Livre IV
Le mythe dans la▶ littérature
On reconnaîtra maintenant ce qu’est ◀le▶ péché ou comment procède ◀le▶ péché. C’est lorsque ◀la▶ volonté humaine se sépare ◀de▶ Dieu pour être une volonté à soi, qu’elle suscite sa propre ardeur et brûle ◀de▶ sa propre affection, ardeur qui lui est propre et qui n’a rien à voir avec ◀l’▶ardeur divine.
Jacob Boehme.
1.
D’une influence précise ◀de▶ ◀la▶ littérature sur ◀les▶ mœurs
◀D’▶une manière générale, il est bien difficile ◀de▶ vérifier ◀l’▶influence des arts sur ◀la▶ vie quotidienne ◀d’▶une époque. « ◀La▶ musique adoucit ◀les▶ mœurs ? » Je n’en sais rien, et personne ne saurait ◀le▶ démontrer. Et ◀la▶ peinture, quelle peut bien être son action ? ◀L’▶architecture, au moins, nous pouvons ◀l’▶habiter, mais là n’est pas son caractère ◀d’▶art. De même pour telle ou telle philosophie. Mais ◀le▶ cas est tout différent lorsqu’il s’agit ◀d’▶une littérature dont on peut démontrer, historiquement, qu’elle a donné sa langue à ◀la▶ passion.
Si ◀la▶ littérature peut se vanter ◀d’▶avoir agi sur ◀les▶ mœurs ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est à coup sûr à notre mythe qu’elle ◀le▶ doit. ◀D’▶une manière plus précise : c’est à ◀la▶ rhétorique du mythe, héritage ◀de▶ ◀l’▶amour provençal. Il n’est pas nécessaire ◀de▶ supposer ici quelque pouvoir magique des sons et du langage sur nos actes. ◀L’▶adoption ◀d’▶un certain langage conventionnel entraîne et favorise naturellement ◀l’▶essor des sentiments latents qui se trouvent ◀les▶ plus aptes à s’exprimer ◀de▶ ◀la▶ sorte. C’est dans ce sens que ◀l’▶on peut dire après ◀La▶ Rochefoucauld : peu ◀d’▶hommes seraient amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler ◀d’▶amour.
Passion et expression ne sont guère séparables. ◀La▶ passion prend sa source dans cet élan ◀de▶ ◀l’▶esprit qui par ailleurs fait naître ◀le▶ langage. Dès qu’elle dépasse ◀l’▶instinct, dès qu’elle devient vraiment passion, elle tend du même mouvement à se raconter elle-même, que ce soit pour se justifier, pour s’exalter, ou simplement pour s’entretenir. (◀Le▶ double sens est significatif.) En ce domaine, il est aisé ◀de▶ vérifier. ◀Les▶ sentiments qu’éprouvent ◀l’▶élite, puis ◀les▶ masses par imitation, sont des créations littéraires en ce sens qu’une certaine rhétorique est ◀la▶ condition suffisante ◀de▶ leur aveu, donc ◀de▶ leur prise de conscience. À défaut de cette rhétorique, ces sentiments existeraient sans doute, mais ◀d’▶une manière accidentelle, non reconnue, à titre ◀d’▶étrangetés inavouables, en contrebande. Mais on a toujours vu que ◀l’▶invention ◀d’▶une rhétorique faisait foisonner rapidement certaines puissances latentes du cœur. ◀L’▶apparition ◀de▶ Werther par exemple a produit une vague ◀de▶ suicides. Rousseau fit boire du lait à toute ◀la▶ cour ◀de▶ France, et René désola plusieurs générations. C’est que pour admirer ◀la▶ nature simple, pour accepter certaines mélancolies, et même pour se suicider, il faut être en mesure « ◀d’▶expliquer » à soi-même ou aux autres ce qu’on sent. Plus un homme est sentimental, plus il y a ◀de▶ chances qu’il soit verbeux et bien disant.
Et de même, plus un homme est passionné, plus il y a ◀de▶ chances qu’il réinvente ◀les▶ figures ◀de▶ ◀la▶ rhétorique ; qu’il redécouvre leur nécessité ; qu’il se modèle spontanément à ◀la▶ ressemblance du « sublime » qu’elles ont su rendre inoubliable.
C’est pourquoi ◀l’▶on n’aura pas grand-peine à jalonner ◀l’▶évolution du mythe courtois dans ◀la▶ morale des peuples ◀d’▶Occident : ◀l’▶on peut admettre qu’elle est parallèle à ses métamorphoses littéraires. (Moyennant, cela va de soi, certains retards et simplifications.)
En esquissant ◀la▶ courbe ◀de▶ ◀la▶ mystique classique, nous avons pu décrire une assomption du mythe. C’était ◀la▶ voie montante et elle nous a conduits à une dissolution libératrice du « charme ». ◀La▶ littérature, au contraire, est ◀la▶ voie qui descend aux mœurs. C’est donc ◀la▶ vulgarisation du mythe, ou pour mieux dire : sa « profanation135 » que nous allons décrire maintenant.
2.
Les deux Roses
◀Le▶ meilleur point ◀de▶ départ nous est donné par ◀le▶ Roman ◀de▶ ◀la▶ Rose, écrit entre ◀les▶ années 1237 et 1280 environ. Il y a cent ans, ou presque, que Béroul et Thomas ont composé ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan. ◀La▶ croisade des albigeois a saccagé ◀la▶ civilisation courtoise du Languedoc, dispersant ◀les▶ derniers troubadours. Que va devenir ◀la▶ tradition ◀d’▶Amour ?
Il semble bien que dès ◀le▶ xive siècle, ◀les▶ hérétiques répandus désormais dans toute ◀l’▶Europe, où ◀l’▶Église ◀les▶ traque, aient cessé ◀de▶ recourir à ◀l’▶expression littéraire ◀de▶ leur religion. ◀Le▶ catharisme se cachera désormais dans ◀les▶ couches profondes et muettes des peuples, là où ◀la▶ vie sociale ne se prête plus aux formes nobles, ne fournit plus ◀les▶ beaux symboles ◀de▶ ◀la▶ grande féodalité. Ce mutisme, d’ailleurs, n’arrête pas son progrès.
◀L’▶Église ◀d’▶Amour donnera naissance à ◀d’▶innombrables sectes plus ou moins secrètes, plus ou moins révolutionnaires, et dont ◀les▶ traits constants témoignent ◀d’▶une origine commune, ◀d’▶une tradition fidèlement conservée. Toutes ces sectes en effet sont caractérisées par leur opposition au dogme trinitaire (du moins sous sa forme orthodoxe) ; par leur spiritualisme exalté ; par leur doctrine ◀de▶ ◀la▶ « joie rayonnante » ; par leur refus des sacrements et du mariage ; par leur condamnation absolue ◀de▶ toute participation aux guerres ; par leur anticléricalisme ; par leur goût ◀de▶ ◀la▶ pauvreté et ◀de▶ ◀l’▶ascèse (végétarisme) ; enfin par leur esprit égalitaire, allant parfois jusqu’à un communisme total.
Nous retrouvons cet ensemble ◀de▶ traits non seulement chez ◀les▶ frères du Libre-Esprit et ◀les▶ ortliebiens rhénans — qui furent peut-être en rapport avec ◀les▶ Vaudois, voisins des cathares — non seulement chez ◀les▶ Vaudois eux-mêmes, chez ◀les▶ disciples ◀de▶ Joachim de Flore, chez ◀les▶ béguines et ◀les▶ béguards des Pays-Bas136, chez ◀les▶ lollards anglais, chez les premiers frères moraves (sinon chez ◀les▶ hussites), mais aussi chez ◀les▶ hérétiques des Églises réformées : Schwenckfeldt, Weigel, ◀les▶ anabaptistes, ◀les▶ mennonites… Luther, Calvin et Zwingli combattirent ces dissidents avec une violence qui rappelle ◀les▶ procédés ◀de▶ Rome contre ses propres sectes. Mais ils ne purent ou ne voulurent ◀les▶ anéantir totalement : ◀de▶ nos jours, on retrouve çà et là des communautés mennonites mêlées ◀d’▶éléments russes — doukhobors et khlystis — au Canada et jusqu’au Paraguay. Leur conception ◀de▶ ◀l’▶amour n’a pas varié.
Plusieurs auteurs ont supposé qu’une élite cléricale du Moyen Âge fut initiée à ces doctrines. Ainsi pensent-ils expliquer mieux certaines obscurités ◀de▶ ◀la▶ littérature émanée des cercles franciscains et même parfois dominicains. J’avoue que ◀l’▶extension du langage même des cathares peut induire à des rapprochements souvent troublants : nous ◀l’▶avons vu à propos des mystiques. Mais en ◀l’▶absence ◀de▶ preuves presque impossibles à établir, je m’en tiendrai à un jugement certainement vrai pour la plupart des cas ; dès ◀le▶ xive siècle, ◀la▶ littérature courtoise s’est détachée ◀de▶ ses racines mystiques ; elle s’est alors trouvée réduite à une simple forme ◀d’▶expression, c’est-à-dire à une rhétorique. Mais automatiquement, cette rhétorique tendait à idéaliser ◀les▶ objets tout profanes qu’elle décrivait. Ce procédé, bientôt ressenti comme tel, devait engendrer normalement une réaction dite « réaliste ». Double mouvement dont ◀le▶ Roman ◀de▶ ◀la▶ Rose nous donne ◀l’▶illustre témoignage.
◀La▶ Rose de Guillaume de Lorris — dans la première partie du roman, dite courtoise — c’est ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ femme idéale, vraie femme déjà mais femme inaccessible dans son jardin givré ◀d’▶allégories. Danger, Male-Bouche et Honte défendent Bel Accueil contre ◀les▶ entreprises des galants. ◀L’▶obstacle à ◀l’▶union amoureuse est figuré par ◀l’▶exigence morale, et non plus du tout religieuse. Ce n’est plus une ascèse mystique, mais un raffinement ◀de▶ ◀l’▶esprit, qui doit amener ◀l’▶amant à mériter ◀le▶ don.
Au contraire, pour Jean de Meung, qui terminera ◀le▶ Roman, ◀la▶ Rose n’est plus que ◀la▶ volupté physique. ◀Le▶ réalisme ◀le▶ plus franc succède aux fadaises ◀de▶ Lorris, ◀le▶ sensualisme au platonisme, ◀le▶ cynisme à ◀l’▶exaltation. ◀La▶ Rose est emportée ◀de▶ haute lutte. ◀La▶ Nature triomphe ◀de▶ ◀l’▶Esprit, et ◀la▶ raison ◀de▶ ◀la▶ passion.
Chacune ◀de▶ ces parties aura sa descendance. ◀De▶ Lorris, nous irons par Dante — qui peut-être ◀le▶ traduisit — jusqu’à Pétrarque et bien au-delà : jusqu’aux romans allégoriques du xviie , jusqu’à ◀la▶ Nouvelle Héloïse… Et par Jean de Meung, ◀la▶ tradition antique — celle qui condamne ◀la▶ passion comme une « maladie ◀de▶ ◀l’▶âme » — se transmettra aux parties basses ◀de▶ ◀la▶ littérature française : gauloiserie, gaillardise, rationalisme, polémique, misogynie curieusement exaspérée, naturalisme et réduction ◀de▶ ◀l’▶homme au sexe. C’est ◀la▶ défense normale que ◀l’▶homme païen oppose au mythe ◀de▶ ◀l’▶amour malheureux. (Peut-être, pratiquement, est-elle bien proche ◀d’▶une vision chrétienne réaliste. Nous aurons ◀l’▶occasion ◀d’▶y revenir.)
3.
Sicile, Italie, Béatrice et Symbole
Alentour ◀de▶ ◀l’▶an 1200, une solide amitié se noue entre Rambaut de Vaqueiras, troubadour languedocien, et ◀le▶ puissant marquis Alberto Malaspina. Il semble bien qu’un courant très direct ◀d’▶échanges « littéraires » — si ◀l’▶on veut — unisse ◀le▶ Midi de la France à ◀la▶ Lombardo-Vénétie. Une fois de plus, ◀la▶ carte ◀de▶ ◀l’▶influence des troubadours se confond avec celle des hérésies. Un peu plus tard, ◀le▶ mouvement franciscain naîtra ◀d’▶une conjonction semblable entre ◀les▶ « spirituels » (mais dans ◀l’▶Église) et ◀les▶ poètes.
Cependant qu’autour de Palerme, où Frédéric II tient sa cour, fleurit ◀l’▶école dite des Siciliens. Dans quelle mesure cette poésie courtoise du Sud s’inspira-t-elle des troubadours ? ◀La▶ question est encore obscure. On ne trouve à ◀la▶ cour ◀de▶ Palerme qu’un seul poète provençal, et Frédéric persécute ◀l’▶hérésie. De même, on peut se demander dans quelle mesure ◀les▶ Siciliens « savaient » encore ce qu’est ◀l’▶Amour. N’avaient-ils retenu du trobar clus que ◀le▶ procédé mystifiant ? On serait assez tenté ◀de▶ ◀le▶ croire, lorsqu’on voit Dante et son ami Cavalcanti s’élever contre leur maître Guittone d’Arezzo, et railler ses disciples : « Sectateurs ◀de▶ ◀l’▶ignorance, aveugles qui veulent juger des couleurs, oies essayant ◀de▶ rivaliser avec ◀l’▶aigle… »
Au Purgatoire, Dante rencontre un ◀de▶ ces pasticheurs infatigables, Bonagiunta de Lucques. Bonne occasion ◀de▶ définir ◀le▶ dolce stil nuovo, ◀le▶ style savant et caressant que ◀l’▶école du Nord — novatrice mais qui revient aux origines valables — oppose à ces rhétoriqueurs.
Ce qui est frappant dans cette nouvelle école, c’est qu’elle rénove consciemment ◀le▶ langage symbolique des troubadours. ◀Les▶ Siciliens étaient tombés dans un douteux allégorisme : ils parlaient ◀de▶ ◀la▶ dame comme ◀d’▶une femme réelle, ce n’était plus que galanterie mais froide et stéréotypée. Dante et Cavalcanti, d’autres encore, demandaient plus ◀de▶ sincérité et plus ◀de▶ chaleur amoureuse, mais en même temps, ils savent et disent (dans ce dire est ◀la▶ nouveauté) que ◀la▶ Dame est purement symbolique.
Tel est ◀le▶ secret paradoxal ◀de▶ ◀l’▶amour courtois : guindé et froid quand il ne vante que ◀la▶ femme, mais tout ardent ◀de▶ sincérité quand il célèbre ◀la▶ Sagesse ◀d’▶amour : c’est là vraiment que bat son cœur. Et Dante n’est jamais plus passionné qu’en chantant ◀la▶ Philosophie, si ce n’est quand elle devient ◀la▶ Science sacrée.
Sincérité bien propre aux troubadours, et toute contraire à celle qu’un moderne imagine ! Dante ◀la▶ définira dans son Banquet, comme ◀le▶ secret qu’il faut voiler ◀d’▶un « beau mensonge ». ◀Les▶ cathares savaient bien tout cela. Mais notons qu’ils ne ◀l’▶ont jamais dit137.
C’est parce que Dante et ses amis sont amenés à définir leur art, qu’on surprend mieux qu’ailleurs chez ◀les▶ poètes italiens ◀le▶ vrai mystère des troubadours, de même que c’est au crépuscule que se révèlent ◀les▶ sept couleurs dont ◀le▶ grand jour faisait une seule lumière, trompeuse à force ◀d’▶évidence. Maintenant nous pouvons distinguer ◀les▶ thèmes que ◀le▶ trobar mêlait dans ◀la▶ naïve transparence ◀de▶ ses symboles.
Voici ◀les▶ derniers Siciliens. Cette plainte ◀de▶ Jacques de Lentino :
Mon cœur souvent meurt, et plus douloureusement que ◀de▶ mort naturelle, pour vous Dame qu’il désire et aime plus que lui-même…
J’ai en moi un feu, qui je ◀le▶ crois, jamais ne pourra s’éteindre… Pourquoi ne me consume-t-il point ?
Dante de même :
Amour qui, dans ma pensée, me parle ◀de▶ ma Dame avec grand désir, souvent m’entretient ◀de▶ choses telles qu’à leur sujet mon intelligence s’égare. Son langage résonne avec tant de douceur que ◀l’▶âme qui ◀l’▶écoute et ◀l’▶entend s’écrie : — Malheureuse que je suis ! Je ne suis pas capable ◀de▶ répéter ce que j’entends dire ◀de▶ ma Dame !
Et qui douterait encore ◀de▶ ◀la▶ signification symbolique ◀de▶ ◀la▶ Dame, lorsqu’un Guido Guinizelli en parle comme du principe ◀de▶ « notre foi » :
Elle passe par ◀le▶ chemin, si pleine ◀de▶ grâce et ◀de▶ noblesse qu’elle abaisse ◀l’▶orgueil ◀de▶ celui qu’elle salue [auquel elle donne son salut] et, s’il n’est déjà ◀de▶ notre foi, ◀l’▶y amène.
Faut-il penser que Dante n’est qu’un blasphémateur lorsqu’il écrit au seuil ◀de▶ ◀la▶ Vita Nuova, cette strophe au sublime départ :
Un ange crie en ◀l’▶Intelligence divine et dit : — Seigneur, dans ◀le▶ monde se voit une merveille en ◀l’▶acte qui procède ◀d’▶une âme qui jusqu’ici rayonne. ◀Le▶ Ciel, qui ne manque que ◀d’▶une chose — c’est ◀de▶ ◀l’▶avoir —, à son Seigneur ◀la▶ demande, et tous ◀les▶ Saints implorent cette faveur. Seule, Pitié prend notre parti, car Dieu dit, et c’est ◀de▶ ma Dame qu’il entend parler : — Mes bien-aimés, ores souffrez en paix que votre espérance demeure, autant qu’il me plaira, là où se trouve plus ◀d’▶un qui s’attend à ◀la▶ perdre et qui dira dans ◀l’▶enfer : — Ô maudits, j’ai vu ◀l’▶espérance des bienheureux !
S’agit-il donc ◀de▶ Béatrice comme femme ? Est-ce sa présence que tous ◀les▶ saints implorent et qui serait « ◀l’▶espérance des bienheureux » ? Ou s’agit-il plutôt ◀de▶ ◀l’▶Esprit saint soutenant son Église par ◀la▶ charité du Christ — (◀la▶ Pitié) — jusqu’à ce que tous aient pu recevoir ◀la▶ Vie nouvelle138 ?
Ce qui doit paraître ici-bas blasphématoire, c’est ◀l’▶équivoque malgré tout maintenue. ◀D’▶où ◀le▶ débat qui oppose Orlandi et Cavalcanti : il s’agirait ◀de▶ définir enfin ce dont on parle. « Cet Amour est-il vie ou mort ? » demande courageusement le premier. Et le second répond : « Du pouvoir ◀de▶ ◀l’▶amour provient souvent ◀la▶ mort… ◀L’▶amour existe lorsque ◀le▶ désir est si grand qu’il dépasse ◀les▶ limites ◀de▶ ◀l’▶amour naturel… Comme il ne provient point ◀de▶ ◀la▶ qualité, il réfléchit perpétuellement sur lui-même son propre effet. Il n’est point un plaisir, mais une contemplation. »
Aucun doute ne demeure possible : ◀l’▶Amour est ◀la▶ passion mystique. Mais encore faut-il définir ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶amour naturel dans cette perspective céleste. C’est ce qu’a fait Davanzati, vers ◀la▶ fin du xiiie siècle, exprimant dans une petite fable ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀l’▶amour qu’il chante et ◀le▶ danger ◀de▶ s’arrêter aux formes terrestres qui n’en sont qu’un reflet :
De même que ◀la▶ tigresse, dans sa grande douleur, se soulage en regardant un miroir et croit y voir ◀l’▶image ◀de▶ ses petits qu’elle va cherchant : par ce plaisir elle oublie ◀le▶ chasseur, et reste là, et ne poursuit point ; de même celui qui est pénétré ◀d’▶amour puise ◀la▶ vie dans ◀la▶ contemplation ◀de▶ sa dame, car ainsi il soulage sa grande peine… Mais ◀la▶ dame n’a point ◀le▶ cœur pitoyable, ◀le▶ jour passe et ◀l’▶espoir est déçu !
Ici ◀la▶ Dame au cœur impitoyable est bien ◀la▶ femme qui détourne ◀l’▶Amour à son profit. Dans un Bestiaire moralisé ◀de▶ cette époque, je trouve ◀la▶ même fable, avec cette conclusion :
Ce fauve, à mon avis, c’est nous ; ses petits, qu’un chasseur lui a pris, ce sont ◀les▶ vertus, et ◀le▶ chasseur c’est ◀le▶ démon, qui nous fait voir ce qui n’est pas. ◀De▶ là vient que bien des hommes ont péri pour avoir tardé ◀d’▶aller vers ◀le▶ Seigneur.
◀Le▶ temps venait où ◀les▶ poètes succomberaient aux charmes du miroir et ◀de▶ ◀la▶ rhétorique profanée. Nous allons voir Pétrarque se laisser prendre « à ce qui n’est pas », c’est-à-dire à ◀l’▶image ◀de▶ sa Laure, qui trop longtemps — comme il gémit plus tard — ◀le▶ retiendra ◀d’▶« aller vers ◀le▶ Seigneur ».
4.
