Chapitre VIII
L’aventure technique
Angoisse devant le▶ monde technique
La première traversée ◀de▶ ◀l’▶Atlantique par Lindbergh avait exalté ◀l’▶Occident : elle nous apportait un héros, sur une machine encore insuffisante — ◀d’▶où ◀la▶ gloire. La première traversée ◀de▶ ◀l’▶Atlantique par un bombardier sans pilote, réussie 25 ans plus tard, apportait une démonstration spectaculaire du machinisme pur, opérant loin des hommes par une délégation prolongée mais souveraine ◀de▶ leurs pouvoirs sur ◀la▶ matière et ◀la▶ Nature. Elle passa presque inaperçue. Qu’a-t-elle changé aux habitudes ◀de▶ vie des peuples et des individus ? Si peu que rien. On voit très bien que ◀l’▶introduction ◀de▶ ◀la▶ charrue chez ◀les▶ Mayas eût modifié du tout leur civilisation, empêché leur exode au Yucatan, et révolutionné tout leur régime social. Mais on ne voit pas que nos conquêtes techniques aient bouleversé aussi radicalement notre habitat, nos mœurs, et ◀la▶ continuité ◀de▶ nos caractères nationaux.
◀La▶ question qui se pose est alors ◀de▶ savoir si ◀l’▶Occident qui pense n’a pas pris ◀l’▶habitude, depuis une cinquantaine ◀d’▶années, ◀d’▶exagérer sans mesure ni vérifications ◀l’▶importance et ◀le▶ danger ◀de▶ ◀la▶ technique, et ses effets sur ◀la▶ personne humaine. Ces diatribes cent fois répétées contre ◀la▶ « mise en esclavage ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀la▶ machine » ne trahissent-elles pas plus ◀d’▶angoisse devant ◀la▶ liberté vertigineuse ◀de▶ ◀l’▶homme que devant ◀les▶ limitations que ◀la▶ machine lui ferait subir ? Résultent-elles vraiment ◀d’▶observations précises sur ◀les▶ répercussions humaines, ◀de▶ ◀la▶ technique ?
Long cri ◀d’▶angoisse devant ◀le▶ monde moderne livré aux lois inexorables des machines : tous ◀les▶ penseurs du siècle, avec une sombre ardeur, ◀l’▶ont modulé l’un après l’autre, et toutes ◀les▶ revues et toute ◀la▶ presse du monde entier ◀l’▶ont amplifié, grâce aux machines dont elles disposent67. On demande « un supplément ◀d’▶âme », selon ◀la▶ métaphore indéfendable (mais facile à citer) ◀de▶ Bergson. On dénonce ◀la▶ « dépersonnalisation » ◀de▶ ◀l’▶homme qui serait liée à ◀la▶ production en série. On prédit ◀le▶ règne des robots. On va jusqu’à ◀l’▶excès — devenu courant — ◀d’▶opposer ◀la▶ Bombe H à ◀l’▶idée du progrès, voire à ◀la▶ recherche scientifique en général : c’est maudire ◀l’▶électricité à cause de ◀la▶ chaise électrique, mais n’importe, ◀la▶ cause est noble et ◀l’▶angoisse qu’on traduit, réelle et populaire.
Derrière cette campagne unanime, distinguons deux espèces ◀de▶ motifs allégués.
On proteste au nom de ◀l’▶Esprit (spirit) ou tout simplement ◀de▶ ◀l’▶esprit (mind), contre ◀les▶ forces impersonnelles qui nient ◀l’▶homme et sa dignité, et qui menacent ◀de▶ stériliser ses facultés ◀les▶ plus humaines : jugement, choix, goût ◀de▶ différer, fantaisie, besoin ◀d’▶imprévu, sérénité, loisir, maîtrise ◀de▶ soi, individualité et liberté…
On proteste au nom de ◀la▶ Nature, ◀de▶ ses « rythmes majestueux », ou du « contact avec ◀la▶ terre », contre un monde qui devient artificiel et laid, uniforme et abstrait, haletant et minuté, coupé des cycles naturels et ◀de▶ ◀la▶ poésie des Géorgiques.
Ou bien encore on puise aux deux sources à la fois, réconciliant spiritualisme et naturisme dans une alliance imprévue, mais lyrique.
Avant ◀d’▶analyser ◀les▶ deux groupes ◀de▶ motifs, une remarque générale s’impose : quoique unanime parmi nos sages et leur public, cette réaction reste impuissante. Elle a parfois privé ◀les▶ savants ◀de▶ subventions, mais n’a pas retardé sérieusement ◀l’▶essor des recherches techniques. « ◀L’▶envahissement ◀de▶ nos vies par ◀les▶ machines » est freiné par ◀le▶ prix des appareils, non par ◀la▶ plainte des écrivains. Il y a beau temps que ◀les▶ ouvriers ont renoncé à briser ◀les▶ machines, et ◀les▶ bourgeois s’en sont toujours gardé. Et quant à ceux qui ont décidé ◀de▶ « sortir du monde » et ◀de▶ se remettre à tisser leurs vêtements, etc., il n’est rien sorti ◀de▶ durable ◀de▶ leurs petites communautés ◀de▶ retraite. Cependant, ◀l’▶attitude ◀de▶ révolte impuissante contre ◀le▶ train du monde moderne, faute de changer ce monde modifie ceux qui ◀le▶ jugent : elle augmente ◀l’▶insécurité et ◀le▶ pessimisme des masses ; elle aggrave ◀la▶ séparation entre ◀les▶ élites et ◀l’▶action ; elle contribue ◀de▶ ◀la▶ sorte à entretenir ◀la▶ « crise » qui est ◀le▶ thème préféré ◀de▶ nos meilleurs esprits.
