Sur la▶ honte et ◀l’▶espoir ◀de▶ ◀l’▶Europe (janvier 1957)ad
Mardi 30 octobre 1956, à Ferney
Nouvelles ◀de▶ Budapest : on nous répète sans fin que ◀la▶ révolte est écrasée. Honte à nous tous Européens ! Et pas seulement à ceux qui se trompaient et voulaient à tout prix nous tromper depuis dix ans : il fallait « essayer ◀de▶ comprendre ◀le▶ désir ◀de▶ justice sociale » qui animait non seulement ◀les▶ staliniens mais, disaient-ils sans honte, rentrant ◀de▶ là-bas, ◀les▶ peuples satellites et leurs chefs « adorés ». (M. Pierre Cot parlait ainsi ◀de▶ Rákosi, confirmé par bien d’autres députés, prêtres, pasteurs, etc.) Comme si c’était ◀le▶ même désir ◀d’▶une même « justice » qui animait ◀les▶ brutes au pouvoir et leurs victimes !
Honte aux politiciens européistes qui ont accepté depuis dix ans tant de préalables saugrenus multipliés par ◀la▶ névrose nationaliste, au lieu de faire cette Europe qui aurait seule pu répondre.
Je partage cette honte pour avoir toléré trop ◀de▶ mauvais prétextes à ne rien faire, trop ◀de▶ reculs pour mieux sauter, et nous voilà… Mais en même temps quel soulèvement ◀d’▶espoir, au-delà ◀de▶ nous-mêmes et ◀de▶ nos fautes ! S’ils mentent encore — et pourquoi cesseraient-ils ? — ◀la▶ révolte n’est pas écrasée. Ne voit-on ces choses-là qu’en rêve ? Ces triomphes du juste et du vrai ? Pourtant Hitler s’est suicidé dans ◀la▶ débâcle, Mussolini a été fusillé, Staline et Beria liquidés, Perón chassé — et ◀les▶ autres chancellent. Toutes ◀les▶ dictatures finissent mal. Avions-nous vraiment oublié cette leçon simple ◀de▶ ◀l’▶Histoire, trop claire sans doute pour qu’on y croie ?
Dimanche 4 novembre 1956, soir
◀La▶ radio, à sept heures et quart, transmettait le dernier message : « Nous mourons pour ◀la▶ liberté, pour ◀la▶ Hongrie et pour ◀l’▶Europe. »
Cette Europe qui aurait pu, en s’unissant plus tôt, cette Europe qui pouvait, en rassemblant ses forces à ◀l’▶appel angoissé ◀de▶ ◀la▶ liberté, éviter ◀la▶ honte éternelle qui accable désormais toute cette génération, ◀la▶ Hongrie massacrée sous les yeux de ◀l’▶Occident, hurlant : « ◀L’▶Europe à ◀l’▶aide ! » et mourant sans réponse.
(Écrit pour ◀le▶ Journal ◀de▶ Genève un bref article. Que peut-on faire ? Il y a seize ans, j’en publiais un autre sur ◀l’▶entrée ◀d’▶Hitler à Paris. Hitler nous menaçait à bout portant. Quinze jours ◀de▶ prison militaire m’avaient au moins prouvé qu’il est des mots qui portent. Mais ◀les▶ Russes sont si loin, et c’est pire.)
Nuit du 5 au 6 novembre 1956, à Paris
◀De▶ tous côtés, on demande au Congrès : Que faites-vous ?
Que ◀les▶ paroles ne suffisent pas contre ◀les▶ tanks, on s’en doutait, mais ◀les▶ tanks ne s’ébranlent pas ◀d’▶eux-mêmes, ils obéissent à des paroles. Et cette révolution, ce n’est pas ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire qui a déclenché sa marche à jamais bouleversante, et ce ne sont pas des hommes ◀de▶ main qui ◀l’▶ont conduite, mais des hommes ◀de▶ parole : des poètes. Comment, d’ici, répondre à leur appel ? Savoir ce qu’il faut dire est notre action.
J’écrivais hier : Jurons ◀de▶ faire ◀l’▶Europe. C’est ◀la▶ seule réponse positive et finalement active dans ◀l’▶Histoire. Mais en même temps, il faut agir sur ◀les▶ esprits, provoquer quelque sens ◀de▶ ◀l’▶honneur, s’il en subsiste encore chez ceux qui approuvent ce crime.
