Petits trajets sur les▶ axes du monde (août 1956)ak al
Cette beauté bien drue ◀d’▶énergie pure et neuve, aux matins luisants ◀de▶ rosée, quand ◀le▶ pays entier émerge ◀de▶ ◀la▶ brume, repeint durant ◀la▶ nuit comme un banc vert auprès du lac précieux où trempent des parois à peine moins translucides que ◀le▶ ciel, ce temps ◀de▶ création du monde juste avant ◀l’▶homme, c’est ma Suisse telle que je ◀la▶ vois, ◀de▶ très loin, dans mon souvenir.
J’y reviens. ◀Les▶ gros plans tout ◀d’▶un coup anéantissent ◀l’▶exaltant panorama. ◀Les▶ maisons sages, un peu scolaires, et ◀les▶ gens en gris vert défilent, des visages s’immobilisent et plus rien n’est étrange ni beau, tout rejoint ◀l’▶habituel indifférent, ◀le▶ rôle utile et ◀le▶ compartiment.
Compartiments, c’est ◀le▶ mot-clé ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Douze paysages ou décors types juxtaposés, et ◀l’▶on va ◀de▶ l’un à l’autre en une demi-heure, parfois en deux minutes comme il arrive quand on traverse ◀le▶ tunnel ◀de▶ Chexbres : il se ferme sur un paysage ◀de▶ plateaux nordiques et rhénans — collines où montent ◀les▶ sapins en bataillons noirs et pensifs, s’arrêtant au sommet tous ensemble — et s’ouvre à l’autre bout dans ◀l’▶espace doré ◀d’▶un ciel méridional que double un lac immense.
Vingt-cinq États distincts sans nulle frontière visible, deux confessions majeures et trente-six sectes qui se côtoient partout mais qui s’ignorent, je ne sais combien ◀de▶ races, ◀de▶ classes et ◀de▶ dialectes jalousement préservés, séparés, sans mélange. Si bien que ◀l’▶homme ◀de▶ poids y sera surtout local. Il sera ◀le▶ grand homme ◀d’▶une vallée, ◀d’▶une cité, plus rarement celui ◀d’▶un canton, presque jamais celui ◀de▶ ◀la▶ nation entière. Tandis que ◀le▶ grand esprit, solidement raciné dans son étroit compartiment natal, cherchera dans ◀les▶ jeux survolants ◀de▶ ◀la▶ synthèse ◀les▶ grandes dimensions qui lui manquent. Paracelse était suisse, comme C. G. Jung, et Rousseau comme Jacob Burckhart, et Madame de Staël comme personne. « Pays ◀de▶ gens moyens, oui, disait Lucien Febvre, mais quand ils réussissent à se dégager ◀de▶ leur canton — alors, pas ◀de▶ milieu, ils atteignent à ◀l’▶universel. Au fond ◀de▶ son trou, ◀l’▶homme ◀de▶ Disentis, ◀de▶ Goeschenen, ◀de▶ Viège — entre ◀les▶ hautes parois ◀de▶ sa prison. Mais s’il monte sur ◀la▶ montagne… Alors, cette ivresse des sommets. ◀L’▶intuition ◀de▶ ◀la▶ grandeur. Et plus ◀d’▶obstacles devant ◀la▶ pensée… »am
Compartiments, esprit ◀de▶ groupe et sociétés. Mais petits groupes ◀de▶ gens qui ne se connaissent que trop, et sociétés solides si leur but est restreint. ◀D’▶où ◀l’▶extrême importance accordée à ◀la▶ vie, à ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶individu, à son confort : médecine, hygiène, vêtement, technique microscopique, alimentation rationnelle… Comment bouger, dans ce complexe bien réglé ? N’oublions pas que ◀l’▶horlogerie est une science des petits mouvements. Et découvrons ◀la▶ Suisse réelle dans ◀l’▶usage ◀de▶ ses trains locaux.
