Livre VI
Le mythe contre le▶ mariage
1.
Crise moderne du mariage
Deux morales s’affrontaient au Moyen Âge : celle ◀de▶ ◀la▶ société christianisée, et celle ◀de▶ ◀la▶ courtoisie hérétique. L’une impliquait ◀le▶ mariage, dont elle fit même un sacrement ; l’autre exaltait un ensemble ◀de▶ valeurs ◀d’▶où résultait — en principe tout au moins — ◀la▶ condamnation du mariage.
◀Le▶ jugement porté sur ◀l’▶adultère dans l’une et l’autre perspective, caractérise fort bien ◀l’▶opposition. Aux yeux de ◀l’▶Église, ◀l’▶adultère était tout à la fois un sacrilège, un crime contre ◀l’▶ordre naturel et un crime contre ◀l’▶ordre social. Car ◀le▶ sacrement unissait tout à la fois deux âmes fidèles, deux corps aptes à procréer, et deux personnes juridiques. Il se trouvait donc sanctifier ◀les▶ intérêts fondamentaux ◀de▶ ◀l’▶espèce et ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ cité. Celui qui contrevenait à ce triple engagement ne se rendait pas « intéressant », mais pitoyable ou méprisable.
◀La▶ synthèse catholique s’efforçait ◀de▶ marier ◀l’▶eau et ◀le▶ feu, car on pouvait tirer des Écritures et des Pères ◀les▶ thèses ◀les▶ plus contradictoires sur ◀la▶ sainteté ◀de▶ ◀la▶ procréation — loi ◀de▶ ◀l’▶espèce — et sur ◀la▶ sainteté ◀de▶ ◀la▶ virginité — loi ◀de▶ ◀l’▶esprit. Pour ◀l’▶Ancien Testament, par exemple, une descendance nombreuse est signe ◀d’▶élection, tandis que pour saint Paul, celui qui reste vierge « fait mieux » que celui qui se marie, même chrétiennement.
◀L’▶hérésie liée dès ◀l’▶origine à ◀la▶ cortezia du Midi s’opposait au mariage catholique sur ◀les▶ trois chefs que ◀l’▶on vient de rappeler. Elle niait tout d’abord ◀le▶ sacrement, comme n’étant établi par aucun texte univoque ◀de▶ ◀l’▶Évangile201. Elle condamnait ◀la▶ procréation comme relevant ◀de▶ ◀la▶ loi du Prince des ténèbres, c’est-à-dire du Démiurge auteur du monde visible. Elle tendait enfin à détruire un ordre social qui permettait et exigeait ◀la▶ guerre, comme expression du vouloir-vivre collectif202. Mais ◀le▶ fondement ◀de▶ ces trois refus était en vérité ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶Amour, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Éros divinisant, en conflit éternel et angoissé avec ◀la▶ créature ◀de▶ chair et ses instincts asservissants.
◀L’▶apparition ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶Amour devait donc transformer radicalement ◀le▶ jugement porté sur ◀l’▶adultère. Certes, ◀la▶ pure doctrine cathare ne prétendait pas légitimer ◀la▶ faute en soi, puisqu’au contraire elle ordonnait ◀la▶ chasteté. Mais nous avons montré que ◀le▶ symbole courtois ◀de▶ ◀l’▶amour pour une Dame (spirituelle), amour évidemment incompatible avec ◀le▶ mariage dans ◀la▶ chair, devait amener des confusions inextricables. Pour ◀l’▶amateur non initié des poèmes provençaux et des romans bretons, ◀l’▶adultère ◀de▶ Tristan reste une faute203, mais il se trouve revêtir en même temps ◀l’▶aspect ◀d’▶une aventure plus belle que ◀la▶ morale. Ce qui, pour ◀le▶ croyant manichéen, était ◀l’▶expression dramatique du combat ◀de▶ ◀la▶ foi et du monde, devient alors pour ◀le▶ lecteur une « poésie » équivoque et brûlante. Poésie toute profane ◀d’▶apparences, dont ◀la▶ puissance ◀de▶ séduction s’accroît encore du fait que ◀l’▶on ignore ◀la▶ signification mystique ◀de▶ ses symboles, et que ceux-ci ne paraissent plus révélateurs que ◀d’▶un mystère vague et flatteur.
Comment expliquer autrement qu’à partir du xiie siècle, celui qui commet ◀l’▶adultère devienne soudain un personnage intéressant ? ◀Le▶ roi David en volant Bethsabée commet un crime et se rend méprisable. Mais Tristan, s’il enlève Iseut, vit un roman, et se rend admirable… Ce qui était « faute » et ne pouvait donner lieu qu’à des commentaires édifiants sur ◀le▶ danger ◀de▶ pécher et ◀le▶ remords, devient soudain vertu mystique (dans ◀le▶ symbole), puis se dégrade (dans ◀la▶ littérature) en aventure troublante et attirante.
Je n’entends pas ramener directement ◀la▶ crise actuelle du mariage au conflit ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie et ◀d’▶une hérésie médiévale. Car cette dernière, comme telle, n’existe plus ; et si ◀l’▶orthodoxie existe encore, il faut avouer qu’elle ne joue plus un rôle direct dans ◀la▶ vie ◀de▶ nos sociétés, qu’elle a tant contribué à former. Ce qui explique, à mon sens, ◀l’▶état présent ◀de▶ dé-moralisation générale, c’est ◀la▶ confuse dissension au sein de laquelle nous vivons ◀de▶ deux morales, dont l’une est héritée ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie religieuse, mais ne s’appuie plus sur une foi vivante, et dont l’autre dérive ◀d’▶une hérésie dont ◀l’▶expression « essentiellement lyrique » nous parvient totalement profanée, et par suite dénaturée.
Voici ◀les▶ forces en présence : d’une part, une morale ◀de▶ ◀l’▶espèce et ◀de▶ ◀la▶ société en général, mais plus ou moins empreinte ◀de▶ religion — c’est ce que ◀l’▶on nomme ◀la▶ morale bourgeoise ; d’autre part, une morale inspirée par ◀l’▶ambiance culturelle, littéraire, artistique — c’est ◀la▶ morale passionnelle ou romanesque. Tous ◀les▶ adolescents ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie occidentale sont élevés dans ◀l’▶idée du mariage, mais en même temps se trouvent baignés dans une atmosphère romantique entretenue par leurs lectures, par ◀les▶ spectacles et par mille allusions quotidiennes, dont ◀le▶ sous-entendu est à peu près : que ◀la▶ passion est ◀l’▶épreuve suprême, que tout homme doit un jour connaître, et que ◀la▶ vie ne saurait être à plein vécue que par ceux qui « ont passé par là ». Or ◀la▶ passion et ◀le▶ mariage sont par essence incompatibles. Leurs origines et leurs finalités s’excluent. ◀De▶ leur coexistence dans nos vies surgissent sans fin des problèmes insolubles, et ce conflit menace en permanence toutes nos « sécurités » sociales.
En d’autres temps, ce fut ◀la▶ fonction du mythe que ◀d’▶ordonner cette anarchie latente et ◀de▶ ◀la▶ composer symboliquement dans nos catégories morales. Rôle ◀d’▶exutoire, rôle civilisateur. Mais ◀le▶ mythe s’est déprimé et profané en même temps que ◀les▶ formes sociales dont il tirait ses éléments plastiques. Si maintenant il tentait ◀de▶ se recomposer, on pressent qu’il ne trouverait plus ◀de▶ résistances assez solides pour lui servir ◀de▶ masque et ◀de▶ prétexte.
