Former des Européens (avril-mai 1956)au av
Existe-t-il une conception spécifiquement européenne de▶ l’éducation ?
La question n’est nullement « académique ». Car s’il existe une telle conception spécifique, on voit tout de suite qu’elle devrait nous servir ◀de▶ guide dans l’entreprise fédéraliste.
Faire l’Europe, c’est d’abord faire des Européens : or on ne fera pas ◀de▶ vrais Européens sans choisir des moyens convenables à cette fin : c’est dire que la méthode ◀d’▶éducation doit être elle-même « européenne ». Précisons cela par une rapide comparaison portant sur les buts généraux ◀de▶ diverses formes ◀d’▶éducation au cours des âges.
Éduquer l’homme, dans tous les temps et dans toutes les cultures connues, a toujours consisté en deux efforts conjoints :
1. transmettre les connaissances acquises par une société déterminée ;
2. former moralement et socialement les jeunes individus.
Dans les sociétés « traditionnelles », régies par le sacré, la transmission des connaissances prend régulièrement la forme ◀d’▶une initiation (au sens religieux ou magique), tandis que la formation morale se confond avec un dressage ◀de▶ l’individu.
En Europe, et surtout depuis la Renaissance et la Réforme, l’initiation aux mystères, aux rites, au sacré social, tend à disparaître ; elle est remplacée par une instruction autant que possible neutre, c’est-à-dire par la communication — plus ou moins autoritaire — ◀de▶ connaissances spéciales, étiquetées et séparées avec soin : grammaire, arithmétique, histoire, sciences, etc. Cette communication ne vise pas à initier l’individu à des mystères en tant que tels, mais au contraire à éliminer le mystère. Au lieu d’inspirer au jeune disciple un respect religieux des rites qui sont censés gouverner le réel (par exemple : rendre la terre et la femme fécondes, les dieux et les morts favorables), on cherche à donner à l’élève les moyens intellectuels ◀de▶ se débrouiller dans la société, et l’on développe en lui un sens critique qui lui permettra ◀de▶ mettre en question les « résultats » mêmes qu’on lui a fait apprendre. Au lieu de croyances indiscutables et sacrées, on lui donne donc à la fois un savoir présenté comme objectif ou scientifique, et le goût ◀d’▶en discuter, donc ◀de▶ le mettre en doute.
De même, au dressage des individus, l’Europe moderne substituera de plus en plus la promotion ◀de▶ l’autonomie personnelle. Le dressage consistait dans ce que l’on pourrait appeler un conditionnement des réflexes. Il s’agissait ◀de▶ forcer l’individu à imiter exactement les conduites prescrites par le sacré religieux et social. (Équivalent dans notre xxe siècle : le drill militaire.) Mais la préparation à l’autonomie personnelle va dans le sens contraire. À l’extrême, elle tend à libérer l’individu des conformismes, pour le mettre en mesure ◀de▶ réaliser sa vocation unique. Au lieu de le forcer à devenir comme les autres, on l’aide à devenir « lui-même ». Au lieu de le diriger dès sa naissance dans la voie tracée par ses astres et par les règles ◀de▶ sa caste, on le prépare à courir son aventure. Au lieu d’initiation, on parle ◀d’▶initiative.
En résumé : à ce qu’on pourrait appeler l’in-ducation des sociétés traditionnelles, l’Europe tend donc à opposer l’é-ducation (◀de▶ e-ducere, « conduire dehors, conduire au-delà »), c’est-à-dire la formation des personnes autonomes.