Et pourtant, bien qu’elle reste impuissante, et bien qu’elle se contente en général ◀d’▶arguments pathétiques mais peu sûrs, cette angoisse devant ◀l’▶ère des machines et ◀de▶ ◀la▶ Bombe n’en est pas moins révélatrice ◀de▶ notre condition occidentale. Il s’agit, une fois de plus, ◀de▶ savoir si elle signale une impasse ou une crise ◀de▶ croissance, ◀l’▶échec ◀de▶ ◀l’▶Aventure ou un risque nouveau.
◀L’▶aventure technique : sa préhistoire
◀La▶ préhistoire ◀de▶ ◀la▶ technique va des débuts ◀de▶ ◀l’▶humanité à ◀la▶ fin du xviiie siècle. ◀L’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ technique comme entité distincte ne commence guère qu’avec ◀le▶ siècle des machines, ◀de▶ ◀la▶ chimie et ◀de▶ ◀l’▶électricité, pour s’épanouir au siècle ◀de▶ ◀l’▶électronique et ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire et solaire.
Jusqu’alors et à cet égard, c’est à peine si ◀l’▶Orient se distingue ◀de▶ ◀l’▶Occident. ◀Les▶ jonques chinoises sont supérieures aux caravelles ◀de▶ Colomb, ◀l’▶architecture hindoue ne ◀le▶ cède pas à ◀la▶ nôtre, ◀les▶ industries artisanales du textile, du papier, ◀de▶ ◀l’▶imprimerie, d’abord en retard chez nous jusqu’à ◀la▶ Renaissance, ne dépassent guère celles ◀de▶ ◀l’▶Asie jusqu’à ◀l’▶invention des machines. Vers 1800, tout va changer très brusquement.
Mais remontons au paléolithique. Pourquoi ◀l’▶homme fabrique-t-il des outils ? Autant ◀de▶ réponses que ◀de▶ conceptions ◀de▶ ◀l’▶homme. ◀Les▶ uns décrivent ◀l’▶homo faber comme répondant au défi ◀de▶ ◀la▶ Nature : il se défend à ◀l’▶aide ◀d’▶objets plus durs prolongeant ◀l’▶action ◀de▶ ses mains et ◀les▶ décisions ◀de▶ sa pensée. D’autres prétendent que ◀l’▶homme n’était poussé que par ◀l’▶envie ◀d’▶améliorer son sort ou ◀d’▶amasser plus ◀de▶ nourriture et ◀de▶ richesses : cette théorie « économique » ou utilitaire suppose un type ◀d’▶homme peu connu ou ignoré jusqu’au xixe siècle : ◀le▶ type ◀d’▶homme qui précisément rédigea nos manuels scolaires, et qui n’a jamais rien inventé68. Finalement, ◀de▶ Nietzsche à Spengler, en passant par Scheler et Schubart, on nous a représenté une espèce ◀d’▶homme ◀de▶ proie qui se jette sur ◀la▶ Nature pour ◀la▶ soumettre à sa « volonté ◀de▶ puissance ». On invoque Prométhée, mais c’est ◀la▶ seule figure qui permette ◀d’▶illustrer cette théorie tragique, reflétant ◀le▶ goût du temps plus que ◀la▶ réalité. ◀L’▶homme primitif — qui vit encore en chacun ◀de▶ nous — a-t-il vraiment rêvé ◀de▶ dominer ◀la▶ Nature ? Il est baigné par elle et il y participe. Comment pourrait-elle menacer « ◀le▶ libre développement ◀de▶ sa personnalité » ? Certes, elle ◀l’▶oblige à peiner très durement dans nos climats occidentaux, pour se nourrir, se protéger du froid, des inondations, des sécheresses. Elle ◀le▶ tue, mais c’est ◀d’▶elle qu’il vit. Tout cela est accepté comme allant ◀de▶ soi, comme « naturel » précisément. Quand ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀l’▶homme entre en jeu, ce n’est pas pour attaquer cette Nature animée ◀d’▶intentions qui sont loin ◀d’▶être toutes malveillantes : c’est pour négocier avec elle, pour traiter avec ses démons69. Bien plus qu’une « volonté ◀de▶ puissance » qui serait une relation ◀de▶ force à sens unique, inimaginable à ce stade, sentons là ◀le▶ besoin ◀de▶ jouer, mais au sens fort du mot, qui est un sens religieux. ◀La▶ civilisation apparaît en même temps que ◀les▶ outils, ◀les▶ armes et ◀les▶ pots, ◀les▶ vêtements et ◀les▶ maisons, toutes choses un peu plus fortes ou plus solides que ◀l’▶homme, et qui ◀le▶ mettent en mesure ◀de▶ jouer sa partie en compensant ◀les▶ faiblesses qui ◀le▶ distinguent. Mais « ◀l’▶utilité » ◀de▶ ces objets n’épuise nullement ◀l’▶intention qui ◀les▶ crée, et même, ◀le▶ plus souvent, n’en rend pas compte : tout est magie à ◀l’▶origine, tout est dialogue avec ◀les▶ forces naturelles qu’il faut séduire tout en leur obéissant. ◀D’▶où « ◀l’▶inadaptation » que notre esprit rationnel croit découvrir dans ce qu’il prend par erreur pour « technique » chez ◀les▶ peuples anciens. ◀L’▶histoire des inventions n’est pas celle ◀de▶ « besoins » qui auraient existé avant elles. Sa logique n’est pas celle ◀de▶ ◀l’▶utile, mais du jeu70. Or qui dit jeu dit règles fixes. Ce qu’il s’agit ◀de▶ maintenir avec un soin jaloux, c’est ◀le▶ système des conventions sacrées entre ◀l’▶homme et ◀les▶ forces naturelles. Ce n’est donc pas des « lois » ◀de▶ ◀la▶ Nature qu’on a peur, mais au contraire de ◀l’▶imprévu des phénomènes. Loin ◀d’▶essayer ◀de▶ se libérer ◀de▶ ces « lois », on espère bien que ◀les▶ saisons, ◀le▶ soleil et ◀la▶ pluie, ◀les▶ puissances fécondantes, vont continuer à « jouer ◀le▶ jeu » selon ◀les▶ règles. Ainsi ◀l’▶humanité dans ses rites religieux « joue » ◀l’▶ordre naturel pour qu’il se perpétue. ◀Les▶ notions ◀de▶ magie, ◀de▶ mythe, ◀de▶ liturgie, ◀l’▶idéal alchimique et ◀le▶ panthéisme actif ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, ◀d’▶une manière générale, ◀les▶ motifs religieux, apparaissent beaucoup plus féconds que ◀les▶ motifs ◀d’▶utilité ou ◀de▶ puissance pour expliquer ◀le▶ pourquoi et ◀le▶ but réel ◀de▶ ◀l’▶énorme majorité des inventions, jusqu’à notre ère. ◀L’▶homme crée des outils parce qu’il joue avec ◀les▶ démons cachés dans ◀le▶ feu ou ◀la▶ pierre, dans ◀l’▶eau courante ou ◀l’▶animal, et plus tard dans ses songes ou ses rêves éveillés. C’est du rêve ◀de▶ voler qu’est né ◀l’▶avion ; et du rêve ◀de▶ partir au hasard sur ◀les▶ routes qu’est née ◀l’▶auto71. ◀L’▶histoire des inventions non faites, ou non « utilisées » à notre idée, conduirait aux mêmes conclusions. Pourquoi ◀les▶ Mayas ne labouraient-ils pas leurs terres ? Pourquoi ◀les▶ Aztèques n’utilisèrent-ils ◀la▶ roue que pour faire des jouets ? Et pourquoi ◀l’▶or fut-il pur ornement, jamais monnaie, chez tant de peuples ? À cause de leur magie, ◀de▶ leurs rêves différents, et des règles particulières ◀de▶ leur jeu avec ◀la▶ Nature.
Jusqu’ici, ◀la▶ Nature demeure ◀l’▶Objet ◀de▶ ◀l’▶homme, son vis-à-vis et son miroir. Il ne sait pas encore qu’il n’y voit que ses songes, et que ◀les▶ âmes des choses sont ◀les▶ reflets ◀de▶ son âme. Plongé dans ◀la▶ Nature, il ◀la▶ sent ◀la▶ plus forte ; et parce qu’il y projette ◀les▶ angoisses ◀de▶ son cœur, il finira par voir en elle ◀le▶ Mal lui-même. Suivons ce procès.
Lorsque ◀l’▶ensemble des rites, des croyances codifiées, des instruments ◀d’▶une civilisation naissante permettent à ◀l’▶homme ◀de▶ mettre une sorte ◀de▶ distance entre ◀la▶ Nature et sa vie — cette distance est ◀le▶ « milieu » dans lequel il existe —, ◀l’▶esprit conçoit un Bien distinct ◀de▶ ◀la▶ Nature, et qu’elle seule semble rendre inaccessible. Il conçoit ◀la▶ vertu et ◀la▶ santé parfaites, ◀la▶ puissance, ◀l’▶abondance assurée, ◀la▶ liberté ◀de▶ circuler au loin, ou au contraire celle ◀de▶ s’enraciner en dépit des changements naturels, ◀la▶ faculté ◀de▶ réaliser ses rêves, ◀de▶ voler, ◀d’▶échapper aux saisons (◀le▶ Paradis conçu comme Printemps perpétuel), ◀de▶ dominer son corps, ◀de▶ ne pas mourir… Ce qui s’oppose et résiste à ce Bien, ce sont alors ◀les▶ servitudes ◀de▶ ◀la▶ Nature, ◀la▶ nécessité animale ◀de▶ tuer pour survivre, ◀la▶ maladie, ◀les▶ instincts tyranniques, ◀la▶ mort. Bientôt, ◀les▶ plus spirituels d’entre ◀les▶ hommes concevront Dieu comme semblable à leur Bien : il sera bon, juste, parfait et immortel, sa toute-puissance n’étant mise en échec que par ◀le▶ principe démoniaque, assimilé dès lors à ◀la▶ Nature. ◀Le▶ Dieu du Bien ne peut être auteur du Mal. ◀La▶ Nature est donc ◀l’▶œuvre ◀d’▶un Autre. On a reconnu cette attitude manichéenne qui accompagne régulièrement ◀l’▶ascension des religions du Dieu Bon, et qui leur oppose en sourdine un « spiritualisme épuré », c’est-à-dire en fait un dualisme. Car ◀l’▶homme est conçu désormais comme une âme enfermée dans un corps. Il ne sera jamais libre et vraiment bon que s’il parvient à s’évader ◀de▶ ◀la▶ chair, ◀de▶ ◀la▶ matière et ◀de▶ ◀la▶ vie naturelle, règne et création du Démiurge. ◀D’▶où ◀l’▶ascétisme, ◀le▶ monachisme, ◀l’▶angélisme, qui méprisant matière, chair et Nature, ne peuvent conduire qu’à ◀la▶ condamnation et à ◀l’▶abandon ◀de▶ toute espèce ◀d’▶effort technique.