Pétrarque, ou ◀le▶ rhéteur converti
Aimer une chose mortelle avec une foi
Qui à Dieu seul est due et à lui seul convient…
« Tout le monde, et sur ◀le▶ moindre rocher que trempe ◀la▶ mer, sait qu’un homme a été superlativement amoureux et c’est Pétrarque. Et ce qu’il y a ◀de▶ mieux, c’est que c’est vrai… Qu’appelle-t-on un homme simplement amoureux ? Rien ◀d’▶analogue. Lui ◀l’▶était ◀d’▶une façon extraordinaire, incendiaire, solaire139. »
Voilà ce qui doit étonner chez Pétrarque : cette inoubliable passion animant pour la première fois ◀les▶ symboles des troubadours ◀d’▶un souffle parfaitement païen, et non plus du tout hérétique ! On est aux antipodes du Dante, mais aussi des rhéteurs qu’il attaquait. ◀Le▶ « secret » dont je parlais plus haut s’est volatilisé : il ne joue plus. ◀Le▶ langage ◀de▶ ◀l’▶Amour est enfin devenu ◀la▶ rhétorique du cœur humain. Cette « profanation » radicale doit faire naître, on a vu pourquoi (au livre II), une poésie plus adéquate que nulle autre à servir ◀la▶ mystique orthodoxe. Et cette dernière ne manquera pas ◀d’▶y puiser ses meilleures métaphores. En vérité, ◀la▶ tentation était trop forte. (On en jugera par quelques exemples mis en note, et à vrai dire choisis presque au hasard.)
Voici ◀le▶ Sonnet du premier anniversaire ◀de▶ ◀l’▶amour ◀de▶ Pétrarque pour Laure :
Où si haut visèrent mes yeux,Et je dis : Ô mon âme, il te faut rendre grâceQui te pousse au ciel par un droit sentier
Où Pétrarque triomphe, c’est quand il prend la harpe ◀de▶ Tristan141, c’est dans ◀le▶ cri ◀de▶ ◀la▶ « torture délicieuse », du mal aimé, du plaisir qui consume :
Ô tendres, angéliques étincelles, béatitudesQui doucement me consume et détruit.
Ô mort vivante, ô mal délicieux142Comment as-tu sur moi tel pouvoir, si je n’y consens !Parmi vents si contraires, sur une frêle barqueJe me trouve sans gouvernail en haute mer.(Sonnet 132)
Nous connaissons bien cette barque — où comme l’autre il emporte sa lyre — et ce « pouvoir » dont il se plaint tout en sachant qu’il ◀l’▶a voulu fatal :
Et pour que mon martyre au port jamais n’arriveMille fois chaque jour je meurs, mille je nais…143.(Sonnet 164.)
Ailleurs, il parle ◀de▶ Laure comme ◀de▶ sa « bien-aimée ennemie », et gémit, tel Tristan se séparant ◀d’▶Iseut lorsqu’il ◀la▶ rend à son époux :
Ô dure départie(Sonnet 254.)
Car ◀les▶ yeux ◀de▶ Laure présente
Mais présente ou absente — ici encore —, ◀la▶ femme ne sera jamais que ◀l’▶occasion ◀d’▶une torture qu’il préfère à tout :
Je sais, suivant mon feu partout où il me fuit,
Tout ◀l’▶amour romantique est dans ce dernier vers. Et ◀le▶ secret ◀de▶ cette mélancolie, Pétrarque a su ◀l’▶analyser mieux que ◀les▶ plus lucides victimes ◀de▶ ce que ◀l’▶on baptisera plus tard ◀le▶ mal du siècle :
Des autres passions, je ressens des assauts fréquents, mais courts, momentanés. Ce mal-là au contraire, me saisit quelquefois avec une ténacité telle qu’il m’enlace et me torture des journées et des nuits entières. Et ces moments-là, pour moi, ne ressemblent plus à ◀la▶ lumière et à ◀la▶ vie : c’est une nuit infernale et une cruelle mort. Et pourtant ! (voici bien ce qu’on peut appeler ◀le▶ comble des misères !) je me repais ◀de▶ ces peines et ◀de▶ ces douleurs-là avec une sorte ◀de▶ volupté si poignante que, si ◀l’▶on vient m’en arracher, c’est malgré moi !145 »
Et saint Augustin, avec lequel Pétrarque tient ce dialogue fictif, lui répond :
« Tu connais très bien ton mal. Tout à ◀l’▶heure, tu en sauras ◀la▶ cause. Dis-moi : qu’est-ce qui te rend triste à ce point ? Est-ce bien ◀le▶ cours des choses ◀de▶ ce monde ? Est-ce une douleur physique, ou bien quelque rigueur injuste ◀de▶ fortune ?
C’est ◀le▶ « vague des passions » préromantique. Et voici ◀l’▶appel à ◀la▶ mort :
(Chanson 72.)
◀La▶ « nuit infernale » devient ◀le▶ Jour, ◀la▶ « cruelle mort » une Vie nouvelle, et pour qu’à ◀la▶ passion ne manque pas ◀le▶ sublime, voici ◀la▶ divinisation. Pétrarque demande comment il se peut faire qu’il vive encore, quoique séparé ◀de▶ sa dame :
Mais Amour me répond : ne te souvient-il pas
Puis il y eut cette fameuse ascension au Ventoux, qui lui donna beaucoup à réfléchir. Il y eut surtout, en 1348, ◀la▶ grande peste noire qui ravagea ◀l’▶Europe : et voilà qui rappelle au poète que ses « qualités ◀d’▶homme » ◀le▶ lient ◀de▶ fait à une condition pitoyable. C’est ce qu’il dit dans sa Chanson ◀de▶ ◀la▶ Grande Peste, chef-d’œuvre inégalé ◀de▶ ◀l’▶examen ◀de▶ conscience :
Je vais pensant — et en pensant m’assaillequ’elle me conduit souventà d’autres pleurs que ceux dont j’eus coutume :à Dieu mille fois j’ai demandé ces ailesprison, pourrait s’enlever mon esprit au ciel.Mais cela, jusqu’alors, à rien ne m’a servi…
Prends ton parti avec prudence ! Prends !
Il n’a que trop longtemps mis son espoir en « cette fausse douceur fugitive » qu’est ◀l’▶amour idéalisé.
Et je me sens au cœur venir, heure par heure,une belle colère, âpre et sévèrequi fait que tout penser secretaimer une chose mortelle, avec une foiqui à Dieu seul est due et à lui seul convientest plus interdit à qui plus désire honneur !
Mais comment s’arracher à cet amour blasphématoire, à ce besoin dément
◀La▶ lucidité même ◀d’▶un tel cri, où s’avoue le dernier secret du mythe courtois, c’est ◀le▶ signe ◀d’▶une grâce reçue. Ce qui peut arracher à ◀l’▶espoir vain, c’est ◀la▶ foi seule dans ◀le▶ pardon. Voici ◀la▶ conversion ◀de▶ ◀l’▶espérance qui trouve enfin son objet véritable :
Or lève-toi vers un espoir plus heureux –Immortel et paré !votre désir s’apaisepar un coup d’œil, une parole, une chanson –si ce plaisir est jà si grand… quel sera l’autre !
5.
Un idéal à rebours : ◀la▶ gauloiserie
Imposer un style à ◀la▶ vie des passions — ce rêve ◀de▶ tout ◀le▶ Moyen Âge païen tourmenté par ◀la▶ loi chrétienne —, c’est ◀la▶ secrète volonté qui devait donner naissance au mythe. Mais ◀la▶ confusion ◀de▶ ◀la▶ foi, « qui à Dieu seul est due et à lui seul convient », avec ◀l’▶amour ◀d’▶« une chose mortelle », en fut ◀la▶ conséquence inévitable. Et c’est bien ◀de▶ cette confusion — non ◀de▶ ◀la▶ doctrine orthodoxe — que devait résulter ◀l’▶opposition tragique du corps et ◀de▶ ◀l’▶âme. C’est ◀la▶ tendance ascétique, orientale — ◀le▶ monachisme vient ◀d’▶Orient — c’est ◀la▶ tendance hérétique des « parfaits » qui inspira ◀la▶ poésie courtoise. C’est donc bien elle, qui, peu à peu, contamina par ◀le▶ moyen ◀d’▶une littérature idéalisante, ◀l’▶élite ◀de▶ ◀la▶ société médiévale. ◀D’▶où ◀la▶ réaction « réaliste » qui ne pouvait manquer ◀de▶ s’ensuivre. Elle fut surtout sensible dans ◀la▶ bourgeoisie.
Dès ◀le▶ début du xiie siècle, en plein triomphe ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, ◀l’▶on voit paraître cette tendance contraire, celle qui glorifiera ◀la▶ volupté avec ◀le▶ même excès, exactement, que l’autre apporte à glorifier ◀la▶ chasteté. Fabliaux contre poésie, cynisme contre idéalisme.
◀Le▶ Débat ◀de▶ ◀l’▶âme et du corps qui date précisément ◀de▶ cette époque est le premier témoignage ◀d’▶un conflit que ◀le▶ mariage chrétien était censé résoudre. On y voit ◀l’▶âme récemment séparée ◀de▶ son corps adresser à son compagnon ◀les▶ reproches ◀les▶ plus amers : c’est lui qui aurait causé sa damnation. Mais ◀le▶ corps lui retourne ◀l’▶accusation (il n’a pas tort.) Ainsi vont-ils, récriminant trop tard, au-devant du supplice éternel.
Issus ◀de▶ ce ressentiment du corps, ◀les▶ fabliaux eurent un immense succès (auprès du même public, souvent, que ◀les▶ romans idéalistes). C’étaient des historiettes grivoises colportées et reprises, avec des variantes infinies, par toute ◀l’▶Europe médiévale. ◀Les▶ fabliaux annoncent ◀le▶ roman comique, qui annonce ◀le▶ roman ◀de▶ mœurs, qui annonce ◀le▶ naturalisme polémique du dernier siècle. Mais je ne crois pas qu’ils se soient engendrés en ligne directe. Chaque moment ◀de▶ cette progression vers ◀le▶ « vrai » se trouve lié, plus étroitement qu’au précédent, à un moment correspondant ◀de▶ ◀la▶ progression vers ◀le▶ « précieux », et c’est ◀de▶ cela qu’il naît, par réaction. Charles Sorel naît ◀de▶ ◀l’▶Astrée, non des fabliaux ; ◀la▶ Marianne de Marivaux naît des comédies ◀de▶ Marivaux, non ◀de▶ Sorel ; et Zola naît ◀de▶ ◀la▶ décomposition du romantisme, au moins autant, si ce n’est beaucoup plus, que ◀de▶ Balzac (considéré alors comme réaliste).
Pour en revenir au xiiie siècle, a-t-on bien vu que ◀la▶ littérature sensuelle et volontiers pornographique des fabliaux souffre du même irréalisme, en fin de compte, que ◀l’▶idéal des épopées courtoises ? Il me paraît que ◀la▶ « gauloiserie » n’est qu’un pétrarquisme à rebours.
« On aime à opposer — écrit J. Huizinga147 — ◀l’▶esprit gaulois aux conventions ◀de▶ ◀l’▶amour courtois et à y voir ◀la▶ conception naturaliste ◀de▶ ◀l’▶amour, en opposition avec ◀la▶ conception romantique. Or ◀la▶ gauloiserie, aussi bien que ◀la▶ courtoisie, est une fiction romantique. ◀La▶ pensée érotique, pour acquérir une valeur ◀de▶ culture, doit être stylisée. Elle doit représenter ◀la▶ réalité complexe et pénible sous une forme simplifiée et illusoire. Tout ce qui constitue ◀la▶ gauloiserie : ◀la▶ licence fantaisiste, ◀le▶ dédain ◀de▶ toutes ◀les▶ complications naturelles et sociales ◀de▶ ◀l’▶amour, ◀l’▶indulgence pour ◀les▶ mensonges et ◀les▶ égoïsmes ◀de▶ ◀la▶ vie sexuelle, ◀la▶ vision ◀d’▶une jouissance infinie, tout cela ne fait que donner satisfaction au besoin humain ◀de▶ substituer à ◀la▶ réalité ◀le▶ rêve ◀d’▶une vie plus heureuse. C’est encore une aspiration à ◀la▶ vie sublime, tout comme l’autre, mais cette fois du côté animal. C’est un idéal quand même : celui ◀de▶ ◀la▶ luxure. »
Ce lien profond ◀de▶ ◀la▶ gauloiserie et ◀de▶ ◀l’▶amour alambiqué, on ◀le▶ surprend dans une satire du xiiie siècle intitulée ◀l’▶Évangile des femmes : c’est une suite ◀de▶ quatrains dont ◀les▶ trois premiers vers exaltent ◀la▶ femme selon ◀le▶ mode courtois, tandis que le quatrième réfute ◀d’▶un trait brutal ces éloges. Autre complicité : ◀la▶ gauloiserie démolit ◀le▶ mariage par en bas, alors que ◀la▶ chevalerie ◀le▶ ridiculisait ◀d’▶en haut, comme on peut ◀le▶ voir, entre autres, dans ◀le▶ Dit ◀de▶ Chiceface. Chiceface est ◀le▶ monstre fabuleux qui ne se nourrit que ◀de▶ femmes fidèles, aussi est-il ◀d’▶une maigreur effroyable, tandis que son confrère Bigorne, lequel ne mange que ◀les▶ maris soumis, est ◀d’▶un embonpoint sans pareil.
Parallèlement à ces deux courants issus du mythe, notons ◀la▶ réaction des clercs : c’est encore ◀le▶ chanoine Pétrarque qui lui montre ◀la▶ voie, en consacrant ses derniers chants à ◀la▶ louange ◀de▶ ◀la▶ Vierge — Notre Dame opposée à « ma » dame — mais sans varier ◀le▶ moins du monde ses lieux communs ◀de▶ poésie courtoise148. Dante a vengé ◀d’▶avance ◀les▶ troubadours en mettant en Enfer des « chevaliers ◀de▶ Marie », moines italiens appelés aussi « chevaliers joyeux » à cause de leur vie dissolue, et malgré leur saint patronage.
6.
Suite ◀de▶ ◀la▶ chevalerie, jusqu’à Cervantès
◀L’▶influence du roman breton est attestée par des centaines ◀de▶ textes à travers ◀les▶ xiiie , xive et xve siècles. Elle couvre ◀la▶ même étendue que ◀l’▶influence des troubadours : ◀l’▶Europe entière. ◀Les▶ minnesänger (chanteurs ◀de▶ ◀l’▶Amour) en Allemagne sont nourris ◀de▶ légendes cathares149 et par ailleurs ne font qu’adapter du français ◀les▶ récits ◀de▶ Chrétien de Troyes. On traduit ◀le▶ roman ◀de▶ Tristan dans toutes ◀les▶ langues ◀d’▶Occident. ◀L’▶Anglais Thomas Malory, à ◀la▶ fin du xve siècle, en refait une version en prose. Dante considère ◀le▶ cycle épique et romanesque ◀de▶ ◀la▶ France du Nord comme ◀le▶ modèle universel ◀de▶ toute prose narrative, et Brunetto Latini extrait ◀de▶ Tristan (dans sa Rhétorique) ◀le▶ portrait ◀de▶ ◀la▶ femme idéale.
◀De▶ là, jusqu’au fond ◀de▶ ◀la▶ Norvège, ◀de▶ ◀la▶ Russie, ◀de▶ ◀la▶ Hongrie et des Espagnes, ◀d’▶innombrables imitations, dont ◀les▶ Amadis portugais (puis espagnols, puis français) nous offrent ◀le▶ meilleur exemple au xve et au xvie siècles.
Par un phénomène remarquable, mais auquel on pouvait s’attendre, certains auteurs ◀de▶ ces imitations se trouvent amenés à redécouvrir ◀le▶ sens original des légendes mystiques. Mais alors ils ne peuvent se servir que ◀d’▶une mythologie toute catholique — soit prudence ou incompréhension — assez incompatible, on ◀l’▶a bien vu, avec ◀l’▶intention primitive. En 1554, en Espagne, paraît un livre ◀de▶ Hyeronimo de Sempere portant ce titre flamboyant : Libro ◀de▶ cavalieria celestial del pié ◀de▶ ◀la▶ rosa fragante. ◀Le▶ Christ y devient ◀le▶ chevalier du Lion, Satan ◀le▶ chevalier du Serpent, Jean-Baptiste ◀le▶ chevalier du Désert, et ◀les▶ apôtres, ◀les▶ douze chevaliers ◀de▶ ◀la▶ Table ronde. ◀L’▶ésotérisme manichéisant, toujours latent dans ◀le▶ cycle breton, renaît en filigrane à travers ces symboles.
Cervantès ne cite point ◀les▶ très nombreux romans ◀de▶ « chevalerie célestielle » qu’on lisait ◀de▶ son temps avec passion150. Il ne s’en prend, dans son Quichotte, qu’aux romans ◀d’▶aventures profanes. Cette omission est mystérieuse. Elle militerait en faveur de ◀la▶ thèse selon laquelle Cervantès connaissait ◀la▶ signification réelle ◀de▶ ◀la▶ littérature courtoise, et raillait non sans désespoir ◀les▶ rêveries ◀de▶ ses contemporains, adonnés à une illusion dont ils avaient perdu ◀le▶ secret. Don Quichotte ne serait grotesque que parce qu’il veut imiter une scène à laquelle il n’est pas initié, et suivre une voie que ◀le▶ malheur des temps rend totalement impraticable. ◀L’▶Église ◀de▶ Rome a triomphé. Mieux vaut dès lors se mettre du bon côté avec ◀l’▶honnête et réaliste Sancho Pança…
7.
Roméo et Juliette. — Milton
Cependant Rome n’a pas triomphé partout. Il est une île où son pouvoir est contesté. C’est la dernière patrie des bardes. En Cornouailles et en Écosse, leurs traditions resteront vivantes jusqu’à ◀l’▶époque où Macpherson ◀les▶ transcrira en langage moderne. Et en Irlande, elles vivent encore ◀de▶ nos jours.
Je ne puis examiner ici ◀le▶ problème des rapports entre ce fonds ◀de▶ légendes celtiques et ◀la▶ littérature anglaise populaire et savante. Mais il est significatif qu’à ◀la▶ fin du xviie siècle, un bon lettré comme Robert Kirk, théologien et humaniste, ait écrit un traité sur ◀les▶ fées, sans trace ◀de▶ scepticisme ou ◀d’▶ironie. Nous ne savons presque rien ◀de▶ Shakespeare — mais nous avons ◀le▶ Songe ◀d’▶une Nuit ◀d’▶été. Et ◀l’▶on dit qu’il était catholique — mais nous avons Roméo et Juliette qui est ◀la▶ seule tragédie courtoise, et ◀la▶ plus belle résurrection du mythe avant ◀le▶ Tristan de Wagner.
Tant qu’on ignore à peu près tout ◀de▶ ◀la▶ vie, voire ◀de▶ ◀l’▶identité ◀de▶ Shakespeare, il est vain ◀de▶ se demander s’il connaissait ◀la▶ tradition secrète des troubadours. Mais on peut relever ce fait : que Vérone fut un des principaux centres du catharisme en Italie. Selon ◀le▶ moine Ranieri Saccone, qui fut dix-sept ans hérétique, il y avait à Vérone près de cinq-cents « parfaits », sans compter ◀les▶ « croyants » en beaucoup plus grand nombre… Comment ◀les▶ légendes ◀de▶ ce temps n’auraient-elles point gardé ◀de▶ traces des luttes violentes qui opposèrent dans ◀la▶ cité ◀les▶ « patarins » aux orthodoxes ?
En marge des luttes religieuses du siècle, qui refoulaient ◀les▶ anciennes hérésies dans une obscurité plus profonde que jamais, ◀la▶ tragédie des Amants ◀de▶ Vérone, c’est ◀le▶ voile un instant déchiré, ne laissant au souvenir ◀de▶ nos yeux que ◀l’▶image négative ◀d’▶un éclat, « ◀le▶ soleil noir ◀de▶ ◀la▶ mélancolie ».
Surgi des profondeurs ◀de▶ ◀l’▶âme avide ◀de▶ tortures transfigurantes, ◀de▶ ◀la▶ nuit abyssale où ◀l’▶éclair ◀de▶ ◀l’▶amour illumine parfois une face immobile et fascinante — ce nous-même ◀d’▶horreur et ◀de▶ divinité auquel s’adressent nos plus beaux poèmes ; ressuscité ◀d’▶un coup dans sa pleine stature, comme étourdi ◀de▶ sa jeunesse provocante et enivrée ◀de▶ rhétorique, au seuil du tombeau ◀de▶ Mantoue voici ◀le▶ mythe de nouveau qui se dresse, à ◀la▶ lueur ◀d’▶une torche que tient Roméo.
Juliette repose, endormie par ◀le▶ philtre. ◀Le▶ fils ◀de▶ Montaigu est entré, et il parle :
Se sont sentis joyeux ! Ceux qui veillent sur euxNommer cette mort éclair ? Ô mon amour, ma femme,Est encore cramoisie sur tes lèvres, tes joues,
… Ah ! chère JuliettePourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je penserPar crainte de cela je demeure avec toiJe ne repartirai ; ici je veux resterJe vais fixer mon repos éternel,Mes yeux regardez une dernière fois !Mes bras prenez votre dernier embrassement !Et mes lèvres, ô vousPortes du souffle, par un légitime baiserViens amer conducteur. Viens guide repoussant.Toi désespéré pilote, jette enfinVoilà pour mon amour !(Il boit.)
… Honnête apothicaireTa drogue est rapide. En un baiser je meurs.
◀Le▶ consolament ◀de▶ ◀la▶ Mort vient de sceller ◀le▶ seul mariage qu’ait jamais pu vouloir ◀l’▶Éros. Voici « ◀l’▶aube » profane, encore une fois, ◀le▶ monde encore une fois qui recommence, et ◀le▶ Prince, rendu à son règne sévère :
Ce matin nous apporte une paix assombrie…
Il est certain que Milton quoique puritain subit ◀l’▶influence ◀de▶ doctrines cabalistiques aussi peu « spiritualistes » que possible. Mais ◀la▶ révolte des « puritains » contre ◀la▶ royauté et ◀les▶ évêques mondanisés, n’évoque-t-elle pas ◀la▶ révolte des « purs » contre ◀la▶ féodalité et ◀le▶ clergé ?