Un exemple très simple concrétisera tout cela. On connaît le rôle ◀de▶ la danse dans la culture hindoue traditionnelle. Danser, pour un hindou, c’est « s’inscrire dans le jeu circulaire ◀de▶ la terre et des astres » (Nyota Inyoka). C’est reproduire sans faute, ◀de▶ la manière prescrite, à l’extrême ◀de▶ la précision, les gestes rituels symbolisant l’action ◀d’▶un dieu. Toute variation individuelle, trahissant le tempérament ou la personnalité du danseur, devient alors erreur ou impiété : elle frappe ◀de▶ nullité le rite. En Europe, au contraire, il est courant que le maître écrive au bas d’une rédaction qu’il veut louer : « Bon travail, idées originales et style personnel. »
Enfin, un troisième caractère spécifiquement européen ◀de▶ l’éducation réside dans notre volonté ◀d’▶étendre à tous les hommes, sans distinction ◀de▶ classe, ◀de▶ race, ◀de▶ rang, ◀de▶ tradition, ◀de▶ profession ou ◀de▶ croyance familiale, ce que nous appelons « les bienfaits ◀de▶ l’instruction » rendue publique, gratuite et obligatoire. Dans toutes les autres civilisations, la transmission ◀de▶ ces connaissances se trouvait comme filtrée par un réseau ◀de▶ règles prescrivant des traitements différents selon la caste, la profession, le degré ◀d’▶initiation, etc. Chez nous, plus aucune précaution, plus aucune différenciation ◀de▶ principe : la manne ◀d’▶un savoir neutre, objectif, détaché ◀de▶ tout contexte religieux, ◀de▶ tout prestige sacré, est distribuée à n’importe qui, sans autres graduations que celles qu’impose l’âge ◀de▶ l’élève. Le fait que, malgré tout, certaines études demeurent encore difficilement accessibles à des élèves pauvres, se voit dénoncé comme antidémocratique.
Peut-on ramener tous ces contrastes à celui qui oppose, ◀d’▶une manière globale, les sociétés fondées sur le respect ◀de▶ la caste et notre société ouverte aux luttes quotidiennes ◀de▶ la concurrence ? Ou plus généralement encore, au contraste entre les collectivismes (sacré, magique ou totalitaire) et l’individualisme ? Oui sans doute, mais à condition de ne jamais perdre ◀de▶ vue le fait que ces tendances contraires coexistent en Europe depuis des siècles, et n’ont jamais cessé ◀de▶ s’y combattre avec des succès alternés, la première dominant au Moyen Âge, la seconde gagnant sans cesse en vigueur et prestige du xvie au xixe siècle, pour se voir de nouveau refoulée, dans les pays totalitaires, au xxe siècle.
L’équilibre en tension des deux tendances — l’autoritaire et la libertaire — n’est peut-être qu’un idéal, mais il n’en demeure pas moins l’idéal directeur ◀d’▶une éducation méritant ◀d’▶être nommée européenne. Sera « bon Européen » l’homme qui aura su réaliser cet équilibre, et bon éducateur, celui qui ne cessera ◀d’▶y tendre.
Deux extrêmes, et comment ils se rejoignent : USA et URSS
Dans les prolongements ◀de▶ l’Europe à l’est et à l’extrême ouest, nous voyons ces tendances — entremêlées et « composées » chez nous — se dissocier, s’analyser, puis se reformer synthétiquement chacune ◀de▶ son côté, et finalement s’exagérer jusqu’à la caricature ◀de▶ ce qu’elles étaient en Europe.
Aux USA, le souci du respect ◀de▶ l’individu triomphe dans l’enseignement, au point ◀d’▶y provoquer une crise aiguë, que les observateurs étrangers ne sont pas les seuls ni les premiers à détecter. Un nombre croissant ◀d’▶Américains, témoins ou victimes du système, le dénoncent sans pitié par le livre et le film27. (Signe, d’ailleurs, qu’une réaction s’amorce !)