Devant cette même Nature désormais réprouvée par ◀l’▶hostilité des plus « purs », ◀les▶ hommes moins spirituels pourront se donner licence ◀d’▶exercer leurs arts et leurs ruses. Ils se serviront ◀d’▶elle comme ◀d’▶un objet sans âme, dont il faut découvrir ◀le▶ mode ◀d’▶emploi. Cette seconde attitude, contrecoup ◀de▶ la première, servira ◀la▶ technique moderne, en ôtant beaucoup de scrupules à ses agents et usagers.
◀L’▶aventure technique : son histoire
Redescendons maintenant au présent ◀de▶ notre siècle. Toute magie expulsée ◀de▶ ◀la▶ Nature, ◀la▶ technique est en train de ◀la▶ domestiquer, pour la première fois dans ◀l’▶Histoire. Déjà, ◀l’▶homme dispose des moyens ◀de▶ maîtriser plusieurs des aspects ◀de▶ « ◀l’▶inhumanité » ◀de▶ ◀la▶ Nature. Il peut virtuellement dominer ◀la▶ famine (machines agricoles, engrais, aliments synthétiques, chlorella, photosynthèse) ; ◀la▶ température (chauffage, réfrigérateur, climatisation, vêtement rationnel) ; ◀la▶ sécheresse (irrigation des déserts, pluie artificielle) ; ◀les▶ épidémies et un très grand nombre ◀de▶ maladies (antibiotiques, vaccinations, asepsie, énergie nucléaire, hygiène préventive, psychothérapie) ; ◀la▶ distance et ◀les▶ délais temporels (transports rapides, télécommunications). ◀L’▶homme n’est pas encore, il s’en faut, au terme parfait ◀de▶ ◀l’▶entreprise, mais il a déjà ◀le▶ droit ◀de▶ ◀le▶ rêver accessible. (◀Les▶ inondations, ◀les▶ typhons, ◀les▶ tremblements ◀de▶ terre restent libres ; mais ◀les▶ plus grands fauves, ◀la▶ vermine et quelques insectes sont vaincus.)
D’autre part, nous nous découvrons ◀les▶ tout premiers contemporains ◀de▶ ◀la▶ machine. Inventée par ◀le▶ siècle dernier, elle n’a pas affecté notablement ◀la▶ vie quotidienne du grand nombre jusqu’à la Première Guerre mondiale. Une proportion infime ◀de▶ nos populations eut ◀l’▶occasion, durant ce laps ◀de▶ temps, ◀d’▶emprunter ◀le▶ chemin de fer, par exemple, et tous ◀les▶ trains ◀de▶ 1830 à 1900 ont sans doute transporté moins ◀de▶ voyageurs que ne ◀le▶ font nos avions en une seule année. ◀L’▶auto, ◀le▶ tank, ◀l’▶avion et ◀le▶ métro, ◀les▶ machines agricoles et ménagères, ◀l’▶électricité domestique, ◀le▶ téléphone et ◀la▶ radio, n’ont fait leur entrée dans nos vies que pendant le premier tiers ◀de▶ ce siècle.
Tels sont bien ◀les▶ faits, dans ◀l’▶ensemble. Mais il serait faux ◀de▶ penser que ◀les▶ peuples ◀d’▶Occident aient jamais cherché et voulu ce qu’ils reçoivent aujourd’hui comme leur dû. Que veulent en général ◀les▶ hommes occidentaux ? ◀La▶ santé, un meilleur salaire, une meilleure protection contre ◀l’▶imprévisible, voir du pays, cultiver librement tel petit délire personnel… (Et non pas « dominer ◀la▶ Nature » !) À ◀la▶ rencontre ◀de▶ ces vœux modestes, voici ◀les▶ dons inouïs ◀de▶ ◀la▶ technique. Et certains comblent nos désirs secrets, mais beaucoup ne répondent à rien : ◀la▶ technique qui ◀les▶ donne doit ◀les▶ faire accepter et créer leur besoin dans ◀la▶ masse. Sur ◀la▶ base ◀de▶ ces jouets pour grandes personnes72, ◀l’▶économie sérieuse et scientifique échafaude par ◀la▶ suite ◀le▶ système ◀de▶ ses « lois ». Elle prétend « satisfaire » des besoins que personne n’éprouvait du tout. On n’a pas inventé ◀l’▶auto parce que ◀l’▶homme en avait besoin, mais c’est ◀l’▶inverse ! Cependant, ◀l’▶existence ◀d’▶innombrables usines, marques, salons, dividendes et records, donne une telle consistance à ◀l’▶industrie ◀de▶ ◀l’▶auto, qu’on oublie qu’elle est née ◀d’▶un fantasme (au sens précis ◀de▶ ◀la▶ psychanalyse).