Deux poèmes ◀de▶ Milton, qu’il écrivit dans sa jeunesse, ◀l’▶Allegro et ◀le▶ Penseroso expriment ◀l’▶opposition du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit, et ◀le▶ choix nécessaire qu’il n’a pas encore fait. (Il ne ◀le▶ fera sans doute jamais : du moins pas sans ◀de▶ telles réticences qu’il serait vain ◀de▶ conclure sur ce point plus nettement qu’il ne ◀l’▶a voulu.)
Avant même ◀d’▶embrasser ◀la▶ cause puritaine, Milton cherchant un sujet ◀d’▶épopée avait envisagé parfois ◀le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ légende celtique ◀d’▶Arthur et des chevaliers ◀de▶ ◀la▶ Table ronde. Dans son Penseroso, éloge ◀de▶ ◀la▶ Mélancolie nocturne, s’adressant à cette « Vierge sérieuse », il ◀la▶ prie ◀d’▶évoquer encore ◀l’▶âme ◀d’▶Orphée, ◀l’▶époux ◀de▶ Canacée qui possédait ◀la▶ bague et ◀les▶ miroirs magiques, et finalement ◀les▶ « illustres bardes »,
tournois et trophées remportés,forêts, enchantements terribles
« Where more is meant then meets the ear »… Il avait étudié pour son Histoire ◀de▶ Bretagne ◀la▶ chronique arthurienne et ses légendes. Et dans ◀le▶ ◀De▶ doctrina christiana, il s’était insurgé « contre ◀la▶ puissance créatrice ◀de▶ Dieu, contre ◀les▶ dogmes ◀de▶ ◀la▶ Trinité et ◀de▶ ◀l’▶Incarnation… répudiant ◀les▶ définitions théologiques traditionnelles qui ne trouvaient point dans ◀la▶ Bible leur fondement152 ». Mettons à part ce dernier trait, qui malgré tout rattache Milton à ◀la▶ Réforme : n’est-ce point ◀la▶ même et unique hérésie que nous trouvons partout et en tous temps à ◀l’▶origine du grand lyrisme passionnel ?
Quant au « matérialisme » ◀de▶ Milton, il s’oppose moins qu’on pourrait ◀le▶ croire à une doctrine « courtoise » ◀de▶ ◀l’▶amour. Entre un monisme qui assimile ◀l’▶esprit à ◀la▶ matière (ou ◀l’▶inverse), et un dualisme qui condamne ◀la▶ matière au nom de ◀l’▶esprit, ◀l’▶histoire des sectes gnostiques et manichéennes montre bien que ◀l’▶abîme n’est pas infranchissable, surtout sur le plan ◀de▶ ◀l’▶éthique. ◀L’▶idéalisme et ◀le▶ matérialisme ont ◀d’▶importants présupposés communs. ◀L’▶extrême ◀de▶ ◀la▶ luxure touche parfois ◀l’▶extrême ◀de▶ ◀la▶ chasteté exaltée. Et ◀la▶ négation ◀de▶ ◀la▶ mort, chez Milton, ◀le▶ conduit à des conclusions bien proches ◀de▶ celles des cathares. Comme eux, Milton croit que ◀le▶ bon désir procède des principes intellectuels, et qu’il doit nous purger ◀de▶ notre mauvais désir, ◀de▶ ◀la▶ sensualité, péché majeur. Et Fludd, son maître en occultisme, enseignait que ◀la▶ lumière est ◀la▶ matière divine…
Il reste cependant que ◀la▶ doctrine ◀de▶ Milton est bien plus « rationnelle » et sociale que celle des hérétiques du Midi. (Il considère par exemple ◀le▶ mariage comme un « remède contre ◀l’▶incontinence ».) Aussi ne devait-elle point favoriser ◀les▶ confusions extrêmes ◀de▶ ◀la▶ chair et ◀de▶ ◀l’▶esprit qui ne manquèrent pas ◀de▶ se produire dans ◀les▶ sectes néo-manichéennes.
8.
◀L’▶Astrée : ◀de▶ ◀la▶ mystique à ◀la▶ psychologie
◀L’▶histoire du mythe dans ◀le▶ Roman, au xviie siècle français, peut se réduire, hélas, en une formule : ◀la▶ mystique se dégrade en pure psychologie. ◀Le▶ Roman devient ◀l’▶objet ◀d’▶une littérature raffinée. ◀D’▶Urfé, ◀La▶ Calprenède, Gomberville et ◀les▶ Scudéry n’ont plus ◀la▶ moindre idée du sens ésotérique ◀de▶ ◀la▶ chevalerie légendaire. ◀La▶ nature symbolique des sujets qu’ils reprennent ◀les▶ induit simplement à composer ◀d’▶interminables romans à clef. Polexandre est Louis XIII, Cyrus est ◀le▶ Grand Condé, Diane est Marie de Médicis, etc.
◀Le▶ sujet du roman demeure ◀les▶ « contrariétés » ◀de▶ ◀l’▶amour mais ◀l’▶obstacle n’est plus ◀la▶ volonté ◀de▶ mort, si secrète et métaphysique dans Tristan : c’est simplement ◀le▶ point ◀d’▶honneur, manie sociale. C’est ◀l’▶héroïne, ici, qui est ◀la▶ plus astucieuse lorsqu’il s’agit ◀d’▶imaginer des prétextes ◀de▶ séparation. Elle terrorise avec délices son chevaleresque soupirant, et ◀l’▶on voit Polexandre, dans ◀le▶ roman ◀de▶ Gomberville, parcourir comme un fou ◀les▶ cinq parties du monde pour apaiser un regard irrité ◀de▶ sa maîtresse. Au dénouement, il est encore à se demander si cette « reine de l’Île inaccessible » ne va pas lui faire couper ◀le▶ cou. Mais tout finit, en général, par un mariage, prévu dès la première page et retardé jusqu’à ◀la▶ dix-millième lorsque ◀l’▶auteur est un champion du genre. C’est ◀le▶ roman allégorique du xviie siècle qui inventa ◀le▶ happy ending. ◀Le▶ vrai roman courtois débouchait dans ◀la▶ mort, s’évanouissait dans une exaltation au-delà du monde… Maintenant, ◀l’▶on veut que tout rentre dans ◀l’▶ordre, c’est ◀la▶ société qui ◀l’▶emporte, et dès lors ◀la▶ fin du roman ne saurait être qu’un retour à ce qui n’est plus ◀le▶ roman : au bonheur.
◀Les▶ grands thèmes tragiques du mythe n’éveillent guère dans ◀l’▶Astrée que des échos mélancoliques. Il y a bien ◀les▶ douze lois ◀d’▶Amour, ◀les▶ séparations ingénieuses, ◀l’▶éloge ◀de▶ ◀la▶ chasteté, voire ◀les▶ défis à une mort libératrice. Mais ◀la▶ dialectique sauvage ◀de▶ Tristan n’est plus ici que coquetterie, et ◀le▶ combat du Jour et ◀de▶ ◀la▶ Nuit se ramène à des jeux ◀de▶ pénombre. Entre ◀le▶ corps des deux amants plus ◀d’▶épée nue, mais ◀la▶ houlette dorée ◀de▶ Céladon ornée ◀d’▶une faveur ◀de▶ ◀la▶ bergère.
Voici un trait qui symbolise tout ◀le▶ reste. Au cinquième et dernier volume ◀de▶ ce roman que ◀l’▶on n’ose nommer un roman-fleuve, puisqu’il n’est parcouru que par ◀les▶ sinuosités ◀d’▶un modeste ruisseau, ◀le▶ Lignon, Céladon désespéré appelle ◀la▶ mort ; Astrée, ◀de▶ son côté conçoit ◀la▶ même pensée. Ils vont demander ◀la▶ fin ◀de▶ leurs maux à ◀la▶ Fontaine ◀de▶ Vérité, gardée par des lions et des licornes : cette fontaine ne sera désenchantée, selon ◀l’▶oracle, que par ◀la▶ mort du plus fidèle amant et ◀de▶ ◀la▶ plus fidèle amante. (Thème ◀de▶ Tristan : c’est ◀le▶ rachat ◀de▶ ◀la▶ fatalité du philtre.) Céladon s’avance, mais ô miracle, ◀les▶ lions et ◀les▶ licornes se dévorent, ◀le▶ ciel s’obscurcit, ◀le▶ tonnerre gronde, ◀le▶ génie ◀de▶ ◀l’▶Amour paraît dans un nuage et annonce ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶enchantement. Astrée et Céladon évanouis (c’est une mort métaphorique) sont transportés chez ◀le▶ druide Adamas où ils se réveillent, puis s’épousent.
On a coutume ◀de▶ déclarer inexplicable ◀le▶ succès prodigieux ◀de▶ ◀l’▶Astrée. Pourtant ses charmes ne sont point inégaux à ceux ◀de▶ nos récents romans féeriques. Et ◀la▶ psychologie des écrivains français n’a pas cessé ◀de▶ se complaire dans ◀l’▶élégance allégorique : voir Giraudoux. ◀La▶ Fontaine adorait « cette œuvre exquise ». Et Rousseau, ◀de▶ passage à Lyon, voulut aller visiter ◀le▶ Forez et rechercher sur ◀les▶ rives du Lignon ◀l’▶ombre des Dianes et des Silvandre. Comme il se renseignait auprès de son hôtesse, elle lui dit que ◀le▶ Forez était un bon pays ◀de▶ forges et qu’on y travaillait fort bien ◀le▶ fer. « Cette bonne femme, écrit-il tristement, a dû me prendre pour un apprenti serrurier. »
En vérité je me sens fort capable ◀d’▶entreprendre un éloge ◀de▶ ◀l’▶Astrée : du point de vue ◀de▶ ◀l’▶art littéraire, c’est une réussite capitale. Jamais ◀les▶ ressources ◀d’▶une rhétorique plus savante n’ont été à ce point harmonisées. ◀L’▶on n’imagine pas ◀de▶ roman mieux écrit ; plus strictement réglé, dans son progrès, sur ◀les▶ lois ◀d’▶une plus sûre esthétique. ◀L’▶emploi ◀de▶ « personnages constants » — ◀le▶ berger, ◀la▶ bergère, ◀le▶ volage, ◀la▶ coquette, ◀le▶ hardi, etc. — donne à ◀la▶ dialectique des sentiments sa meilleure garantie ◀de▶ précision, et disons même ◀de▶ vérité. Ici c’est ◀l’▶art et non « ◀la▶ vie » qui mène ◀le▶ jeu. Nous sommes en face d’une création ◀de▶ ◀l’▶esprit, et non ◀d’▶une confusion ◀de▶ reflets troubles, ◀d’▶aveux plus ou moins indiscrets et ◀de▶ hasards immérités (comme sont ◀les▶ romans ◀d’▶aujourd’hui). En un mot, ◀l’▶Astrée est une œuvre. Elle suppose un métier savant, et vingt-cinq ans ◀d’▶application. ◀Le▶ snobisme qui lui fit un succès était mieux averti que le nôtre.
Mais aussi ce caractère ◀d’▶achèvement nous permet ◀de▶ poser une question nette : que vaut ◀le▶ succès même ◀de▶ ◀l’▶effort littéraire ? Si ◀l’▶on songe au mythe primitif, dont ◀l’▶Astrée reprend tous ◀les▶ thèmes, ◀l’▶on est frappé ◀de▶ constater que chez ◀d’▶Urfé ◀le▶ tragique se dégrade en émotion, et ◀le▶ destin en machine romanesque. Tout se réduit à moraliser et à plaire. Faut-il penser que ◀la▶ littérature ◀la▶ plus parfaite, en raison même ◀de▶ sa perfection, n’est qu’un sous-produit des mystiques créatrices ◀de▶ formes et ◀de▶ mythes ? Et qu’elle suppose, pour fleurir et s’achever en tant qu’œuvre d’art autonome, ◀l’▶épuisement temporaire des sources profondes ? N’est-ce point pour cette cause que ◀la▶ littérature, si fort qu’elle flatte ◀les▶ passions du cœur, n’offre qu’une résistance à peu près nulle aux attaques ◀de▶ ◀l’▶esprit réaliste et ◀de▶ ce qu’on nomme ◀l’▶intérêt civique comme il apparaît ◀de▶ nos jours ? Alors que ◀les▶ mystiques et ◀les▶ religions prennent au contraire une grande vigueur dans ◀les▶ réfutations et railleries qu’on leur oppose ?
Ce fut assez ◀d’▶un décret ◀de▶ ◀l’▶officieux Boileau — ◀le▶ court Dialogue sur ◀les▶ Héros ◀de▶ Roman – pour réduire au silence et à ◀l’▶oubli, jusque dans ◀les▶ manuels ◀de▶ notre siècle, ◀la▶ féerie romanesque née ◀de▶ ◀l’▶Astrée, et ◀le▶ roman comique, son parasite153.
Il n’y eut plus qu’une dernière flamme, mince et pure, qui s’appelle ◀la▶ Princesse de Clèves. ◀La▶ mort s’y atténue en séparation volontaire, et ◀la▶ chevalerie fait place à ◀la▶ vertu, qui conclut en faveur du monde…
9.
Corneille, ou ◀le▶ mythe combattu
C’est dans ◀le▶ théâtre classique — donc au cœur même ◀d’▶un ordre intolérant — que ◀la▶ passion devait trouver sa revanche ◀la▶ plus éclatante.
On connaît ◀le▶ curieux sujet ◀de▶ ◀la▶ Place royale, comédie fort désobligeante. Alidor amant ◀d’▶Angélique, et aimé ◀d’▶elle, « se trouve incommodé ◀d’▶un amour qui ◀l’▶attache trop » et il veut faire en sorte que sa maîtresse se donne à son ami Cléandre. ◀D’▶où ◀l’▶on conclut généralement que Corneille est le premier auteur qui ait voulu soumettre ◀la▶ passion à ◀la▶ raison, sinon à ◀la▶ morale. Il serait donc le premier qui ait échappé à ◀l’▶emprise du mythe. ◀Le▶ cas vaut ◀d’▶être analysé. Voici comme Alidor se plaint au premier acte :
Ce n’est qu’en m’aimant trop qu’elle me fait mourir :Une mauvaise œillade, un peu de jalousie,Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie :Mais las ! elle est parfaite, et sa perfection
Arrêtons ici ◀la▶ tirade : les premiers vers suffisent à attirer notre méfiance. Quoi, c’est ◀le▶ bonheur qui serait fatal au repos ◀de▶ cet étrange amant ? Et ◀le▶ malheur ◀d’▶être trahi par Angélique ◀le▶ guérirait ◀de▶ son amour ? Cet Alidor serait un curieux monstre ! Disons plutôt qu’on voit trop bien ce qu’il essaie ◀de▶ nous dissimuler. Lui aussi, il ne veut que « brûler » ! Mais il ne peut ◀l’▶avouer qu’en affirmant ◀le▶ contraire, en affirmant qu’il veut guérir : car on avoue difficilement ◀le▶ goût du malheur, à cette époque.
« J’ai honte ◀de▶ souffrir ◀les▶ maux dont je me plains », dit-il plus bas. C’est donc ◀la▶ honte qui est cause ◀de▶ son mensonge. En vérité, il souffre ◀de▶ ◀l’▶absence ◀d’▶un obstacle entre son Angélique, trop fidèle, et lui-même. Il manque un « roi Marc » à ce jeu. C’est ◀la▶ situation des amants au terme des trois ans passés dans ◀la▶ forêt. Tristan avait ◀le▶ recours ◀de▶ rendre Iseut à son mari. Alidor est contraint ◀d’▶inventer un rival. Souffrant ◀de▶ ce que plus rien ne ◀le▶ sépare ◀d’▶Angélique, mais honteux ◀d’▶avouer cette souffrance, il imagine ◀de▶ se plaindre ◀d’▶être trop enchaîné par cette fidélité — alors qu’on voit tout au contraire qu’il désespère ◀de▶ ne point ◀l’▶être assez. Il proclame un besoin ◀d’▶être libre qui traduit un profond désir ◀de▶ n’être plus même en état ◀de▶ désirer aucune liberté. C’est ce qui se passerait si Angélique faisait mine ◀de▶ lui échapper. Mais voyez comme il est habile :
Cléandre
Qui se tînt malheureux pour être trop aimé ?Alidor
Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?
Il ◀le▶ prend ◀de▶ haut : méfions-nous. C’est qu’il se dispose à mentir.
Que mon feu m’obéisse, au lieu de me contraindre
C’est là ◀le▶ Corneille classique, pensera-t-on : ◀la▶ volonté triomphant ◀de▶ ◀la▶ passion. Mais ◀la▶ suite ◀de▶ ◀la▶ comédie, même si nous ignorions ◀les▶ ruses du mythe, nous ferait bien voir que ◀la▶ vraie volonté du personnage est exactement opposée à ces hautaines déclarations.
« Il ne faut point servir ◀d’▶objet qui nous possède » signifie en réalité : « ◀Le▶ seul objet qui vaille ◀d’▶être servi, c’est celui qui nous posséderait totalement et qui, par sa fuite même, nous enflammerait sans cesse davantage — car c’est là notre gré véritable. » ◀Les▶ deux derniers mots : « … et ◀l’▶éteindre » étant pur artifice ◀de▶ rhétorique, destiné à persuader ◀le▶ lecteur, ou Cléandre, ou Corneille lui-même, que c’est ◀la▶ liberté qui est désirée, alors que c’est évidemment ◀le▶ « feu » ; et non pas ◀le▶ feu « obéissant »…
On s’y trompe aisément, répétons-◀le▶. Et Corneille a tout fait pour cela. Dans ◀la▶ dédicace ◀de▶ sa pièce, il s’adresse en ces termes à un personnage inconnu :
« C’est ◀de▶ vous que j’ai appris que ◀l’▶amour ◀d’▶un honnête homme doit être toujours volontaire ; qu’on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas ; que, si on vient jusque-là, c’est une tyrannie dont il faut secouer ◀le▶ joug ; et qu’enfin ◀la▶ personne aimée nous a beaucoup plus ◀d’▶obligation ◀de▶ notre amour, alors qu’elle est toujours ◀l’▶effet ◀de▶ notre choix et ◀de▶ son mérite, que quand elle vient ◀d’▶une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant ◀de▶ naissance à qui nous ne pouvons résister… On ne donne point ce qu’on ne saurait nous refuser. »
Voici qui est bel et bon. Mais nous n’oublions pas que ce refus ◀de▶ ◀la▶ contrainte fatale, cette liberté qui fait ◀le▶ prix du don, c’est une des exigences fondamentales ◀de▶ ◀l’▶amour courtois (l’un des articles des Leys d’Amors). Et que cette exigence est polémique, dirigée contre ◀le▶ mariage. Or Alidor et son amante trop fidèle se trouvent malgré eux dans ◀l’▶état ◀de▶ mariés, à quoi notre héros veut échapper non pour ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ liberté — qu’il allègue — mais pour ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ passion.
À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes
C’est ◀le▶ plus pur langage courtois. Mais voyez ◀la▶ curieuse contradiction : auparavant, il voulait ◀le▶ repos, et maintenant il craint ◀le▶ mariage qui lui amènerait ◀le▶ repos…
Ces « desseins ◀de▶ guérir » (entendons : ◀de▶ brûler donc en fait : sa crainte ◀de▶ guérir !) sont en effet couronnés ◀de▶ succès au cinquième acte. Corneille ◀l’▶avoue plus tard, tout en feignant ◀de▶ s’en étonner, comme il se doit, dans un Examen ◀de▶ sa pièce :
« Cet amour ◀de▶ son repos n’empêche point qu’au cinquième acte (Alidor) ne se montre encore passionné pour cette maîtresse, malgré ◀la▶ résolution qu’il avait prise ◀de▶ s’en défaire, et ◀les▶ trahisons qu’il lui a faites ; de sorte qu’il semble ne commencer à ◀l’▶aimer que quand il lui a donné sujet ◀de▶ ◀le▶ haïr. »
◀L’▶aveu est complet cette fois-ci. Mais dans ◀le▶ plan purement psychologique où Corneille se place, ◀le▶ sens du mythe qui gouverne cette action ne peut que lui échapper, et il juge en fin de compte, très platement qu’il n’y a là qu’une faiblesse logique. « Cela fait, conclut-il, une inégalité ◀de▶ mœurs qui est vicieuse. »
Ne nous étonnons point ◀de▶ cet aveuglement ◀de▶ ◀l’▶auteur sur son dessein réel, pourtant si parfaitement mené à chef. ◀L’▶essence du mythe ◀de▶ ◀l’▶amour malheureux, nous ◀le▶ savons, c’est une passion inavouable. ◀L’▶originalité ◀de▶ Corneille demeure ◀d’▶avoir voulu combattre et nier cette passion dont il vivait, et ce mythe même que réinventent ses deux plus belles tragédies : Polyeucte et ◀le▶ Cid. Il a voulu sauver au moins ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ liberté, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ personne — sans lui sacrifier toutefois ◀les▶ effets délicieux et torturants du fatal « philtre » (ici métaphorique). Bien mieux : cette volonté ◀de▶ liberté est devenue ◀l’▶agent ◀le▶ plus efficace ◀de▶ ◀la▶ passion qu’elle prétendait guérir. ◀D’▶où ◀la▶ tension inégalée ◀de▶ ce « théâtre du devoir » — comme ◀le▶ récitent et ◀le▶ réciteront toujours ceux qui ne sont guère capables ◀de▶ ◀l’▶aimer…
10.