Une immense littérature paraît chaque mois sur ◀la▶ « crise du mariage ». Mais je doute fort qu’il en résulte aucune espèce ◀de▶ solution pratique : car seul ◀le▶ mythe, c’est-à-dire ◀l’▶inconscience, pourrait fournir à ◀la▶ passion une espèce ◀de▶ modus vivendi, et tous ces livres, aggravant au contraire notre conscience du problème, contribuent à ◀le▶ rendre insoluble. Ils sont ◀les▶ signes ◀de▶ ◀la▶ crise, mais aussi ◀de▶ notre impuissance à ◀la▶ réduire dans ◀les▶ cadres actuels.
◀L’▶institution matrimoniale se fondait en effet sur trois groupes ◀de▶ valeurs qui lui fournissaient ses « contraintes » — et c’est précisément dans ◀le▶ jeu ◀de▶ ces contraintes que ◀le▶ mythe puisait ses moyens ◀d’▶expression (comme on ◀l’▶a vu au livre I). Or voici que ces contraintes ou se relâchent, ou disparaissent :
1. — Contraintes sacrées. — ◀Le▶ mariage, chez ◀les▶ peuples païens, s’est toujours entouré ◀d’▶un rituel dont nos institutions gardèrent longtemps ◀les▶ éléments : rites ◀de▶ ◀l’▶achat, du rapt, ◀de▶ ◀la▶ quête et ◀de▶ ◀l’▶exorcisme. Mais ◀de▶ nos jours, ◀la▶ dot perd ◀de▶ son importance, par suite de ◀l’▶instabilité économique. ◀Les▶ coutumes rappelant ◀le▶ rapt nuptial n’existent plus que sous forme de plaisanteries paysannes. ◀La▶ demande en mariage, avec échange ◀de▶ visites en haut ◀de▶ forme et « déclaration » officielle, est aussi démodée que ◀les▶ crinolines. Et ◀la▶ majorité des couples n’éprouve plus même ◀le▶ besoin « superstitieux » ◀d’▶aller se faire bénir par un prêtre.
2. — Contraintes sociales. — ◀Les▶ questions ◀de▶ rang, ◀de▶ sang, ◀d’▶intérêts familiaux et même ◀d’▶argent, sont en train de passer au second plan dans ◀les▶ pays démocratiques, et par suite ◀les▶ problèmes individuels déterminent de plus en plus ◀le▶ choix réciproque des conjoints. ◀D’▶où ◀le▶ nombre croissant des divorces. En même temps, ◀les▶ cérémonies épithalamiques se simplifient ou disparaissent. Il est curieux ◀de▶ noter que des coutumes ◀d’▶origine lointaine et sacrée telles que ◀la▶ « quasi-publicité du lit nuptial » (Huizinga) subsistèrent au moins dans ◀les▶ provinces, jusqu’en plein xviie siècle : on avait oublié ◀les▶ mystères originels, mais ◀les▶ rites gardaient pour effet ◀de▶ socialiser ◀l’▶acte du mariage, ◀de▶ ◀l’▶intégrer dans ◀l’▶existence communautaire. À partir du xviiie siècle, ◀le▶ thème du « Coucher ◀de▶ ◀la▶ mariée » n’est plus qu’une occasion ◀d’▶anodines galanteries picturales. ◀De▶ nos jours enfin, ◀le▶ « voyage ◀de▶ noces », pour autant qu’il subsiste et garde une signification, représente bien plutôt une volonté ◀de▶ s’évader ◀de▶ ◀l’▶ambiance sociale et ◀de▶ souligner ◀le▶ caractère privé ◀de▶ ce qu’on appelle ◀le▶ bonheur des époux.
3. — Contraintes religieuses. — Dans ◀la▶ mesure où ◀la▶ conscience moderne comme telle sait encore distinguer ◀le▶ christianisme des contraintes sacrées et sociales, elle ◀le▶ repousse avec horreur. Car ◀l’▶engagement religieux est pris « pour ◀le▶ temps et ◀l’▶éternité », c’est-à-dire qu’il ne tient aucun compte des variations ◀de▶ tempérament, ◀de▶ caractère, ◀de▶ goûts et ◀de▶ conditions externes qui ne manqueront pas ◀de▶ se produire un jour ou l’autre dans ◀la▶ vie du couple. Or c’est ◀de▶ tout cela, justement, que ◀les▶ modernes font dépendre leur « bonheur » (nous reviendrons tout à ◀l’▶heure sur cette notion centrale).
Cette dépréciation générale des obstacles institutionnels entraîne une chute ◀de▶ tension morale ◀d’▶où résulte une immense confusion. ◀L’▶adultère devient un sujet ◀de▶ délicates analyses psychologiques, ou ◀de▶ plaisanteries vaudevillesques. ◀La▶ fidélité dans ◀le▶ mariage paraît légèrement ridicule : elle prend figure ◀de▶ conformisme. Il n’y a plus, à proprement parler, conflit ◀de▶ deux morales hostiles — et par suite plus ◀de▶ mythe possible — mais on approche ◀d’▶un état ◀de▶ neutralisation mutuelle au terme ◀de▶ ◀la▶ consomption des vieilles valeurs non transcendées mais déprimées.
2.
Idée moderne du bonheur
◀Le▶ mariage cessant ◀d’▶être garanti par un système ◀de▶ contraintes sociales ne peut plus se fonder, désormais, que sur des déterminations individuelles. C’est-à-dire qu’il repose en fait sur une idée individuelle du bonheur, idée que ◀l’▶on suppose commune aux deux conjoints dans ◀le▶ cas ◀le▶ plus favorable.
Or s’il est assez difficile ◀de▶ définir en général ◀le▶ bonheur, ◀le▶ problème devient insoluble dès que s’y ajoute ◀la▶ volonté moderne ◀d’▶être ◀le▶ maître ◀de▶ son bonheur, ou ce qui revient peut-être au même, ◀de▶ sentir ◀de▶ quoi il est fait, ◀de▶ ◀l’▶analyser et ◀de▶ ◀le▶ goûter afin de pouvoir ◀l’▶améliorer par des retouches bien calculées. Votre bonheur, répètent ◀les▶ prêches des magazines, dépend ◀de▶ ceci, exige cela — et ceci ou cela, c’est toujours quelque chose qu’il faut acquérir, par ◀de▶ ◀l’▶argent ◀le▶ plus souvent. ◀Le▶ résultat ◀de▶ cette propagande est à la fois ◀de▶ nous obséder par ◀l’▶idée ◀d’▶un bonheur facile, et du même coup ◀de▶ nous rendre inaptes à ◀le▶ posséder. Car tout ce qu’on nous propose nous introduit dans ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ comparaison, où nul bonheur ne saurait s’établir, tant que ◀l’▶homme ne sera pas Dieu. ◀Le▶ bonheur est une Eurydice : on ◀l’▶a perdu dès qu’on veut ◀le▶ saisir. Il ne peut vivre que dans ◀l’▶acceptation, et meurt dans ◀la▶ revendication. C’est qu’il dépend ◀de▶ ◀l’▶être et non ◀de▶ ◀l’▶avoir : ◀les▶ moralistes ◀de▶ tous ◀les▶ temps ◀l’▶ont répété, et notre temps n’apporte rien qui doive nous faire changer ◀d’▶avis. Tout bonheur que ◀l’▶on veut sentir, que ◀l’▶on veut tenir à sa merci — au lieu d’y être comme par grâce — se transforme instantanément en une absence insupportable.
