixième comte de Poitiers et neuvième duc d’Aquitaine, qui mourut en 1127. Dès le début du xiie siècle, ces « lois ◀d’▶Amour » sont donc déjà fixées, comme un rituel. Ce sont Mesure, Service, Prouesse, Longue Attente, Chasteté, Secret et Merci, et ces vertus conduisent à la Joie, qui est signe et garantie ◀de▶ Vray Amor.
Voici Mesure et Patience :
◀De▶ courtoisie peut se vanter celui qui sait garder Mesure… Le bien-être des amoureux consiste en Joie, Patience et Mesure… J’approuve que ma dame me fasse longtemps attendre et que je n’aie point ◀d’▶elle ce qu’elle m’a promis. (Marcabru.)
Voici le Service ◀de▶ la Dame :
Prenez ma vie en hommage, belle et dure merci, pourvu que vous m’accordiez que par vous au ciel je tende ! (Uc de Saint-Circ.)
Chaque jour je m’améliore et me purifie, car je sers et révère la plus gente dame du monde. (Arnaut Daniel.)
(De même, le troubadour arabe Ibn Dawoud disait : « La soumission à l’aimée est la marque naturelle ◀d’▶un homme courtois. »)
Voici la Chasteté :
Celui qui se dispose à aimer ◀d’▶amour sensuel se met en guerre avec lui-même, car le sot après avoir vidé sa bourse fait triste contenance ! (Marcabru.)
Écoutez ! Sa voix (◀d’▶Amour) paraîtra douce comme le chant ◀de▶ la lyre, si seulement vous lui coupez la queue !83. (Marcabru.)
Chasteté délivre ◀de▶ la tyrannie du désir en portant le Désir (courtois) à l’extrême :
Par excès ◀de▶ désir, je crois que je me l’enlèverai, si l’on peut rien perdre à force de bien aimer. (Arnaut Daniel.)
(De même, Ibn Dawoud louait la chasteté pour son pouvoir « ◀d’▶éterniser le désir ».)
C’est au comble ◀de▶ l’amour (vrai) et ◀de▶ sa « joie » que Jaufré Rudel se sent le plus éloigné ◀de▶ l’amour coupable et ◀de▶ son « angoisse ». Il va plus loin dans la libération : la présence physique ◀de▶ l’objet aimé lui deviendra bientôt indifférente :
J’ai une amie, mais je ne sais qui elle est, car jamais de par ma foi je ne la vis… et je l’aime fort… Nulle joie ne me plaît autant que la possession ◀de▶ cet amour lointain.
La « joie ◀d’▶Amour » n’est pas seulement libératrice du désir dominé par Mesure et Prouesse, elle est aussi fontaine ◀de▶ Jouvence :
Je veux garder (ma dame) pour me rafraîchir le cœur et renouveler mon corps, si bien que je ne puisse vieillir… Celui-là vivra cent ans qui réussira à posséder la joie ◀de▶ son amour. (Guillaume de Poitiers.)
Je n’ai cité que des poètes ◀de▶ la première et ◀de▶ la seconde génération des troubadours (1120 à 1180 environ). Au xiiie siècle, ceux ◀de▶ la dernière génération expliciteront ce que leurs modèles avaient chanté. « Ce n’est plus ◀de▶ l’amour courtois, si on le matérialise ou si la Dame se rend comme récompense », écrit Daude de Prades, qui cependant ne craint pas ◀de▶ donner des précisions sur les gestes érotiques que l’on peut se permettre avec cette Dame. Et Guiraut de Calenson :
Dans le palais où elle siège (la Dame) sont cinq portes : celui qui peut ouvrir les deux premières passe aisément les trois autres, mais il lui est difficile ◀d’▶en sortir, il vit dans la joie, celui qui peut y rester. On y accède par quatre degrés très doux, mais là n’entrent ni vilains ni malotrus, ces gens-là sont logés dans le faubourg, lequel occupe plus ◀de▶ la moitié du monde.
Celui que l’on nomme parfois le dernier troubadour, Guiraut Riquier, donnera ◀de▶ ces vers le commentaire suivant : « Les cinq portes sont Désir, Prière, Servir, Baiser et Faire, par où Amour périt. » Les quatre degrés sont « honorer, dissimuler, bien servir, patiemment attendre84 ».
Quant à Faux Amour, il se voit vertement dénoncé par Marcabru et ses successeurs, en des termes qui peuvent éclairer indirectement sur la nature ◀de▶ l’amour vrai ou du moins sur certains ◀de▶ ces aspects. Et tout d’abord, dit Marcabru, « Il lie partie avec le diable, celui qui couve Faux Amour ». (Et en effet, le diable n’est-il pas le père ◀de▶ la création matérielle… et ◀de▶ la procréation, selon le catharisme ?) Les adversaires du vrai Amour sont les « homicides, traîtres, simoniaques, enchanteurs, luxurieux, usuriers… les maris trompeurs, les faux juges et les faux témoins, les faux prêtres, faux abbés, fausses recluses et faux reclus85 ». Ils seront détruits, « soumis à toute ruine », et tourmentés en enfer.
Noble Amour a promis qu’il en serait ainsi, là sera la lamentation des désespérés.
Ah ! noble Amour, source ◀de▶ bonté, par qui le monde entier est illuminé, je te crie merci. Contre ces clameurs gémissantes, défends-moi, ◀de▶ peur que je ne sois retenu là-bas (en enfer) ; en tous lieux je me tiens pour ton prisonnier et, réconforté par toi sur toutes choses, j’espère que tu seras mon guide.