Quelle est ◀l’▶arme des hommes qui n’en ont point ? ◀La▶ grève. Déclarons donc ◀la▶ grève des relations culturelles et des relations humaines élémentaires, contre ceux qui chez nous, librement, approuvent ◀le▶ crime ◀de▶ Budapest, et contre ◀les▶ complices « objectifs » ◀de▶ ce crime, ◀les▶ intellectuels soviétiques. Refuser désormais tout dialogue avec eux, je ne vois aucun autre moyen ◀de▶ leur faire prendre conscience ◀de▶ ce qui vient de se passer, et ◀de▶ ◀l’▶infernale logique du régime qu’ils approuvent. Ce n’est certes pas plus « rationnel » qu’un traitement ◀de▶ choc, ou que ◀la▶ grève elle-même. C’est une action, non pas un raisonnement. Refuser ◀de▶ serrer la main ◀d’▶un homme, ce n’est pas tirer sur lui, ce n’est pas ◀le▶ gifler. Mais ce geste peut ◀l’▶obliger à sentir qu’une limite est atteinte, à se demander, fût-ce un instant, s’il ne ◀l’▶aurait pas dépassée.
(Traduit ◀l’▶appel des écrivains hongrois et tenté ◀de▶ marquer, sans autre commentaire, ◀la▶ solidarité qui nous contraint à rompre avec ceux qui ◀les▶ tuent.)
Mardi 6 novembre 1956
Manifestes partout, ◀de▶ gauche à droite. C’est une insurrection morale sans précédent qui répond à ◀l’▶appel ◀de▶ Budapest. Qu’elle soit presque unanime suffit presque à lui ôter cet aspect cruellement dérisoire qu’ont ◀les▶ protestations ◀d’▶intellectuels.
Déjà pourtant, certains prétendent nous dénier ◀le▶ droit ◀de▶ protester. Ayant toujours approuvé ◀l’▶URSS, disent-ils, c’est leur affaire et non ◀la▶ nôtre ◀de▶ ◀la▶ désapprouver si elle va trop loin. Leur silence à propos de Berlin, ◀de▶ Poznań, leur permettrait ainsi ◀de▶ parler ◀de▶ Budapest ? Tandis que mon silence sur ◀le▶ Guatemala me ◀l’▶interdirait aujourd’hui ? Cela paraît dément, ou stupide. Mais il s’agit plutôt des contorsions ◀de▶ leur mythomanie politique, subitement confrontée avec un fait brutal. ◀La▶ disproportion morale et objective entre ◀l’▶affaire du Guatemala et ◀la▶ tragédie ◀de▶ Budapest est tellement criante que ◀l’▶effet ◀d’▶humour noir paraît délibéré : je crois pourtant qu’il ne ◀l’▶est pas. C’est leur mauvaise conscience qui a trouvé cette astuce dont on se demande si elle est plus indécente que pitoyable.
A-t-on jamais « ◀le▶ droit » ◀de▶ s’indigner ◀d’▶un crime ? Oui, disent-ils, à ◀la▶ seule condition ◀d’▶avoir été complice ◀de▶ tout ce qui ◀le▶ préparait.
Jeudi 8 novembre 1956, à Ferney
Rentré hier ◀de▶ Paris à Genève, à temps pour me joindre au cortège ◀de▶ deuil et ◀de▶ muette protestation annoncé pour six heures du soir. Des dizaines ◀de▶ milliers ont marché lentement dans ◀les▶ rues totalement silencieuses (plus un tram et plus une auto), jusqu’à ◀la▶ place où ◀les▶ couleurs suisses et hongroises furent hissées, sous ◀les▶ projecteurs, pendant une minute ◀de▶ silence. Quatre-vingt-mille personnes, dit un journal. C’est ◀la▶ moitié du peuple ◀de▶ cette ville, dont un quart vote pour ◀les▶ communistes. ◀La▶ foule pendant une heure, avançant lentement sur toute ◀la▶ largeur ◀de▶ ◀la▶ rue, sans un cri, sans un mot, et peu n’ont pas pleuré. Il est frappant que ◀la▶ presse n’ait guère parlé, ce matin, que des incidents qui ont suivi (chahuts devant un journal du parti communiste et devant un hôtel où des diplomates russes célébraient leur Octobre à eux). Il semble que ◀la▶ honte que nous éprouvions tous ait empêché toute description du phénomène.
Ce qui vient de se produire dans ◀la▶ conscience européenne — et dans elle seule, car ◀l’▶Amérique du Nord n’a pas bougé — n’est pas encore définissable. Soulèvement émotif sans précédent. Quand ◀la▶ vague retombera, on verra ◀l’▶Europe nue se lever lentement, mesurer ◀le▶ péril à ◀la▶ grandeur ◀de▶ notre humiliation, et peut-être saisir une arme : ◀l’▶unité.