◀D’▶où vient donc ◀la▶ technique, si ce n’est pas ◀de▶ nos besoins matériels et utilitaires, qui n’entrent en jeu qu’après coup ? ◀Le▶ problème revient à savoir comment et pourquoi ◀la▶ technique a pris un brusque essor à tel moment donné ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale.
Il serait vain ◀de▶ chercher ◀le▶ pourquoi ◀de▶ ◀la▶ passion ◀d’▶inventer, qui est ◀d’▶ordre poétique (au sens premier du terme) et qui est ◀de▶ ◀l’▶homme en général. Mais quelque chose ◀d’▶unique se produisit en Europe aux débuts ◀de▶ notre ère technique : ◀la▶ rencontre ◀de▶ ◀la▶ science, enfin constituée sur des bases autonomes et précises, et du rêve alchimique chassé par ◀la▶ chimie du domaine ◀de▶ ◀la▶ recherche pure, et se tournant alors vers ◀les▶ applications. Et cela, dans un climat social et politique devenu très favorable aux entreprises brutales ◀de▶ ceux que ◀l’▶on baptise « capitaines ◀d’▶industries » et qui s’inspirent et s’autorisent des précédents ◀de▶ ◀la▶ Révolution et ◀de▶ ◀l’▶Empire. Trois forces, donc, dont deux sont créatrices, et la troisième instrumentale.
Pour ◀la▶ science, ◀la▶ chose va de soi : mathématiques, physique, chimie sont à ◀l’▶origine immédiate des inventions majeures ◀de▶ ◀la▶ technique. Mais elles n’y conduisent pas organiquement. Pour passer ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ connaissance désintéressée à ◀l’▶idée ◀d’▶appliquer certains ◀de▶ ses résultats, il fallait d’autres hommes que ◀les▶ meilleurs savants, et surtout une autre visée que celle qui orientait leurs travaux. Nous savons aujourd’hui que ◀le▶ rêve des alchimistes n’était pas ◀de▶ faire ◀de▶ ◀l’▶or pour s’enrichir, mais bien ◀d’▶opérer ◀le▶ grand œuvre ◀d’▶une transfiguration ◀de▶ ◀la▶ matière par ◀l’▶homme, lui-même démiurge délégué par Dieu73.
◀La▶ filiation des alchimistes aux chimistes paraît moins importante, du point de vue ◀de▶ ◀la▶ technique, que celle des alchimistes aux piétistes allemands, et ◀de▶ ces derniers aux fondateurs ◀de▶ nombreuses industries modernes. Léonard Euler, piétiste ◀de▶ Bâle, ne fut pas seulement ◀le▶ plus grand mathématicien ◀de▶ son siècle, mais ◀l’▶inventeur ◀de▶ ◀la▶ turbine.
Volonté ◀de▶ connaissance contemplative, volonté ◀de▶ connaissance transformante (par ◀la▶ transmutation ◀de▶ ◀la▶ matière et des âmes) : ces deux sources ◀de▶ ◀l’▶essor technique confluent dans ◀le▶ grand mythe ◀de▶ ◀l’▶ère moderne : ◀le▶ Faust de Goethe est d’abord alchimiste, mais il termine son aventure humaine (conditionnée par ◀les▶ trois dominantes du savoir pur, ◀de▶ ◀la▶ puissance et du salut) dans ◀le▶ rôle ◀d’▶un ingénieur créant un pays neuf74.
Que ◀l’▶avidité naturelle, ◀la▶ soif du gain sous sa forme moderne que ◀l’▶on devait dénommer capitalisme, se soit emparé ◀de▶ ces données, ◀le▶ contraire eût été surprenant. Mais ◀le▶ capitalisme n’a rien créé : il a financé ◀le▶ « Progrès » — sans bénéfice pour ses auteurs — au détriment de ses ouvriers. C’est ainsi que ◀les▶ applications ◀de▶ ◀la▶ science à ◀la▶ vie sociale, favorisées par une mystique qui tendait au salut conjoint du cosmos et ◀de▶ ◀l’▶âme humaine, brusquement changent ◀de▶ signe et tournent au fléau en créant ◀le▶ prolétariat, lorsque ◀l’▶ambition déchaînée des Napoléon ◀de▶ ◀l’▶industrie s’en empare sans plus de scrupules.