Racine, ou ◀le▶ mythe déchaîné
◀L’▶opposition classique ◀de▶ Racine et ◀de▶ Corneille se réduit à ceci, touchant ◀le▶ mythe : Racine part du philtre comme ◀d’▶un fait indiscutable privant ses victimes ◀de▶ toute espèce ◀de▶ responsabilité : « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée », — tandis que Corneille ne veut y voir qu’« une tyrannie dont il faut secouer ◀le▶ joug ». ◀D’▶où ◀l’▶harmonie voluptueuse ◀de▶ l’un, et ◀la▶ dialectique tendue ◀de▶ l’autre ; l’un s’abandonnant au courant, l’autre lui résistant, bien qu’entraîné (ou pour mieux se sentir entraîné…)
◀L’▶invitus invitam 154 qui fait ◀le▶ sujet ◀de▶ Bérénice, c’est une formule antique interprétée par un « moderne » dans ◀la▶ perspective courtoise ◀de▶ ◀l’▶amour réciproque malheureux. Ainsi devient-elle ◀la▶ formule même ◀de▶ notre mythe.
Mais Racine, dans ses premières pièces, raccourcit ◀la▶ portée du mythe à ◀la▶ mesure ◀d’▶une psychologie exagérément « admissible ». « Je n’ai point poussé Bérénice jusqu’à se tuer, comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici avec Titus ◀les▶ derniers engagements que Didon avait avec Énée, elle n’est pas obligée, comme elle, ◀de▶ renoncer à ◀la▶ vie. » ◀L’▶on sent tout ◀l’▶artifice et ◀la▶ faiblesse du « raisonnement » qui se voit opposé à ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ Nuit ! « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie, ajoute Racine, il suffit que ◀l’▶action en soit grande, que, ◀les▶ acteurs en soient héroïques, que ◀les▶ passions y soient excitées, et que tout s’y ressente ◀de▶ cette tristesse majestueuse qui fait tout ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀la▶ tragédie. »
Or cette « tristesse majestueuse qui fait tout ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀la▶ tragédie », ce n’est que ◀la▶ moitié du mythe, son aspect diurne, son reflet moral dans notre vie ◀de▶ créatures finies. Il y manque ◀l’▶aspect nocturne, ◀l’▶épanouissement mystique dans ◀la▶ vie infinie ◀de▶ ◀la▶ Nuit. Il y manque ce que ◀l’▶on pourrait appeler, symétriquement, « cette joie majestueuse qui fait toute ◀la▶ douleur du Roman ». Car pour ◀l’▶atteindre ou seulement ◀la▶ pressentir, il eût fallu pousser jusqu’à ◀la▶ mort, — cette mort que Racine ne juge pas nécessaire. ◀La▶ pudeur classique, tant vantée, ne va pas, quoi qu’on dise, sans un appauvrissement métaphysique, générateur ◀de▶ confusions incalculables. Car enfin cette « tristesse » racinienne, si « majestueuse » qu’on ◀la▶ veuille, ainsi bornée à soi, sans au-delà ni renversement dans ◀la▶ joie, acceptée telle qu’elle est dans ◀le▶ monde du jour, et qualifiée néanmoins ◀de▶ « plaisir », ◀l’▶on ne voit pas en quoi ce serait davantage qu’une morosa delectatio.
Certes, ◀l’▶on est fondé à contester ◀la▶ vérité dernière ◀de▶ ◀la▶ croyance mystique (manichéenne) qui est à ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ passion et ◀de▶ son mythe : du moins faut-il bien reconnaître que cette croyance donne au drame et aux épreuves des amants une justification grandiose. S’ils aiment ◀l’▶obstacle et ◀le▶ tourment qui en résulte, c’est que ◀l’▶obstacle est un masque ◀de▶ ◀la▶ mort, et que ◀la▶ mort est ◀le▶ gage ◀d’▶une transfiguration, ◀l’▶instant où ce qui était ◀la▶ Nuit se révèle ◀le▶ Jour absolu. Mais faute ◀d’▶atteindre cette limite, un Racine se condamne et nous condamne à goûter une mélancolie ◀de▶ nature essentiellement trouble. ◀L’▶Éros courtois voulait nous libérer ◀de▶ ◀la▶ vie matérielle par ◀la▶ mort ; et ◀l’▶Agapè chrétienne veut sanctifier ◀la▶ vie ; mais ◀les▶ « passions excitées » par Racine, cette « tristesse » à laquelle il nous invite à prendre on ne sait quel « plaisir », cela révèle en définitive ◀d’▶assez morbides complaisances à ◀la▶ défaite ◀de▶ ◀l’▶esprit, à ◀la▶ résignation des sens. Et déjà ◀l’▶on pressent que cet abandon au « mal du siècle » (sécularisation ◀de▶ ◀la▶ passion) ne peut conduire Racine qu’au jansénisme, c’est-à-dire à ◀la▶ forme ◀de▶ mortification morose — ◀d’▶autopunition dira Freud — qui se trouve ◀la▶ mieux adaptée au tempérament romantique.
Mais cette conversion-là ne pourra s’opérer qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une crise révélant à Racine lui-même ◀la▶ vraie nature ◀de▶ son délire. Phèdre est un moment décisif non seulement dans ◀la▶ vie du poète, mais dans ◀l’▶évolution du mythe à travers ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe.
11.
Phèdre, ou ◀le▶ mythe « puni »
◀Le▶ thème ◀de▶ ◀la▶ mort est écarté dans Bérénice par une « censure » morale évidemment chrétienne ◀d’▶origine. Racine ne peut ni ne veut être pleinement lucide. Car sa lucidité ◀l’▶obligerait à condamner ce qu’il n’ose chérir que dans son cœur ◀le▶ plus secret, et sans se ◀l’▶avouer. Mais ◀la▶ crise ◀de▶ sa passion pour une femme qui fut peut-être ◀la▶ Champmeslé, et les premières atteintes ◀d’▶une vraie foi vont ◀le▶ pousser comme malgré lui, et plus qu’il n’espérait, aux extrêmes ◀de▶ ◀l’▶aveu.
Phèdre, c’est ◀la▶ revanche ◀de▶ ◀la▶ mort. Oui, Racine ◀le▶ sait maintenant, c’est une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie, si elle a pour sujet ◀l’▶amour-passion. Seulement, cette mort, il ne ◀la▶ désire pas comme une transfiguration : il a pris ◀le▶ parti du jour, ◀la▶ mort n’est plus que ◀le▶ châtiment ◀de▶ ses trop longues complaisances. C’est ◀la▶ passion, c’est sa propre passion, qu’il châtie en vouant à ◀la▶ mort ◀la▶ fille ◀de▶ Minos, et sa victime !
Racine, sous ◀le▶ couvert ◀de▶ son sujet antique, se punit doublement dans Phèdre. D’abord en faisant ◀de▶ ◀l’▶obstacle un inceste, c’est-à-dire une entrave qu’il n’est plus admissible ◀de▶ vouloir vaincre. ◀L’▶opinion — à laquelle Racine se montre si sensible — ◀l’▶opinion est toujours avec Tristan contre ◀le▶ roi Marc, avec ◀le▶ séducteur contre ◀le▶ mari trompé ; elle n’est jamais avec ◀les▶ amants incestueux. Ensuite, Racine se punit par personnes interposées en refusant à ◀la▶ passion ◀de▶ Phèdre toute réciprocité de la part d’Hippolyte. Or Phèdre était écrite pour Champmeslé, qui y tint ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ reine. Et Hippolyte, c’est Racine tel que maintenant il se souhaite : insensible au charme mortel… Confondant Phèdre et ◀la▶ femme qu’il aime, il se venge ◀de▶ ◀l’▶objet ◀de▶ sa passion, et il se démontre à lui-même que cette passion est condamnable sans appel.
Mais je ◀l’▶ai dit, Racine à ◀l’▶époque ◀de▶ Phèdre est encore en pleine crise, balançant devant ◀la▶ décision. ◀D’▶où ◀la▶ duplicité profonde ◀de▶ ◀la▶ pièce. ◀La▶ loi morale, ◀la▶ loi du jour qu’il veut servir désormais, oblige Racine à rendre ◀le▶ jeune prince insensible à ◀l’▶amour ◀de▶ Phèdre. Il déclare donc cet amour incestueux, encore que cette reine ne soit que ◀la▶ belle-mère ◀d’▶Hippolyte. Mais ◀le▶ vieil homme, ◀le▶ Racine naturel, cherche à tourner cette loi sévère qui, condamnant ◀l’▶inceste, rend impossible ◀la▶ passion. Et voici comment il s’y prend : en rendant Hippolyte amoureux ◀d’▶Aricie, dont on va voir qu’elle est une Phèdre déguisée. ◀Le▶ tour est très subtil.
« Pour ce qui est du personnage ◀d’▶Hippolyte, écrit-il dans ◀la▶ Préface, j’avais remarqué dans ◀les▶ anciens qu’on reprochait à Euripide ◀de▶ ◀l’▶avoir représenté comme un philosophe exempt ◀de▶ toute imperfection : ce qui faisait que ◀la▶ mort ◀de▶ ce jeune prince causait beaucoup plus ◀d’▶indignation que ◀de▶ pitié. J’ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui ◀le▶ rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter ◀de▶ cette grandeur ◀d’▶âme avec laquelle il épargne ◀l’▶honneur ◀de▶ Phèdre, et se laisse opprimer sans ◀l’▶accuser. J’appelle faiblesse ◀la▶ passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est ◀la▶ fille et ◀la▶ sœur des ennemis mortels ◀de▶ son père. »
Ainsi donc, Aricie, c’est « ◀l’▶amour que ◀le▶ Père interdit » — un substitut voilé ◀de▶ ◀l’▶amour incestueux155. (◀La▶ psychanalyse nous a accoutumés à des déguisements plus savants !) Mais ce n’est pas ◀l’▶inceste, c’est ◀la▶ passion qui intéresse — au sens fort — Racine. L’autre moyen qu’il a trouvé pour en parler voluptueusement, tout en se soumettant à ◀la▶ condamnation, c’est ◀l’▶argument à toute épreuve du philtre. Ici, comme dans ◀le▶ mythe, ◀le▶ « Destin » servira ◀d’▶alibi à ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ceux qui aiment, et du même coup, à celle ◀de▶ ◀l’▶auteur.
Ah ! Seigneur ! si notre heure est une fois marquée(I, 1)
Ce n’est pas ce ciel-là qu’eût adoré Corneille ! Ni ces dieux que ◀l’▶on dupe, et sur qui ◀l’▶on rejette ◀la▶ faute :
(II, 3.)
Et voici ◀la▶ servante Œnone qui tient à Phèdre ◀le▶ même langage que ◀la▶ servante Brangaine à Isolde :
Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée ;Par un charme fatal vous fûtes entraînée…(IV, 6.)
Duplicité, ai-je dit, mais à tel point essentielle à ◀la▶ pièce, constitutive ◀de▶ ◀la▶ crise même ◀d’▶où elle est née, qu’il serait bien vain ◀d’▶en faire reproche à son auteur. Il fallait Phèdre. Il fallait cet affleurement du mythe au jour. Il fallait cette douloureuse poussée ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ mort cherchant à se délivrer ◀d’▶elle-même par ◀l’▶impossible aveu, se retenant, s’avouant enfin à l’instant où elle y renonçait — avec ◀le▶ mouvement même ◀de▶ ◀la▶ reine, à trois reprises156. Il fallait cela pour que ◀l’▶amour-passion succombât finalement à ◀la▶ Norme du Jour. Car c’est ◀le▶ jour terrestre qui pour la première fois, depuis ◀l’▶apparition du mythe au xiie siècle, triomphe ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶amante, renversant toute ◀la▶ dialectique ◀de▶ Tristan et ◀de▶ Roméo :
Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.— Elle expire, Seigneur !
Malgré tout — malgré même ce dernier trait que Racine a su faire mentir j’en viens à croire qu’il est sincère dans sa Préface lorsqu’il écrit :
« Ce que je puis assurer, c’est que je n’ai point fait ◀de▶ tragédie où ◀la▶ vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci ; ◀les▶ moindres fautes y sont sévèrement punies : ◀la▶ seule pensée du crime y est regardée avec autant ◀d’▶horreur que ◀le▶ crime même ; ◀les▶ faiblesses ◀de▶ ◀l’▶amour y passent pour ◀de▶ vraies faiblesses ; ◀les▶ passions n’y sont présentées aux yeux que pour démontrer tout ◀le▶ désordre dont elles sont cause… »
On est loin du dessein ◀d’▶« exciter ◀les▶ passions » pour « plaire » à un besoin ◀de▶ « tristesse majestueuse ». On est tout près de Port-Royal.
Racine, comme Pétrarque, était ◀de▶ ◀la▶ race des troubadours qui trahissent ◀l’▶Amour pour ◀l’▶amour : presque tous ont fini en religion. Mais notons-◀le▶ : dans une religion ◀de▶ retraite — dernière injure peut-être au jour intolérable…
12.
Éclipse du mythe
Malgré Corneille, malgré Racine jusqu’à Phèdre, ◀la▶ fin du xviie siècle français souffre ou bénéficie, comme on voudra, ◀d’▶une première éclipse du mythe dans ◀les▶ mœurs et ◀la▶ philosophie.
◀La▶ mise en ordre (pour ne pas dire mise au pas) ◀de▶ ◀la▶ société féodale par ◀l’▶État-roi, entraîne des modifications assez profondes dans ◀les▶ relations sentimentales et ◀les▶ coutumes. ◀Le▶ mariage redevient ◀l’▶institution ◀de▶ base : il atteint un point ◀d’▶équilibre où ◀les▶ siècles suivants auront grand-peine à se maintenir, et que ◀les▶ siècles précédents n’ont pas connu. ◀Les▶ « alliances » privées se traitent dans ◀les▶ formes, ni plus ni moins qu’entre parties diplomatiques. ◀L’▶inclination réelle ou supposée n’y ajoute guère qu’un élément ◀d’▶exquise perfection, ◀de▶ luxe heureux, dernière touche ◀d’▶une fantaisie qui sent presque ◀l’▶impertinence. (◀Le▶ xviiie ◀la▶ jugera vite ◀de▶ mauvais goût.) ◀La▶ convenance des rangs et ◀la▶ conformité des « qualités » devient ◀la▶ mesure idéale du bon mariage : curieuse analogie avec ◀la▶ Chine. Et ◀de▶ fait, c’est à partir de ce xviie siècle « rationnel » que nos mœurs se séparent des croyances religieuses (comme ◀l’▶avait proposé Confucius) et, sans que nul paraisse y prendre garde, se rangent aux lois ◀de▶ ◀la▶ raison du siècle, reniant ◀l’▶absolu chrétien. ◀Les▶ « mérites » et non plus ◀la▶ grâce imprévisible décident désormais ◀d’▶une union, et rendront seuls « aimable » un parti soigneusement raisonné. Triomphe ◀de▶ ◀la▶ morale jésuite. C’est ◀le▶ baroque classique qui vient emprisonner, dans ◀l’▶artifice ◀de▶ ses pompes, ◀le▶ sentiment. Aussi bien, ◀l’▶analyse ◀de▶ ◀la▶ passion telle que ◀la▶ conduit un Descartes, sa réduction à des catégories psychologiques nettement distinctes, à des hiérarchies rationnelles ◀de▶ qualités, mérites et facultés, devait-elle aboutir nécessairement à ◀la▶ dissolution du mythe et ◀de▶ son dynamisme originel. C’est que ◀le▶ mythe ne déploie son empire que là précisément où s’évanouissent toutes ◀les▶ catégories morales — par-delà ◀le▶ Bien et ◀le▶ Mal, dans ◀le▶ transport, et dans ◀la▶ transgression du domaine où vaut ◀la▶ morale.
◀Le▶ cas ◀de▶ Spinoza mériterait un chapitre, mais son influence sur ◀les▶ mœurs ne s’est guère fait sentir que deux siècles plus tard. (Il a fallu que ◀les▶ philosophes ◀de▶ Sturm und Drang ◀le▶ traduisissent en allemand pour ◀les▶ poètes, qui ◀l’▶ont traduit en métaphores pour ◀les▶ bourgeois sentimentaux, et cela donne finalement tout un verbiage sur ◀la▶ divinité des impressions champêtres du dimanche.)
Spinoza définit ◀l’▶amour : un sentiment ◀de▶ joie accompagné ◀de▶ ◀l’▶idée ◀d’▶une cause extérieure. C’est juste en un seul cas, d’ailleurs ◀le▶ seul prévu par ce mystique : si ◀la▶ cause extérieure est un Dieu auquel notre âme pourrait s’identifier157. Mais Spinoza néglige « ◀l’▶obstacle ». Dans ◀le▶ fait, nos passions humaines sont toujours liées à des passions contraires, notre amour toujours lié à notre haine, et nos plaisirs à nos douleurs. Il n’est pas ◀de▶ cause isolée qui nous détermine purement. Entre ◀la▶ joie et sa cause extérieure il y a toujours quelque séparation et quelque obstacle : ◀la▶ société, ◀le▶ péché, ◀la▶ vertu, notre corps, notre moi distinct. Et ◀de▶ là vient ◀l’▶ardeur ◀de▶ ◀la▶ passion. Et ◀de▶ là vient que ◀le▶ désir ◀d’▶union totale se lie indissolublement au désir ◀de▶ ◀la▶ mort qui libère. C’est parce que ◀la▶ passion n’existe pas sans ◀la▶ douleur qu’elle nous rend désirable notre perte. Écoutons ◀la▶ Religieuse portugaise, Mariana Alcaforado, comme elle écrit à ◀l’▶homme qui ◀l’▶a séduite : « Je vous rends grâce du fond ◀de▶ mon cœur pour ◀la▶ désespérance où vous m’avez jetée, et méprise ◀le▶ repos où je vivais, avant de vous avoir connu… Adieu ! Aimez-moi donc toujours, faites-moi souffrir ◀de▶ pires douleurs encore ! »
Vers ◀la▶ fin du xviiie siècle, c’est une autre femme qui dira : « Je vous aime comme on doit aimer : dans ◀le▶ désespoir » (Julie de Lespinasse).
Mais ◀le▶ xviiie siècle avant Rousseau, c’est vraiment ◀l’▶éclipse totale du Soleil noir ◀de▶ ◀la▶ Mélancolie. ◀Les▶ « qualités » et ◀les▶ « mérites » qui rendent « aimable », selon ◀les▶ roués ◀de▶ ◀la▶ Régence et du règne ◀de▶ Louis XV, ne sont plus même ◀d’▶ordre moral, mais intellectuel et physique. ◀La▶ distinction ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀la▶ chair, succédant à ◀la▶ séparation ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀l’▶âme croyante, aboutit à diviser ◀l’▶être en intelligence et en sexe. À vrai dire, tout obstacle détruit, ◀la▶ passion n’a plus où se prendre. Et ◀l’▶on parle ◀de▶ « passionnettes ». ◀Le▶ dieu ◀d’▶Amour n’est plus un dur destin mais un enfant impertinent. Presque plus rien n’est défendu. ◀De▶ ◀la▶ pudeur, obstacle naturel, on garde ce qu’il faut pour ◀la▶ rhétorique du désir, mais non plus même pour celle ◀de▶ ◀l’▶amour. « Belle vertu, dit Mme d’Épinay, qu’on s’attache avec des épingles ! » (Il me semble que ces épingles ne sont point citées par hasard : « Amour vous point », disait ◀la▶ rhétorique. Un peu plus tard, ◀le▶ sang coulera sous ◀la▶ Terreur ; mais nous n’en sommes encore qu’à ◀la▶ « guerre en dentelles ».)
Or ce siècle ◀de▶ ◀la▶ Volupté n’est pas celui ◀de▶ ◀la▶ santé sensuelle, s’il a cru se guérir du mythe. « ◀Les▶ femmes ◀de▶ ce temps n’aiment pas avec ◀le▶ cœur, elles aiment avec ◀la▶ tête », dit ◀l’▶abbé Galiani. Des « débauchées ◀de▶ ◀l’▶esprit », ajoute Walpole, donnant peut-être ◀la▶ meilleure formule du don-juanisme féminin. Car c’est ◀la▶ femme qui rêve Don Juan, et s’il se trouve pour incarner ce rêve des Richelieu et des Casanova, je suis moins sûr ◀de▶ leur réalité que ◀de▶ celle du désir qui ◀les▶ crée. Ce désir, ◀les▶ Goncourt ◀l’▶ont très bien aperçu dans leur ouvrage classique sur ◀la▶ femme au xviiie siècle : « Au lieu de lui donner ◀les▶ satisfactions ◀de▶ ◀l’▶amour sensuel et ◀de▶ ◀la▶ fixer dans ◀la▶ volupté, ◀l’▶amour ◀la▶ remplit ◀d’▶inquiétudes, ◀la▶ pousse ◀d’▶essai en essai, ◀de▶ tentatives en tentatives, agitant devant elle, à mesure qu’elle fait un nouveau pas dans ◀la▶ honte, ◀la▶ tentation des corruptions spirituelles, un mensonge ◀d’▶idéal, ◀le▶ caprice insaisissable des rêves ◀de▶ ◀la▶ débauche. »
Un « mensonge ◀d’▶idéal », c’est bien à quoi se résumera toujours ◀la▶ réaction cynique contre ◀le▶ mythe. Nous en avons donné plus ◀d’▶un exemple. ◀Le▶ xviiie est trop poli pour admettre ◀la▶ gauloiserie : il ◀la▶ remplace par une affectation ◀de▶ facilité voluptueuse. Cette boutade, qui réduit tout ◀l’▶amour au contact ◀de▶ deux épidermes, j’y vois bien moins ◀l’▶affirmation ◀d’▶un matérialisme inhumain qu’une preuve ◀de▶ ◀la▶ secrète persistance du mythe au cœur des hommes du xviiie . Il fallait bien que subsistât quelque peu ◀d’▶illusion amoureuse et ◀d’▶idéalisme diffus, pour que Chamfort ait pu juger « piquant » ◀de▶ noter cette maxime et ◀de▶ ◀la▶ publier. Cela pouvait encore étonner. Ce n’était encore, et ce ne sera jamais, qu’un idéalisme à rebours.