La crainte ◀de▶ « créer des complexes » paralyse le maître et ruine la discipline. La crainte ◀d’▶imposer un effort intellectuel excessif aboutit à ne plus rien imposer du tout. Si un élève déclare qu’il n’a pas envie ◀de▶ faire ◀de▶ l’arithmétique ce matin (et qui en a jamais envie ?) on lui répond en souriant qu’il n’a qu’à faire autre chose. Les méthodes nouvelles ◀d’▶enseignement tendent régulièrement à économiser pour l’élève l’effort ◀de▶ l’intelligence, ◀de▶ la mémoire et ◀de▶ l’attention. Elles ont formé une génération ◀d’▶enfants que plus rien ne tient en respect, qu’aucune loi ni règlement n’effraye plus… L’École est devenue leur jouet, et ils ne peuvent comprendre qu’un maître les empêche ◀de▶ jouer avec lui comme il leur plaît… L’idée générale est la suivante : si un texte est trop difficile, qu’on en choisisse un plus facile, un plus « moderne »… Le caractère ◀d’▶imprimerie devient toujours plus gros, les images plus nombreuses, et l’on peut craindre qu’à la fin elles ne remplacent complètement les mots. Le langage subit une dégradation analogue. Les nuances ◀de▶ pensée tendent à disparaître avec les mots qui les traduisaient… Le niveau éducatif s’abaisse jusqu’au plus bas commun dénominateur, et voici l’ironie : personne n’en tire bénéfice, même pas l’élève le plus ignare, car il voit son ignorance acceptée comme la norme ! Quant aux plus intelligents, ils trouvent ◀de▶ moins en moins ◀d’▶incitations à se surpasser (challenge) dans l’enseignement qu’on leur offre. Ces lignes sont extraites du livre qu’une institutrice écœurée vient de publier aux États-Unis28. Le diagnostic qu’elle porte, et que vingt auteurs confirment, pourrait être résumé ◀de▶ la sorte : on pousse le respect ◀de▶ l’individualité enfantine jusqu’au refus ◀de▶ la former. Mais précisons : si la formation intellectuelle qu’elle offre est de plus en plus médiocre, l’école américaine n’en prétend pas moins préparer des « personnalités complètes et socialement adaptées ». Elle se substitue presque totalement à la famille, prenant l’enfant dès 3 ou 4 ans (nursery schools), ou au plus tard dès 5 ans (Kindergarten), pour le garder jusqu’à 18 ans, et cela non seulement pendant les leçons mais par le moyen ◀d’▶innombrables activités « sociales » qui absorbent les heures libres après la classe. Résultat global : baisse du niveau intellectuel, nivellement aux dépens des meilleurs, et toute-puissance des « modes » sociales sur la jeunesse. Le respect excessif ◀de▶ l’individu, la crainte ◀de▶ le déformer en le formant par des disciplines exigeantes, aboutit à un conformisme tyrannique, dont souffre en premier lieu l’élite virtuelle.
À l’autre extrême, prenons le cas ◀de▶ l’URSS, dont la doctrine ◀d’▶État, marxiste ◀d’▶étiquette, bien qu’en réalité technocratique, entend éliminer tout individualisme et ne respecter que les droits ◀de▶ la collectivité. Le trait distinctif est ici la spécialisation dirigée par l’État. L’élève qui a réussi ses épreuves ◀de▶ sortie (après dix ans ◀d’▶école) peut entrer dans un des 800 instituts techniques existant en URSS (pour 33 universités seulement). L’éducation technique se divise en cinq branches principales, qui se subdivisent en 24 sous-branches, comprenant 295 spécialités et 510 sous-spécialisations. Le plan ◀d’▶étude est rigoureusement prescrit pour chaque spécialité : l’élève n’a aucun droit ◀d’▶option et il n’existe pas ◀de▶ cours facultatifs, ni ◀de▶ cours ◀de▶ culture générale (studium generale), à moins qu’on ne qualifie ainsi les cours ◀de▶ science politique, c’est-à-dire ◀de▶ marxisme-léninisme et ◀de▶ propagande du Parti, qui n’occupent que 6 % des études, 27 % étant consacrés aux sciences et 67 % à la spécialisation. Quelques jours après ses examens finaux, l’étudiant se voit assigner par l’État un poste ◀de▶ travail pratique, et ce stage dure au moins trois ans. Après quoi, quelques-uns des meilleurs sont autorisés à poursuivre des études supérieures et à préparer un doctorat. Au cours des dernières vingt-cinq années, trois sur quatre des candidats ont été dirigés vers un doctorat en sciences29.
Ce sont ainsi les besoins du Plan, c’est-à-dire les besoins ◀de▶ la collectivité interprétés par le Parti et son État, qui déterminent l’éducation, ou pour mieux dire, le dressage utilitaire ◀de▶ l’individu. Nous sommes ici aux antipodes ◀de▶ la pratique américaine. À l’excès ◀de▶ liberté dans le choix s’oppose l’absence totale ◀de▶ choix pour l’individu. Au respect ◀de▶ la personnalité enfantine ou juvénile poussé jusqu’à l’évanouissement ◀de▶ la discipline (intellectuelle ou morale) s’opposent le mépris absolu des goûts individuels et le triomphe absolu du conditionnement social dirigé par l’État. Et cependant le système américain, lui aussi, livre finalement l’élève à une sorte ◀de▶ conditionnement social, non dirigé bien sûr, capricieux comme la mode, mais comme elle, contraignante pour l’esprit.