◀Le▶ paradoxe profond ◀de▶ ◀l’▶ère technique naît du fait que ses dons n’étaient pas attendus. Prise ◀de▶ court par un phénomène qui ◀l’▶étonnait merveilleusement, et dont elle ne pouvait mesurer ◀l’▶ampleur prochaine, ◀la▶ société occidentale du xixe siècle s’est doublement trompée sur ◀les▶ fins ◀de▶ ◀la▶ technique et ◀la▶ manière ◀de▶ s’en servir. Elle n’a pas su prévoir ◀l’▶effroyable rançon qu’elle aurait à payer fatalement pour ◀le▶ développement anarchique du machinisme : ◀l’▶appât ◀de▶ bénéfices énormes et rapides, et ◀la▶ tentation ◀de▶ ◀la▶ puissance (non sur ◀la▶ Nature mais sur ◀l’▶homme) ◀l’▶ont aveuglée quant aux moyens. Et quant aux fins : ◀la▶ technique devait contribuer à libérer ◀l’▶homme du travail, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ peine requise par ◀les▶ besoins ◀de▶ sa subsistance ; elle tendait à ◀le▶ libérer pour d’autres tâches, non pas à augmenter son travail et sa peine, à seule fin ◀d’▶augmenter ses besoins naturels et ◀de▶ leur en ajouter ◀d’▶artificiels.
Ces erreurs monstrueuses, au départ, ont été lourdement payées — et ◀le▶ sont encore — par ◀le▶ prolétariat industriel, qui a subi tous ◀les▶ « frais humains » ◀de▶ ◀l’▶opération dès ses débuts75. Pour ceux qui en ont tiré bénéfice matériel, ils ◀l’▶ont payé ◀d’▶un prix moins visible et tangible — et j’allais dire : plus grand encore, mais on ne mesure pas ◀les▶ valeurs spirituelles, ni ce que ◀l’▶homme perd en ◀les▶ tuant en lui.
Historiquement, ◀le▶ paradoxe éclate si ◀l’▶on compare ◀les▶ réalités et ◀les▶ états ◀d’▶esprit correspondants, aux xixe et xxe siècles.
Au xixe siècle, ◀l’▶essor technique crée dans ◀le▶ peuple une misère inhumaine, mais dans ◀la▶ grande majorité des élites bourgeoises un optimisme débordant. Au xxe siècle, c’est ◀l’▶inverse : ◀les▶ masses ont accepté ◀le▶ progrès technique et en font un article ◀de▶ foi, tandis que ◀les▶ élites ◀le▶ considèrent avec un croissant pessimisme. Ce décalage est significatif.
En 1835, Andrew Ure, dans sa Philosophy of Manufactures célèbre ◀les▶ usines « qui surpassent en nombre, en valeur, en utilité et en noblesse architecturale ◀les▶ célèbres monuments des despotismes asiatiques, égyptien et romain ». Mais dès 1846, Michelet annonce ◀la▶ réaction pessimiste : « Quelle humiliation ◀de▶ voir, en face de ◀la▶ machine, ◀l’▶homme tombé si bas ! ◀Le▶ cœur se serre quand on parcourt ces maisons fées où ◀le▶ fer et ◀le▶ cuivre, éblouissants, polis, semblent aller ◀d’▶eux-mêmes, ont l’air ◀de▶ penser, ◀de▶ vouloir, tandis que ◀l’▶homme, faible et pâle, est ◀l’▶humble serviteur ◀de▶ ces géants ◀d’▶acier… J’admirais tristement ; il m’était impossible ◀de▶ ne pas voir en même temps ces pitoyables visages ◀d’▶hommes, ces jeunes filles fanées, ces enfants tordus et bouffis. » ◀La▶ bourgeoisie européenne ignorait cela, au xixe siècle, comme sous Hitler elle ignora ◀les▶ camps. Pourtant, ◀le▶ nombre des prolétaires qui ont crevé ◀de▶ misère autour de leurs usines pendant tout ◀le▶ siècle dernier, dépasse sans doute celui des tués des camps nazis, sinon celui des morts ◀de▶ Kolyma et autres lieux ◀de▶ rééducation.
Au xxe siècle, ◀la▶ situation s’est retournée. ◀Les▶ ouvriers américains et scandinaves ont chez eux ◀les▶ produits ◀de▶ leur travail : autos, radios, frigidaires et conserves ; et ◀le▶ cinéma au coin ◀de▶ ◀la▶ rue. Ils ont retrouvé ◀la▶ Nature, pendant ◀le▶ week-end ou ◀les▶ vacances payées. De plus, ils pensent que ◀le▶ « mouvement irrésistible ◀de▶ ◀l’▶Histoire » leur est de plus en plus favorable. Cependant que ◀les▶ bourgeois cultivés, atteints avec cent ans ◀de▶ retard par ◀la▶ conscience des « crimes sociaux » ◀de▶ leur classe, influencés par ◀la▶ lecture ◀de▶ leurs meilleurs penseurs et ◀de▶ mille chroniqueurs, épouvantés enfin par ◀la▶ Bombe H, prennent du « progrès technique » une vue lugubre. Nous avons assisté, depuis cinquante ans, au développement ◀d’▶une attitude qui rappelle ◀le▶ manichéisme, encore que ◀les▶ valeurs se trouvent inversées : ce n’est plus ◀la▶ Nature qui représente ◀le▶ Mal, mais c’est ◀l’▶œuvre ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀l’▶implacable Technique, personnifiée et mythifiée, qui nous domine et nous « déshumanise ».