Enfin, contre certains des troubadours qui sans doute abusaient trop souvent des ambiguïtés ménagées par le « service » ◀d’▶amour courtois, Cercamon n’hésite pas à écrire en mettant les points sur les i : « Ces troubadours, en mêlant la vérité au mensonge, corrompent les amants, les femmes et les époux. Ils vous disent qu’Amour va ◀de▶ travers, et c’est pourquoi les maris deviennent jaloux et les dames sont dans l’angoisse… Ces faux servants font qu’un grand nombre abandonnent Mérite et éloignent ◀d’▶eux Jeunesse. »
Quelles que soient les réalités ou l’absence ◀de▶ réalités « matérielles » qui aient pu correspondre, en ces temps, à ◀de▶ telles précisions ◀de▶ langage, la rhétorique courtoise et son système ◀de▶ vertus, ◀de▶ péchés, ◀de▶ louanges et ◀d’▶interdits, demeure un fait patent : il suffit ◀de▶ lire. Elle va servir aux romanciers du Nord, ceux du cycle ◀d’▶Arthur, du Graal, et ◀de▶ Tristan, pour décrire des actions et des drames, et non plus seulement pour chanter ce que l’on pourrait encore tenir, chez les troubadours du Midi, pour une pure fantasmagorie sentimentale.
6. Excuse aux historiens. — Je ne crois guère à l’histoire « scientifique » comme critère des réalités qui m’intéressent dans cet ouvrage. Je lui laisse le soin ◀d’▶affirmer que telle « filiation » reste indémontrable « dans l’état actuel ◀de▶ nos connaissances », reste donc incroyable jusqu’à nouvel avis. Je cherche un sens, donc des analogies illustratives et illuminatives. Et je ne prétends aucunement confirmer une thèse quelconque en appelant l’attention du lecteur sur certains faits que la « science sérieuse » tient aujourd’hui pour établis. Simplement, je les crois ◀de▶ nature à nourrir l’imagination. Voici deux ◀de▶ ces faits sur quoi l’on peut rêver.
La Pantcha Tantra, recueil ◀de▶ contes bouddhistes, fut traduite au vie siècle du sanscrit en pehlevi, par un médecin ◀de▶ Chosroès Ier, roi de Perse. ◀De▶ là, on peut suivre son progrès rapide vers l’Europe à travers une série ◀de▶ traductions en syriaque, en arabe, en latin, en espagnol, etc. Au xviie siècle, La Fontaine la lira en français, dans une nouvelle traduction du persan faite sur une ancienne version arabe.
Le périple du Roman ◀de▶ Barlaam et Josaphat est encore plus surprenant. Sous sa forme connue ◀de▶ nos jours, c’est l’histoire romancée ◀de▶ l’évolution spirituelle qui conduit Josaphat, prince indien, à découvrir et adopter le christianisme, dont les mystères lui sont communiqués par le « bonhomme » Barlaam. La version qui nous est restée, en provençal du xive siècle, quoique orthodoxe dans les grandes lignes, porte des traces indiscutables ◀de▶ manichéisme. Selon l’école néo-cathare française, les hérétiques du xiie siècle auraient connu une version non amendée par les catholiques, et plus proche de l’original. Que cette hypothèse soit un jour vérifiée ou non, il n’en reste pas moins que l’origine manichéenne du Roman est attestée par les fragments ◀de▶ son texte original (en langage ouigour du viiie siècle) retrouvés dans le Turkestan oriental. Et l’on peut suivre la transformation des noms hindous « Baghavan » et « Boddisattva » (le Bouddha) en « Barlaam » et « Josaphat », en passant par les formes arabes « Balawhar va Budhâsaf » (var. Yudhâsaf).
Innombrables sont les exemples ◀de▶ relations entre l’Orient et l’Occident médiéval. J’ai choisi ces deux cas, solidement attestés, parce qu’ils réfutent le préjugé moderne en vertu duquel toute communication entre le tantrisme ou le manichéisme bouddhiste et les hérésies du Midi doit apparaître « hautement fantaisiste et improbable »
7. En lieu et place de conclusions définitives. — L’amour courtois ressemble à l’amour encore chaste — et ◀d’▶autant plus brûlant — ◀de▶ la première adolescence. Il ressemble aussi à l’amour chanté par les poètes arabes, homosexuels pour la plupart, comme le furent plusieurs troubadours. Il s’exprime dans des termes qui seront repris par presque tous les grands mystiques ◀de▶ l’Occident. Il nous semble parfois se réduire à des fadaises sophistiquées, dans le goût des petites cours du Moyen Âge. Il peut être purement rêvé, et beaucoup se refusent à y voir autre chose qu’un tournoi verbal. Il peut traduire aussi les réalités précises, mais non moins ambiguës, ◀d’▶une certaine discipline érotico-mystique dont l’Inde, la Chine et le Proche-Orient surent les recettes. Tout cela me paraît vraisemblable, tout cela peut être « vrai » aux divers sens du mot, et simultanément, et ◀de▶ plusieurs manières. Tout cela nous aide à mieux comprendre — si rien ne suffit à l’« expliquer » — l’amour courtois.
Au terme ◀de▶ l’espèce ◀de▶ contre-enquête à laquelle je viens de me livrer, et compte tenu des objections les plus sensées que firent à ma thèse minima les partisans ◀d’▶écoles au moins diverses, me voici ramené par une sorte ◀de▶ spirale au-dessus ◀de▶ mes premières constatations : l’amour courtois est né au xiie siècle, en pleine révolution ◀de▶ la psyché occidentale.
Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour ◀de▶ la conscience et ◀de▶ l’expression lyrique ◀de▶ l’âme, le Principe Féminin ◀de▶ la shakti, le culte ◀de▶ la Femme, ◀de▶ la Mère, ◀de▶ la Vierge. Il participe ◀de▶ cette épiphanie ◀de▶ l’Anima, qui figure à mes yeux, dans l’homme occidental, le retour ◀d’▶un Orient symbolique. Il nous devient intelligible par certaines ◀de▶ ses marques historiques : sa relation littéralement congénitale avec l’hérésie des cathares, et son opposition sournoise ou déclarée au concept chrétien du mariage. Mais il nous resterait indifférent s’il n’avait gardé dans nos vies, au travers des nombreux avatars dont nous allons décrire la procession, une virulence intime, perpétuellement nouvelle.
11.
