Sur Suez et ses environs historiques (octobre 1956)aa
Un dialogue
A. Aidez-moi, bon monsieur, je suis sous-développé.
B. Intéressant ami, que vous faut-il ?
A. Si vous ne m’aidez pas, sachez-le, je me jetterai dans les bras de▶ Moscou, et c’est vous qui m’y aurez poussé ! J’ai besoin ◀d’▶un barrage.
B. Entendu. Vous aurez des capitaux. Je vous demanderai seulement…
A. Quoi, déjà des conditions politiques ? Sachez, monsieur, que je suis souverain. Je vous refuse le droit ◀de▶ vous mêler ◀de▶ mes affaires
B. Je croyais qu’il s’agissait ◀d’▶un barrage, que c’était une affaire, et votre affaire d’abord, et que vous me demandiez ◀de▶ m’en mêler.
A. Vous me jetez dans les bras ◀de▶ Khrouchtchev ! Je ne veux pas ◀de▶ conditions politiques.
B. Je n’en ai pas parlé. J’allais dire justement que mes capitaux seraient administrés par vous. Cependant, j’eusse aimé suggérer certaines garanties ◀de▶ bonne gestion.
A. Me prenez-vous pour un sous-développé ?
B. Je vous prends pour quelqu’un qui a besoin ◀d’▶un barrage, mais qui n’en a pas les moyens.
A. Je les aurai demain, à Moscou, si je le veux.
B. Mais à quelles conditions politiques ?
A. Vous vous mêlez de nouveau ◀de▶ mes affaires privées ! Nous irons dénoncer devant l’ONU cette abominable pression !
B. Comment vous avancer les capitaux requis sans, par là même, intervenir dans vos affaires ?
A. Assez ◀de▶ sophismes et ◀de▶ provocations impérialistes ! Vous êtes riche, je suis pauvre, vous devez donc me donner ◀de▶ quoi devenir riche à mon tour.
B. Pourquoi vous ferais-je ce don sans garanties, à vous qui m’insultez en me le demandant ?
A. Pour éviter que je me jette dans les bras ◀de▶ Moscou.
B. Pourquoi vous jeter dans les bras ◀de▶ Moscou, qui ne vous aidera jamais sans condition ?
A. Parce que Moscou vous emm… et que ça me plaît.
B. Si je vous donnais les capitaux, Moscou ne changerait pas pour si peu. Je vous rendrais plus fort contre moi, et vous ne m’aimeriez pas davantage. Vous n’aimez pas vos intérêts, pourquoi donc m’intéresseraient-ils ? Vous aimez seulement me haïr. Cherchez ailleurs que dans mes dons les moyens ◀d’▶assouvir votre haine.
Nasser n’est pas Hitler
Toujours en retard ◀d’▶une dictature, l’opinion occidentale exige qu’on riposte à Hitler quand elle voit se dresser Nasser. Au vrai, ces hommes n’ont en commun que les réactions qu’ils provoquent chez les démocrates libéraux, réactions identiques dans les deux cas, excessives en paroles et déficientes en actes.
L’affaire Hitler était locale, politiquement : elle ne concernait que les rapports des États-nations de l’Europe. Son importance réelle était plutôt religieuse, « idéologique » comme on dit. L’affaire Nasser est au contraire mondiale, elle compromet l’ensemble des rapports entre l’Occident et l’Asie, elle met en cause l’une des deux politiques fondamentales pratiquées par l’humanité : la politique des relations maritimes, mère du progrès des civilisations.
Deux politiques
La politique continentale a dominé pendant des millénaires l’immense espace ouvert qui va ◀de▶ l’Est européen jusqu’aux confins ◀de▶ la Sibérie et jusqu’au désert ◀de▶ Gobi. Essentiellement réactionnaire, elle a pour principes permanents le despotisme et l’immobilité, parfois coupée ◀d’▶accès ◀de▶ nomadisme stériles ou destructeurs. Au contraire, la politique maritime, caractéristique des peuples occidentaux, a toujours été celle du mouvement libérateur, ◀de▶ la découverte et des échanges. L’une tend à la formation ◀de▶ blocs fermés, l’autre à l’établissement des réseaux ◀de▶ relations entre pays éloignés, centres ◀d’▶activités autonomes, foyers ◀de▶ rayonnement culturel et commercial. L’une centralise, l’autre fédère. L’une est conservatrice et l’autre progressiste.
En travers ◀de▶ la politique maritime des Occidentaux : l’islam.
L’histoire du canal ◀de▶ Suez illustre ce dialogue et cette évolution.