◀Les▶ trains suisses, bien qu’ils vous conduisent en moins ◀d’▶une heure ◀d’▶un monde à l’autre, ne servent cependant qu’aux petits déplacements, qui sont des voyages concentrés et plus émouvants que ◀les▶ vrais, parce qu’entre ◀le▶ départ et ◀l’▶arrivée ne s’établit jamais cette monotonie des heures ◀de▶ plaine et ◀d’▶océan ◀de▶ nuit où rien ne bouge. Comme il n’y a pas ◀de▶ place en Suisse pour un véritable voyage, on s’en tire en coupant ◀le▶ milieu, ce remplissage ◀de▶ kilomètres, ces deux mesures ◀de▶ musique russe indéfiniment répétées, pour ne garder que ◀le▶ meilleur, ◀le▶ plus actif et ◀le▶ plus déchirant, ◀la▶ rupture et ◀la▶ découverte, ◀l’▶évasion qui se mue en invasion, ce début qui clôt une vie, cette conclusion qui en ouvre une autre, tandis qu’entre ◀les▶ deux s’opère en un clin d’œil ◀la▶ silencieuse révolution du centre où se confondent ◀les▶ extrêmes ◀les▶ plus touchants du souvenir et ◀de▶ ◀l’▶espoir, quand ◀les▶ portes du cœur, un instant, sont à la fois ouvertes et fermées. Ainsi ◀la▶ Suisse est ◀la▶ patrie des romantiques contraints par ◀les▶ dimensions mêmes ◀de▶ leur État au classicisme véritable, celui qui exprime ◀le▶ tout en disant ◀le▶ moins, et qui témoigne ◀de▶ ◀l’▶inspiration par ◀le▶ signal ◀d’▶un raccourci métaphorique. J’idéalise, mais pourquoi pas ? S’il me fallait décrire nos petits déplacements du point de vue ◀de▶ ◀l’▶usager moyen, je dirais que je ◀les▶ trouve divisés en trois classes, pour ◀la▶ commodité ◀de▶ ◀l’▶exposé.
◀De▶ mon temps, ◀les▶ gens bien voyageaient en troisième, ◀les▶ gens chics parfois en seconde, et je ne savais rien des premières sinon qu’un morceau ◀de▶ dentelle ornait ◀le▶ haut ◀de▶ leurs sièges ◀de▶ velours rouge, pour quelque usage ignoré du commun. Presque toujours elles étaient vides.
En troisième, on retrouvait, comme je ◀l’▶ai dit, ◀les▶ gens bien, gracieusement mêlés au peuple souverain ◀de▶ ◀la▶ région, dans cette égalité scolaire que créent en Suisse ◀les▶ bancs ◀de▶ bois peints en faux bois jaune clair. On s’attendait à être interrogé, dans ◀les▶ trois langues nationales. À mi-chemin entre ◀l’▶instituteur et ◀le▶ gendarme, un personnage vêtu ◀d’▶un sévère uniforme au col bordé ◀de▶ perles blanches mordant sur ◀l’▶encolure bien rasée entrait, claquait ◀la▶ porte étroite, et annonçait avec une emphatique autorité des noms ◀de▶ villages que tout le monde connaissait, mais cela faisait partie du jeu. En bons élèves, ◀les▶ voyageurs préparaient leur billet pour ◀l’▶inspection. Tout se passait d’ailleurs sans angoisse. On était sûr ◀de▶ son affaire, on était parfaitement « en règle », il fallait simplement « ne pas faire attendre », en vertu de cette discipline spontanée, voire prévenante, qui fait ◀la▶ force principale ◀de▶ notre régime fédéral.