De l’Amour courtois au roman breton
Remontons maintenant du Midi vers le nord : nous découvrons dans le roman breton — Lancelot, Tristan et tout le cycle arthurien — une transposition romanesque des règles ◀de▶ l’amour courtois et ◀de▶ sa rhétorique à double sens. « C’est du contact des légendes exotiques avec les idées courtoises que naquit le premier roman courtois », écrit M. E. Vinaver. Ces légendes « exotiques », c’étaient les vieux mystères sacrés des Celtes, plus qu’à demi oubliés d’ailleurs par un Béroul ou un Chrétien de Troyes, et quelques éléments ◀de▶ mythologie grecque.
On a longtemps polémisé sur l’autonomie relative des deux littératures du Nord et du Midi. Il semble bien que la question soit actuellement résolue : c’est bien le Midi roman qui a donné son style et sa doctrine ◀de▶ l’amour aux « romanciers » du cycle ◀de▶ la Table ronde. Et l’on peut suivre les voies ◀de▶ cette transmission dans les documents historiques.
Aliénor de Poitiers, quittant sa cour ◀d’▶amour languedocienne, avait épousé Louis VII, puis en l’an 1154, Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre86. Elle emmenait avec elle ses troubadours. C’est par elle et par eux entre autres que les trouvères anglo-normands reçurent le code et le secret ◀de▶ l’amour courtois87. Chrétien de Troyes déclare tenir le fond et l’esprit ◀de▶ ses romans ◀de▶ la comtesse Marie de Champagne, fille ◀d’▶Aliénor, célèbre par sa cour ◀d’▶amour où le mariage fut condamné. Chrétien avait écrit un Roman ◀de▶ Tristan dont les manuscrits sont perdus. Béroul était Normand, Thomas était Anglais. Et en retour, la légende ◀de▶ Tristan se répandit très largement dans le Midi.
Cette interaction si rapide peut s’expliquer par une ancienne parenté entre le Midi précathare et les Celtes gaéliques et bretons. Nous avons vu que la religion druidique, ◀d’▶où sont issues les traditions des bardes et filids, enseignait une doctrine dualiste ◀de▶ l’Univers, et faisait ◀de▶ la femme un symbole du divin.
Et c’est dans le fonds celtibérique que l’hérésie chrétienne des « purs » a puisé certains traits ◀de▶ sa mythologie. Que celle-ci ait revêtu chez les poètes du Nord des couleurs assombries et plus tragiques, c’est naturel. Taranis, dieu du ciel orageux, supplante Lug, dieu du ciel lumineux. Et bien que la doctrine courtoise rejoignît et fît ressurgir ◀d’▶anciennes traditions autochtones, elle n’en était pas moins pour les trouvères une chose apprise : ◀d’▶où les erreurs qu’ils commirent bien souvent.
Il est d’ailleurs extrêmement délicat ◀de▶ préciser les causes et l’importance exacte ◀de▶ ces erreurs. Est-ce un défaut ◀d’▶initiation ? Est-ce une tradition imparfaite ? Ou encore une tendance hérétique au sein de l’hérésie même, un essai plus ou moins sincère ◀de▶ retour vers l’orthodoxie88 ? Ou simplement, une « profanation » des thèmes courtois, que les trouvères auraient utilisés sans grands scrupules à d’autres fins que les troubadours ? Dans l’attente ◀de▶ recherches plus approfondies sur tous ces points, bornons-nous à remarquer que les romans bretons sont tantôt plus « chrétiens » et tantôt plus « barbares » que les poèmes des troubadours, dont ils sont cependant inspirés ◀de▶ la manière la plus incontestable.
Nous ne savons si Chrétien de Troyes a bien compris les lois ◀d’▶amour que lui enseignait Marie de Champagne. Nous ne savons dans quelle mesure il a voulu que ses romans fussent des chroniques secrètes ◀de▶ l’Église persécutée (thèse ◀de▶ Rahn, Péladan et Aroux) ou ◀de▶ simples allégories illustrant la morale et la mystique courtoise (comme j’inclinerais à le penser). Toutes les hypothèses sont permises en l’absence ◀de▶ documents dont on voit bien pourquoi ils font défaut : trop ◀d’▶intérêts se trouvaient ligués contre la diffusion ◀de▶ l’hérésie, sans parler ◀de▶ sa volonté ◀de▶ demeurer ésotérique. Quoi qu’il en soit, Chrétien de Troyes a notablement déformé la signification des mythes qu’il conte.