Le verrou ◀de▶ l’islam
Les Pharaons, ancêtres ◀de▶ la civilisation occidentale, ouvrent le canal du Nil à Suez, sous Séthi Ier, en 1300 av. J.-C. ; Sésostris, Nécos, Darius achèvent son œuvre. Sous Nécos (ou Néchao), cent-vingt-mille ouvriers paient ◀de▶ leur ◀vie▶ ces grands travaux. (Nasser attribuera ces pertes en ◀vies▶ humaines à Lesseps et à l’Occident.) Trajan fait rouvrir le canal, temporairement ensablé. Quelques siècles plus tard survient l’islam. Le canal permettant aux Infidèles l’accès ◀de▶ Médine et ◀de▶ La Mecque, villes saintes, l’Abbasside El Mansour le fait boucher en 762. Le fameux « verrou ◀de▶ l’islam » va séparer l’Europe de l’Inde durant des siècles. Réactions ◀de▶ l’Europe : essor vers l’est d’abord, par les chevaliers teutoniques, puis exploration ◀de▶ l’Océan par Colomb et Vasco de Gama. Le premier trouvera l’Amérique. Le second, découvrant la nouvelle route des Indes par le cap de Bonne-Espérance, s’étonnera ◀de▶ rencontrer à Calicut les Égyptiens et les Chinois « unis comme des compères »57. Préfiguration ◀de▶ Bandung, avant toute entreprise « colonialiste ». Mais, en fait, l’islam est tourné.
Aussitôt, Venise réagit : elle convoque la Commission des Épices. « Les Vénitiens, aussi intéressés que l’Égypte à traverser les progrès des Portugais, proposèrent au Soudan d’Égypte ◀de▶ couper l’isthme ◀de▶ Suez à leurs dépens. Ils eussent par cette entreprise conservé l’empire du commerce des Indes, mais les difficultés firent évanouir ce grand projet. » (Voltaire, Essai sur les mœurs.) L’idée du canal sera reprise par les Français : projets ◀de▶ Girardin en 1685, ◀de▶ Savary en 1696, ◀de▶ Volney en 1789, enfin ◀de▶ l’ingénieur Le Père sur un ordre ◀de▶ Bonaparte. Les saint-simoniens, premiers socialistes français, envoient des volontaires pour travailler au canal. « Suez est le centre ◀de▶ notre ◀vie▶ ◀de▶ travail. Là, nous ferons l’acte que le monde attend pour confesser que nous sommes mâles », écrit le Père Enfantin, au moment où il débarque avec un groupe ◀de▶ fidèles en Égypte. Ces plans, cette idéologie progressiste et humanitaire, étudiés et repris par Lesseps, violemment combattus par les Anglais, mollement soutenus par les Khédives, aboutiront en 1869. Mais le Khédive, mis en difficulté par les dépenses somptuaires ◀de▶ l’inauguration (Aida, commandée à Verdi pour l’occasion, lui a coûté cher !), revend ses actions aux Anglais, champions ◀de▶ la politique moderne des océans. L’islam est au plus bas ◀de▶ sa longue décadence. L’Occident maritime domine le monde.
Mais que l’Occident se divise et que l’islam relève la tête, aussitôt le canal ◀de▶ Suez se voit de nouveau menacé ◀d’▶ensablement. Telles sont les données millénaires ◀d’▶un conflit qui dépasse largement les intérêts ◀d’▶une compagnie capitaliste et ◀d’▶un dictateur acculé.
L’URSS entre deux politiques
Quand la Russie veut se rapprocher ◀de▶ l’Occident, elle déplace sa capitale vers la mer. Quand elle revient à sa politique traditionnelle, continentale et asiatique, Moscou reprend son rôle central. La crise ◀de▶ Suez trouve donc l’URSS hésitante. Depuis la mort ◀de▶ Staline, elle tendait à s’ouvrir au commerce, à la liberté des échanges, au progrès dont le Canal reste le grand symbole. Mais ses intérêts politiques sont du côté de l’islam réactionnaire : barrer Suez, c’est peut-être livrer à l’Empire soviétique russo-chinois le reste ◀de▶ l’Asie coupée ◀de▶ l’Occident… On conçoit qu’en présence d’une option ◀de▶ cet ordre, Chepilov ait gardé à Londres une attitude constamment ambiguë.
L’Europe devant le nouveau défi
Certes, le « monde arabe » est encore faible, s’il crie fort. Mais il peut couper les pipe-lines : il tient donc sous sa dépendance l’une des sources principales ◀d’▶énergie ◀de▶ l’Occident. Si le verrou islamique se referme, l’Occident pourra-t-il réagir comme fit l’Europe de la Renaissance ? Quelles seront nos grandes découvertes ? La réponse ne fait pas ◀de▶ doute : notre « Amérique » sera cette fois-ci le Nouveau Monde ◀de▶ l’énergie nucléaire et solaire.
La vraie question que pose le geste ◀de▶ Nasser n’est pas celle ◀de▶ la souveraineté ◀de▶ son pays, mais bien celle ◀de▶ l’indépendance ◀de▶ toute l’Europe. La vraie réponse ne sera donc pas ◀de▶ forcer militairement le passage du canal, mais ◀de▶ susciter en Europe des sources ◀d’▶énergie nouvelles. Si le Parlement français le comprenait enfin, il voterait l’Euratom sans un jour ◀de▶ délai.