13.
Don Juan et Sade
Comme on voit, en fermant ◀les▶ yeux, une statue noire à la place de ◀la▶ blanche que ◀l’▶on vient de considérer, ◀l’▶éclipse du mythe devait faire apparaître ◀l’▶antithèse absolue ◀de▶ Tristan. Si Don Juan n’est pas, historiquement, une invention du xviiie , du moins ce siècle a-t-il joué par rapport à ce personnage ◀le▶ rôle exact ◀de▶ Lucifer par rapport à ◀la▶ Création, dans ◀la▶ doctrine manichéenne : c’est lui qui a donné sa figure au Tenorio de Molina, et qui lui a imprimé pour toujours ces deux traits si typiques ◀de▶ ◀l’▶époque : ◀la▶ noirceur et ◀la▶ scélératesse. Antithèse vraiment parfaite des deux vertus ◀de▶ ◀l’▶amour chevaleresque : ◀la▶ candeur et ◀la▶ courtoisie.
Il me semble que ◀la▶ fascination qu’exerce sur ◀le▶ cœur des femmes et sur ◀l’▶esprit ◀de▶ certains hommes ◀le▶ personnage mythique ◀de▶ Don Juan peut s’expliquer par sa nature infiniment contradictoire.
Don Juan, c’est à la fois ◀l’▶espèce pure, ◀la▶ spontanéité ◀de▶ ◀l’▶instinct, et ◀l’▶esprit pur dans sa danse éperdue au-dessus ◀de▶ ◀la▶ mer des possibles. C’est ◀l’▶infidélité perpétuelle, mais c’est aussi ◀la▶ perpétuelle recherche ◀d’▶une femme unique, jamais rejointe par ◀l’▶erreur inlassable du désir. C’est ◀l’▶insolente avidité ◀d’▶une jeunesse renouvelée à chaque rencontre, et c’est aussi ◀la▶ secrète faiblesse ◀de▶ celui qui ne peut pas posséder, parce qu’il n’est pas assez pour avoir…
Mais cela nous entraînerait à quelques développements qu’il vaut mieux réserver pour plus tard158. Considérons ici ◀le▶ Don Juan du théâtre159 comme ◀le▶ reflet inversé ◀de▶ Tristan.
◀Le▶ contraste est d’abord dans ◀l’▶allure extérieure des personnages, dans leur rythme. On imagine Don Juan toujours dressé sur ses ergots, prêt à bondir quand par hasard il vient de suspendre sa course. Au contraire, Tristan vient en scène avec ◀l’▶espèce ◀de▶ lenteur somnambulique ◀de▶ celui qu’hypnotise un objet merveilleux, dont il n’aura jamais épuisé ◀la▶ richesse. L’un posséda mille et trois femmes, l’autre une seule femme. Mais c’est ◀la▶ multiplicité qui est pauvre, tandis que dans un être unique et possédé à ◀l’▶infini se concentre ◀le▶ monde entier. Tristan n’a plus besoin du monde — parce qu’il aime ! Tandis que Don Juan, toujours aimé, ne peut jamais aimer en retour. ◀D’▶où son angoisse et sa course éperdue.
L’un recherche dans ◀l’▶acte ◀d’▶amour ◀la▶ volupté ◀d’▶une profanation, l’autre accomplit en restant chaste ◀la▶ « prouesse » divinisante. ◀La▶ tactique ◀de▶ Don Juan, c’est ◀le▶ viol, et aussitôt remportée ◀la▶ victoire, il abandonne ◀le▶ terrain, il s’enfuit. Or ◀la▶ règle ◀de▶ ◀l’▶amour courtois faisait du viol précisément ◀le▶ crime des crimes, ◀la▶ félonie sans rémission ; et ◀de▶ ◀l’▶hommage un engagement jusqu’à ◀la▶ mort. Mais Don Juan aime ◀le▶ crime en soi, et par là se rend tributaire ◀de▶ ◀la▶ morale dont il abuse. Il a grand besoin qu’elle existe pour trouver goût à ◀la▶ violer. Tristan, lui, se voit libéré du jeu des règles, des péchés et des vertus, par ◀la▶ grâce ◀d’▶une vertu qui transcende ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ Loi.
Enfin tout se ramène à cette opposition : Don Juan est ◀le▶ démon ◀de▶ ◀l’▶immanence pure, ◀le▶ prisonnier des apparences du monde, ◀le▶ martyr ◀de▶ ◀la▶ sensation de plus en plus décevante et méprisable — quand Tristan est ◀le▶ prisonnier ◀d’▶un au-delà du jour et ◀de▶ ◀la▶ nuit, ◀le▶ martyr ◀d’▶un ravissement qui se mue en joie pure à ◀la▶ mort.
On peut noter encore ceci : Don Juan plaisante, rit très haut, provoque ◀la▶ mort lorsque ◀le▶ Commandeur lui tend ◀la▶ main, au dernier acte ◀de▶ Mozart, rachetant par cet ultime défi des lâchetés qui eussent déshonoré un véritable chevalier. Tristan, mélancolique et courageux, n’abdique au contraire son orgueil qu’à ◀l’▶approche ◀de▶ ◀la▶ mort lumineuse.
Je ne leur vois qu’un trait commun : tous deux ont ◀l’▶épée à ◀la▶ main.
◀De▶ ◀la▶ Régence à Louis XVI, Don Juan a régné sur ◀le▶ rêve ◀d’▶une aristocratie déchue ◀de▶ ◀l’▶héroïsme féodal. Un Richelieu ou un Lauzun dans ◀la▶ plus haute société, un Bezenval et un Casanova au niveau de ◀l’▶aventure scélérate, tels sont ◀les▶ parangons qui prennent ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶idéal détruit par ◀le▶ xviie siècle. Ce refoulement du mythe par ◀l’▶ironie universelle, et ◀le▶ triomphe applaudi des « félons », préparent ◀les▶ plus étranges retours. Parmi tant de facilités, ◀de▶ raffinements intellectuels ou voluptueux, ◀de▶ satiétés, l’un des besoins ◀les▶ plus profonds ◀de▶ ◀l’▶homme demeure privé ◀d’▶assouvissement, et c’est ◀le▶ besoin ◀de▶ souffrir. Un corps social qui ◀le▶ cultive, s’alanguit, comme ◀l’▶a montré ◀le▶ déclin du Moyen Âge ; mais un corps social qui ◀l’▶ignore et croit pouvoir ◀le▶ ridiculiser, se dessèche et s’énerve bien vite. ◀L’▶esprit conçoit en cruauté active ◀les▶ souffrances qu’il interdit au cœur ◀de▶ subir. Point ◀de▶ bonté chez qui n’a pas souffert : sa fantaisie perd ◀le▶ contact vital, et tout pouvoir ◀de▶ « sympathie ». ◀La▶ femme n’est plus pour ◀l’▶homme du xviiie qu’un « objet ». Mesurons l’un à l’autre ces extrêmes : ◀la▶ femme-idéal, pur symbole ◀d’▶un Amour qui entraîne ◀l’▶amour au-delà des formes visibles ; et ◀la▶ femme-objet ◀de▶ plaisir, instrument plus ou moins aimable ◀d’▶une sensation qui enferme ◀l’▶homme en soi…
Je distingue dans ◀la▶ contradiction ◀de▶ Don Juan et ◀de▶ Tristan, dans ◀la▶ tension insupportable ◀de▶ ◀l’▶esprit qui vit cette contradiction parce qu’il subit ◀la▶ sensualité et désire ◀l’▶idéal courtois, ◀les▶ données ◀de▶ ◀l’▶œuvre ◀de▶ Sade, et ◀les▶ raisons précises ◀de▶ sa révolte.
C’est dans ◀les▶ Crimes ◀de▶ ◀l’▶amour que Sade nous parle ◀de▶ son admiration pour ◀la▶ poésie ◀de▶ Pétrarque. Admiration traditionnelle dans sa famille, depuis ◀le▶ mariage qui avait uni Hugues de Sade, ancêtre direct du marquis, à ◀la▶ Dame de Pétrarque, Laure de Noves160. Pétrarque semblait ignorer simplement ◀l’▶existence du désir et des corps, ◀la▶ réalité ◀d’▶un « objet ». Sade, qui est un homme du xviiie , connaît trop bien sa monotone tyrannie. Ce que Pétrarque négligeait, c’est ◀l’▶obstacle physique dont il faut se venger. Il n’existe que trop, cet objet, c’est lui qui détient ◀le▶ plaisir et ◀le▶ plaisir est une fatalité. Comment s’en libérer, si ce n’est par ◀l’▶excès, car tout excès vient de ◀l’▶esprit ! Rien de plus glacialement rationaliste que ◀les▶ inventions « voluptueuses » multipliées par ◀la▶ rage du Marquis. Là où est ◀le▶ plaisir, là sera ◀la▶ souffrance, et ◀la▶ souffrance est ◀le▶ signe ◀d’▶un rachat. Purification par ◀le▶ mal : péchons jusqu’à détruire ◀les▶ derniers charmes du péché. Au lieu de négliger ◀l’▶objet, détruisons-◀le▶ par des tortures ◀d’▶où nous tirerons encore quelque plaisir, et cela fait partie ◀de▶ notre ascèse ! Une fureur dialectique s’empare ◀de▶ Sade. ◀Le▶ meurtre seul peut rétablir ◀la▶ liberté, mais ◀le▶ meurtre ◀de▶ ce qu’on aime, puisque c’est cela qui nous enchaîne. On ne tue bien que son amour, parce que lui seul est souverain. ◀Le▶ crime ◀d’▶amour impur sauvera ◀la▶ pureté.
Lisons maintenant avec cette clé ◀la▶ défense morale du meurtre telle que ◀la▶ présente Dolmancé dans ◀la▶ Philosophie du Boudoir : « Eh quoi ! un souverain ambitieux pourra détruire à son aise et sans ◀le▶ moindre scrupule ◀les▶ ennemis qui nuisent à ses projets ◀de▶ grandeur ? Des lois cruelles, arbitraires, impérieuses, pourront de même assassiner chaque siècle des millions ◀d’▶individus, et nous, faibles et malheureux particuliers, nous ne pourrons pas sacrifier un seul être à nos vengeances ou à nos caprices ? Est-il rien ◀de▶ si barbare, ◀de▶ si ridiculement étrange, et ne devons-nous pas, sous ◀le▶ voile du plus profond mystère, nous venger amplement ◀de▶ cette ineptie ? » (C’est moi qui ai souligné.)
Si ◀le▶ marquis de Sade avait été interrogé sur ◀les▶ mobiles secrets ◀de▶ sa morale, il se fût sans nul doute réfugié derrière un verbiage cynique. Mais tous ses arguments sont transparents : ils signifient avec exactitude ◀le▶ contraire ◀de▶ leur sens littéral161. Cette glorification du sexe est une constante et rationnelle profanation ◀de▶ ◀la▶ morale profanée du xviiie . C’est ◀la▶ « voie négative » ◀d’▶un athée qui désespère ◀d’▶échapper à ses liens, et qui défie ◀l’▶amour spirituel ◀de▶ se manifester en tuant ◀le▶ criminel162. Car là seulement serait ◀la▶ délivrance — selon ◀la▶ foi des troubadours…
14.
◀La▶ Nouvelle Héloïse
Paysan ◀de▶ Genève, Rousseau échappe à ◀l’▶influence du don-juanisme citadin, mais non pas à une littérature qui trouve dans son tempérament des complicités bien profondes et qui n’est autre que ◀le▶ pétrarquisme. ◀Le▶ roman ◀de▶ Rousseau à proprement parler n’est pas une renaissance du mythe primitif ◀de▶ Tristan. Il n’a pas ◀la▶ violence sauvage ◀de▶ ◀la▶ légende, et encore moins son arrière-plan ésotérique. Ce qui revit en lui, c’est ◀l’▶état d’âme créé chez ◀les▶ imitateurs des troubadours par une doctrine qu’ils « sécularisaient », n’en connaissant que ◀la▶ rhétorique profane. C’est ◀l’▶acedia, ◀l’▶heureuse mélancolie cultivée par ◀l’▶ermite ◀de▶ Vaucluse. Qu’on relise ◀les▶ sommaires analytiques joints par un éditeur zélé à la troisième édition du roman : ◀l’▶on y retrouve ◀les▶ situations que prévoyaient ◀les▶ leys ◀de▶ cortezia. C’est ◀le▶ Canzoniere mis en prose — et quelque peu embourgeoisé. (Çà et là une citation, une allusion, témoignent ◀de▶ ◀la▶ connaissance que Rousseau avait ◀de▶ Pétrarque, véritable inventeur du sentiment ◀de▶ ◀la▶ nature et du lyrisme ◀de▶ ◀la▶ solitude.) Avec ◀d’▶Urfé, ◀la▶ courtoisie avait tourné en casuistique profane. Chez Rousseau, elle devient une sorte ◀de▶ piétisme raffiné. Ici encore, ◀la▶ décadence est manifeste.
◀L’▶Héloïse qui vécut au xiie siècle163 et dont nous possédons ◀les▶ lettres à Abélard, évoque Iseut, Juliette et Mlle de Lespinasse, beaucoup plus que Julie d’Étange. Et Saint-Preux, malgré son beau nom, n’a plus rien du mystique ni du chevalier. Au surplus, ◀le▶ roman n’aboutit à ◀la▶ mort qu’après un renoncement à ◀la▶ passion, et cette mort ◀de▶ Julie est chrétienne — autant qu’il peut dépendre ◀de▶ Rousseau. (Il insiste longuement, dans une lettre à son éditeur, sur son protestantisme et celui ◀de▶ ses héros : mais malgré sa sincérité, ◀l’▶on ne peut que suspecter un « calvinisme » qui parle ◀de▶ ◀l’▶Être suprême et paraît ignorer ◀le▶ Christ.)
Tout cela ne m’empêchera point ◀de▶ confesser un goût très vif pour ◀le▶ style ◀de▶ ce roman — seul comparable à ◀l’▶Astrée sous ce rapport — et une admiration sérieusement motivée pour sa lucidité psychologique. On a trop vite jugé ◀le▶ « rousseauisme » moral en attribuant à ◀l’▶auteur du roman ◀les▶ croyances ◀de▶ ses personnages. Si Rousseau fut le premier à décrire ces erreurs, c’est qu’il en souffrit plus que d’autres et avec plus ◀de▶ résolution ◀de▶ s’y soustraire. Mais on néglige habituellement ◀les▶ conclusions ◀de▶ ◀l’▶œuvre pour ne garder que ◀le▶ souvenir du ton, ◀de▶ ◀l’▶émotion et ◀de▶ certaines complaisances qu’entraîne ◀le▶ genre romanesque. Il est visible que Rousseau, pas plus que Pétrarque à ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie, n’est dupe ◀de▶ ◀la▶ « religion » ◀d’▶amour. Qu’on relise ◀la▶ grande lettre ◀de▶ Julie mariée (IIIe partie, lettre XVIII), analysant ◀le▶ passé des amants : on ne saurait dépister avec plus ◀de▶ rigueur, quoique féminine, ◀les▶ confusions intéressées ◀de▶ ◀l’▶Éros et ◀de▶ ◀l’▶Agapè. « ◀La▶ vertu est si nécessaire à nos cœurs que, quand on a une fois abandonné ◀la▶ véritable, on s’en fait ensuite une à sa mode, et ◀l’▶on y tient plus fortement peut-être, parce qu’elle est ◀de▶ notre choix. »
Toutefois, ◀l’▶on n’a pas tort ◀d’▶attribuer au « climat » ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Héloïse, si nouveau pour ◀le▶ xviiie siècle, une faculté ◀de▶ contagion contre laquelle ◀les▶ conclusions ◀de▶ ◀l’▶auteur ne pouvaient rien. Et là, c’est bien ◀le▶ mythe qui reparaît, alangui, honteux et confus, mais à travers ◀le▶ voile des larmes vertueuses, reconnaissable à je ne sais quel frisson funèbre. À peine Saint-Preux voit-il ses « vœux » comblés (I, lettre LV) qu’il se met à douter sombrement : « Non, ce ne sont point ces transports que je regrette ◀le▶ plus : ah non ! retire s’il ◀le▶ faut ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies, mais rends-moi tout ce qui n’était point elles, et ◀les▶ effaçait mille fois. Rends-moi cette étroite union des âmes… Julie, dis-moi donc si je ne t’aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t’aime plus ? Quel doute !… » Il s’effraye ◀de▶ ◀l’▶équivoque du soupir, mais n’en conclut pas moins avec une sorte ◀de▶ dépit à peine voilé : « J’ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus ◀de▶ différentes espèces… ◀Les▶ douceurs ◀de▶ ◀l’▶amitié tempèrent ◀les▶ emportements ◀de▶ ◀l’▶amour… » ◀Le▶ Tristan qui se réveille en lui après ◀la▶ « faute » ◀de▶ ◀la▶ possession, se passerait bien ◀de▶ ces douceurs paisibles… Lui aussi désirait brûler, et non pas rassasier son désir. Lui aussi va multiplier ◀les▶ obstacles ◀les▶ plus gratuits, ◀les▶ prétextes ◀de▶ séparation, ◀les▶ situations voluptueusement inextricables. ◀D’▶où ◀l’▶insistance pénible et, dès cette date, quelque peu excessive me semble-t-il, sur ◀la▶ roture ◀de▶ Saint-Preux, laquelle est censée interdire toute possibilité ◀d’▶union légale. ◀D’▶où encore ◀l’▶assimilation du préjugé social et des exigences ◀d’▶une vertu déclarée religieuse par opportunité. Mais on distingue ◀les▶ mobiles inavoués ◀de▶ ◀la▶ confusion. Au xiie siècle, c’était ◀la▶ loi ◀de▶ courtoisie qui imposait ◀la▶ chasteté ; ici, c’est ◀la▶ coutume bourgeoise. Mais sous ◀le▶ couvert ◀de▶ l’une et ◀de▶ l’autre, c’est toujours ◀le▶ mythe qui agit. Dans ◀la▶ lettre déjà citée où elle récapitule leurs épreuves, Julie appelle « sainte ardeur » ◀l’▶amour chaste qui ◀les▶ ravissait — bien qu’il fût dès ce moment condamnable — et « crime », « horreurs », « corruption », ce même amour après ◀la▶ possession. ◀La▶ faute qui compte, pour eux, on ◀le▶ voit bien, c’est celle qui lèse ◀la▶ « courtoisie », non ◀la▶ vertu bourgeoise trop souvent invoquée. Et ainsi ◀de▶ suite : il serait aisé ◀de▶ reprendre, à propos de ◀la▶ Nouvelle Héloïse, toute notre exégèse ◀de▶ Tristan, notre dialectique ◀de▶ ◀l’▶obstacle. Il y a pourtant cette différence capitale que Rousseau aboutit au mariage, c’est-à-dire au triomphe du monde sanctifié par ◀le▶ christianisme, alors que ◀la▶ légende glorifiait dans ◀la▶ mort ◀l’▶entière dissolution des liens terrestres.
15.
Le romantisme allemand
C’est à partir de ◀l’▶état d’âme sentimental — et non mystique164 — des amants ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Héloïse, que ◀le▶ romantisme va tâcher ◀de▶ rejoindre une mystique primitive qu’il ignore, mais dont il redécouvre, par éclairs, ◀la▶ vertu sacrale et mortelle.
Du Tristan de Thomas par Pétrarque et ◀l’▶Astrée jusqu’à ◀la▶ tragédie classique, nous avons vu ◀le▶ mythe se dégrader, s’humaniser, s’analyser en éléments ◀de▶ moins en moins mystérieux ; enfin Racine ◀l’▶abat, non sans avoir reçu dans cette lutte avec ◀l’▶ange mauvais ◀la▶ plus douloureuse blessure. Et Don Juan bondit sur ◀la▶ scène : ◀de▶ Molière à Mozart, c’est ◀la▶ grande éclipse du mythe. Mais à partir du roman ◀de▶ Rousseau, qui naît comme en marge du siècle, nous allons parcourir ◀le▶ même chemin en sens inverse : par Werther, cette réplique ◀d’▶Héloïse mais qui finit beaucoup plus mal — se rapprochant du modèle primitif — ◀l’▶on arrive à Jean-Paul, à Hölderlin, à Novalis. Dans ◀la▶ panique ◀de▶ ◀la▶ Révolution, ◀de▶ ◀la▶ Terreur, des guerres européennes, certains aveux deviennent possibles, certaines souffrances osent enfin dire leur nom. ◀L’▶adoration ◀de▶ ◀la▶ Nuit et ◀de▶ ◀la▶ Mort accède pour la première fois au plan ◀de▶ ◀la▶ conscience lyrique. Napoléon à peine vaincu, voici ◀l’▶envahissement ◀de▶ ◀l’▶Europe par une plus insidieuse tyrannie. Jusqu’au jour où Wagner, d’un seul coup, dressera ◀le▶ mythe dans sa pleine stature et dans sa virulence totale : ◀la▶ musique seule pouvait dire ◀l’▶indicible, elle a forcé le dernier mystère ◀de▶ Tristan.