La légende du Graal, par exemple : Suhtschek y voit un mythe manichéen venu de l’Iran ; Otto Rahn une chronique déguisée des cathares. (Parzival, fils ◀d’▶Herzeloïde, femme du Castis, chez Wolfram d’Eschenbach, serait le comte Ramon Roger Trencavel, fils ◀d’▶Adélaïde de Carcassonne et ◀d’▶Alphonse le Chaste, roi d’Aragon. — Trencavel signifie : « qui tranche bellement », et Wolfram traduit le nom ◀de▶ Parzival par « Schneid mitten durch » : « perce bellement ».) Ces deux interprétations se contredisent bien moins qu’elles ne se complètent89. Elles ont l’avantage décisif ◀de▶ rendre compte ◀de▶ bien des bizarreries ◀de▶ la légende et ◀de▶ son attirail symbolique. Faut-il penser, avec un transcripteur moderne, qu’« il est fort vraisemblable que Chrétien de Troyes n’était pas instruit du sens païen et secret ◀de▶ ces traits mystérieux qu’il rapportait90 » ? Ou bien se vit-il contraint ◀de▶ déguiser ce sens, en sorte que seuls les initiés pussent démêler la fantaisie et la doctrine, l’ornement romanesque et la chronique réelle ? Si ce fut le cas, il n’y réussit que trop bien, puisque Robert de Boron, son continuateur, n’hésite pas à christianiser les symboles jusqu’à faire du Graal le vase qui reçut le sang du Christ, et ◀de▶ la Table ronde une sorte ◀d’▶autel pour la Sainte Cène. Cependant, même dans le grand roman ◀de▶ Lancelot (qui date ◀de▶ 1225 environ) le symbolisme et l’allégorie sont évidents, si saugrenues que puissent paraître les interprétations que donne l’auteur lui-même, après chaque épisode. Il est une ◀de▶ ces interprétations que je crois utile ◀de▶ citer, car l’origine cathare y transparaît nettement, malgré l’ignorance ◀de▶ l’auteur. Lancelot errant par la haute forêt parvient à un carrefour. Il hésite entre le chemin ◀de▶ gauche et celui ◀de▶ droite. Il s’engage dans celui ◀de▶ gauche, malgré l’avertissement gravé sur une croix qui se dresse devant lui. Bientôt survient un chevalier à l’armure blanche qui le renverse ◀de▶ son cheval et le dépouille ◀de▶ sa couronne. Lancelot tout déconfit rencontre un prêtre et se confesse. « Je vous dirai la signifiance ◀de▶ ce qui vous est advenu, dit le prud’homme. La voie ◀de▶ droite que vous avez dédaignée au carrefour, était celle ◀de▶ la chevalerie terrienne, où vous avez longtemps triomphé ; celle ◀de▶ gauche était la voie ◀de▶ la chevalerie célestielle, et il ne s’agit plus là ◀de▶ tuer des hommes et ◀d’▶abattre des champions par forces ◀d’▶armes : il s’agit des choses spirituelles. Et vous y prîtes la couronne ◀d’▶orgueil : c’est pourquoi le chevalier vous renversa si facilement, car il représentait justement le péché que vous veniez de commettre91. »
Libre après cela aux historiens ◀de▶ la littérature ◀de▶ parler ◀d’▶aventures incroyables, ◀de▶ merveilleux facile, ◀de▶ naïvetés touchantes, ◀de▶ fraîcheur primitive, etc. « Poèmes incohérents, personnages sans caractères ni couleurs, mannequins dont les froides aventures s’enchaînent à l’infini », nous dit ◀de▶ ces légendes l’un ◀de▶ leurs meilleurs adaptateurs modernes ! Ainsi s’est répandue l’opinion fort étrange que les poètes bretons n’étaient en somme que des amuseurs un peu niais, dont le succès demeure incompréhensible à notre esprit si pénétrant et averti. Un peu plus ◀de▶ pénétration nous ferait voir au contraire que la vraie barbarie est dans la conception moderne du roman, photographie truquée ◀de▶ faits insignifiants, alors que le roman breton procède ◀d’▶une cohérence intime dont nous avons perdu jusqu’au pressentiment. En vérité, tout « signifie », dans ces aventures merveilleuses, tout est symbole ou délicate allégorie, et seuls les ignorants s’arrêtent à l’apparence puérile du conte, destinée justement à masquer le sens profond aux regards superficiels, non avertis.
Mais quand bien même les trouvères seraient inférieurs aux troubadours dans la connaissance mystique, ils n’ont pas introduit dans leurs romans que des erreurs. Ils ont traité un thème nouveau, celui ◀de▶ l’amour physique, c’est-à-dire ◀de▶ la faute. (Et j’entends bien la faute au sens « courtois », non pas au sens ◀de▶ la morale chrétienne.) Les ouvrages ◀de▶ Chrétien de Troyes ne sont pas seulement des poèmes ◀d’▶amour, comme on le répète, mais ◀de▶ véritables romans. C’est qu’à la différence des poèmes provençaux, ils s’attachent à décrire les trahisons ◀de▶ l’amour, au lieu d’exprimer seulement l’élan ◀de▶ la passion dans sa pureté mystique. Le point ◀de▶ départ ◀de▶ Lancelot — comme ◀de▶ Tristan — c’est le péché contre l’amour courtois, la possession physique ◀d’▶une femme réelle, la « profanation » ◀de▶ l’amour. Et c’est à cause de cette faute initiale que Lancelot ne trouvera pas le Graal, et sera cent fois humilié quand il errera dans la voie céleste. Il a choisi la voie terrienne, il a trahi l’Amour mystique, il n’est pas « pur ». Seuls les « purs » et les vrais « sauvages » comme Bohor, Perceval et Galaad parviendront à l’initiation. Il est clair que la description ◀de▶ ces errements et ◀de▶ leurs punitions exigeait la forme du récit, et non plus ◀de▶ la simple chanson.
Dans Tristan, la faute initiale est douloureusement rachetée par une longue pénitence des amants. C’est pourquoi le roman finit « bien » — au sens ◀de▶ la mystique cathare — c’est-à-dire aboutit à la double mort volontaire92.
Ainsi s’explique par des raisons spirituelles la formation ◀d’▶un genre nouveau — le roman — qui ne deviendra proprement littéraire que par la suite, quand il se détachera du mythe provisoirement exténué — au début du xviie siècle.
12.
Des mythes celtiques au roman breton
Tristan nous apparaît comme le plus purement courtois des romans bretons, en ce sens que la part épique — combats et intrigues — y est réduite au minimum, tandis que le développement tragique ◀de▶ la doctrine religieuse détermine à lui seul la courbe puissante et simple du récit.
Mais en même temps, Tristan est le plus « breton » des romans courtois, en ce sens qu’on y trouve incorporés des éléments religieux et mythiques ◀d’▶origine très nettement celtique, bien plus nombreux et plus exactement identifiables que dans les romans ◀de▶ la Table ronde.
Hubert note très bien à propos de la littérature galloise que « c’est un miracle qu’elle contienne des éléments ◀de▶ religion brittonique : elle s’est formée dans un pays chrétien, romanisé, puis colonisé par les Irlandais93 ». Le miracle est cependant attesté par un grand nombre ◀d’▶incidents mis en œuvre par Béroul et Thomas, et qui ne trouvent ◀d’▶explication que dans les récentes découvertes ◀de▶ l’archéologie celtique. À vrai dire, le pouvoir poétique ◀de▶ ces éléments religieux était tel qu’on s’explique assez bien leur survivance, même dans un monde qui avait perdu la foi des druides, et oublié le sens ◀de▶ leurs mystères.