Dimanche 11 novembre 1956
Honte à cette Europe silencieuseEt qui n’a pas conquis sa liberté !ô Magyar ! Toi seul continues à combattre…Liberté, que ton regard s’abaisse sur nous,Reconnais-nous ! Reconnais ton peuple !Alors que d’autres n’osent même pas verser des larmesTe faut-il encore plus, ô Liberté,Pour que ta grâce daigne sur nous descendre ?
Mercredi 14 novembre 1956
Comment répondre à des centaines ◀de▶ pages, en majeure partie manuscrites, déclenchées par ◀l’▶appel que diffuse ◀le▶ Congrès : « Pour que leur cause et leur combat survivent. » C’est toujours ◀le▶ même cri : « Que peut-on faire ? Je suis prêt à ◀le▶ faire avec vous. »
« Agissez ! Agissez ! Agissez ! » — dernier Message des écrivains hongrois. Nous avons essayé ◀d’▶agir auprès de ◀l’▶ONU, auprès de Nehru, auprès de ◀l’▶opinion libre. Mais ◀l’▶ONU ne trouve quelque force et n’accepte ◀d’▶en faire usage qu’aux dépens des démocraties. Sa machinerie s’enraye dès qu’il faudrait se tourner non plus contre ◀l’▶Europe mais contre ses ennemis. Elle n’a même pas su réagir devant ◀l’▶outrage exorbitant, quand ◀les▶ joyeux Butors, enflant ◀la▶ voix, ont défini ◀la▶ pauvre guerre ◀d’▶Égypte en termes délibérément choisis pour désigner leur propre action à Budapest.
◀L’▶Europe seule aurait pu secourir sa Hongrie, d’autres jugeant ce geste « inopportun dans l’état actuel des choses ».
Agissez veut dire : faites ◀l’▶Europe ! Pour qu’il y ait quelqu’un qui réponde, qui soit capable ◀de▶ réponse, ou responsable, lorsque d’autres appels viendront. Pour qu’il y ait une voix qui réponde, parlant au nom d’une force en tous temps alertée, et ◀d’▶une force indépendante. Pour qu’il y ait une Europe qui puisse voler au secours ◀de▶ ses peuples colonisés sans demander d’abord à New York une permission refusée ◀d’▶avance, et sans consulter autre chose que sa vocation ◀de▶ liberté. C’est ◀la▶ seule réponse à ◀l’▶appel ◀de▶ ◀la▶ plus pure révolution ◀de▶ ◀l’▶histoire.
Mardi 21 novembre 1956
Coupures ◀de▶ presse et nouvelles lettres. Plusieurs me disent : Et Suez ? Et ◀les▶ Malgaches ? Et ◀le▶ Guatemala ? Et ◀l’▶Algérie ? Vous ne protestez pas ? Vous êtes donc pour ? (Mais ceux-là ne me disent pas : et Berlin ? Et Poznań ? Et ◀le▶ peuple, après tout, ◀de▶ ◀la▶ Sainte Russie colonisée par un parti impérialiste ?)
Je réprouve ◀le▶ massacre des Malgaches. Je trouve ◀la▶ guerre ◀d’▶Égypte absurde. ◀Le▶ fait que je n’en aie pas parlé dans mon appel ne saurait signifier que je m’en fasse ◀le▶ complice, puisqu’aucun ◀de▶ mes principes ne m’y oblige et nulle discipline ◀de▶ parti.
Faut-il donc vous faire un dessin ? Que je n’aie rien dit cette fois ◀de▶ Perón, ◀de▶ Franco, ◀de▶ Katyn et ◀de▶ ◀la▶ Corée, du siège ◀de▶ Varsovie, des Koulaks, du Cachemire, du Nagaland, des communistes emprisonnés au Caire, du Tibet conquis par ◀la▶ Chine, ◀de▶ ◀l’▶esclavage dans ◀les▶ pays arabes, du canal interdit aux bateaux ◀d’▶Israël, des subventions ◀de▶ ◀l’▶Aramco aux fellaghas, ◀de▶ ◀l’▶affaire Dreyfus et du bûcher ◀de▶ Servet, ni même ◀de▶ ◀la▶ Saint-Barthélemy, non, cela ne veut pas dire, ô belles âmes, que j’approuve ces opérations. Cela traduit simplement ◀le▶ fait qu’on ne peut pas tout dire en un cri.
Lundi 3 décembre 1956
C’est ◀la▶ Hongrie qui fera ◀l’▶Europe. Nos chefs politiques ne feront rien. ◀Le▶ sacrifice ◀de▶ ◀la▶ Hongrie est sans mesure : elle a gagné. Nos gouvernants calculent et perdent à tout coup. Que ◀l’▶énergie magyare passe dans notre sang ! J’ai vu se lever, depuis quelques semaines, une génération qui a compris. C’est avec elle, maintenant, qu’il faut parler ; qu’on peut agir.