Mon propos n’est point ◀de▶ recenser ◀les▶ innombrables manifestations du mythe dans nos littératures, surtout modernes, mais seulement ◀de▶ poser des jalons et ◀de▶ réduire certaines contradictions tout apparentes. On me pardonnera ◀de▶ ne point multiplier ◀les▶ preuves ◀de▶ ◀l’▶évidente renaissance du thème courtois — donc ◀de▶ ◀l’▶amour réciproque malheureux — chez tous ◀les▶ romantiques allemands sans exception165. Quelques textes choisis entre mille en diront plus que tous ◀les▶ commentaires ici possibles, et trop tentants. (Dans leur nudité même, je sens trop bien qu’ils risquent ◀de▶ prendre figure ◀d’▶arguments, à cet endroit ◀de▶ notre voyage, du seul fait ◀de▶ leur trop parfaite convenance à nos définitions du mythe…)
Lettre ◀de▶ Diotima à Hölderlin :
Hier soir, j’ai longuement réfléchi sur ◀la▶ passion. Sans doute, ◀la▶ passion ◀de▶ ◀l’▶amour suprême ne trouve jamais son accomplissement ici-bas ! Comprends bien mon sentiment : chercher cette satisfaction serait folie. Mourir ensemble ! (Mais silence ! ceci paraît exalté, et pourtant c’est si vrai !) Voilà ◀le▶ seul accomplissement. Mais nous avons des devoirs sacrés en ce bas monde. Il ne nous reste plus rien que ◀la▶ confiance ◀la▶ plus parfaite l’un dans l’autre et ◀la▶ foi dans ◀la▶ toute-puissante divinité ◀de▶ ◀l’▶Amour qui à jamais nous guidera, invisible, et renforcera sans cesse notre union166.
Lorsque j’étais sur ◀le▶ tombeau [◀de▶ sa fiancée] ◀la▶ pensée m’est venue que ma mort donnerait à ◀l’▶humanité un exemple ◀de▶ fidélité éternelle, et qu’elle instaurerait, en quelque sorte, ◀la▶ possibilité ◀d’▶aimer comme je ◀l’▶ai fait.
Lorsqu’on fuit ◀la▶ douleur, c’est qu’on ne veut plus aimer. Celui qui aime devra ressentir éternellement ◀le▶ vide qui ◀l’▶environne, et garder sa blessure ouverte. Que Dieu me conserve cette douleur qui m’est indiciblement chère…
Notre engagement n’était pas pris pour ce monde…
Toutes ◀les▶ passions finissent comme une tragédie, tout ce qui est limité finit par ◀la▶ mort, toute poésie a quelque chose ◀de▶ tragique.
Une union qui est conclue même pour ◀la▶ mort est un mariage qui nous donne une compagne pour ◀la▶ Nuit. C’est dans ◀la▶ mort que ◀l’▶amour est ◀le▶ plus doux ; pour ◀le▶ vivant, ◀la▶ mort est une nuit ◀de▶ noces, un secret ◀de▶ doux mystères.
◀L’▶ivresse des sens appartient peut-être à ◀l’▶amour comme ◀le▶ sommeil à ◀la▶ vie. Ce n’est pas ◀la▶ plus noble part, et ◀l’▶homme vigoureux préférera toujours veiller à dormir.
Voici deux textes qui rendent un son proprement manichéen :
On doit séparer Dieu et ◀la▶ Nature, Dieu n’a rien à faire avec ◀la▶ Nature, il est ◀le▶ but ◀de▶ ◀la▶ Nature, ◀l’▶élément avec lequel elle doit un jour s’harmoniser.
Nous sommes des esprits émanés ◀de▶ Dieu, des germes divins. Un jour nous deviendrons ce que notre Père est lui-même167.
Et dans ◀les▶ Hymnes à ◀la▶ Nuit, où ◀l’▶Éros ténébreux supplie que ◀le▶ matin ne renaisse plus (thème des « aubes ») :
Que ton feu spirituel dévore mon corps, qu’en une étreinte aérienne je m’unisse étroitement à toi, et que dure alors éternellement notre nuit nuptiale !
Et ◀l’▶on devrait citer toutes ◀les▶ œuvres ◀de▶ Tieck, définissant ◀l’▶amour comme « une maladie du désir, une divine langueur168… »
◀L’▶exaltation ◀de▶ ◀la▶ mort volontaire, amoureuse et divinisante, voilà ◀le▶ thème religieux ◀le▶ plus profond ◀de▶ cette nouvelle hérésie albigeoise que fut ◀le▶ romantisme allemand. ◀La▶ mort est ◀le▶ but idéal des « hommes élevés » ◀de▶ ◀la▶ Loge invisible ◀de▶ Jean-Paul. Elle se confond avec ◀l’▶amour chez Novalis. Elle fut pour Kleist « ◀le▶ seul accomplissement » possible ◀d’▶une « passion ◀d’▶amour suprême » à laquelle se refusait son corps.
Mais ◀les▶ poètes ne sont plus ◀les▶ seuls à tenter ◀l’▶au-delà nocturne : un philosophe comme Schubert spécule sur ◀le▶ Nachtseite ◀de▶ ◀l’▶existence. Fichte lui-même donne ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶amour-par-essence-impossible, ◀le▶ vrai amour qui repousse tout objet pour s’élancer à ◀l’▶infini. C’est, dit-il, « ◀le▶ désir ◀de▶ quelque chose ◀d’▶entièrement inconnu, qui se révèle uniquement par un besoin, par un malaise, par un vide, à ◀la▶ recherche ◀de▶ ce qui ◀le▶ comblerait, mais ignorant ◀d’▶où cela peut venir… »
Hoffmann ne dit pas autre chose lorsqu’il baptise cet inconnu : ◀la▶ poésie :
« Et voici que jaillit, pur feu céleste qui réchauffe et éclaire sans consumer, toute ◀la▶ félicité ineffable ◀de▶ ◀la▶ vie supérieure, germée au plus secret ◀de▶ ◀l’▶âme. ◀L’▶esprit déploie mille antennes toutes vibrantes ◀de▶ désir, tisse son filet autour de celle qui est apparue, et elle est à lui… et elle n’est jamais à lui, car ◀la▶ soif ◀de▶ son aspiration est à jamais insatiable. »
C’est toute ◀l’▶aventure des mystiques unitives qui de nouveau prend son départ dans ◀la▶ conscience occidentale. C’est ◀l’▶éternelle hérésie passionnelle, ◀la▶ transgression rêvée ◀de▶ toutes limites, et ◀le▶ suprême désir qui nie ◀le▶ monde. Ainsi revivent ◀de▶ tous côtés et se rassemblent ◀les▶ éléments épars du mythe, que Wagner seul osera nommer, mais alors pour ◀le▶ recréer dans une synthèse définitive. Rien ◀d’▶étonnant si le premier poème inspiré par ◀le▶ souvenir des cathares et ◀de▶ leur mystique fut composé par l’un des plus purs romantiques : c’est ◀l’▶épopée des albigeois ◀de▶ Lenau. On peut y lire ces vers qui sont une sorte ◀de▶ profession ◀de▶ foi ◀de▶ ◀la▶ « religion nouvelle » rêvée par Novalis et ses amis :
16.
Intériorisation du mythe
◀Le▶ rythme intime du romantisme allemand, ◀la▶ diastole et ◀la▶ systole ◀de▶ son cœur, c’est ◀l’▶enthousiasme et ◀la▶ tristesse métaphysique. C’est ◀la▶ dialectique abyssale ◀de▶ ◀l’▶hérésie manichéenne, ◀le▶ renversement perpétuel du jour en Nuit et ◀de▶ ◀la▶ nuit en Jour. ◀Le▶ même élan qui portait ◀l’▶âme vers ◀la▶ lumière et ◀l’▶unité divine, considéré du point de vue ◀de▶ ce monde n’est plus qu’un élan vers ◀la▶ mort, une séparation essentielle. Tel est ◀le▶ tragique ◀de▶ ◀l’▶Ironie transcendantale, ce mouvement perpétuel du romantisme, cette passion qui ruine sans relâche tous ◀les▶ objets qu’elle peut concevoir et désirer (◀la▶ nature, ◀l’▶être aimé, ◀le▶ moi), tout ce qui n’est pas ◀l’▶Unité incréée, ◀la▶ dissolution sans retour. Mais cet enthousiasme est réel, c’est ◀l’▶« endieusement » des troubadours, ◀l’▶endiosada des mystiques espagnols, ◀la▶ joy ◀d’▶amor dans son délire dionysiaque. Il en jaillit perpétuellement, au point suprême ◀de▶ son élévation, des fantaisies extravagantes. Il y a une gaieté romantique, comme il y a un attendrissement : moments ◀de▶ détente, entre deux élancements contradictoires, retours au monde…
C’est ce moment ◀de▶ joie bizarre, né ◀de▶ ◀l’▶ironie métaphysique, qui fait défaut au romantisme français. Ici, ◀les▶ données sont ◀les▶ mêmes mais ◀le▶ rythme est moins ample et ◀l’▶esprit va trop vite au but. ◀La▶ France de la Révolution et ◀de▶ ◀l’▶Empire n’a plus ◀d’▶énergie disponible pour ◀la▶ spéculation spirituelle : elle n’a point ◀de▶ « religion nouvelle », point ◀de▶ philosophes romantiques169, peu ou point ◀de▶ métaphysique, et peu ou point ◀de▶ fantaisie — cette surabondance ◀de▶ ◀l’▶esprit exalté par son propre drame.
◀Le▶ romantisme en France n’aura guère débordé ◀le▶ champ ◀de▶ ◀la▶ psychologie individuelle. Il y gagne une lucidité qui ◀le▶ conduit plus rapidement que ◀les▶ Allemands, dans un domaine plus restreint, à des conclusions désolées.
Certes, Chénier décrit comme un vrai romantique :
◀L’▶enthousiasme errant, fils ◀de▶ ◀la▶ pâle Nuit.
Et ◀la▶ célèbre invocation : « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans ◀les▶ espaces ◀d’▶une autre vie », c’est ◀le▶ chant pur ◀de▶ ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ Nuit. Mais il n’est point ◀d’▶aube mystique à ◀l’▶horizon spirituel, ni ◀de▶ véritable joie ◀d’▶amour au sommet ◀de▶ ces élancements. ◀Le▶ moi n’est jamais transcendé, il se refuse à ◀l’▶illusion dernière ◀d’▶une libération cosmique. Il retombe, désenchanté, à ◀l’▶analyse ◀de▶ sa tristesse et ◀de▶ son impuissance lucide. Romantisme mûri, désabusé, ◀l’▶on serait même tenté ◀de▶ dire : trop rigoureux… Auprès de lui, Jean-Paul et Novalis feront toujours figure ◀d’▶adolescents. ◀Le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ mort, chez ◀les▶ Allemands, exalte ◀la▶ saveur ◀de▶ vivre : c’est peut-être qu’il est plus « naïf », plus assuré ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀de▶ son au-delà. Voyez-◀les▶ se reprendre sans cesse aux formes désirables ◀de▶ ◀la▶ terre, oublier, plaisanter follement, tout ardents ◀de▶ curiosité ; ◀d’▶une merveilleuse inconséquence… Ce qui appauvrit ◀le▶ romantique français, c’est qu’il demeure un sceptique éloquent, c’est qu’il redoute ◀la▶ naïveté, ◀la▶ vulgarité foisonnante que ◀les▶ plus purs poètes allemands savaient goûter malgré leur nostalgie170. René s’amuse un jour à effeuiller une branche ◀de▶ saule sur un ruisseau, attachant une idée à chaque feuille que ◀le▶ courant entraîne. Il s’intéresse aux accidents qui menacent ◀les▶ débris ◀de▶ son rameau… On croit lire un poète allemand, on va retrouver ◀la▶ richesse du monde…Mais déjà ◀l’▶homme du xviiie se réveille et se juge ridicule : « Voilà donc à quel degré ◀de▶ puérilité notre superbe raison peut descendre ! » Et c’est ◀la▶ « superbe raison » qui conclut sur une épigramme : « Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses ◀d’▶aussi peu de valeur que mes feuilles ◀de▶ saule ». (◀Le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ page, admirable, jusqu’aux fameux orages désirés171.)
« Pour ces rationalistes malgré eux, pour ces athées qui n’arrivent point à croire à leurs chimères ◀les▶ plus consolantes, ◀l’▶amour ne sera pas longtemps félicité ineffable ◀de▶ ◀la▶ vie supérieure » dont parle E. T. A. Hoffmann ; mais plutôt cet amour « taciturne et toujours menacé » des plus beaux vers ◀de▶ Vigny.
Cette absence ◀d’▶intérêt naïf pour ◀les▶ formes quotidiennes ◀de▶ ◀la▶ vie facilitera ◀le▶ détachement ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀la▶ purification abstraite du sentiment. ◀Les▶ êtres et ◀les▶ choses, ces prétextes, percés par un regard désabusé, cesseront bientôt ◀d’▶être ◀les▶ vrais obstacles. Et ◀le▶ mythe, appauvri ◀de▶ ses formes extérieures, deviendra ce qu’il est en son principe : une autodestruction voluptueuse du moi. « On est détrompé sans avoir joui, dit René ; il reste encore des désirs et ◀l’▶on n’a plus ◀d’▶illusions… On habite, avec un cœur plein, un monde vide. »
Alors ◀la▶ femme elle-même cesse ◀d’▶être ◀le▶ symbole indispensable ◀de▶ ◀la▶ nostalgie passionnée. Dans ◀l’▶Obermann de Sénancour, ◀l’▶« obstacle » est purement intérieur, il est dans ◀la▶ dualité du moi qui ne peut ni s’affirmer ni se dissoudre, ni se posséder ni être possédé.
Nous savions que Tristan n’aimait pas Iseut pour elle-même, mais seulement pour ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶Amour dont sa beauté lui offrait une image. Lui pourtant ◀l’▶ignorait, et sa passion était naïve et forte. René et surtout Obermann ne peuvent même plus croire à ◀l’▶image : ils ont compris que ◀le▶ drame se passe en eux, entre ◀les▶ lois inacceptables ◀de▶ ◀la▶ vie terrestre et finie, et ◀le▶ désir ◀d’▶une transgression ◀de▶ nos limites, mortelle mais divinisante.
Rares sont toutefois ◀les▶ romantiques français qui atteignirent cette connaissance audacieuse, desséchée, exacte, et plus proche qu’on ne pourrait croire ◀de▶ ◀la▶ mystique négative. La plupart reviendront aux illusions ◀de▶ ◀l’▶amour humain, sans retrouver pourtant ◀la▶ forte naïveté du mythe. Ils raffineront merveilleusement ◀les▶ « prétextes » traditionnels à ◀la▶ séparation des deux amants : du Lys dans ◀la▶ vallée (◀le▶ plus naïf) jusqu’à Adolphe (◀le▶ plus lucide) c’est tantôt ◀le▶ mariage et ◀l’▶honneur, ou ◀le▶ devoir social, ou ◀la▶ vertu, ou ◀le▶ secret mélancolique ◀de▶ ◀l’▶amant, ou quelque scrupule religieux, enfin ◀le▶ narcissisme avoué… Intériorisation progressive du mythe, à mesure que ◀l’▶obstacle invoqué s’effrite et se dissout dans une critique sceptique, tandis que ◀les▶ morales s’abâtardissent, et que tout élément « sacré » disparaît ◀de▶ ◀la▶ vie sociale.
17.
Stendhal, ou ◀le▶ fiasco du sublime
Homme du xviiie siècle, ayant subi ◀la▶ « touche » du romantisme, et fréquentant d’ailleurs une société des plus sceptiques, Stendhal nous offre un exemple parfait pour ◀l’▶analyse ◀de▶ ◀la▶ profanation du mythe.
Voici un homme que ◀le▶ besoin ◀de▶ ◀la▶ passion tourmente : il a découvert dans son « âme », c’est-à-dire dans son goût du sublime, ce vide dont parlait Fichte, cet appel insatiable à ◀l’▶inconnu, à ◀l’▶Inconnue qui pourrait seule ◀le▶ combler. Aimer passionnément, ce serait vivre ! Il s’imagine ◀de▶ très bonne foi qu’un tel besoin relève ◀de▶ ◀la▶ nature physique. (Et il a même là-dessus sa petite explication matérialiste.) Il rirait bien si je lui démontrais que ce n’est là que ◀l’▶empreinte du mythe dans son esprit, une habitude héritée ◀de▶ ◀la▶ culture, et spécialement ◀de▶ ◀la▶ littérature, puisque mystique et religion, pour lui, sont mortes. Mais il est obligé ◀de▶ constater que ce désir ◀de▶ passion, et ◀la▶ passion elle-même dans ◀le▶ monde où il vit, sont condamnés par ◀la▶ raison et par ◀le▶ scepticisme général. ◀D’▶où ◀le▶ besoin qu’il éprouve ◀de▶ justifier ce besoin : ◀d’▶où son fameux traité ◀De▶ ◀l’▶Amour. Aux premières lignes ◀de▶ ◀la▶ préface vous ◀le▶ sentez en pleine polémique : « Quoiqu’il traite ◀de▶ ◀l’▶amour, ce petit volume n’est point un roman, et surtout n’est pas amusant comme un roman. C’est tout uniment une description exacte et scientifique ◀d’▶une sorte ◀de▶ folie très rare en France… » Stendhal baptise cette folie : ◀l’▶amour-passion.
Tout le monde connaît ◀la▶ thèse du traité. Il y a quatre amours différents : ◀l’▶amour-passion, ◀l’▶amour-goût, ◀l’▶amour physique et ◀l’▶amour ◀de▶ vanité. Le premier seul trouve grâce aux yeux ◀de▶ ◀l’▶auteur. ◀La▶ théorie ◀de▶ ◀la▶ cristallisation doit ◀l’▶expliquer. « Ce que j’appelle cristallisation, c’est ◀l’▶opération ◀de▶ ◀l’▶esprit qui tire ◀de▶ tout ce qui se présente ◀la▶ découverte que ◀l’▶objet aimé a ◀de▶ nouvelles perfections. » Ainsi aux mines ◀de▶ sel ◀de▶ Salzburg, lorsqu’on jette un rameau dans ◀l’▶eau profonde, on ◀le▶ retrouve trois mois après « garni ◀d’▶une infinité ◀de▶ diamants mobiles et éblouissants ». Tomber amoureux, dans cette théorie, c’est attribuer à une femme des perfections qu’elle ne possède nullement. Et pourquoi cela ? Parce que ◀l’▶on a besoin ◀d’▶aimer, et qu’on ne peut aimer que ◀la▶ beauté. Disons plus simplement que ◀la▶ cristallisation, c’est ◀le▶ moment où ◀l’▶on idéalise ◀la▶ femme aimée.
Je crois que c’est Ortega qui a souligné ◀le▶ premier172 que cette célèbre théorie revient à faire ◀de▶ ◀l’▶amour passionné une simple erreur. « Non point que ◀la▶ passion se trompe souvent, précise-t-il, mais elle est en soi une erreur… ◀Le▶ cas Stendhal n’est pas douteux : il s’agit ◀d’▶un homme qui n’aimait pas réellement, et qui surtout ne fut pas réellement aimé. » Tristan aimait, Don Juan était aimé ; mais celui qui n’a du premier que ◀la▶ nostalgie, et du second que ◀l’▶inconstance, se voit amené à définir ◀l’▶amour comme « une maladie ◀de▶ ◀l’▶esprit » — dans ◀la▶ pure tradition antique, sauf qu’il s’affirme heureux ◀d’▶être malade. ◀Le▶ voici donc dans ◀la▶ situation ◀d’▶un médecin qui étudie sur lui-même ◀les▶ progrès et ◀les▶ singularités ◀d’▶un mal qu’il ne croit pas mortel173.
Une chose me frappe : sa description est admirable ◀de▶ vivacité, ◀d’▶exactitude, parfois ◀de▶ profondeur ; mais elle est totalement pessimiste — puisque aussi bien il s’agit ◀d’▶une erreur et dont il se désole ◀d’▶être tiré. ◀D’▶où peut provenir ce pessimisme incompatible avec ◀la▶ conception ◀de▶ ◀la▶ vie qu’il s’était faite ? C’est ◀la▶ question qu’il ne se pose jamais.
Il note très bien : « ◀Le▶ plaisir ne produit pas ◀la▶ moitié autant ◀d’▶impression que ◀la▶ douleur, ensuite, outre ce désagrément dans ◀la▶ quantité ◀d’▶émotion, ◀la▶ sympathie est au moins ◀la▶ moitié moins excitée par ◀la▶ peinture du bonheur que par celle ◀de▶ ◀l’▶infortune. » Et encore : « Une âme faite pour ◀les▶ passions sent d’abord que cette vie heureuse (◀le▶ mariage) ◀l’▶ennuie, et peut-être aussi qu’elle ne lui donne que des idées communes. » Et plus loin : « Il y a peu de peines morales dans ◀la▶ vie qui ne soient rendues chères par ◀l’▶émotion qu’elles excitent. »
Voilà qui est vrai : nous aimons ◀la▶ douleur, et ◀le▶ bonheur nous ennuie un peu… Cela vous paraît tout naturel ? Et pourtant un Hindou, un Chinois, s’en étonnent. Un Grec ressuscité ne s’en étonnerait pas moins. ◀D’▶où nous viennent donc ce goût et ce dégoût bizarres ? Ne sont-ils pas contre nature ? Encore une fois, Stendhal ne se pose pas la question, n’étant pas en mesure ◀de▶ ◀la▶ résoudre. En matérialiste grossier — c’est ◀la▶ bonne espèce, ◀la▶ plus franche — il supprime simplement tout problème, grâce à sa théorie ◀de▶ ◀la▶ cristallisation, donc ◀de▶ ◀l’▶erreur. Ce qui explique ◀la▶ passion, à son avis, c’est une erreur favorable au désir, « Ce phénomène, dit-il, vient de ◀la▶ nature qui nous commande ◀d’▶avoir du plaisir et qui nous envoie ◀le▶ sang au cerveau. » Voilà donc ◀le▶ jugement obscurci, et qui se met à « cristalliser ». Mais on ne voit pas comment ◀l’▶instinct se déciderait à commettre ◀l’▶erreur nécessaire à cette opération rusée. (◀L’▶instinct seul, livré à lui-même.)