La voie européenne
Ces deux repères extrêmes une fois posés, il nous est plus facile ◀de▶ définir ce qu’est la voie européenne. Pourquoi sommes-nous choqués par les excès américain et soviétique ? Pourquoi les ressentons-nous comme des excès ? Sinon parce que le sentiment demeure en nous, exigeant et actif, ◀d’▶un équilibre nécessaire, ◀d’▶une voie médiane, ou comme il me paraît préférable ◀de▶ dire : ◀d’▶une mise en tension permanente, ◀d’▶une composition vivante des deux tendances : respect ◀de▶ l’individu, volonté ◀de▶ le former.
Respecter l’individu, c’est voir en lui la personne qu’il peut devenir s’il découvre sa vocation et reçoit les moyens ◀de▶ l’accomplir. Le former, c’est lui communiquer, par le moyen ◀de▶ disciplines souples mais fermes, le sens ◀de▶ la communauté (culturelle, politique et sociale) au sein de laquelle sa vocation s’exercera. Trop ◀de▶ liberté sans effort, trop ◀d’▶effort imposé sans liberté : les deux excès conduisent à des résultats analogues, qui sont le déclin du sens critique, la non-résistance aux modes ou aux règlementations sociales, la médiocrité du niveau culturel, et la stérilisation des élites futures. L’idéal directeur ◀d’▶une éducation spécifiquement européenne apparaît alors bien clairement : il est ◀de▶ former et promouvoir des hommes à la fois libres et responsables, c’est-à-dire conscients à la fois ◀de▶ ce qu’ils se doivent en tant qu’individus à la recherche ◀de▶ leur vocation, et ◀de▶ ce qu’ils doivent à la communauté dans laquelle ils se trouvent engagés. C’est ce type ◀d’▶homme en équilibre dynamique qui mérite le nom ◀de▶ personne, et qui reste le but ◀de▶ toute éducation non seulement en Europe mais pour l’Europe.
Former des responsables
Pour former cet homme libre et responsable, il ne suffirait pas ◀de▶ juxtaposer une éducation libre et un dressage autoritaire, ni ◀de▶ les faire alterner, ni ◀de▶ commencer par l’une et ◀de▶ continuer par l’autre, ni même ◀d’▶essayer ◀de▶ les mélanger ou combiner à la faveur ◀d’▶un savant dosage. Car un homme qui ne serait préparé qu’à la liberté, sans responsabilité, ne serait pas vraiment libre ; et un homme qui n’aurait subi qu’un dressage, sans liberté ◀de▶ choix, ne deviendrait pas, pour autant, un citoyen responsable. Liberté et responsabilité ne peuvent être vraies et réelles qu’ensemble. Elles ne s’actualisent que l’une par l’autre et dans leur existence simultanée ; et plus on veut les opposer, plus on les dénature et les rend illusoires. Il en résulte que toute éducation pour la liberté manquera son but si elle n’est pas en même temps et du même mouvement une éducation du sens ◀de▶ la responsabilité.
Ceci posé, il faut bien constater que, pratiquement, la société occidentale du xxe siècle semble offrir au jeune homme plus ◀de▶ liberté que ◀d’▶occasions ◀d’▶exercer ses responsabilités. Nous dirons donc, pour rester dans le concret, que le problème le plus urgent ◀de▶ l’époque est ◀de▶ former des responsables. (Tout en gardant bien dans l’esprit que cette formation ne peut réussir que dans la mesure où elle vise en même temps à rendre libre.)