Cette projection du Mal sur ◀la▶ machine trahit un fléchissement ◀de▶ ◀la▶ vie spirituelle. C’est battre ◀la▶ table à laquelle on s’est heurté. Mais c’est aussi cacher ses doutes intimes derrière une opportune « fatalité ». ◀Les▶ machines sont plus fortes que nous, c’est entendu (◀le▶ marteau est plus dur que ◀la▶ main, ◀les▶ murs ◀de▶ ◀la▶ maison plus résistants que nos corps). Mais si vous ne priez plus, ce n’est tout de même pas leur faute.
Retour à ◀l’▶axe
Au contraire du bouddhisme et du manichéisme, ◀l’▶orthodoxie chrétienne ne condamne pas ◀le▶ monde manifesté ◀de▶ ◀la▶ Nature. ◀La▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, qui est son fondement toujours actuel, ◀le▶ lui interdirait à elle seule. ◀La▶ Nature doit être sauvée, par ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀l’▶homme sauvé, ayant été soumise à ◀la▶ corruption non ◀de▶ son gré, mais à cause du péché76. Il s’ensuit que ◀l’▶effort ◀de▶ ◀l’▶homme pour ◀la▶ soumettre aux volontés humaines sera bon, s’il fait partie ◀de▶ ◀l’▶effort divin dans ◀l’▶homme ; très mauvais, s’il procède ◀de▶ notre orgueil. ◀Le▶ mal n’est pas dans ◀les▶ choses mais dans ◀l’▶homme. Il est lié à notre liberté. Il tient à notre condition, comme ◀l’▶envers tient à ◀l’▶endroit. Il est dans notre esprit, n’existe pas ailleurs, et c’est là qu’il faut ◀le▶ combattre.
Comment imaginer, dès lors, que ◀la▶ technique, créée par ◀l’▶homme, puisse acquérir une existence indépendante ? Son mal provient ◀de▶ notre faute, et son bien fait partie ◀de▶ ◀l’▶effort vers ◀le▶ salut. Cessons donc ◀de▶ projeter ◀le▶ mal qui est en nous sur ◀les▶ choses, machines ou Nature, douées ◀d’▶intentions autonomes. Cette démarche magique ne doit plus nous tromper.
◀Les▶ penseurs ◀d’▶aujourd’hui qui adoptent cependant à l’égard du progrès technique ◀la▶ position néo-manichéenne, obéissent en cela à deux motivations qu’il importe ◀de▶ distinguer.
1° ◀L’▶idée chrétienne que ◀le▶ mal est dans ◀l’▶homme, et que ◀la▶ Nature est innocente, leur fait craindre que ◀la▶ technique augmente ◀la▶ capacité humaine ◀de▶ faire du mal plutôt que du bien, tout en séparant ◀l’▶homme des rythmes naturels, considérés sous leur seul aspect régulateur. Pessimisme humain et optimisme naturaliste, l’un et l’autre unilatéraux.
2° ◀L’▶idée du Mal est projetée à nouveau non plus sur ◀la▶ Nature mais bien sur ◀la▶ Technique personnifiée et sur ses produits, comme ◀la▶ Bombe, dès lors douée ◀d’▶une sorte ◀d’▶intrinsèque capacité ◀de▶ nuire à ◀l’▶homme. Retour à ◀la▶ magie77.
Cette double confusion me paraît rendre compte des erreurs ◀les▶ plus manifestes commises par ◀les▶ « antimodernes » que j’ai dits.
Erreur sur ◀la▶ Bombe. J’écrivais au lendemain ◀d’▶Hiroshima : « ◀La▶ Bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est ◀l’▶homme. C’est lui qui a fait ◀la▶ Bombe et qui se prépare à ◀l’▶employer. ◀Le▶ contrôle ◀de▶ ◀la▶ Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour ◀la▶ retenir ! C’est comme si tout ◀d’▶un coup on se jetait sur une chaise pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶aller casser ◀les▶ vases ◀de▶ Chine. Si on laisse ◀la▶ Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas ◀d’▶histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle ◀de▶ ◀l’▶homme78. »
Erreur sur ◀le▶ téléphone. ◀L’▶esclavage du téléphone est un des clichés ◀de▶ ◀l’▶époque. Mais ◀le▶ téléphone, simple appareil, n’a jamais rien fait par lui-même, et c’est toujours quelqu’un qui vous appelle par ◀le▶ moyen ◀de▶ ce porte-voix. Si vous courez répondre, agacé par ◀le▶ bruit, c’est que vous vous attendez à quelque chose que vous ne désirez pas manquer. Vous n’êtes donc esclaves que ◀de▶ vous-même.
Erreur sur ◀la▶ belle voiture. Cet homme, dit-on, est un esclave ◀de▶ sa voiture. Voyez ◀les▶ soins dont il ◀l’▶entoure ! Il voyage à cause ◀d’▶elle, il se ruine pour elle, un beau jour à cause ◀d’▶elle il se tuera ! Cependant, tel autre en fait autant pour ◀la▶ femme qu’il désire, ou pour une œuvre d’art, ou pour sa drogue. Tyrannie des passions, non ◀de▶ ◀la▶ technique en soi.