Je crois, comme Ortega, que ◀la▶ solution stendhalienne est d’abord inexacte, au regard des faits. Il existe un amour qui, loin de se tromper, est seul capable ◀de▶ découvrir dans ◀l’▶être aimé ◀les▶ qualités réelles qui s’y cachent. De plus, n’est-ce point là ◀le▶ type ◀d’▶une solution verbale ? Car dire que ◀la▶ passion est une erreur — elle ◀l’▶est parfois —, ce n’est pas encore expliquer cette erreur. ◀L’▶instinct ou ◀la▶ nature n’ont pas coutume ◀de▶ se tromper ◀de▶ ◀la▶ sorte… S’il y a erreur, elle ne peut venir que ◀de▶ ◀l’▶esprit.
◀La▶ vérité, c’est que Stendhal est ◀la▶ victime ◀d’▶un phénomène spirituel que ses croyances matérialistes ne sont plus en mesure ◀de▶ justifier. Victime heureuse d’ailleurs, et cela suffit à ◀l’▶empêcher ◀de▶ pousser plus avant son enquête. Qu’est-ce que ce livre qu’il nous laisse ? ◀Le▶ témoignage ◀d’▶une inquiétude qu’éprouve ◀l’▶esprit lucide devant ◀le▶ mythe : non qu’il désire vraiment s’en libérer, mais il en a perdu ◀la▶ clé.
Ce n’est pas qu’au cours de sa recherche, Stendhal n’ait plusieurs fois « brûlé ». Il consacre deux longs chapitres à ◀l’▶amour en Provence au xiie siècle, et reproduit ◀le▶ code ◀d’▶amour courtois en appendice. (Raynouard et Fauriel venaient de provoquer ◀la▶ renaissance des études romanes.) « Singulière civilisation », dit-il. Et il rêve un peu là-dessus. On dirait qu’il pressent quelque chose… Mais non : « Vingt anecdotes que je pourrais citer montrent partout dans cette Provence une galanterie aimable, spirituelle et conduite entre ◀les▶ deux sexes sur ◀les▶ principes ◀de▶ ◀la▶ justice… » Il finira, bien entendu, par ◀les▶ citer, ces anecdotes.
18.
Wagner, ou ◀l’▶achèvement
« Délivré du monde, je te possède enfin, ô toi seule qui remplis toute mon âme, suprême volupté ◀d’▶amour ! »
◀L’▶homme qui a écrit cela (dans Tristan et Isolde) savait que ◀la▶ passion est quelque chose de plus que ◀l’▶erreur : qu’elle est une décision fondamentale ◀de▶ ◀l’▶être, un choix en faveur de ◀la▶ Mort, si ◀la▶ Mort est ◀la▶ libération ◀d’▶un monde ordonné par ◀le▶ mal.
Mais ◀l’▶audace ◀de▶ cette œuvre est ◀de▶ celles qui ne peuvent être tolérées qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶une totale méprise, organisée et entretenue par une sorte ◀de▶ consensus social, ◀d’▶aveuglement tout à la fois juré et inconscient. À force de ◀l’▶entendre répéter par ◀les▶ bons juges, on a fini par croire que ◀le▶ Tristan de Wagner est un drame du désir sensuel. Qu’un tel jugement ait pu s’accréditer en dépit de flagrantes évidences, voilà qui est significatif au plus haut point ◀de▶ ◀la▶ nécessité sociale des mythes. (Mensonges ◀d’▶autodéfense ◀d’▶une société qui veut sauver sa forme, tandis que ◀les▶ individus qui ◀la▶ composent se prêtent obscurément, sous ◀le▶ couvert ◀d’▶un refus, aux passions qui tendent à sa perte.)
En composant Tristan, Wagner a violé ◀le▶ tabou : il a tout dit, tout avoué par ◀les▶ paroles ◀de▶ son livret, et plus encore par sa musique. Il a chanté ◀la▶ Nuit ◀de▶ ◀la▶ dissolution des formes et des êtres, ◀la▶ libération du désir, ◀l’▶anathème sur ◀le▶ désir, ◀la▶ gloire crépusculaire, immensément plaintive et bienheureuse ◀de▶ ◀l’▶âme sauvée par ◀la▶ blessure mortelle du corps. Mais ◀le▶ sens maléfique ◀de▶ ce message, il fallait ◀le▶ nier pour pouvoir ◀l’▶accueillir, il fallait à tout prix ◀le▶ travestir, ◀l’▶interpréter ◀d’▶une manière tolérable, c’est-à-dire au nom du bon sens. Du mystère bouleversant ◀de▶ ◀la▶ Nuit et ◀de▶ ◀la▶ destruction des corps, ◀l’▶on a fait ◀la▶ « sublimation » ◀d’▶un pauvre secret du plein jour : ◀l’▶attrait des sexes, ◀la▶ loi tout animale des corps — ce qu’il faut à ◀la▶ société pour procréer et se consolider, ce qu’il faut au bourgeois pour ressentir sa vie… Qu’on y soit parvenu si rapidement et complètement ne saurait d’ailleurs témoigner ◀d’▶une vitalité sociale exceptionnelle ; c’est plutôt ◀la▶ frivolité du public ordinaire des théâtres, son sentimentalisme lourd, et pour tout dire sa faculté exceptionnelle ◀de▶ ne pas entendre ce qu’on lui chante, qui ont facilité ◀l’▶opération. Ainsi ◀le▶ Tristan de Wagner peut être impunément repris devant des salles émues en toute sécurité ; si forte est ◀la▶ certitude générale que personne ne croira son message.
◀Le▶ drame débute par une évocation monumentale des puissances qui gouvernent ◀le▶ monde du jour : haine, orgueil, et violence barbare ◀de▶ ◀l’▶honneur féodal, jusqu’au crime. Isolde veut venger ◀l’▶affront subi. ◀Le▶ philtre qu’elle offre à Tristan est destiné à ◀le▶ faire mourir : mais ◀d’▶une mort que ◀l’▶Amour condamne, ◀d’▶une mort selon ◀les▶ lois du jour et ◀de▶ ◀la▶ vengeance, brutale, accidentelle, privée ◀de▶ sens mystique. Or ◀la▶ Minne suprême inspire à Brangaine ◀l’▶erreur qui doit sauver ◀l’▶Amour. Au philtre ◀de▶ mort, elle substitue ◀le▶ breuvage ◀d’▶initiation. Ainsi ◀l’▶étreinte unique ◀de▶ Tristan et ◀d’▶Isolde, aussitôt qu’ils ont bu, c’est ◀le▶ baiser unique du sacrement cathare, ◀le▶ consolamentum des Purs ! Dès cet instant, ◀les▶ lois du jour, ◀la▶ haine, ◀l’▶honneur et ◀la▶ vengeance sont devenues sans force sur leurs cœurs. ◀Les▶ initiés pénètrent au monde nocturne ◀de▶ ◀l’▶extase libératrice. Et ◀le▶ jour qui revient avec ◀le▶ cortège royal et ses dissonantes fanfares, ◀le▶ jour ne pourra plus ◀les▶ ressaisir : au terme ◀de▶ ◀l’▶épreuve qu’il va leur imposer — c’est ◀la▶ passion — ils ont déjà pressenti l’autre mort, celle qui est ◀le▶ seul accomplissement ◀de▶ leur amour.
Le deuxième acte est ◀le▶ chant ◀de▶ ◀la▶ passion des âmes prisonnières des formes. Tous ◀les▶ obstacles surmontés, quand ◀les▶ amants sont seuls enveloppés ◀de▶ ténèbres, c’est ◀le▶ désir charnel qui ◀les▶ sépare encore. Ils sont ensemble et pourtant ils sont deux. Il y a ce et ◀de▶ Tristan « et » Isolde qui signifie leur dualité créée. À ce moment ◀la▶ musique seule peut exprimer ◀la▶ certitude et ◀la▶ substance ◀de▶ cette double nostalgie ◀d’▶être un. Car seule elle détient ◀le▶ pouvoir ◀d’▶harmoniser ◀la▶ plainte ◀de▶ deux voix, et ◀d’▶en faire une plainte unique où déjà vibre ◀la▶ réalité ◀d’▶un indicible au-delà ◀d’▶espérance. Et c’est pourquoi ◀le▶ leitmotiv du duo ◀d’▶amour est déjà celui ◀de▶ ◀la▶ mort.
Encore une fois revient ◀le▶ jour : ◀le▶ traître Mélot174 blesse Tristan. Mais ◀la▶ passion a désormais vaincu, elle vole au jour son apparente victoire : ◀de▶ cette blessure par où ◀la▶ vie s’écoule, elle fait ◀le▶ gage ◀de▶ ◀la▶ suprême guérison, celle que chantera Isolde agonisante sur ◀le▶ cadavre ◀de▶ Tristan, dans ◀l’▶extase ◀de▶ ◀la▶ « joie ◀la▶ plus haute ».
Initiation, passion, accomplissement mortel : ces trois moments mystiques auxquels Wagner, par une géniale simplification, a su réduire ◀les▶ trois actes du drame, exposent ◀la▶ signification profonde du mythe, encore masquée dans ◀les▶ légendes médiévales par une foule ◀d’▶éléments épiques et pittoresques.
Cependant ◀la▶ forme ◀d’▶art que Wagner a choisie n’est pas sans recréer des possibilités ◀de▶ « méprise ».
Il fallait que ce fût un opéra, pour deux raisons qui tiennent à ◀l’▶essence même du mythe. De même que ◀le▶ péché du premier homme, et ◀de▶ chaque homme, introduit dans ◀le▶ monde ◀le▶ temps ; de même que ◀la▶ faute des amants légendaires contre ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶amour chaste transforme ◀l’▶hymne des troubadours en un roman175 — ainsi ◀les▶ puissances du jour, évoquées par le premier acte, introduisent ◀la▶ lutte et ◀la▶ durée, qui sont ◀les▶ éléments du drame. Mais ◀le▶ drame ne peut pas tout dire, ◀la▶ religion ◀de▶ ◀la▶ passion étant « essentiellement lyrique ». Dès lors ◀la▶ musique seule sera capable ◀d’▶exprimer ◀la▶ dialectique transcendantale, ◀le▶ caractère éperdument contradictoire, contrapuntique ◀de▶ ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ Nuit — qui est ◀l’▶appel au Jour incréé. ◀La▶ définition même ◀de▶ ◀la▶ musique occidentale, c’est ◀l’▶accord émouvant des contraires ; en termes de ◀l’▶art : ◀le▶ contrepoint. Expression ◀d’▶un dualisme douloureux, permanent au niveau de ◀la▶ vie, mais qui s’évanouit dans ◀la▶ grâce lumineuse au-delà ◀de▶ ◀la▶ mort physique.
Or ◀le▶ drame achevé par ◀la▶ musique, c’est ◀l’▶opéra. Ainsi, ce n’est point un hasard si ◀le▶ mythe ◀de▶ Tristan et celui ◀de▶ Don Juan n’ont pu recevoir leur expression achevée que dans ◀la▶ forme ◀de▶ ◀l’▶opéra. Si Mozart et Wagner nous ont donné ◀les▶ chefs-d’œuvre du drame musical, c’est en vertu, ◀de▶ ◀l’▶affinité originelle ◀de▶ ce mode ◀d’▶expression et des sujets qu’ils surent choisir. ◀La▶ musique seule peut bien parler ◀de▶ ◀la▶ tragédie, dont elle est ◀la▶ mère et ◀la▶ fille.
Toutefois, dans ◀le▶ cas ◀de▶ Tristan, ◀l’▶élément plastique inhérent à toute mise en scène théâtrale se trouve recréer un obstacle à ◀la▶ compréhension directe du mythe. ◀Les▶ acteurs, ◀les▶ costumes, ◀les▶ décors176 retiennent ◀l’▶attention dans ◀le▶ réel, imposent ◀la▶ présence du « jour », contredisent fatalement ◀le▶ sens profond ◀de▶ ◀l’▶action. Tant qu’on regarde ◀la▶ scène, on est victime ◀de▶ ◀l’▶illusion des formes — et des plus ridicules. Il n’y a là, « visiblement », qu’une grosse femme et un puissant guerrier en proie au tourment du désir… Fermez ◀les▶ yeux et aussitôt ◀le▶ drame s’éclaire ! ◀L’▶orchestre décrit largement ◀les▶ dimensions ◀d’▶une tragédie tout intérieure. ◀La▶ morbidesse bouleversante des mélodies révèle un monde où ◀le▶ désir charnel n’est plus qu’une dernière et impure langueur dans ◀l’▶âme qui se guérit ◀de▶ vivre.
Seule ◀la▶ lumière douloureuse du troisième acte — ◀l’▶obsession jaune des fiévreux — peut traduire à ma vue ◀le▶ sens profond ◀de▶ ◀l’▶exil des amants dans ◀l’▶extase. Par ce qu’il a ◀d’▶artificiel, ◀de▶ trop violent, cet éclairage annonce que ◀le▶ jour meurt, et que déjà ◀l’▶aube n’est plus qu’un crépuscule vainement exalté.
Un second lieu commun ◀de▶ ◀la▶ critique — d’ailleurs absolument contradictoire avec celui qui faisait ◀de▶ Tristan ◀la▶ glorification du désir sensuel — c’est ◀le▶ rappel ◀de▶ ◀l’▶influence ◀de▶ Schopenhauer sur Wagner. Quoi qu’en aient pu penser Nietzsche, et Wagner lui-même, il me paraît que cette influence est fortement surestimée. Un créateur ◀de▶ ◀la▶ taille ◀de▶ Wagner ne met pas des « idées » en musique. Qu’il ait trouvé chez Schopenhauer quelques formules reprises par ◀le▶ livret, une cohérence intellectuelle justifiant à ses propres yeux certaines intimes déterminations, voilà sans doute ce qu’il faut retenir ◀de▶ ◀la▶ rencontre, et ce n’est pas ◀d’▶un immense intérêt. ◀L’▶ascèse, ◀la▶ négation du monde créé, ◀l’▶identification ◀de▶ ◀l’▶attrait sexuel avec ◀le▶ vouloir-vivre obscurcissant ◀la▶ connaissance, toute cette mystique que ◀l’▶on s’empresse ◀de▶ qualifier ◀de▶ bouddhiste, Wagner n’avait pas à ◀l’▶apprendre. C’est parce qu’il ◀la▶ portait vivante en lui qu’il fut le premier à retrouver sa trace dans ◀les▶ symboles des minnesänger, dans ◀la▶ légende manichéenne ◀de▶ Parsival, et par-dessous ◀l’▶imagerie chrétienne, dans ◀le▶ Saint-Graal, ◀la▶ pierre sacrée des Iraniens et des cathares, ◀la▶ coupe ◀de▶ Gwyon177, divinité celtique !
Que Wagner ait restitué ◀le▶ sens perdu ◀de▶ ◀la▶ légende, dans sa virulence intégrale, ce n’est point là une thèse à faire admettre, c’est ◀l’▶évidence largement déclarée par ◀la▶ musique et ◀les▶ paroles ◀de▶ ◀l’▶opéra. Par ◀l’▶opéra, ◀le▶ mythe connaît son achèvement. Mais ce « terme » détient deux sens contradictoires — comme presque tous ◀les▶ termes du vocabulaire ◀de▶ ◀l’▶existence, décrivant ◀l’▶être en situation ◀d’▶agir, non ◀les▶ objets. Achèvement désigne ◀l’▶expression totale ◀d’▶un être, ◀d’▶un mythe ou ◀d’▶une œuvre ; d’autre part, désigne leur mort. Ainsi ◀le▶ mythe « achevé » par Wagner a vécu. Vixit Tristan ! Et s’ouvre ◀l’▶ère ◀de▶ ses fantômes.
19.
Vulgarisation du mythe
Il y eut ◀la▶ voie poétique du mythe.
Edgar Poe engendra Baudelaire, qui engendra ◀le▶ symbolisme, qui engendra des mandragores, des femmes sans corps, des jeunes Parques, des apparences à peine féminines ◀de▶ fuites — comme on dit que ◀l’▶eau fuit ◀d’▶un bassin : fissures dans ◀le▶ réel, fuites ◀de▶ rêves. C’est ◀la▶ tradition alanguie, intellectualisée, sophistiquée. Voie décidément trop étroite pour qu’un homme s’y engage tout entier : aussi déléguera-t-il à ◀l’▶aventure quelques facultés détachées. Ascèse exactement facultative.
Il y eut aussi ◀la▶ voie romanesque du mythe : mais elle ne tarda guère à déboucher sur une route nationale encombrée, où ◀l’▶on se promène ◀le▶ dimanche en famille pour voir passer ◀les▶ belles autos, et s’indigner des excès ◀de▶ vitesse.
◀Le▶ Lys dans ◀la▶ Vallée, Adolphe, Dominique, Madame Bovary, Thérèse Raquin, ◀La▶ Porte étroite, Un amour ◀de▶ Swann : étapes françaises ◀de▶ ◀la▶ dissociation psychologique, ◀de▶ ◀la▶ dégradation ◀de▶ « ◀l’▶obstacle » extérieur, et ◀de▶ ◀la▶ reconnaissance lucide — par là même, antiromanesque — ◀de▶ sa nature purement intime et subjective. (Religieuse dans ◀le▶ cas ◀de▶ Gide, quasi physique dans celui ◀de▶ Proust.)
Parallèlement, il convient ◀de▶ citer ◀le▶ Triomphe ◀de▶ ◀la▶ Mort ◀de▶ ◀d’▶Annunzio — commentaire admirable ◀de▶ Wagner — Anna Karénine, et presque tous ◀les▶ grands romans ◀de▶ ◀l’▶ère victorienne, et surtout des Tess d’Urberville et Jude l’Obscur ; et ◀de▶ nos jours ◀les▶ romans platonisants ◀d’▶un Charles Morgan.
Mais ◀les▶ chefs-d’œuvre, désormais, nous en apprennent moins sur ◀la▶ descente du mythe dans ◀les▶ mœurs, que ◀les▶ romans ◀de▶ série, ◀le▶ théâtre à succès, enfin ◀le▶ film. ◀Le▶ vrai tragique ◀de▶ notre époque est diffus dans ◀la▶ médiocrité.
◀Le▶ vrai sérieux dès lors, implique ◀la▶ connaissance, ◀le▶ rejet ou ◀l’▶acceptation ◀de▶ ce qui meut ou émeut ◀les▶ masses, et ◀de▶ ◀l’▶anonymat des grands courants qui roulent ◀les▶ individus détachés, avec une puissance que ◀l’▶esprit répugne encore à mesurer.
◀L’▶envahissement ◀de▶ nos littératures, tant bourgeoises que « prolétariennes », par ◀le▶ roman, et ◀le▶ roman ◀d’▶amour s’entend, traduit exactement ◀l’▶envahissement ◀de▶ notre conscience par ◀le▶ contenu totalement profané du mythe. Celui-ci cesse d’ailleurs ◀d’▶être un vrai mythe dès qu’il se trouve privé ◀de▶ son cadre sacral, et que ◀le▶ secret mystique qu’il exprimait en ◀le▶ voilant se vulgarise et se démocratise. ◀Le▶ droit à ◀la▶ passion des romantiques devient alors ◀la▶ vague obsession ◀de▶ luxe et ◀d’▶aventures exotiques que ◀les▶ romans ◀d’▶un Dekobra suffisent à satisfaire symboliquement. Que cela n’ait plus aucune espèce ◀de▶ sens valable, il suffit pour s’en assurer ◀d’▶imaginer ◀l’▶impuissance absolue où se trouvent ◀les▶ clients ◀de▶ cette littérature à concevoir une réalité mystique, une ascèse, un effort ◀de▶ ◀l’▶esprit pour s’affranchir des liens sensuels : or ◀la▶ passion courtoise n’avait pas ◀d’▶autre but, et son langage n’avait pas ◀d’▶autre clé. Perdus et oubliés cette clé et ce but, ◀la▶ passion dont ◀le▶ besoin revient nous tourmenter n’est plus qu’une maladie ◀de▶ ◀l’▶instinct, rarement mortelle, régulièrement toxique et déprimante, tout aussi dégradée et dégradante, par rapport au mythe ◀de▶ Tristan, que ◀le▶ serait par exemple ◀l’▶alcoolisme par rapport à ◀l’▶ivresse divine que chantaient ◀les▶ mystiques arabes.
◀L’▶exemple du théâtre ◀d’▶avant-guerre détient une signification plus riche pour notre objet. ◀La▶ bourgeoisie du Second Empire eut ◀le▶ mérite ◀de▶ faire une dernière tentative pour régulariser dans son cadre social ◀l’▶influence anarchisante ◀de▶ ◀la▶ passion. Car celle-ci survivait à toute mystique, par ◀la▶ grâce équivoque du romantisme. ◀L’▶hérédité — ou ce qu’on nommait ainsi — transmettait ◀le▶ virus atténué du philtre ; ◀la▶ culture littéraire entretenait, dans une certaine jeunesse tout au moins, ◀le▶ besoin ◀d’▶une brûlure nostalgique ; et tout cela composait une sorte ◀de▶ complexe que ◀l’▶on prenait pour ◀la▶ « nature » elle-même, bien qu’il ne représentât qu’une survivance psychologique, voire physiologique.