Dans le cycle des légendes irlandaises, nous trouvons un grand nombre ◀de▶ récits qui racontent le voyage ◀d’▶un héros au pays des morts. Ce héros, Bran, Cuchulainn, ou Oisin, « est attiré par une mystérieuse beauté : il s’embarque sur une barque magique » et parvient à une terre merveilleuse. « Il se lasse à la fin ◀de▶ ce séjour, veut revenir. C’est finalement pour mourir »94. Nous avons là l’origine évidente ◀de▶ la première navigation à l’aventure ◀de▶ Tristan malade, en quête du baume magique.
D’autre part, plusieurs récits ◀de▶ ce cycle irlandais figurent les prototypes assez exacts des situations du Roman ◀de▶ Tristan. Far exemple, dans l’idylle tragique ◀de▶ Diarmaid et Grainne, les deux amants se sauvent dans la forêt où le mari les poursuit. Dans Bailé et Aillinn, ils se donnent rendez-vous en un lieu désert, où la mort les précède, empêchant leur réunion « car il était prédit par les druides qu’ils ne se rencontreraient pas dans leur vie, mais qu’ils se rencontreraient après la mort, pour ne jamais se séparer »95.
Il serait aisé ◀de▶ multiplier ces comparaisons littéraires. Mais certains traits ◀de▶ mœurs nous incitent à des rapprochements plus précis. On se rappelle que Tristan, après la mort ◀de▶ ses parents, fut élevé à la cour du roi Marc son oncle. Or il était fréquent, chez les plus anciens Celtes, que l’on confiât les enfants « à la garde ◀d’▶un personnage qualifié dans une grande maison, la maison des hommes ». Ils y recevaient l’enseignement ◀d’▶un druide, et se trouvaient mis à l’abri des femmes. « Cette institution qu’on appelle généralement du nom anglo-normand ◀de▶ fosterage s’est maintenue en pays celtique : nous trouvons les enfants confiés à des parents nourriciers, à l’égard desquels ils contractent ◀de▶ véritables liens ◀de▶ parenté, attestés par le fait qu’un certain nombre ◀de▶ personnages portent dans l’indication ◀de▶ leur filiation le nom ◀de▶ leur père nourricier… On recherchait comme pères nourriciers soit les membres ◀de▶ la famille maternelle, soit… des druides96. »
Tristan élevé par Marc, son oncle maternel, devient ainsi, en vertu du fosterage, le « fils » du roi. (Les psychanalystes ne manqueront pas ◀de▶ voir dans la liaison malheureuse ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut le résultat ◀d’▶un complexe œdipien : à quoi s’oppose toutefois le fait que les « pères nourriciers » avaient souvent jusqu’à cinquante fils juridiques (le lien était donc assez faible), et surtout le fait que l’inceste était assez bien toléré chez les Celtes, comme l’attestent ◀de▶ nombreux documents.)
La coutume du potlatch, don rituel ou plutôt échange ◀de▶ dons ostentatoires, accompagné ◀de▶ surenchère, subsiste également dans Tristan et les romans ◀de▶ la Table ronde. On y voit un grand nombre ◀d’▶aventures débuter par une promesse « en blanc » faite par le roi à quelque damoiselle qui lui demande un don, sans dire lequel. Il s’agit en général ◀d’▶un service très périlleux. « Les tournois, note Hubert, font certainement partie ◀de▶ ce vaste système ◀de▶ concurrence et ◀de▶ surenchère. » (II, p. 234.)
Enfin, l’on sait que les jeunes Celtes au moment de la puberté, donc au sortir de la maison des hommes, devaient accomplir un exploit (meurtre ◀d’▶un étranger ou chasse glorieuse) pour acquérir le droit ◀de▶ se marier : le combat contre le Morholt, dans Tristan, illustre exactement cette coutume, sans faire d’ailleurs la moindre allusion à son origine sacrée.
Tous ces faits rendent vraisemblable la conclusion ◀d’▶Hubert : à savoir que la mythologie celtique s’est transmise au cycle courtois non par des voies proprement religieuses, mais par le culte plus profane des héros et ◀de▶ leurs prouesses, remplaçant peu à peu les dieux dans les légendes populaires.
Gaston Paris remarquait avec profondeur que le roman ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Iseut rend un son particulier, qui ne se trouve guère dans la littérature du Moyen Âge, et il l’expliquait par l’origine celtique ◀de▶ ces poèmes. C’est par Tristan et par Arthur que le plus clair et le plus précieux du génie celtique s’est incorporé à l’esprit européen. (Hubert, II, p. 336.)
Ce « son particulier », que Bédier sut faire rendre à sa moderne transcription ◀de▶ la légende, est si nettement sensible à notre cœur qu’il nous met en mesure ◀d’▶isoler l’élément non celtique, donc proprement courtois qui provoqua, au xiie siècle, la constitution ◀de▶ notre mythe.
Qu’on lise l’une après l’autre une légende irlandaise et la légende ◀de▶ Béroul ou ◀de▶ Thomas : et l’on verra que ◀d’▶un côté, c’est une fatalité tout extérieure qui provoque la catastrophe, tandis que ◀de▶ l’autre, c’est la volonté secrète, mais infaillible, des deux amants mystiques. Dans les légendes celtiques, c’est l’élément épique qui commande l’action et le dénouement, tandis que dans les romans courtois, c’est la tragédie intérieure.
Enfin, l’amour celtique (en dépit de la sublimation religieuse ◀de▶ la femme par les druides) est avant tout l’amour sensuel97. Le fait que dans certaines légendes cet amour s’oppose secrètement à l’amour religieux orthodoxe, et se voit donc contraint ◀de▶ s’exprimer par des symboles ésotériques, aide à comprendre que le fond breton se soit si aisément adapté au symbolisme du roman courtois. Mais cette analogie reste purement formelle. Tout au plus devait-elle favoriser la confusion moderne entre la passion ◀de▶ Tristan et la pure sensualité.