Revenant en Suisse après ◀la▶ longue absence ◀de▶ mes années américaines et plus que jamais frappé par ce trait national — ◀le▶ seul sans doute, chez nous, qui mérite ◀l’▶adjectif — je me disais : « C’est notre force, et ce sera peut-être un jour, au dernier jour — car ◀les▶ plus belles histoires du monde ont une fin — ◀la▶ fatale faiblesse ◀de▶ notre État : cette habitude ◀de▶ nous sentir “en règle”, et donc ◀de▶ nous croire protégés par toutes ◀les▶ lois divines et humaines, comme si ◀le▶ monde où nous vivons était fait à notre mesure, comme si ◀l’▶humanité où nous plongeons se conformait aux règles ◀de▶ ◀la▶ bonne conduite. » ◀L’▶aspect ◀d’▶un wagon suisse ◀de▶ troisième classe, tant il respire naturellement ◀l’▶honnêteté, tendrait à nous faire oublier que ◀la▶ correction, ◀la▶ décence et ◀la▶ sécurité des citoyens sont ◀de▶ purs et simples miracles ; que ◀le▶ monde est une jungle atomique, ◀l’▶humanité dans sa très grande majorité une espèce animale désordonnée, lubrique, rapace, irresponsable et affamée ; et notre âme un cloaque ◀de▶ crimes potentiels, comme ◀l’▶ont dit Freud, Shakespeare et ◀les▶ Pères de l’Église…
Dix années ont passé, et plus que jamais, s’il faut que j’en croie mes yeux, ◀la▶ confiance règne. Mais ce miracle est si bien déguisé en exacte banalité que ◀les▶ Suisses ◀le▶ prennent pour banal. Ils pensent mener ◀la▶ vie normale du genre humain, ◀l’▶anarchie et ◀la▶ guerre étant des exceptions. Ainsi pensent ◀les▶ Français du climat tempéré dont ils jouissent à peu près seuls au monde, tandis que ◀les▶ déserts, ◀les▶ volcans, ◀les▶ ouragans et ◀les▶ températures extravagantes menacent quotidiennement, depuis des millénaires, ◀l’▶existence même ◀de▶ la plupart des autres hommes. En dépit du langage courant, c’est ◀le▶ normal qui est exceptionnel. Ce sont ◀les▶ cas ◀d’▶ordre, ◀de▶ paix et ◀de▶ raison qui doivent nous étonner lorsqu’ils paraissent, phénomènes hautement improbables, très rarement observés sur ◀la▶ planète, et que ◀la▶ presse devrait mettre en vedette, au lieu de nous rebattre ◀les▶ oreilles du train-train ◀de▶ nos corruptions.
Donc ◀les▶ Suisses que je vois en troisième classe offrent ◀l’▶image ◀de▶ ◀l’▶homme sûr ◀de▶ son monde. ◀D’▶où vient alors cette espèce ◀de▶ malaise qu’éprouvent ◀les▶ étrangers sensibles lorsqu’ils prennent place dans nos trains locaux ? ◀L’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ vie new-yorkaise, où personne ne vous voit jamais, me propose par contraste une réponse. C’est qu’en Suisse on se sent regardé, examiné, jugé, jaugé, plus que nulle part ailleurs au monde. Tout se passe, en somme, inconsciemment, comme si notre système ◀de▶ sécurité devait être à chaque instant vérifié, mis au point, méticuleusement nettoyé des moindres suggestions ◀de▶ bizarrerie ou ◀de▶ virtuelle indiscipline que peuvent représenter une cravate insolente, une conversation à voix trop haute, une semelle appuyée sur ◀le▶ banc, quelque geste imprévu, un air, un rien. ◀L’▶indiscrétion du regard suisse me surprend à chacun ◀de▶ mes retours. Comment décrire et comment justifier ◀l’▶espèce particulière ◀d’▶irritation que provoquent ces regards apparemment timides, mais directs, trop sérieux et choqués par on ne sait quoi… ? Vous ◀les▶ soutenez d’abord avec curiosité, puis vous trouvez que cela suffit, mais eux, bien loin de se troubler, pèsent encore un temps infini, en vertu de quelque inertie, et finalement ne se détournent qu’avec cet air exaspérant ◀de▶ celui qui renonce à comprendre… Ah ! mais il faut y être pour sentir et pour réagir comme je ◀le▶ dis. Dès que je m’éloigne un peu, ◀l’▶indulgence me reprend. Tout compte fait, je leur donne raison. Quand on possède ◀la▶ pax helvetica, on ne saurait se montrer trop vigilant, je veux dire trop méfiant et même intolérant. Qu’ils aient seulement ◀l’▶air étonnés suppose déjà beaucoup de retenue…
À propos de cette pax helvetica, si vous pensez que j’exagère, laissez-moi recopier un « avis » imprimé que j’ai pu lire il y a quelques années, punaisé près de ◀la▶ porte du balcon dans une chambre ◀d’▶hôtel des bords du lac Léman :
Afin d’éviter tout bruit inutile, ◀la▶ direction ◀de▶ ◀l’▶hôtel prie sa clientèle ◀de▶ ne pas donner à manger aux mouettes.