◀La▶ tentative ◀de▶ normalisation bourgeoise ◀de▶ ◀la▶ passion, visant à recréer une expression conventionnelle, donc admissible par ◀l’▶ordre social — ce fut ◀le▶ théâtre ◀de▶ Dumas à Bataille. ◀La▶ fameuse « pièce à trois personnages », modèle ◀de▶ presque tous ◀les▶ auteurs dramatiques ◀d’▶avant-guerre, c’est simplement ◀l’▶adaptation du mythe ◀de▶ Tristan à ◀la▶ mesure ◀d’▶une société moderne. ◀Le▶ roi Marc est devenu ◀le▶ Cocu ; Tristan, ◀le▶ jeune premier, ou gigolo ; Iseut, ◀l’▶épouse insatisfaite, oisive et lectrice ◀de▶ romans.
Ici encore, deux morales s’affrontent. ◀Les▶ barons félons ◀de▶ ◀la▶ légende sont figurés par ◀les▶ tenants ◀de▶ ◀la▶ morale « conformiste ». Ils défendent ◀le▶ mariage bourgeois, ◀l’▶héritage, ◀les▶ convenances et ◀l’▶Ordre. Ils sont du côté du mari, et donc légèrement ridicules. Mais ◀la▶ morale contraire triomphe régulièrement — fût-ce au prix ◀d’▶un coup de pistolet. C’est ◀la▶ morale du romantisme, des droits imprescriptibles ◀de▶ ◀l’▶amour, et elle implique ◀la▶ supériorité « spirituelle » ◀de▶ ◀la▶ maîtresse sur ◀l’▶épouse.
Quant au philtre, alibi ◀de▶ ◀la▶ responsabilité, on lui donne ◀le▶ nom romantique ◀de▶ « fatalité ◀de▶ ◀la▶ passion ». Et ◀les▶ tenants du conformisme n’ont pas tort ◀de▶ ◀l’▶assimiler à ◀la▶ « littérature » en général, terme ◀de▶ mépris vouant à une exécration globale ◀les▶ « tendances dissolvantes », ◀l’▶« anarchie », et ◀les▶ idéaux « impossibles ».
Bientôt, ◀l’▶on n’essaiera plus même ◀de▶ nier ◀la▶ complaisance que réclame ◀de▶ ses propres victimes ◀l’▶élaboration du vieux philtre. Elle est minutieusement décrite, jusque dans ses ruses inconscientes, en des centaines ◀de▶ pages, par Marcel Proust. (Voir surtout Un Amour ◀de▶ Swann.)
Littérature bourgeoise ai-je dit : ses conclusions régulièrement antibourgeoises font partie intégrante ◀de▶ ◀l’▶ordre social établi. ◀L’▶instinct ◀de▶ conservation rend en effet cet ordre tolérant à l’égard de ce qui feint ◀de▶ ◀le▶ renier, mais qui en vit. ◀Le▶ calcul est très simple, et bien entendu inconscient. ◀L’▶idéal glorifié par ◀la▶ littérature détourne en rêveries voluptueuses ◀les▶ tendances subversives ◀de▶ ◀l’▶esprit. ◀La▶ morale du mariage en souffre évidemment, mais cela n’est pas ◀d’▶une gravité urgente, puisqu’on sait bien que ◀l’▶institution matrimoniale repose sur des bases financières178 et non plus religieuses ou morales. À dire vrai, ◀les▶ seuls écarts considérés comme intolérables sont ceux qui entraînent une dilapidation du « patrimoine » ◀de▶ ◀la▶ famille. (Patrimoine ne signifiant plus que fortune et propriétés.)
Cette volonté ◀de▶ jouir du mythe mais sans ◀le▶ payer trop cher, on ◀la▶ voit s’exprimer en toute naïveté dans ◀le▶ film sentimental.
Peu de genres plus strictement conventionnels et rhétoriques que ◀le▶ film américain des premières années ◀de▶ ◀l’▶entre-deux-guerres. C’était ◀l’▶époque du happy end : tout devait aboutir au long baiser final sur fond ◀de▶ roses ou ◀de▶ tentures luxueuses. Or cette figure ◀de▶ style n’est pas sans relations avec ◀le▶ mythe au dernier stade ◀de▶ sa déchéance. Elle exprime à ◀la▶ perfection ◀la▶ synthèse idéale ◀de▶ deux désirs contradictoires : désir que rien ne s’arrange et désir que tout s’arrange — désir romantique et désir bourgeois. ◀La▶ profonde satisfaction que produit à coup sûr ◀le▶ happy end provient précisément du fait qu’il libère ◀le▶ public ◀de▶ ses contradictions intimes.
En effet : point ◀de▶ roman sans obstacles. On ◀les▶ multiplie donc, sans souci ◀d’▶une invraisemblance que ◀le▶ désir ◀de▶ romantisme rend insensible. Ainsi, pendant une heure ou deux ◀le▶ roman pourra rebondir et notre cœur haleter, et c’est ce que nous cherchons. Mais ◀l’▶obstacle signifie, à ◀la▶ limite, ◀la▶ mort, ◀le▶ renoncement aux biens terrestres. C’est ce que nous ne voulons plus, dès que cela nous devient clair. Il s’agit donc ◀de▶ supprimer ◀l’▶obstacle à temps, ce qui amène par définition ◀la▶ fin du roman et du film ; « et ils eurent beaucoup ◀d’▶enfants » signifie qu’il n’y a plus rien à raconter ou bien c’est ◀le▶ baiser en gros plan, bouchant ◀l’▶écran et refermant ◀la▶ fenêtre ◀de▶ ◀l’▶imagination. Toutefois, ◀l’▶on s’efforcera ◀de▶ donner à cette fin une atmosphère « poétique » qui dissimule ◀le▶ passage à ◀la▶ vie quotidienne, et compense ◀la▶ déception du romantique par ◀le▶ soulagement du bourgeois…
Ainsi, dans ◀le▶ théâtre, dans ◀le▶ roman à succès et dans ◀le▶ film qui exploitent inlassablement ◀la▶ formule du ménage à trois, ◀l’▶idéalisme tragique du mythe originel n’est plus qu’une nostalgie assez vulgaire, idéalisation ◀de▶ désirs anodins, d’ailleurs ramenés vers ◀la▶ jouissance des choses, c’est-à-dire totalement invertis par rapport à ◀l’▶amour courtois.
◀La▶ religion des troubadours se prêtait aux complicités ◀les▶ plus sournoises avec ◀l’▶instinct, qu’elle excitait par sa volonté même ◀de▶ ◀le▶ nier. ◀L’▶ambiguïté du langage mystique ◀de▶ ◀l’▶hérésie devait faire naître, dès ◀le▶ xiiie siècle, une rhétorique profane ◀de▶ ◀la▶ passion. Et c’est ◀la▶ diffusion ◀de▶ ce langage par ◀la▶ littérature romanesque qui aboutit, au cours du dernier siècle, à ce renversement des rôles : ◀l’▶instinct devenant ◀le▶ vrai support ◀d’▶une rhétorique dont ◀les▶ figures lui prêtent désormais un semblant ◀d’▶idéalité.
20.
L’instinct glorifié
Comme à ◀la▶ rose ◀de▶ Guillaume de Lorris répond ◀la▶ rose ◀de▶ Jean de Meung, comme à ◀la▶ rhétorique cristalline ◀de▶ Pétrarque s’oppose ◀la▶ fantasmagorie sensuelle ◀de▶ Boccace, ◀le▶ romantisme a provoqué ◀de▶ nos jours une révolte qui se veut « primitive ». Ce n’est plus ◀le▶ sentiment que ◀l’▶on idéalise, c’est ◀l’▶instinct.
Je songe à une certaine école ◀de▶ romanciers anglo-américains, qui fleurit dans ◀l’▶entre-deux-guerres, un Lawrence, un Caldwell, et leurs imitateurs. Voici ce que nous disaient ces hommes : « Nous en avons assez ◀de▶ souffrir pour des idées, des idéaux, des petites hypocrisies idéalisées et perverses auxquelles personne ne sait plus croire. Vous avez fait ◀de▶ ◀la▶ femme une espèce ◀de▶ divinité coquette, cruelle et vampirique. Vos femmes fatales, et vos femmes adultères, et vos femmes desséchées ◀de▶ vertu, nous ont gâté ◀la▶ joie ◀de▶ vivre. Nous nous vengerons ◀de▶ vos « divines ». ◀La▶ femme est d’abord une femelle. Nous ◀la▶ ferons se traîner sur ◀le▶ ventre vers ◀le▶ mâle dominateur179. Au lieu de chanter ◀la▶ courtoisie, nous chanterons ◀les▶ ruses du désir animal, ◀l’▶emprise totale du sexe sur ◀l’▶esprit. Et ◀la▶ grande innocence bestiale nous guérira ◀de▶ votre goût du péché, cette maladie ◀de▶ ◀l’▶instinct génésique. Ce que vous appelez morale, c’est ce qui nous rend méchants, tristes et honteux. Ce que vous appelez ◀l’▶ordure, voilà ce qui peut nous purifier. Vos tabous sont des sacrilèges contre ◀la▶ vraie divinité, qui est ◀la▶ Vie. Et ◀la▶ vie, c’est ◀l’▶instinct libéré ◀de▶ ◀l’▶esprit, ◀la▶ grande puissance solaire qui broie et magnifie ◀l’▶individu fécond, ◀la▶ belle brute déchaînée, etc. » L’un ◀de▶ ces prophètes est allé jusqu’à dire : « Je voudrais avoir autant ◀de▶ vitalité qu’une vache. »
Cette nouvelle mystique ◀de▶ ◀la▶ « Vie » a pu donner naissance à ◀de▶ belles œuvres littéraires. Mais elle porte un nom « politique ». Je ◀la▶ retrouve, étrangement identique, aux origines profondes ◀d’▶un mouvement que nous n’avons plus à étudier ni à convaincre. Disons pour fixer ◀les▶ idées qu’il s’appelle national-socialisme (ou si ◀l’▶on veut fascisme ou communisme, selon ◀les▶ prétextes économiques ou doctrinaux qui lui ont permis ◀de▶ s’emparer du pouvoir). C’est une négation ◀de▶ ◀l’▶au-delà dont ◀le▶ but n’est pas ◀de▶ supprimer ◀les▶ dieux mais ◀de▶ s’emparer ◀de▶ leur pouvoir en divinisant ◀l’▶ici-bas.
Perdre sa personnalité morale et se retremper dans ◀le▶ flux cosmique ◀de▶ ◀l’▶instinct, c’est ◀l’▶idéal ◀de▶ nos poètes du primitivisme solaire, mais ◀la▶ pratique ◀de▶ cette croyance n’est pas ◀de▶ nature à nous tromper un seul instant : il n’y a pas ◀de▶ « belles » brutes, il y a des brutes. ◀L’▶idée ◀de▶ beauté, qu’un Lawrence croit encore consistante, c’est ◀l’▶héritage ◀d’▶une époque en faillite — une dette que plus personne, là-bas, n’est disposé à reconnaître. On n’a plus ◀de▶ comptes à rendre à cet « esprit » platonicien. Il était cause ◀de▶ toute ◀la▶ confusion, et il ◀l’▶a payé ◀de▶ sa vie, voilà qui est clair.
Mais j’ajouterai ceci, qui est non moins clair : quand sous prétexte de détruire ◀l’▶artificiel — rhétorique idéalisante, éthique et mystique du « parfait » — ◀l’▶on prétend s’enfoncer dans ◀le▶ flot primitif ◀de▶ ◀l’▶instinct, dans ◀le▶ larvaire, dans ◀le▶ non-fait, dans ◀l’▶« infait », c’est-à-dire dans ◀l’▶infect, ◀l’▶on croit retrouver ◀l’▶authentique ◀de▶ ◀la▶ vie, et ◀l’▶on ne fait pourtant que s’abandonner au torrent des déchets ◀de▶ ◀l’▶ancienne culture et ◀de▶ ses mythes désagrégés.
C’est qu’il n’y a plus, dans ◀l’▶homme ◀d’▶aujourd’hui, ◀d’▶authenticité primitive. Ce que ◀l’▶on appelle hérédité, dans ◀le▶ jargon ◀de▶ notre siècle, ce que ◀l’▶Église appelle péché originel, cela désigne ◀la▶ perte irrémédiable du contact immédiat avec nos origines. Et dès lors, redescendre au-dessous de nos morales, ce n’est pas nous libérer ◀de▶ leurs interdictions, mais nous livrer à une folie qui répugnerait aux bêtes fauves. Descendre au-dessous de ◀l’▶expression créée et réglée par ◀l’▶esprit (même si ◀l’▶esprit, comme je ◀le▶ crois, nous engageait dans ◀les▶ voies irréelles) ce n’est pas revenir au réel, mais s’égarer dans ◀la▶ zone ◀de▶ terreur et dans ◀les▶ terrains vagues où se sont déversés tous ◀les▶ rebuts ◀d’▶une civilisation intoxiquée.
◀L’▶« authentique » dont ◀le▶ désir nous obsède, nous ne pourrons pas ◀le▶ retrouver. Il n’est pas au terme ◀d’▶un mouvement ◀d’▶abandon à ◀l’▶instinct énervé et au ressentiment ◀de▶ ◀la▶ chair. Il n’est pas caché mais perdu. Il ne peut qu’être recréé par un effort contraire à ◀la▶ passion, c’est-à-dire par une action, une mise en ordre, une purification — un retour à ◀la▶ sobriété.
Agir, ce n’est pas s’évader hors ◀d’▶un monde déclaré diabolique. Ce n’est pas tuer ce corps gênant. Mais ce n’est pas non plus tirer son revolver contre ◀l’▶esprit sous prétexte qu’il nous a trompés180.
Agir, en vérité, c’est accepter ◀les▶ conditions qui nous sont faites, dans ◀le▶ conflit ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀la▶ chair ; et c’est tenter ◀de▶ ◀les▶ surmonter non plus en détruisant mais en mariant ◀les▶ deux puissances antagonistes. Que ◀l’▶esprit vienne au secours ◀de▶ ◀la▶ chair et retrouve en elle son appui, et que ◀la▶ chair se soumette à ◀l’▶esprit et retrouve par lui sa paix. Telle est ◀la▶ voie.
Éros mortel, Éros vital — l’un appelle l’autre, et chacun ◀d’▶eux n’a pour fin véritable et pour terminaison réelle que l’autre, qu’il voulait détruire ! À ◀l’▶infini, jusqu’à ◀la▶ consomption ◀de▶ toute vie et ◀de▶ tout esprit. Voilà ce que peut faire ◀l’▶homme qui se prend pour son dieu. Voilà ◀le▶ mouvement dernier ◀de▶ ◀la▶ passion, dont ◀l’▶exaspération s’appelle ◀la▶ guerre.
21.
La passion dans tous ◀les▶ domaines
◀Le▶ mythe sacré ◀de▶ ◀l’▶amour courtois, au xiie siècle, avait eu pour fonction sociale ◀d’▶ordonner et ◀de▶ purifier ◀les▶ puissances anarchiques ◀de▶ ◀la▶ passion. Une mystique transcendante orientait secrètement, polarisait vers ◀l’▶au-delà ◀les▶ nostalgies ◀de▶ ◀l’▶humanité souffrante. C’était sans doute une hérésie, mais pacifique, et par certains ◀de▶ ses aspects, très favorable à ◀l’▶équilibre civilisateur. Cependant, du seul fait qu’elle s’opposait à ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀l’▶espèce et à ◀la▶ guerre, ◀la▶ société devait ◀la▶ persécuter. Ce fut Rome qui porta ◀le▶ fer et ◀le▶ feu dans ◀les▶ provinces gagnées à ◀l’▶hérésie.
En détruisant matériellement cette religion, ◀l’▶Église romaine ◀la▶ condamnait à se propager sous ◀la▶ forme ◀la▶ plus ambiguë et peut-être ◀la▶ plus dangereuse. Traquée, refoulée et désorganisée, ◀l’▶hérésie ne devait pas tarder à se dénaturer ◀de▶ mille manières. ◀Les▶ confusions qu’elle favorisait malgré elle, cette glorification ◀de▶ ◀l’▶amour humain qui était ◀l’▶envers ◀de▶ sa doctrine, ce langage ◀d’▶une ambiguïté à la fois essentielle et opportune, qui permettait tous ◀les▶ abus, c’est cela qui allait échapper aux tribunaux ◀de▶ ◀l’▶Inquisition, puis envahir ◀la▶ conscience européenne, même orthodoxe, et par une sorte ◀d’▶ironie, donner sa rhétorique passionnelle au mysticisme des plus grands saints.
Lorsque ◀les▶ mythes perdent leur caractère ésotérique et leur fonction sacrée, ils se résolvent en littérature. ◀Le▶ mythe courtois, mieux que tout autre, se prêtait à ce processus, puisqu’il n’avait pu se traduire que dans ◀les▶ termes ◀de▶ ◀l’▶amour humain, bien qu’entendus au sens mystique. Ce sens évanoui, restait une rhétorique. Elle pouvait exprimer nos instincts naturels, mais non sans ◀les▶ dévier, tout insensiblement, vers quelque au-delà de plus en plus mystérieux, apte à séduire ◀le▶ besoin ◀d’▶idéal qu’avait laissé dans ◀la▶ conscience une connaissance mystique réprouvée, puis perdue. Telle fut ◀la▶ chance ◀de▶ ◀la▶ littérature en Occident ; et cela seul peut expliquer ◀l’▶empire, unique dans ◀l’▶histoire des cultures, que ◀la▶ littérature a exercé jusqu’à nos jours sur ◀l’▶élite et plus tard sur ◀les▶ masses.
Toutefois, ◀le▶ classicisme s’efforça ◀d’▶imposer tout au moins une forme ◀d’▶art à ces puissances obscures privées ◀de▶ leur forme sacrée. C’est à ces vestiges ◀de▶ rites que s’attaqua ◀le▶ romantisme. ◀D’▶où ◀la▶ violente exaltation dès ◀la▶ fin du xviiie siècle, ◀de▶ tout ce qu’avaient voulu contenir ◀le▶ mythe originel ◀de▶ Tristan, puis ses substituts littéraires.
◀Le▶ xixe siècle bourgeois vit se répandre dans ◀la▶ conscience profane ◀l’▶« instinct ◀de▶ mort » longtemps refoulé dans ◀l’▶inconscient ou canalisé dès sa source par un art aristocratique. Et quand ◀les▶ cadres ◀de▶ ◀la▶ société vinrent à craquer — sous ◀l’▶effet ◀de▶ poussées ◀d’▶un tout autre ordre d’ailleurs — ◀le▶ contenu du mythe inonda notre vie quotidienne. Nous ne savions plus ce que signifiait cette diffuse exaltation ◀de▶ ◀l’▶amour. Nous ◀la▶ prenions pour un printemps ◀de▶ ◀l’▶instinct et pour une renaissance des forces dionysiaques persécutées par un soi-disant christianisme. Toute ◀la▶ littérature moderne entonna ◀l’▶hymne ◀de▶ ◀la▶ « libération ».
Mais ◀d’▶où lui vient alors ce ton ◀de▶ désespoir ? Comment se fait-il que ◀le▶ roman qui triompha pendant trente ans, au xxe siècle, ◀de▶ toutes ◀les▶ autres formes littéraires, aboutisse à cette analyse marécageuse ◀de▶ nos doutes et ◀de▶ notre vide ? Que signifie cette libération qui nous laisse tellement démunis devant ◀la▶ propagande des butors ? Ne voit-on pas, dès ◀les▶ années 1930, que ◀le▶ roman a perdu toute sève ? qu’il ne retrouve une virulence provisoire qu’en se mettant au service ◀de▶ mystiques partisanes ? Serait-ce ◀la▶ fin du romantisme ?
◀Le▶ spectacle ◀de▶ nos mœurs n’autorise pas cette conclusion. Car ◀la▶ crise actuelle du mariage bourgeois, c’est ◀le▶ triomphe à retardement, dénaturé tant que ◀l’▶on voudra, mais tout de même ◀le▶ triomphe ◀d’▶une passion profanée.
Mais bien au-delà du mariage et du domaine ◀de▶ ◀la▶ sexualité proprement dite, ◀le▶ contenu du mythe et ses fantômes envahissent ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers : politique, lutte des classes, sentiment national, tout devient prétexte à « passion » et déjà s’exalte en « mystiques ». C’est que nous sommes devenus incapables ◀de▶ faire ◀la▶ part du feu, ◀d’▶ordonner nos désirs, ◀de▶ distinguer leur nature et leur fin, ◀d’▶imposer une mesure à leurs divagations — ◀de▶ ◀les▶ exprimer en figures.
◀Les▶ dernières formes ◀de▶ ◀l’▶amour ont été balayées par ◀la▶ guerre. Et j’insisterai sur cet exemple symbolique : nous ne faisons plus ◀de▶ « déclarations ◀d’▶amour » dans ◀le▶ même temps que nous admettons ◀la▶ guerre sans « déclaration » préalable. Nous revenons au stade du rapt, du viol, mais sans ◀les▶ rites qui accompagnaient ces actes chez ◀les▶ peuplades polynésiennes.
Cette progressive profanation du mythe — sa conversion en rhétorique, puis ◀la▶ dissolution ◀de▶ cette rhétorique et ◀la▶ totale vulgarisation ◀de▶ son contenu, ◀l’▶on peut en suivre ◀les▶ étapes dans un domaine en apparence fort étranger à ceux que nous venons de parcourir : dans ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ guerre et ◀de▶ ses méthodes en Occident.