Fonder ◀le▶ mariage sur un pareil « bonheur » suppose de la part des modernes une capacité ◀d’▶ennui presque morbide — ou ◀l’▶intention secrète ◀de▶ tricher. Il est probable que cette intention ou cet espoir expliquent en partie ◀la▶ facilité avec laquelle on se marie encore « sans y croire ». ◀Le▶ rêve ◀de▶ ◀la▶ passion possible agit comme une distraction permanente, anesthésiant ◀les▶ révoltes ◀de▶ ◀l’▶ennui. On n’ignore pas que ◀la▶ passion serait un malheur — mais on pressent que ce serait un malheur plus beau et plus « vivant » que ◀la▶ vie normale, plus exaltant que son « petit bonheur »…
Ou ◀l’▶ennui résigné ou ◀la▶ passion : tel est ◀le▶ dilemme qu’introduit dans nos vies ◀l’▶idée moderne du bonheur. Cela va ◀de▶ toute manière à ◀la▶ ruine du mariage en tant qu’institution sociale définie par ◀la▶ stabilité.
3.
« Aimer, c’est vivre ! »
Dès ◀le▶ xiie siècle provençal, ◀l’▶amour était considéré comme noble. Non seulement il ennoblissait mais encore il anoblissait : ◀les▶ troubadours accédaient socialement au niveau de ◀l’▶aristocratie qui ◀les▶ traitait comme des égaux. C’est peut-être ◀de▶ là que nous vient, par ◀le▶ canal ◀de▶ ◀la▶ littérature, cette idée toute moderne et romantique que ◀la▶ passion est une noblesse morale, qu’elle nous met au-dessus des lois et des coutumes. Celui qui aime ◀de▶ passion accède à une humanité plus haute, où ◀les▶ barrières sociales s’évanouissent. ◀Le▶ Tzigane peut enlever ◀la▶ princesse, ◀le▶ mécano épouser ◀l’▶héritière204. De même, ◀le▶ Prix ◀de▶ Beauté a quelque chance ◀de▶ devenir comtesse ou milliardaire. C’est une « adaptation » moderne — pour parler ◀le▶ langage du cinéma, seul adéquat en ◀l’▶occurrence — ◀de▶ ◀la▶ primauté ◀de▶ ◀l’▶amour sur ◀l’▶ordre social établi.
Que ◀la▶ passion profane soit une absurdité, une forme ◀d’▶intoxication, une « maladie ◀de▶ ◀l’▶âme », comme pensaient ◀les▶ Anciens, tout le monde est prêt à ◀le▶ reconnaître, c’est un des lieux communs ◀les▶ plus usés des moralistes : mais personne ne peut plus ◀le▶ croire, à ◀l’▶âge du film et du roman — nous sommes tous plus ou moins intoxiqués — et cette nuance est décisive.
◀Le▶ moderne, ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ passion, attend ◀de▶ ◀l’▶amour fatal quelque révélation, sur lui-même ou ◀la▶ vie en général : dernier relent ◀de▶ ◀la▶ mystique primitive. ◀De▶ ◀la▶ poésie à ◀l’▶anecdote piquante, ◀la▶ passion c’est toujours ◀l’▶aventure. C’est ce qui va changer ma vie, ◀l’▶enrichir ◀d’▶imprévu, ◀de▶ risques exaltants, ◀de▶ jouissances toujours plus violentes ou flatteuses. C’est tout ◀le▶ possible qui s’ouvre, un destin qui acquiesce au désir ! Je vais y entrer, je vais y monter, je vais y être « transporté » ! ◀La▶ sempiternelle illusion, ◀la▶ plus naïve et — j’ai beau dire ? — ◀la▶ plus « naturelle » pensera-t-on… Illusion ◀de▶ liberté. Et illusion ◀de▶ plénitude.
Je nommerai libre un homme qui se possède. Mais ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ passion cherche au contraire à être possédé, dépossédé, jeté hors de soi, dans ◀l’▶extase. Et ◀de▶ fait, c’est déjà sa nostalgie qui ◀le▶ « démeine » — dont il ignore ◀l’▶origine et ◀la▶ fin. Son illusion ◀de▶ liberté repose sur cette double ignorance.
◀Le▶ passionné, c’est ◀l’▶homme qui veut trouver son « type ◀de▶ femme » et n’aimer qu’elle. Souvenez-vous du rêve de Nerval, ◀l’▶apparition ◀d’▶une noble Dame dans ◀le▶ paysage des souvenirs ◀d’▶enfance :
Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciensQue dans une autre existence peut-êtreJ’ai déjà vue, et dont je me souviens…
Image ◀de▶ ◀la▶ mère, sans nul doute, et ◀la▶ psychanalyse nous apprend quels empêchements tragiques cela peut signifier. Mais ◀l’▶exemple ◀d’▶un poète ne vaut rien ou vaut trop. J’entends décrire une illusion apprise par ◀la▶ majorité des hommes du xxe siècle : or plus encore que ◀l’▶image ◀de▶ ◀la▶ Mère, ce qui ◀les▶ tyrannise, c’est ◀la▶ « beauté standard ».
◀De▶ nos jours — et ce n’est qu’un début — un homme qui se prend ◀de▶ passion pour une femme qu’il est seul à voir belle, est présumé neurasthénique. (Dans x années, on ◀le▶ fera soigner.) Certes, ◀la▶ standardisation des types ◀de▶ femmes admis pour « beaux » se produit normalement dans chaque génération, de même que chaque époque ◀de▶ ◀la▶ mode préfère soit ◀la▶ tête, soit ◀le▶ buste, soit ◀la▶ croupe, soit ◀la▶ ligne sportive. Mais ◀le▶ panurgisme esthétique atteint ◀de▶ nos jours une puissance inconnue, développée par tous ◀les▶ moyens techniques, et parfois politiques, en sorte que ◀le▶ choix ◀d’▶un type ◀de▶ femme échappe de plus en plus au mystère personnel, et se trouve déterminé par Hollywood — ou par ◀l’▶État. Double influence ◀de▶ ◀la▶ beauté-standard : elle définit ◀d’▶avance ◀l’▶objet ◀de▶ ◀la▶ passion — dépersonnalisé dans cette mesure — et disqualifie ◀le▶ mariage, si ◀l’▶épouse ne ressemble pas à ◀la▶ star ◀la▶ plus obsédante. Ainsi ◀la▶ « liberté » ◀de▶ ◀la▶ passion relève des statistiques publicitaires. ◀L’▶homme qui croit désirer « son » type ◀de▶ femme se trouve intimement déterminé par des facteurs ◀de▶ mode ou ◀de▶ commerce, c’est-à-dire par ◀la▶ nouveauté.
4.
Épouser Iseut ?
Supposons maintenant que, malgré tout, ◀l’▶homme parvienne à se fixer sur un type, compromis entre ce qu’il aime et ce que ◀le▶ film ◀le▶ persuade ◀d’▶aimer. Il rencontre cette femme, il ◀la▶ reconnaît. C’est elle, ◀la▶ femme ◀de▶ son désir et, ◀de▶ sa plus secrète nostalgie, ◀l’▶Iseut du rêve205 ; elle est mariée, naturellement. Qu’elle divorce, et il ◀l’▶épousera ! Avec elle, ce sera ◀la▶ « vraie vie », ce sera ◀l’▶épanouissement ◀de▶ ce Tristan qu’il porte en soi comme son génie caché ! Et plus rien ne compte en regard de ◀la▶ révélation mythique. (Pas même ◀la▶ couronne s’il est roi.) Voilà ◀le▶ vrai « mariage ◀d’▶amour » moderne : ◀le▶ mariage avec ◀la▶ passion !
Mais aussitôt paraît une anxiété dans ◀l’▶entourage (ou ◀le▶ public) : ◀l’▶amant comblé va-t-il encore aimer cette Iseut une fois épousée ? Une nostalgie que ◀l’▶on chérissait est-elle encore désirable une fois rejointe ?