Quelques citations ◀de▶ Thomas, le plus conscient des cinq auteurs ◀de▶ la légende primitive, suffiront à faire concevoir l’originalité du mythe courtois. On y trouve exprimé et commenté en termes étonnamment modernes le principe ◀de▶ cohésion qu’apporte la mystique courtoise aux éléments religieux, sociologiques ou épiques, hérités du vieux fond breton. Ce principe, c’est l’amour ◀de▶ la douleur considérée comme une ascèse, le « mal aimé » des troubadours. Voici Tristan livré au plus cruel conflit, lorsqu’au soir ◀de▶ ses noces avec Iseut aux blanches mains, il ne peut se résoudre à posséder sa femme :
« Tristan désire Iseut aux blanches mains pour son nom et pour sa beauté, car, quelle qu’eût été sa beauté sans ce nom, quel qu’eût été ce nom sans sa beauté, le désir ◀de▶ Tristan ne s’y fût pas porté. Ainsi Tristan veut se venger ◀de▶ sa douleur et ◀de▶ ses peines, et contre son mal, il avise un remède dont il doublera son tourment. »
Du seul fait qu’Iseut aux blanches mains est devenue sa femme légitime, il ne doit plus et ne peut plus la désirer :
« Jamais il n’eût méprisé le bien qu’il a, s’il n’eût pas été le sien : son cœur ne prend en aversion que le bonheur qu’il est contraint ◀d’▶avoir. Le lui eût-on refusé, il se serait lancé à sa recherche, pensant toujours trouver mieux, parce qu’il n’aime pas ce qu’il a !… Ainsi en advient-il à beaucoup de gens. Dans ◀d’▶amers déboires ◀d’▶amour, angoisses, lourdes peines et tourments, ce qu’ils font pour s’y soustraire, s’en affranchir et s’en venger les asservit ◀d’▶un lien plus inextricable encore. ◀D’▶irréalisables désirs, ◀d’▶impossibles convoitises les conduisent à ne rien faire dans leur détresse qui n’irrite leur amertume… Celui qui tend tous ses désirs vers un bonheur inaccessible, celui-là met sa volonté en guerre avec son désir98. » (Encontre désir fait volier, dit le texte ◀de▶ Thomas.)
Un fonds celtique ◀de▶ légendes religieuses — d’ailleurs très anciennement commun au Midi languedocien et ibérique et au Nord irlandais et breton ; des coutumes ◀de▶ chevalerie féodale ; des apparences ◀d’▶orthodoxie chrétienne ; une sensualité parfois très complaisante ; enfin la fantaisie individuelle des poètes : tels sont donc en fin de compte les éléments sur lesquels la doctrine hérétique ◀de▶ l’Amour, profondément manichéenne dans son esprit, opéra ses transmutations. Ainsi naquit le mythe ◀de▶ Tristan. Loin de moi la tentation ◀d’▶analyser le processus ◀de▶ cette métamorphose : il nous échappe doublement, étant poétique et mystique. Mais nous savons maintenant ◀d’▶où vient le mythe, et où il mène. Et peut-être pressentons-nous — mais alors c’est intraduisible — comment il peut se recréer dans une vie ou dans une œuvre.
13.
Du roman breton à Wagner, en passant par Gottfried
La première recréation du mythe, par un esprit remarquablement conscient ◀de▶ ses implications théologiques, fut le fait ◀de▶ Gottfried de Strasbourg, vers le début du xiiie siècle.
Gottfried était un clerc, qui lisait le français (il cite souvent des vers ◀de▶ Thomas dans son texte), et qui se passionnait pour les grandes polémiques où venaient de s’affronter Bernard de Clairvaux et les cathares, mais aussi Abélard, l’école ◀de▶ Chartres, et plusieurs hérétiques très dangereusement voisins ◀de▶ la « mystique du cœur » ◀de▶ l’abbé de Cluny.
Théologien, poète, et conscient ◀de▶ ses choix, Gottfried révèle beaucoup mieux que ses modèles l’importance proprement religieuse du mythe dualiste ◀de▶ Tristan. Mais aussi, pour la même raison, il avoue mieux que tous les autres cet élément fondamental du mythe : l’angoisse ◀de▶ la sensualité, et l’orgueil « humaniste » qui la compense. Angoisse : l’instinct sexuel est ressenti comme un destin cruel, une tyrannie ; orgueil : cette tyrannie sera conçue comme une force divinisante — c’est-à-dire dressant l’homme contre Dieu — sitôt qu’on aura décidé ◀de▶ lui céder. (Ce paradoxe annonce l’amor fati ◀de▶ Nietzsche.)
Quand Béroul limitait à trois ans l’action du philtre, et quand Thomas faisait du « vin herbé » un symbole ◀de▶ l’ivresse amoureuse, Gottfried y voit le signe ◀d’▶un destin, ◀d’▶une force aveugle, étrangère aux personnes, ◀d’▶une volonté ◀de▶ la Déesse Minne, reviviscence ◀de▶ la Grande Mère des plus vieilles religions ◀de▶ l’humanité. Mais sitôt absorbé, le philtre ◀de▶ la passion place ses victimes dans un au-delà ◀de▶ toute morale, qui ne saurait être que divin. Ainsi le philtre à la fois rive à la sexualité, qui est une loi ◀de▶ la vie, et contraint à la dépasser dans un hybris libérateur, au-delà du seuil mortel ◀de▶ la dualité, ◀de▶ la distinction des personnes. Ce paradoxe essentiellement manichéen sous-tend l’immense poème du Rhénan.
Gottfried copie Thomas, mais il en fait ce qu’il veut. Il modifie — et nous dressons l’oreille — trois moments décisifs ◀de▶ l’action :
a) il met en relief, non sans férocité, le caractère évidemment blasphématoire ◀de▶ l’épisode du Jugement par le fer rouge ;
b) il remplace la forêt du Morois par une « Grotte ◀d’▶Amour », la Minnegrotte, qui lui permet ◀de▶ comparer l’architecture ◀d’▶une église chrétienne et celle du temple ◀de▶ l’amour ;
c) il décide que le mariage ◀de▶ Tristan avec Iseut aux blanches mains ne fut pas « blanc », mais consommé.