L’individu se sent perdu dans le monde moderne
Le grand obstacle à l’exercice des responsabilités civiques, sociales, politiques, etc., réside au xxe siècle dans le fait bien connu que le monde où nous vivons paraît trop vaste pour nos prises et trop complexe pour notre jugement. L’individu se sent perdu dans la société actuelle. Il n’arrive plus à s’y retrouver. Il ne voit plus où il pourrait agir avec quelques chances ◀de▶ succès. Il se juge trop petit devant des forces trop grandes, et au surplus trop mal connues. « Qu’est-ce que je peux bien y faire ? », dit-il, quand il a constaté que tout va mal, que la bombe H, le conflit Est-Ouest, la conjoncture économique, le problème colonial, l’automation, l’électronique, l’énergie nucléaire et solaire, les « intrigues des trusts », les « menées souterraines ◀de▶ Moscou », l’« impérialisme ◀de▶ Wall Street », et l’influence des explosions atomiques sur le temps, menacent de toutes parts sa liberté, sa prospérité et sa vie même… Et il est vrai que toutes ces choses — réelles ou mythiques d’ailleurs — sont pour lui autant ◀de▶ mystères, dont il ne connaît le nom, la puissance alléguée et le danger supposé que par la presse. Elles se passent loin de lui, il ne peut les comprendre, son sens critique reste sans prises sur elles. Comment détecter leur action dans son existence quotidienne, comment la vérifier et la combattre dans le milieu où il peut agir ? Si par hasard il constate leur présence dans le rayon ◀de▶ sa vie concrète — mettons l’action des communistes dans sa commune, une augmentation du chômage, un ordre ◀de▶ mobilisation — il a peine à les reconnaître telles qu’il se les imaginait et telles que la presse les décrit. Les réalités qu’il perçoit n’ont rien ◀de▶ commun avec les grandes fictions qu’il redoutait, ou qu’il souhaitait, sur la foi ◀de▶ son journal et ◀de▶ ses principes. Mais voici qu’on lui demande ◀de▶ voter pour un candidat inconnu, dont le parti promet la lune et quelques mesures techniques beaucoup moins claires. Comme il est ◀d’▶une famille « qui a toujours été ◀de▶ droite », ou ◀d’▶un milieu social « qui ne peut être que ◀de▶ gauche », ou encore comme il est en révolte contre cette famille ou ce milieu, il votera gauche ou droite au nom de ses origines ou contre elles — alors qu’il s’agit ◀d’▶élire un député qui devra, lui, voter sur des problèmes nouveaux, qui lui échappent d’ailleurs tout autant qu’à son électeur ◀de▶ hasard ou ◀de▶ tradition périmée. Voilà notre démocratie.
Que peut faire un citoyen ?
Comment veut-on qu’un citoyen européen, dans les conditions que j’ai décrites, et qui sont hélas bien réelles, se sente un homme responsable ?
Les communistes sont les seuls parmi nous qui aient gardé le souci ◀de▶ former des élites, des « cadres », si l’on veut, ◀de▶ responsables, ◀de▶ militants civiques, ◀de▶ meneurs ◀d’▶hommes, ◀d’▶activistes, ◀d’▶initiateurs. Ils leur inculquent une conception du monde, ils leur donnent une explication « infaillible » ◀de▶ tout ce qui se passe. Conception fausse, explication démentie par les faits, tant qu’on veut — mais du moins le militant communiste a le sentiment qu’il sait ce qu’il doit faire, et qu’il fait quelque chose ◀de▶ réel.
Une éducation véritable, préparant le jeune homme à devenir responsable (au sens le plus actif du terme), devrait se donner pour but ◀d’▶informer ce jeune homme au sujet des réalités du monde dans lequel il vit, et dans lequel il se prépare à courir son aventure individuelle. Elle devrait lui enseigner :
— ◀d’▶où vient ce monde et comment s’est formée sa civilisation ;
— ce que sont les forces principales qui le dominent, les désirs ou les rêves qui le guident et qui déterminent ses structures économiques et politiques ;
— comment ces forces se manifestent ou agissent à son échelle, dans le milieu qu’il connaît ou qu’il voudrait connaître ;
— par suite, comment il peut agir ou réagir, sur quels points, avec quels moyens à sa portée, ou qu’il pourrait aider à développer.
Pourquoi l’Europe ?
Tant que ce travail ◀d’▶information n’aura pas été entrepris, il sera vain ◀de▶ parler « ◀d’▶unir l’Europe » à des hommes qui ne savent pas quel est l’état du monde. Ils ne verront l’union comme une nécessité qu’à partir du moment où ils auront appris :
— quelle est la situation précaire ◀de▶ nos pays dans un monde où l’Europe n’est plus reine ;
— ce que fut naguère cette Europe et ce qu’elle peut devenir dès que nous aurons renoncé à nos folies nationalistes ;
— enfin quels seraient les effets prévisibles ◀d’▶une union fédérale ◀de▶ nos forces, non seulement pour l’ensemble du continent mais pour telle région, tel village, dans tel milieu professionnel, et enfin dans la vie ◀de▶ chacun.