Car Iseut, c’est toujours ◀l’▶étrangère, ◀l’▶étrangeté même ◀de▶ ◀la▶ femme, et tout ce qu’il y a ◀d’▶éternellement fuyant, évanouissant et presque hostile dans un être, cela même qui invite à ◀la▶ poursuite et qui éveille ◀l’▶avidité ◀de▶ posséder, plus délicieuse que toute possession au cœur ◀de▶ ◀l’▶homme en proie au mythe. C’est ◀la▶ femme-dont-on-est-séparé : on ◀la▶ perd en ◀la▶ possédant.
Alors commence une « passion » nouvelle. On s’ingénie à renouveler ◀l’▶obstacle et ◀le▶ combat. On imagine différente ◀la▶ femme que ◀l’▶on tient dans ses bras, on ◀la▶ déguise et on ◀l’▶éloigne en rêve, on s’acharne à dépayser ◀les▶ sentiments qui sont en train de se nouer dans une durée étale et trop sereine. C’est qu’il faut recréer des obstacles pour pouvoir de nouveau désirer et pour exalter ce désir aux proportions ◀d’▶une passion consciente, intense, infiniment intéressante… Or c’est ◀la▶ douleur seule qui rend consciente ◀la▶ passion, et c’est pourquoi ◀l’▶on aime souffrir, et faire souffrir. Lorsque Tristan emmène Iseut dans ◀la▶ forêt, où plus rien ne s’oppose à leur union, ◀le▶ génie ◀de▶ ◀la▶ passion dépose entre leurs corps une épée nue. Descendons quelques siècles et toute ◀l’▶échelle qui va ◀de▶ ◀l’▶héroïsme religieux à ◀la▶ confusion sans grandeur où se débattent ◀les▶ hommes du temps profane : au lieu de ◀l’▶épée du chevalier, entre ◀le▶ bourgeois et sa femme, voici ◀le▶ rêve sournois du mari qui ne peut plus désirer sa femme qu’en ◀l’▶imaginant sa maîtresse. (Balzac déjà donne ◀la▶ recette, dans sa Physiologie du mariage.) Une innombrable et écœurante littérature romanesque nous peint ce type du mari qui redoute ◀la▶ « platitude », ◀le▶ train-train des liens légitimes où ◀la▶ femme perd son « attrait », parce qu’il n’est plus ◀d’▶obstacles entre elle et lui. Pitoyables victimes ◀d’▶un mythe dont ◀l’▶horizon mystique s’est refermé depuis longtemps. Pour Tristan, Iseut n’était rien que ◀le▶ symbole du Désir lumineux : son au-delà, c’était ◀la▶ mort divinisante, libératrice des liens terrestres. Il fallait donc qu’Iseut fût ◀l’▶Impossible, car tout amour possible nous ramène à ces liens, nous réduit aux limites dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps sans lesquelles il n’est point ◀de▶ « créatures » — alors que ◀le▶ seul but ◀de▶ ◀l’▶amour infini ne peut être que ◀le▶ divin : Dieu, notre idée ◀de▶ Dieu, ou ◀le▶ Moi déifié. Mais pour celui que ◀le▶ mythe vient tourmenter sans lui révéler son secret, il n’est ◀d’▶au-delà ◀de▶ ◀la▶ passion que dans une passion nouvelle — dans ◀le▶ tourment nouveau ◀de▶ ◀la▶ poursuite ◀d’▶apparences toujours plus fugitives. Il était ◀de▶ ◀la▶ nature essentielle ◀de▶ ◀la▶ passion mystique ◀d’▶être sans fin – et c’est par là que cette passion se détachait des rythmes du désir charnel ; mais tandis que pour Tristan ◀l’▶infini, c’est ◀l’▶éternité sans retour où s’évanouit ◀la▶ conscience douloureuse — pour ◀le▶ moderne, ce n’est plus que ◀le▶ retour sempiternel ◀d’▶une ardeur constamment déçue.
◀Le▶ mythe décrivait une fatalité dont ses victimes ne pouvaient se délivrer qu’en échappant au monde fini. Mais ◀la▶ passion dite « fatale » — c’est ◀l’▶alibi — où se complaisent ◀les▶ modernes, ne sait plus même être fidèle, puisqu’elle n’a plus pour fin ◀la▶ transcendance. Elle épuise l’une après l’autre ◀les▶ illusions que lui proposent divers objets, trop faciles à saisir. Au lieu de mener à ◀la▶ mort, elle se dénoue en infidélité. Qui ne sent ◀la▶ dégradation ◀d’▶un Tristan qui a plusieurs Iseut ? Pourtant ce n’est pas lui qu’il convient ◀d’▶accuser, mais il est ◀la▶ victime ◀d’▶un ordre social où ◀les▶ obstacles se sont dégradés. Ils cèdent trop vite, ils cèdent avant que ◀l’▶expérience ait abouti. Sans cesse, il faut recommencer cette ascension ◀de▶ ◀l’▶âme dressée contre ◀le▶ monde. Mais alors ◀le▶ Tristan moderne glisse vers ◀le▶ type contraire du Don Juan, ◀de▶ ◀l’▶homme aux amours successives. ◀Les▶ catégories se détruisent, ◀l’▶aventure n’est plus même exemplaire.
Seul, ◀le▶ Don Juan mythique échappait à cette consomption. Mais Don Juan ne connaît pas ◀d’▶Iseut, ni ◀de▶ passion inaccessible, ni ◀de▶ passé ni ◀d’▶avenir, ni ◀de▶ déchirements voluptueux. Il vit toujours dans ◀l’▶immédiat, il n’a jamais ◀le▶ temps ◀d’▶aimer — ◀d’▶attendre et ◀de▶ se souvenir — et rien ◀de▶ ce qu’il désire ne lui résiste, puisqu’il n’aime pas ce qui lui résiste.
Aimer, au sens ◀de▶ ◀la▶ passion, c’est alors ◀le▶ contraire ◀de▶ vivre ! C’est un appauvrissement ◀de▶ ◀l’▶être, une ascèse sans au-delà, une impuissance à aimer ◀le▶ présent sans ◀l’▶imaginer comme absent, une fuite sans fin devant ◀la▶ possession.
Aimer ◀d’▶amour-passion signifiait « vivre » pour Tristan, car ◀la▶ vraie vie qu’il appelait, c’était ◀la▶ mort transfigurante. Mais nous avons perdu ◀la▶ transcendance. ◀La▶ mort n’est plus qu’une lente consomption.