Son long poème inachevé — il nous en reste près de 19 000 vers, mais la mort des amants, quoique annoncée, ne fut jamais écrite — est à la fois plus religieux et plus sensuel que ceux ◀de▶ Béroul et ◀de▶ Thomas. Et surtout, il dit et commente ce que les Bretons montraient sans l’expliquer ni même s’en étonner, apparemment. Il développe et révèle ainsi tout le catharisme latent ◀de▶ la légende sans auteur99.
a) Le « jugement ◀de▶ Dieu » est une coutume barbare, mais l’Église l’admettait au xiie siècle et venait de l’appliquer, précisément, à des femmes ◀de▶ Cologne et ◀de▶ Strasbourg, à juste titre soupçonnées ◀de▶ catharisme. L’épreuve consistait à saisir à main nue une barre ◀de▶ fer portée au rouge : seuls les menteurs ou les parjures étaient brûlés. On sait qu’Iseut, soupçonnée ◀de▶ trahir sa fidélité au roi Marc, s’offre au jugement par un mouvement ◀d’▶orgueil et ◀de▶ défi démesuré. Elle jure n’avoir jamais été dans les bras ◀d’▶un autre homme que son mari, si ce n’est, ajoute-t-elle en riant, dans les bras du pauvre passeur qui vient de l’aider à franchir une rivière : or c’était Tristan déguisé. Elle sort intacte ◀de▶ l’épreuve. Gottfried commente : « Ce fut ainsi chose manifeste et avérée devant tous que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme une simple étoffe… Il se prête et s’adapte à tout, selon le cœur ◀de▶ chacun, à la sincérité comme à la tromperie… Il est toujours ce que l’on veut qu’il soit 100. » L’allusion au « cœur » est nettement dirigée contre Bernard de Clairvaux, dont les écrits étaient si familiers au poète qu’il imite bien souvent leur dialectique ◀de▶ la souffrance, du désir et ◀de▶ l’extase, quitte à en inverser les conclusions : l’extase finale n’aboutit point au jour ◀de▶ Dieu mais à la nuit ◀de▶ la passion, non point au salut ◀de▶ la personne mais bien à sa dissolution.
Tout le passage cité trahit d’ailleurs un virulent ressentiment contre les doctrines orthodoxes qui « plient le Christ comme une simple étoffe » et lui font sanctionner après coup tout ce que condamnent, aux yeux de Gottfried et des hérétiques ◀de▶ son temps, l’Évangile « pur » et la gnose dualiste : le monde manifesté, la chair en général, et dans ce monde l’ordre social du temps (féodal, clérical, et guerrier), et dans cet ordre le mariage.
b) La Minnegrotte nous est décrite comme une église, avec une science réelle du symbolisme liturgique et ◀de▶ l’architecture gothique naissante. Mais sur le lit substitué à l’autel, lit consacré à la déesse Minne comme l’autel catholique au Christ, s’opère le sacrement courtois : les amants « communient » dans la passion. En lieu et place du miracle eucharistique, ◀de▶ la transsubstantiation des espèces matérielles et ◀de▶ la divinisation ◀de▶ celui qui les reçoit, c’est la chair qui se fond avec l’esprit en unité transcendantale. Et ce sont les amants, non les croyants, qui vont être divinisés par la « consommation » (spirituelle ou physique ? l’ambiguïté profonde subsiste ici encore) ◀de▶ la substance ◀de▶ l’Amour. Or cet Amour s’oppose à la ferveur du cœur des clunisiens dans les mêmes termes que l’Éros à l’Agapè… Incompatible au reste, faut-il le préciser, avec cet autre sacrement « perverti » par l’orthodoxie qui l’a socialisé et matérialisé : le mariage unissant deux corps même sans amour, et que les cathares n’ont pas cessé ◀de▶ dénoncer comme jurata fornicatio.
Il paraît au surplus possible ◀de▶ retrouver dans l’épisode ◀de▶ la Minnegrotte toute la dialectique qui sera celle des grands mystiques du xiiie et du xviie siècles : les trois voies purgative, illuminative et unitive sont ici très précisément préfigurées, quoique infléchies ou inverties par l’attitude dualiste et même gnostique101 ◀de▶ Gottfried.
c) Le mariage « consommé » avec la seconde Iseut rétablit le parallèle — évité par Thomas — avec le mariage sans amour ◀d’▶Iseut la Blonde et du roi Marc. L’un et l’autre se voient stigmatisés comme relevant ◀de▶ la nécessité temporelle et physiologique, c’est-à-dire ◀de▶ l’exil des âmes captives dans la prison des corps. C’est ici le jugement ◀de▶ la morale courtoise, dans toute la virulence ◀de▶ son manichéisme, qui triomphe du jugement ◀de▶ l’Église et du siècle, complices aux yeux de Gottfried et des cathares. Mais ceci jette un jour assez étrange sur la nature ◀de▶ la « consommation » érotico-eucharistique opérée dans la Minnegrotte.
Faire l’amour sans aimer selon la courtoisie (ici Minne), céder à la sensualité purement physique, voilà le péché suprême, originel, dans une vision cathare du monde. Aimer ◀de▶ passion pure, même sans contact physique (l’épée entre les corps et les séparations) voilà la suprême vertu, et la vraie voie divinisante. Entre ces deux extrêmes illustrés par le mythe sur l’arrière-plan psychique et religieux du xiie siècle, toutes les confusions ◀de▶ l’amour deviennent mieux que possibles : inévitables. Nous n’en sommes pas sortis au xxe siècle, sinon ce livre n’aurait plus ◀d’▶objet. Mais on peut poser des repères.