Intégrer l’homme dans la communauté
Montrer ce qu’est le monde où nous vivons, situer l’Europe dans ce monde nouveau, rendre attentif aux liens concrets qui unissent la plus petite ◀de▶ nos communes aux destinées du continent, tel est le sens, le mouvement général, du premier effort nécessaire en vue de l’éducation des citoyens qui feront et vivront notre fédération. Il va ◀de▶ la réalité mondiale à celle ◀de▶ la commune et ◀de▶ l’individu. Mais le mouvement inverse, ◀de▶ la partie au tout, n’est pas moins nécessaire et doit être opéré en même temps : c’est celui qui consiste à intégrer le jeune individu dans sa communauté ou ses communautés locales. Car celui qui aura pris conscience ◀de▶ ce qu’il peut faire dans son rayon découvrira bientôt, en agissant, les liens qui unissent son existence ◀de▶ tous les jours à des réseaux ◀de▶ forces et ◀d’▶intérêts, à des structures sociales et politiques plus vastes, à des courants ◀de▶ pensée plus généraux. ◀De▶ proche en proche, il comprendra par expérience que son sort et celui ◀de▶ ses voisins dépendent du sort ◀de▶ tout l’ensemble européen, au sein duquel ces forces et intérêts, ces structures et courants deviennent visibles. Il pourra prendre enfin, à son échelle, des décisions qui auront un sens, un prolongement possible au-delà ◀de▶ son horizon. Découvrant où il peut agir, il agira et entraînera les autres ; il deviendra lui-même éducateur. Or ce sont ces seuls responsables qui voudront l’Europe et la feront, et non les « militants » ◀de▶ bonne volonté qui nous répètent « unissez-vous ! » mais gardent les mains dans leurs poches.
Bref, pas ◀d’▶action européenne sans une élite ◀de▶ responsables ; mais pas ◀d’▶élite sans une éducation qui oriente l’individu dans le monde actuel et qui l’intègre ◀d’▶une manière active dans le milieu où il peut agir.
Où l’Europe devient une patrie
Cette orientation générale et cette intégration locale, on ne peut les attendre ◀de▶ l’École, à aucun ◀de▶ ses trois degrés.
Les programmes sont déjà surchargés. Les « matières » ne cessent ◀de▶ devenir plus complexes et plus nombreuses. La durée des études ne cesse ◀de▶ s’étendre vers la première enfance (dressage social et moral) et vers l’âge mûr (spécialisation toujours plus poussée). L’instruction y prend toute la place, aux dépens de l’éducation. Il convient donc ◀de▶ se tourner vers l’Éducation populaire, c’est-à-dire vers les formes ◀d’▶enseignement plus concrètes et plus proches ◀de▶ la vie, qui prennent place à côté des heures et au-delà des périodes scolaires.
Là, dans le vif ◀d’▶une situation locale ou régionale que l’on peut arriver à connaître en détail, l’information générale sur le monde et sur les problèmes ◀de▶ l’Europe peut s’illustrer ◀d’▶une manière efficace au moyen ◀d’▶exemples qui touchent directement la vie ◀de▶ l’habitant. Ces exemples, il s’agit maintenant ◀de▶ les présenter aux auditeurs ◀d’▶un cours du soir, aux participants ◀d’▶une enquête sur la mise en valeur du lieu, aux travailleurs ◀d’▶une entreprise commune, comme autant ◀d’▶occasions ◀d’▶agir pour l’intérêt local mieux entendu, et dans une perspective européenne. Alors l’Europe cesse ◀d’▶être une idéologie, pour devenir une patrie réelle, un vrai milieu humain aux horizons plus vastes, un grand espoir ! Elle n’est plus un slogan politique et abstrait, mais une aventure personnelle, à la mesure des jeunes les plus entreprenants : ceux qui attendaient un but digne qu’ils s’y dévouent, et qui demain voudront l’Europe comme leur avenir.