À cette lumière, que jette sur nos psychologies ◀la▶ connaissance du mythe primitif, ◀les▶ succès du roman et du film apparaissent comme ◀les▶ signes certains ◀d’▶une décadence ◀de▶ ◀la▶ personne chez ◀les▶ modernes, et ◀d’▶une espèce ◀de▶ maladie ◀de▶ ◀l’▶être. Presque toutes ◀les▶ complications qui servent ◀d’▶intrigues à nos auteurs se ramènent au schéma monotone des ruses ◀de▶ ◀la▶ passion pour s’« entretenir », — des ruses ◀d’▶une passion débile pour s’inventer de plus secrets obstacles. Je songe à ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀la▶ jalousie, qui envahit nos analyses : jalousie désirée, provoquée, sournoisement favorisée, et non plus chez l’autre seulement — ◀la▶ coquetterie est un peu simple — mais on en vient à désirer que ◀l’▶être aimé soit infidèle pour qu’on puisse de nouveau ◀le▶ poursuivre et « ressentir » ◀l’▶amour en soi… Tout cela signifie, une fois de plus, que ◀le▶ mythe des amants « ravis » s’est dégradé en perdant sa mystique. ◀Le▶ ravissement n’est plus qu’une sensation — n’aboutit pas. On retombe sans cesse au monde ◀de▶ ◀la▶ comparaison, qui est ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ jalousie. « Hommes et femmes dès qu’ils passent leur seuil souffrent ◀de▶ jalousie », dit un poème tibétain206. C’est que, passant « leur seuil », sortant ◀de▶ leur être propre et du présent tel qu’il leur est donné, incapables ◀d’▶accepter l’autre tel qu’il est, parce qu’il faudrait tout d’abord s’accepter, ils ne voient de toutes parts que choses à envier, qualités dont ils se sentent privés, et motifs ◀de▶ comparaisons qui toujours tournent à leur détriment. ◀Le▶ mari souffre des beautés qu’il aperçoit à d’autres femmes, et dont la sienne se trouve privée (même si tous ◀la▶ jugent ◀la▶ plus belle). C’est qu’il ne sait plus posséder, ni plus aimer ce qu’il a dans ◀le▶ réel. Il a perdu ◀la▶ seule chose nécessaire : ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ fidélité. Car voici ◀la▶ fidélité : c’est ◀l’▶acceptation décisive ◀d’▶un être en soi, limité et réel, que ◀l’▶on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme « objet ◀de▶ contemplation », mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence ◀d’▶amour actif.
Je n’entends pas ici attaquer ◀la▶ passion : je me borne à ◀la▶ décrire et à ◀la▶ « réciter » comme dit Montaigne, sachant fort bien que je ne convaincrai pas une seule victime du mythe profané. Mais il fallait faire voir, par quelques traits, comment cette passion développe un certain nombre ◀de▶ fatalités psychologiques dont ◀les▶ effets ne sont plus contestables. Que ◀l’▶on soit partisan ◀de▶ l’une ou ◀de▶ l’autre, il faut admettre que ◀la▶ passion ruine ◀l’▶idée même du mariage dans une époque où ◀l’▶on tente ◀la▶ gageure ◀de▶ fonder ◀le▶ mariage, précisément, sur ◀les▶ valeurs élaborées par une éthique ◀de▶ ◀la▶ passion.
Certes, il serait excessif ◀d’▶estimer que la plupart de nos contemporains sont en proie au délire ◀de▶ Tristan. Bien peu ont assez soif pour boire ◀le▶ philtre, et j’en vois moins encore être élus par ◀le▶ sort pour succomber au tourment exemplaire. Mais tous ou presque tous en rêvent, ou en rêvassent. Et si brouillée, et défraîchie que soit ◀l’▶empreinte du mythe primitif, c’est pourtant là qu’est ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶inquiétude qui tourmente aujourd’hui ◀les▶ couples. Rien ne répugne autant à un esprit moderne que ◀l’▶idée ◀d’▶une limitation volontairement assumée ; et rien ne ◀le▶ flatte davantage que ◀le▶ mirage ◀d’▶infini dépassement entretenu par ◀le▶ souvenir du mythe. Essayer ◀de▶ prendre conscience ◀de▶ ◀la▶ nature du phénomène, c’est à quoi se résume ◀l’▶ambition des analyses qui précèdent ; mais je sens bien qu’elles m’ont porté déjà aux limites du désobligeant : nous aimons trop nos illusions pour souffrir même qu’on nous ◀les▶ nomme…
5.
De ◀l’▶anarchie à ◀l’▶eugénisme
Cependant, ◀l’▶anarchie permanente que représente ◀le▶ mariage moderne fondé — par antiphrase — sur ◀les▶ débris du mythe, entraîne des menaces évidemment intolérables pour tout ordre social, quel qu’il soit. (Et je ne parle même pas du danger spirituel que fait courir à ◀la▶ personne ◀l’▶éthique ◀de▶ ◀l’▶évasion, qui est née du mythe.) ◀D’▶où ◀les▶ multiples tentatives ◀de▶ « restauration » du mariage auxquelles nous avons assisté depuis la Première Guerre mondiale, début ◀de▶ ◀l’▶ère totalitaire.
◀Les▶ Églises font un honorable effort ◀de▶ redéfinition ◀de▶ ◀l’▶institution et des devoirs moraux qu’elle implique207. ◀Les▶ humanistes reprennent ◀les▶ arguments ◀d’▶un Goethe ou ◀d’▶un Engels en faveur du mariage : selon le premier, il faut y voir ◀la▶ grande conquête ◀de▶ ◀la▶ culture occidentale, et ◀le▶ fondement solide ◀de▶ toute vie personnelle ; selon le second, ◀l’▶union monogamique serait ◀la▶ forme ◀la▶ plus rationnelle des relations entre ◀les▶ sexes, dans une société libérée des contraintes ◀de▶ classes et ◀d’▶argent. D’autres enfin s’efforcent ◀de▶ fonder une science des rapports conjugaux. Jung analyse ◀le▶ « conflit psychologique » et ◀les▶ « névroses » qui seraient à ◀l’▶origine du mal (◀d’▶où ◀l’▶on déduit que ◀la▶ médecine mentale guérirait tout). Van de Velde ou Hirschfeld voient ◀le▶ remède dans une connaissance plus exacte et largement vulgarisée des phénomènes sexuels.
◀L’▶abondance même ◀de▶ ces recherches208 et ◀de▶ ces recettes me rend sceptique quant à leur efficacité : elle révèle ◀l’▶étendue du désastre, sans apporter ◀les▶ éléments ◀d’▶une révolution à sa mesure. En outre, il est frappant ◀de▶ constater que presque tous ces sages auteurs donnent quelques lignes à ◀la▶ louange ◀de▶ ◀la▶ passion, ou tout au moins affectent ◀de▶ ◀la▶ tolérer : pour des raisons trop faciles à concevoir, on craint ◀d’▶attaquer ◀le▶ lecteur dans ses croyances ◀les▶ plus intimes et ◀les▶ plus solidement ancrées. On a peur ◀de▶ paraître « puritain ». On s’efforce ◀de▶ faire ◀la▶ part du feu, et ◀l’▶on va même parfois jusqu’à ce paradoxe ◀de▶ présenter ◀la▶ passion amoureuse comme ◀le▶ couronnement ◀d’▶un hymen idéalement réalisé (d’après ◀les▶ recettes). Personne, que je sache, n’a encore osé dire que ◀l’▶amour tel qu’on ◀l’▶imagine ◀de▶ nos jours est ◀la▶ négation pure et simple du mariage que ◀l’▶on prétend fonder sur lui. C’est qu’on ne sait pas au juste ce qu’est ◀l’▶amour-passion, ni ◀d’▶où il vient, ni où il va. On sent bien qu’il y a là quelque chose ◀d’▶inquiétant, mais on a peur, en ◀le▶ combattant, ◀de▶ parler comme un philistin. (Ce qui se produirait fatalement !) Ainsi ◀l’▶on passe avec une feinte légèreté à côté du problème fondamental. « Il faut se faire lire et gagner ◀la▶ confiance ; on ne remonte pas ◀le▶ courant ◀de▶ toute ◀l’▶époque ; ◀la▶ passion a toujours existé, elle existera donc toujours, et nous ne sommes pas des Don Quichotte… » Je ◀le▶ crois bien ! C’est même à cause de cela que vous ne ferez rien ◀de▶ sérieux. Et comme il faut pourtant que quelque chose se fasse, ◀la▶ seule question qui se pose à ◀l’▶historien, au sociologue, c’est ◀de▶ savoir quel mécanisme va se déclencher pour rétablir ◀la▶ situation — ou quel réflexe collectif.