C’était ◀l’▶été des expériences ◀de▶ Bikini.
Dans les secondes règne ◀la▶ gravité du commerce et ◀de▶ ◀l’▶industrie. ◀L’▶authentique usager ◀de▶ cette classe n’est pas curieux, comme ◀les▶ gens ◀de▶ troisième, des menus incidents du trajet. On sent bien qu’il a ◀l’▶habitude. On dirait qu’il s’installe dans son bureau, et sa pensée ne vagabonde pas, reste enfermée dans sa serviette ◀de▶ cuir. Rien ◀d’▶étonnant si ◀le▶ contrôleur distingue à première vue ◀les▶ resquilleurs, ces jeunes gens excités qui prétendent ne pas payer ◀de▶ supplément parce qu’il n’y avait plus ◀de▶ place dans ◀les▶ troisièmes : ils ont l’air trop contents ◀d’▶être là, on ◀les▶ refoule. J’ai cru remarquer à ce propos que ◀le▶ peuple suisse paraît de plus en plus enclin à respecter ◀le▶ velours gris et dru des secondes : il a tort, c’est ◀la▶ classe vulgaire. Des jeunes femmes aux moues insolentes, vêtues comme des réclames ◀de▶ magazines, discutent avec un accent révoltant ◀le▶ prix ◀de▶ leurs nylons ou ◀de▶ cette « Cadillac » promise, affirment-elles, par ◀le▶ jeune mâle placide qui leur fait face, mi-flatté, mi-gêné. Je me sens devenir réactionnaire, ce qui m’effraye encore un peu, bien que je voie venir ◀le▶ jour où certaine « réaction » sera le dernier refuge des esprits libres. Je me décide à regagner ◀les▶ troisièmes. Mais il faut traverser un couloir ◀de▶ premières. Et je m’arrête, fasciné.
Un vieux monsieur en noir, au col rond, dur et haut, ce doit être un évêque anglican, somnole. En face de lui, ◀la▶ beauté même, « ô toi que j’eusse aimée », sa fille sans doute, fume en feuilletant un magazine. Je croyais autrefois que les premières étaient vides. C’était vrai, ◀les▶ enfants voient juste. Ces gens traversent ◀le▶ pays comme s’il n’existait pas, ils vont plus loin. Confirmation ◀de▶ ◀la▶ sentence ésotérique : ◀l’▶œil qui ne voit pas n’est pas vu.
◀Les▶ passagers ◀de▶ première classe, en Suisse, je ◀les▶ nomme ◀les▶ imperméables. Ils traversent et passent, rien ne ◀les▶ touche. Ce sont aussi, et pour ◀la▶ même raison, des transparents. (Avez-vous remarqué que ◀les▶ trains qui vous croisent sont transparents s’ils vont très vite ? On ne cesse ◀de▶ voir ◀le▶ paysage au travers.) Ils appartiennent au vaste monde dont je rêvais avec fièvre, à 12 ans, quand je lisais sur ◀les▶ longs wagons bruns qui s’engouffraient au tunnel du Gothard : Amsterdam-Köln-Olten-Zagreb-Bucuresti.
Voici ◀la▶ Suisse en raccourci, telle que je ◀l’▶aime : croisement des traditions locales ◀les▶ plus touchantes et des express européens, petits trajets portés sur ◀les▶ axes du monde. Quel ennui, ces Secondes entre ◀les▶ deux !