Il est bien évident que Gottfried de Strasbourg utilise à son gré la « matière ◀de▶ Bretagne », et catharise le mythe ◀de▶ l’amour-pour-la-mort avec une liberté dont on ignore si elle ne lui a pas coûté la vie. Mais il est non moins clair que le cadre du roman, son intrigue et ses thèmes directeurs, se prêtaient au projet du poète ◀d’▶une manière que l’on doit qualifier ◀de▶ proprement congénitale. Dans son essence, dans sa structure intime, dans son progrès et dans sa forme, non moins que dans son enseignement, le mythe ◀de▶ Tristan se révèle comme foncièrement hérétique et dualiste. Il n’y a pas place, ici, pour le moindre hasard, ni pour cette suspension des conclusions que certains érudits, parfois, semblent confondre avec la « science ».
Tristan est un roman bien plus profondément et plus indiscutablement manichéen que la Divine Comédie n’est thomiste.
Il reste que Gottfried explicite la légende ◀d’▶une manière toute nouvelle et grosse ◀de▶ conséquences. Il préfigure l’espèce ◀de▶ trahison géniale opérée par Wagner six siècles et demi plus tard.
Même si l’on ignorait que la source ◀de▶ Wagner fut le poème ◀de▶ Gottfried, la seule comparaison des textes l’établirait : les petits vers pressés, antithétiques, haletants, du deuxième acte ◀de▶ l’opéra imitent Gottfried jusqu’au pastiche102. Le célèbre duo ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Isolde mêlant leurs noms, niant leurs noms, chantant le dépassement du moi distinct, du temps, ◀de▶ l’espace et du malheur terrestre, est emprunté presque littéralement à divers passages du poème103. Mais bien plus encore que sa forme, c’est le contenu philosophique et religieux du poème ◀de▶ Gottfried que Wagner va ressusciter par l’opération musicale. Le monde créé appartient au démon. Tout ce qui dépend ◀de▶ son empire est donc voué à la nécessité, et les corps sont voués au désir, dont le philtre ◀d’▶amour symbolise l’inéluctable tyrannie. L’homme n’est pas libre. Il est déterminé par le démon. Mais s’il assume son destin ◀de▶ malheur jusqu’à la mort, qui le libère du corps, il peut atteindre au-delà du temps et ◀de▶ l’espace la réalité ◀de▶ l’Amour, cette fusion ◀de▶ deux « moi » cessant ◀de▶ souffrir l’amour : la Joie suprême. Ce que Wagner a repris à Gottfried, c’est tout ce que les Bretons n’avaient pas voulu dire, ou pas su dire, et s’étaient curieusement contentés ◀d’▶illustrer en actions romanesques : la nostalgie religieuse-hérétique ◀d’▶une évasion hors de ce monde mauvais, la sensualité condamnée en même temps que divinisée, l’effort ◀de▶ l’âme pour échapper à l’inordinatio fondamentale du Siècle, à la contradiction tragique entre le Bien — qui ne peut être que l’Amour — et le Mal triomphant dans le monde créé. Ce que Wagner, en somme, a repris ◀de▶ Gottfried, c’est son dualisme foncier. Et c’est par là que son œuvre agit encore sur nous, plus insidieuse et fascinante pour notre sensibilité que la restauration esthétique ◀d’▶un Bédier.
14.
Premières conclusions
Compte tenu du changement ◀de▶ registre qui s’opère dans les expressions poétiques ◀de▶ l’amour courtois, lorsqu’on passe du Midi des troubadours au Nord plus barbare des trouvères, nous sommes en mesure ◀de▶ voir dorénavant dans le chef-d’œuvre ◀de▶ Béroul, Thomas et Gottfried de Strasbourg, l’aboutissement ◀de▶ toutes nos pérégrinations. Les religions antiques, certaines mystiques du Proche-Orient, l’hérésie qui les fit revivre en Languedoc, le contrecoup ◀de▶ cette hérésie dans la conscience occidentale et dans les coutumes féodales, tout cela vient sourdement retentir dans le mythe.
Nous avons donc rejoint le Roman ◀de▶ Tristan et situé sa nécessité à telle date, à l’intersection ◀de▶ telles traditions hérétiques et ◀de▶ telles institutions qui les condamnaient farouchement, les obligeant par cette condamnation à s’exprimer en symboles équivoques et à revêtir la forme ◀d’▶un mythe.
◀De▶ l’ensemble ◀de▶ ces convergences, il est temps ◀de▶ tirer la conclusion : L’amour-passion glorifié par le mythe fut réellement au xiie siècle, date ◀de▶ son apparition, une religion dans toute la force ◀de▶ ce terme, et spécialement une hérésie chrétienne historiquement déterminée.
1° que la passion, vulgarisée ◀de▶ nos jours par les romans et par le film, n’est rien ◀d’▶autre que le reflux et l’invasion anarchique dans nos vies ◀d’▶une hérésie spiritualiste dont nous avons perdu la clef ;
2° qu’à l’origine ◀de▶ notre crise du mariage, il n’y a pas moins que le conflit ◀de▶ deux traditions religieuses, c’est-à-dire une décision que nous prenons presque toujours inconsciemment, en toute ignorance ◀de▶ cause, ◀de▶ fins et ◀de▶ risques encourus, en faveur d’une morale survivante que nous ne savons plus justifier.
Il s’en faut d’ailleurs ◀de▶ beaucoup que la passion et le mythe ◀de▶ la passion n’agissent que dans nos vies privées.
La mystique ◀d’▶Occident est une autre passion dont le langage métaphorique est parfois étrangement semblable à celui ◀de▶ l’amour courtois.
Nos grandes littératures sont pour une bonne partie des laïcisations du mythe, ou comme je préfère le dire : des « profanations » successives ◀de▶ son contenu et ◀de▶ sa forme.
Enfin, la guerre, en Occident, et toutes les formes militaires, jusque vers 1914, ont gardé par le fait ◀de▶ leur origine chevaleresque — et pour d’autres raisons peut-être — un parallélisme constant avec l’évolution du mythe.