Deux exemples ◀de▶ grande envergure nous indiquent un type ◀de▶ réponse, une solution peut-être inévitable.
◀La▶ Russie de la Révolution connut un « déchaînement » sexuel ◀de▶ ◀la▶ jeunesse que ◀l’▶on serait tenté ◀de▶ juger sans précédent dans notre histoire européenne209. Quant au mariage, il fut en principe balayé durant ◀la▶ période des Soviets. ◀La▶ morale des intellectuels nihilistes ou romantiques, qui inspirait ◀les▶ jeunes chefs bolchéviques, se traduisit dans ◀la▶ réalité par une généralisation ◀de▶ ◀l’▶union libre, ◀de▶ ◀l’▶avortement, ◀de▶ ◀l’▶abandon des enfants, bref ◀de▶ tout ce qu’on croyait contraire aux préjugés réactionnaires, qu’on se figurait, bien à tort, entretenus par ◀le▶ capitalisme. Dans une lettre fameuse adressée par Lénine à ◀la▶ camarade Zetkin, ◀le▶ chef décrit ce désastre des mœurs, et il proteste avec toute ◀l’▶énergie ◀d’▶un « révolutionnaire professionnel » — donc puritain — contre cette anarchie sexuelle qu’il qualifie ◀de▶ « petite-bourgeoise ». (On n’ignore pas ◀le▶ sens marxiste ◀de▶ ◀l’▶expression.)
Vingt ans plus tard, ◀le▶ « redressement des mœurs » s’est opéré, non par quelque sursaut vertueux, non par ◀l’▶initiative ◀d’▶une ligue philanthropique, mais par ◀les▶ soins ◀d’▶une dictature exactement consciente des conditions ◀de▶ sa durée. Staline s’est assigné pour but prochain ◀de▶ refaire des cadres à sa nation. Car sans cadres, ◀l’▶économie périclitait, et ◀la▶ « défense nationale » ne pouvait pas s’organiser sans un constant recours à ◀la▶ passion des premiers révolutionnaires : or c’était cette passion précisément que ◀l’▶on entendait « liquider ». ◀D’▶où ◀l’▶absolue nécessité ◀de▶ restaurer ◀les▶ bases sociales, c’est-à-dire ◀l’▶élément statique et stabilisateur au premier chef qu’est ◀la▶ famille. Ce fut ◀le▶ mécanisme ◀de▶ ◀la▶ dictature productiviste qui contraignit ◀l’▶État dit socialiste à édicter une série ◀de▶ lois contre ◀le▶ divorce (qu’on rendit beaucoup plus onéreux), contre ◀l’▶avortement et contre ◀l’▶abandon des enfants nés hors mariage. ◀La▶ rigueur subite ◀de▶ ces lois, ◀le▶ choc psychologique qu’elles provoquèrent, ◀la▶ propagande, et ◀les▶ mesures ◀de▶ contrôle policier ◀de▶ ◀la▶ vie privée, changèrent notablement ◀l’▶ambiance morale ◀de▶ ◀la▶ Russie aux environs ◀de▶ ◀l’▶année 1936. ◀Le▶ mariage se trouva restauré sur des bases strictement utilitaires, collectivistes et eugéniques, et dans une atmosphère où ◀les▶ problèmes individuels tendaient à perdre toute espèce ◀de▶ dignité, ◀de▶ légitimité, ◀de▶ virulence anarchisante.
◀L’▶Allemagne ◀d’▶avant Hitler atteignit-elle un stade ◀d’▶anarchie sexuelle comparable à celui ◀de▶ ◀la▶ Russie jusqu’à Staline ? ◀Le▶ processus ◀de▶ ruine des obstacles sociaux, pour s’y être développé sans violences extérieures, n’avait que plus gravement miné ◀l’▶éthique matrimoniale ◀de▶ ◀la▶ jeunesse. ◀La▶ décadence du mythe ◀de▶ ◀la▶ passion dans ◀la▶ patrie du romantisme entraînait d’autre part des conséquences bien plus complexes que chez nous, et ◀d’▶apparences fort hétéroclites. ◀Le▶ cynisme morbide ◀de▶ ◀l’▶après-guerre allemande, ◀la▶ Neue Sachlichkeit des avant-gardes littéraires et artistiques, ◀l’▶homosexualité très générale dans ◀les▶ associations secrètes qui préludèrent à ◀l’▶hitlérisme, ◀le▶ déchaînement sadique des corps francs dans ◀les▶ pays baltes, ◀les▶ crimes dits « politiques » exécutés par des ligues ◀de▶ jeunes gens, certaines formes ◀de▶ naturisme, ◀les▶ « fiançailles ◀d’▶essai » élevées au rang ◀de▶ coutume normale parmi ◀les▶ étudiants, ◀le▶ sérieux accordé aux conflits passionnels « à trois » ou « à quatre » — renouvelés ◀de▶ ◀la▶ Lucinde de Schlegel — autant ◀de▶ signes ◀de▶ ◀la▶ panique sexuelle provoquée par ◀la▶ décadence des contraintes matrimoniales et du mythe ◀de▶ ◀l’▶amour mortel. Déjà ◀l’▶on voyait affleurer ◀le▶ fond du désespoir et ◀d’▶anarchie intime que suppose toute morale du « bonheur » strictement individuelle.
Or ◀la▶ dictature hitlérienne, du fait qu’elle prétendait se fonder sur une base raciste et militaire, devait se donner pour première tâche ◀de▶ surmonter cette crise ◀de▶ mœurs. On commença par opposer à ◀l’▶idéal antisocial ◀de▶ « bonheur » et ◀de▶ « vie dangereuse » un idéal collectiviste. Gemeinnutz geht vor Eigennutz ! (◀Le▶ bien commun prime ◀l’▶intérêt particulier). Et par tous ◀les▶ moyens spectaculaires, pédagogiques, voire religieux, on opéra cet énorme transfert (dont je parlais au livre V) qui consiste à donner pour seul objet légitime et possible à ◀la▶ passion ◀l’▶idée ◀de▶ nation symbolisée par ◀le▶ Führer.
D’abord on priva ◀la▶ femme ◀de▶ son auréole romantique : on ◀la▶ réduisit à sa fonction matrimoniale : faire des enfants, puis ◀les▶ élever jusqu’au moment où ◀le▶ Parti s’en chargera (c’est-à-dire pendant quatre ou cinq ans). Puis on en vint à des mesures ◀d’▶ordre eugénique. On ouvrit une « école ◀de▶ fiancées » pour ◀les▶ futures femmes des S. S. (Schutz Staffeln : escouades ◀de▶ protection du régime, troupe sélectionnée incarnant ◀l’▶idéal racial). Ces femmes devaient être blondes, ◀de▶ sang aryen, et mesurer au moins 1 m. 73. Ainsi ◀le▶ « type ◀de▶ femme » se trouva prescrit non par ◀les▶ souvenirs inconscients, ni par des modes étrangères mais par ◀la▶ section scientifique du ministère ◀de▶ ◀la▶ propagande. En 1938, on institua des écoles analogues pour toutes ◀les▶ femmes allemandes. Et ◀l’▶on décréta que ◀les▶ mariages seraient contractés dorénavant « au nom de ◀l’▶État ». ◀Le▶ but dernier ◀de▶ ◀l’▶entreprise ne faisait pas ◀de▶ doute : on en viendrait à n’autoriser plus que ◀les▶ unions contractées sur une base eugénique, selon certains critères statistiques : sociaux, raciaux, physiologiques, rigoureusement indépendants des « goûts » individuels, donc des passions. À chacun sa « fiche ◀de▶ mariage ». Alors ◀la▶ science matrimoniale eût trouvé sa juste application dans ◀l’▶esprit ◀de▶ Lycurgue et ◀de▶ Sparte : on en eût fait l’un des chapitres ◀de▶ ◀la▶ préparation militaire.
◀L’▶expérience stalinienne a échoué, si ◀l’▶on en croit ◀les▶ descriptions ◀de▶ ◀l’▶état présent des mœurs ◀de▶ ◀la▶ jeunesse en URSS. ◀Le▶ nazisme appartient au passé. Pourtant ◀la▶ tentation totalitaire subsiste. Il n’est pas interdit ◀d’▶imaginer qu’un jour nos démocraties y succombent, au nom d’une « science » ou ◀d’▶une hygiène sociologique. ◀La▶ pratique forcée ◀de▶ ◀l’▶eugénisme peut réussir, là où toutes nos morales échouent, entraînant ◀l’▶effective abolition du besoin « spirituel », et donc artificiel, ◀de▶ ◀la▶ passion. Alors ◀le▶ cycle ◀de▶ ◀l’▶amour courtois sera fermé. ◀L’▶Europe ◀de▶ ◀la▶ passion aura vécu. Un Occident nouveau, imprévisible, naîtra dans ◀les▶ laboratoires.
6.
Sens ◀de▶ ◀la▶ crise
Pour mieux voir notre état, regardons ◀l’▶Amérique — cette Europe délivrée ◀de▶ ses routines, mais aussi ◀de▶ ses freins traditionnels. Nulle autre civilisation connue, depuis près de sept-mille ans qu’elles se succèdent, n’a donné à « ◀l’▶amour » nommé romance 210 cette publicité quotidienne : par ◀l’▶écran, par ◀l’▶affiche, par ◀le▶ texte et ◀les▶ annonces des magazines, par ◀les▶ chansons et ◀les▶ images, par ◀la▶ morale courante et ce qui ◀la▶ défie. Nulle autre non plus n’a tenté avec cette naïve assurance ◀l’▶entreprise périlleuse ◀de▶ faire coïncider ◀le▶ mariage et « ◀l’▶amour » ainsi compris, et ◀de▶ baser le premier sur le second.
Pendant une grève des téléphones, en 1947, ◀les▶ opératrices ◀de▶ ◀la▶ petite ville ◀de▶ White Plains reçurent ◀l’▶appel suivant : « Mon amie et moi voulons nous marier. Nous essayons ◀de▶ trouver un juge de paix. N’est-ce pas une urgence »211 ? ◀Les▶ opératrices décidèrent aussitôt que c’en était une. Et ◀le▶ journal qui rapportait ◀l’▶histoire ◀l’▶intitula : ◀L’▶Amour est classé parmi ◀les▶ cas ◀d’▶urgence. Ce petit fait banal illustre des croyances toutes naturelles pour un Américain : c’est par là qu’il nous intéresse. Il montre que ◀les▶ termes ◀d’▶« amour » et ◀de▶ mariage sont pratiquement équivalents ; que si ◀l’▶on « aime » il faut se marier sur ◀l’▶heure ; qu’enfin « ◀l’▶amour » doit normalement triompher ◀de▶ tous ◀les▶ obstacles, ainsi que ◀le▶ font voir journellement films, romans et comic-strips.
◀De▶ fait, si ◀l’▶amour romanesque triomphe ◀d’▶une quantité ◀d’▶obstacles, il en est un contre lequel il se brisera presque toujours : c’est ◀la▶ durée. Or ◀le▶ mariage est une institution faite pour durer — ou il n’a pas ◀de▶ sens. Voilà le premier secret ◀de▶ ◀la▶ crise actuelle, crise qui peut se mesurer simplement par ◀les▶ statistiques ◀de▶ divorce, où ◀l’▶Amérique tient le premier rang. Vouloir fonder ◀le▶ mariage sur une forme ◀d’▶amour instable par définition, c’est travailler en fait pour ◀l’▶État de Nevada. Exiger ◀de▶ n’importe quel film, fût-il sur ◀la▶ bombe atomique, qu’il tienne une certaine dose ◀de▶ ◀la▶ drogue romanesque (plus encore qu’érotique) nommé love interest, c’est faire ◀de▶ ◀la▶ publicité pour ◀les▶ microbes, non pour ◀le▶ remède, ◀de▶ ◀la▶ maladie du mariage.
◀La▶ romance se nourrit ◀d’▶obstacles, ◀de▶ brèves excitations et ◀de▶ séparations ; ◀le▶ mariage, au contraire, est fait ◀d’▶accoutumance, ◀de▶ proximité quotidienne. ◀La▶ romance veut « ◀l’▶amour ◀de▶ loin » des troubadours ; ◀le▶ mariage, ◀l’▶amour du « prochain ». Si donc ◀l’▶on s’est marié à cause ◀d’▶une romance, une fois celle-ci évaporée, il est normal qu’à la première constatation ◀d’▶un conflit ◀de▶ caractères ou ◀de▶ goûts, ◀l’▶on se demande : pourquoi suis-je marié ? Et il est non moins naturel qu’obsédé par ◀la▶ propagande universelle pour ◀la▶ romance, ◀l’▶on admette la première occasion ◀de▶ tomber amoureux ◀de▶ quelqu’un ◀d’▶autre. Et il est parfaitement logique qu’on décide aussitôt ◀de▶ divorcer pour trouver dans ◀le▶ nouvel « amour », qui entraîne un nouveau mariage, une nouvelle promesse ◀de▶ bonheur ; ◀les▶ trois mots étant synonymes. Ainsi, guérissant son ennui par une fièvre passagère, « lui pour la deuxième fois, elle pour la quatrième », ◀l’▶Américain cherche ◀l’▶ajustement. Il ne ◀le▶ cherche pas à l’intérieur de ◀l’▶ancienne situation cependant garantie « pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire » par un serment. Il ◀le▶ cherche au contraire par ◀le▶ moyen ◀d’▶une nouvelle « expérience », considérée comme telle, et d’ailleurs affectée dès ◀le▶ départ des mêmes motifs ◀d’▶échec que celles qui ont précédé. C’est pourquoi ◀le▶ divorce revêt en Amérique un caractère moins désastreux et même plus normal qu’en Europe. Là où ◀l’▶Européen voit surtout une rupture créant un désordre social, et ◀la▶ perte ◀d’▶un capital ◀de▶ souvenirs et ◀d’▶expériences communes, ◀l’▶Américain a plutôt ◀l’▶impression qu’il met ◀de▶ ◀l’▶ordre dans sa vie et qu’il s’ouvre un nouvel avenir. ◀L’▶économie ◀de▶ ◀l’▶épargne, une fois de plus, s’oppose ici à celle du gaspillage, comme ◀le▶ souci ◀de▶ préserver ◀le▶ passé à celui ◀de▶ faire table rase pour construire quelque chose de plus net, sans compromis. Mais si ◀l’▶on est ennemi des compromis, il est contradictoire ◀de▶ se marier. Et si ◀l’▶on veut tirer une traite sur son avenir, il est fort imprudent ◀de▶ suggérer ◀d’▶avance qu’on se réserve ◀le▶ droit ◀de▶ ne point ◀l’▶honorer ; comme ◀le▶ fit cette jeune milliardaire disant aux journalistes, ◀la▶ veille ◀de▶ son mariage : « C’est merveilleux ◀de▶ se marier pour la première fois ! » (Un an plus tard, elle divorçait.)
Sur quoi, plusieurs proposent ◀d’▶interdire ◀le▶ divorce, ou ◀de▶ ◀le▶ rendre au moins très difficile. Mais c’est ◀le▶ mariage, à mon avis, que ◀l’▶on a rendu trop facile, en acceptant que « ◀l’▶amour » suffise pour ◀le▶ conclure, au dédain des convenances démodées ◀de▶ milieu social et religieux, ◀d’▶éducation et ◀de▶ fortune. On pourrait certes imaginer ◀de▶ nouvelles conditions à remplir par ◀les▶ candidats au mariage — cette vraie « coexistence » durable, pacifique, et mutuellement éducative. On pourrait exiger des tests ou des épreuves portant sur ce qui donne à toute alliance humaine ses meilleures chances ◀de▶ durer : buts et rythmes ◀de▶ vie, vocations comparées, caractères et tempéraments. Si ◀l’▶on veut ◀le▶ mariage, c’est-à-dire ◀la▶ durée, il serait normal ◀d’▶en assurer ◀les▶ conditions. Mais ces réformes n’auraient que peu ◀d’▶effet dans un monde qui a gardé, sinon ◀la▶ vraie passion, du moins ◀la▶ nostalgie ◀de▶ ◀la▶ passion, devenue congénitale à ◀l’▶homme occidental.
◀Le▶ mariage qui se fondait sur ◀les▶ convenances sociales, donc du point de vue ◀de▶ ◀l’▶individu, sur ◀le▶ hasard, avait au moins autant ◀de▶ chances que ◀le▶ mariage fondé sur « ◀l’▶amour » seul. Mais toute ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶Occident va ◀de▶ ◀la▶ sagesse tribale au risque individuel ; elle est irréversible et il faut ◀l’▶approuver, dans ◀la▶ mesure où elle tend à ordonner ◀le▶ destin collectif ou natif à ◀la▶ décision personnelle.
Il est clair que ◀la▶ crise présente du mariage, en Europe comme en Amérique, résulte ◀d’▶une pluralité ◀de▶ causes profondes ou prochaines, dont ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ romance n’est qu’un exemple. (Mais je me devais ◀de▶ ◀le▶ souligner dans cet ouvrage.) ◀La▶ recherche du bonheur individuel primant sur ◀la▶ stabilité sociale, et ◀le▶ respect ◀de▶ ◀l’▶évolution psychologique primant sur ◀le▶ sens du serment, peuvent être rattachés au complexe romanesque. Mais il y a plus, et dans d’autres domaines, ou à d’autres niveaux ◀de▶ ◀la▶ réalité, tantôt sociale, tantôt psychique.
◀L’▶émancipation ◀de▶ ◀la▶ femme (son entrée dans ◀la▶ vie professionnelle et sa revendication ◀d’▶égalité) est un facteur non négligeable ◀de▶ ◀la▶ crise. ◀La▶ vulgarisation des connaissances psychologiques en est un autre : ◀l’▶homme et ◀la▶ femme du xxe siècle, même très sommairement informés ◀de▶ ◀l’▶existence des complexes freudiens, du jeu des refoulements et ◀de▶ ◀l’▶origine des névroses, sont portés à plus ◀d’▶exigence que leurs ancêtres quant au mariage et à ◀la▶ vie matrimoniale. Ces exigences iront croissant avec ◀la▶ diffusion des « sciences humaines », dont les premiers balbutiements ont déjà modifié ◀d’▶une manière perceptible ◀la▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶Occidental. Enfin, certains signes annoncent un phénomène plus profond, peut-être comparable à celui qui envahit ◀la▶ psyché collective du xiie siècle, et que je qualifiais au livre II ◀de▶ « remontée ◀de▶ ◀la▶ shakti ». ◀Le▶ puissant renouveau ◀de▶ ◀la▶ mariologie dans ◀l’▶Église catholique et ses masses populaires ; ◀les▶ travaux tout récents ◀de▶ C. G. Jung et ◀de▶ son école sur ◀la▶ Sophia, Sagesse et Vierge-Mère éternelle212 ; et par ailleurs (vraiment ailleurs !) dans ◀l’▶avant-garde ◀de▶ ◀la▶ littérature européenne, ◀le▶ regain ◀d’▶intérêt pour ◀le▶ catharisme, ◀l’▶exaltation ◀de▶ ◀la▶ « Femme-Enfant » salvatrice ◀de▶ ◀l’▶homme rationnel, ou ◀l’▶annonce répétée ◀d’▶une revanche imminente du principe féminin sur ◀le▶ patriarcat213 — tout cela fait pressentir ◀la▶ possibilité ◀d’▶une vaste évolution ◀de▶ ◀la▶ psyché moderne, dont ◀le▶ principe et ◀le▶ sens nous demeurent cachés, mais qui donnera peut-être aux historiens futurs ◀de▶ notre société occidentale, ◀la▶ clé ◀d’▶une crise dont nous ne voyons encore que ◀les▶ symptômes superficiels, sporadiques et incohérents.
On sent combien serait vaine toute tentative actuelle pour « résoudre » ◀les▶ contradictions qu’endurent tant ◀d’▶hommes et ◀de▶ femmes dans leur mariage. Des synthèses se préparent, peut-être, obscurément. Elles échappent encore, par nature, à ◀la▶ conscience individuelle. Toute solution que je serais tenté ◀de▶ proposer, fût-elle jugée « ◀la▶ bonne » par ◀le▶ siècle à venir, serait aujourd’hui frappée ◀d’▶inefficacité, ou si elle pouvait agir, ferait plus ◀de▶ mal que ◀de▶ bien. Si je ◀l’▶avais trouvée, et si j’avais ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀l’▶imposer à mes contemporains, je me garderais ◀d’▶en rien faire.
C’est qu’une crise ◀de▶ cet ordre n’est pas un accident. Tenter ◀de▶ ◀la▶ couper, comme on ◀le▶ fait ◀d’▶une fièvre, serait bien moins ◀la▶ guérir que nous priver ◀de▶ nos chances ◀d’▶en comprendre un jour ◀le▶ secret. Et ce serait en même temps une sorte ◀de▶ tricherie, soit que ◀la▶ solution n’apporte en vérité qu’en essai ◀de▶ retour à ◀l’▶équilibre ancien, dont ◀la▶ crise même dénonce toute ◀la▶ précarité ; soit qu’elle projette sur ◀l’▶avenir collectif une théorie ou des préceptes raisonnables, mais dont ◀les▶ effets lointains ne sauraient être évalués tant que ◀le▶ sens général ◀de▶ ◀la▶ crise nous échappe.
Il s’agit bien plutôt ◀de▶ déchiffrer ◀le▶ message et ◀de▶ décoder patiemment ◀les▶ nouvelles ambiguës que ◀la▶ crise nous apporte sur nous-mêmes, sur nos vœux secrets, sur ◀la▶ tendance réelle, peut-être créatrice, que traduisent parfois nos révoltes, nos illusions naïves, nos péchés.
Essayer ◀de▶ résoudre notre crise du mariage par des mesures morales, sociales ou scientifiques, déduites du seul désir ◀d’▶arrêter ◀les▶ dégâts, ne serait-ce pas lui dénier arbitrairement ◀le▶ caractère qu’elle semble bien avoir : celui ◀de▶ ◀la▶ recherche, presque aveugle encore, ◀d’▶un nouvel équilibre du couple. Équilibre tendu entre ◀les▶ exigences toujours simultanées, contraires et légitimes, ◀de▶ ◀la▶ stabilité et ◀de▶ ◀l’▶évolution, ◀de▶ ◀l’▶espèce et ◀de▶ ◀l’▶individu, enfin ◀de▶ ◀l’▶accomplissement ◀de▶ ◀la▶ personne et ◀de▶ ◀l’▶Absolu qui seul ◀la▶ juge et ◀la▶ suscite.