Erreur sur ◀la▶ standardisation du travail. On nous répète à droite autant qu’à gauche que ◀le▶ travail à ◀la▶ chaîne déshumanise, et que nous vivons dans ◀le▶ monde sans âme ◀de▶ ◀l’▶uniformité et ◀de▶ ◀la▶ série. Il faut bien voir que cela concerne en fait ◀les▶ ouvriers « taylorisés », — moins nombreux aujourd’hui que ◀les▶ prisonniers des camps dans ◀les▶ nations soumises au communisme, mais ◀le▶ crime serait ◀le▶ même s’il n’y en avait qu’un seul. Voilà ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ chose : il ne consiste pas dans ◀le▶ sentiment ◀de▶ faire partie ◀d’▶un « monde sans âme », mais dans ◀le▶ fait que des hommes ne sont plus que ◀les▶ « compléments vivants ◀d’▶un mécanisme mort ». Or, ce n’est pas ce mécanisme mort qui peut en être responsable. Ce n’est pas ◀la▶ machine qui rend un homme esclave : ce sont certains comportements que d’autres hommes imposent à ◀l’▶ouvrier, moins pour lui rendre aisé ◀le▶ maniement ◀de▶ sa machine que pour mieux ◀l’▶adapter au rythme ◀de▶ celle-ci, en vue ◀d’▶un rendement calculé. C’est alors du rendement que ◀l’▶homme est esclave, quel que soit ◀le▶ régime qui ◀l’▶exige, capitaliste ou communiste. Taylor a conçu ◀l’▶ouvrier comme une machine humaine entièrement calculable. C’est son système, non ◀la▶ machine, qui asservit ◀l’▶homme. Mais Taylor a créé ce système selon ◀les▶ conceptions matérialistes ◀de▶ ◀l’▶homme, issues du siècle des Lumières. Incriminez ces conceptions, non ◀la▶ technique.
Erreur sur ◀les▶ inventions. « ◀L’▶homme volant » ◀de▶ Vinci devait semer ◀de▶ ◀la▶ neige sur ◀les▶ villes accablées par ◀l’▶été ; ◀l’▶avion bombarde nos cités. ◀Les▶ découvertes géniales ◀d’▶Einstein aboutissent à ◀la▶ Bombe atomique. Malédiction sur ◀l’▶invention ! Mais que veut-on dire ? Imagine-t-on quelque invention qui ne pourrait être utilisée que pour ◀le▶ bien ? Je dis que ce serait une invention du diable : elle priverait ◀l’▶homme ◀de▶ sa liberté, voulue par Dieu.
◀Le▶ vrai problème
◀La▶ grande plainte du xxe siècle contre ◀la▶ technique eût été justifiée, cent ans plus tôt, contre ◀l’▶usine ignoble où ◀l’▶ouvrier pouvait dire par ◀la▶ bouche ◀d’▶un poète ◀de▶ ◀l’▶époque :
Aujourd’hui, ◀le▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ technique rend ◀la▶ campagne aux citadins, ouvriers et bourgeois mêlés. ◀La▶ technique a plus fait pour rapprocher ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ nature que ◀les▶ théories naturistes, maudissant ◀la▶ technique. ◀La▶ jeunesse ◀d’▶aujourd’hui vit aussi nue que ◀les▶ Polynésiens ◀de▶ Gauguin. C’est ◀le▶ Moyen Âge qui était loin de ◀la▶ Nature : il ◀la▶ craignait80. ◀L’▶âge classique ◀la▶ jugeait malséante. ◀Le▶ romantisme ◀la▶ contemplait avec âme, mais ne s’y baignait pas physiquement. ◀Le▶ goût ◀de▶ s’étaler au soleil sur ◀les▶ plages est contemporain ◀de▶ ◀l’▶auto.
◀La▶ technique naissante a créé ◀le▶ prolétariat industriel, mais c’est elle seule qui peut ◀le▶ sauver ◀de▶ sa condition et du décor hideux ◀de▶ son existence. Ce n’est pas ◀la▶ scolastique qui a supprimé ◀l’▶institution ◀de▶ ◀l’▶esclavage en Europe, mais ◀l’▶amélioration des techniques agricoles (celle en particulier ◀de▶ ◀l’▶attelage des chevaux au moyen ◀d’▶un licol rigide). Ce ne sont pas nos protestations contre ◀le▶ travail à ◀la▶ chaîne qui libéreront ◀le▶ prolétariat, mais ◀le▶ remplacement des travailleurs serviles par des robots. ◀L’▶usine sans ouvriers, réalité prochaine, est ◀la▶ solution du problème ◀de▶ « ◀l’▶ouvrier esclave ◀de▶ ◀la▶ machine ».
Mais ◀les▶ faux problèmes écartés — et ◀la▶ classe ouvrière libérée, non par ◀les▶ communistes, mais bien par ◀la▶ technique — deux grands problèmes des plus réels vont se poser à ◀l’▶humanité ◀de▶ ◀l’▶Occident. Un danger : ◀la▶ technocratie. Une promesse effarante : ◀le▶ loisir.
◀La▶ technocratie. ◀L’▶homme qui cesse ◀de▶ sentir et ◀de▶ vouloir ◀les▶ buts derniers ◀de▶ son existence, se met fatalement à parler des « exigences ◀de▶ ◀la▶ technique ». C’est alors seulement que ◀la▶ technique devient un danger véritable ; non pas elle, il est vrai, mais ◀l’▶homme qui parle ainsi. Ernst Jünger a bien vu que ◀la▶ technique tend alors vers une morale nihiliste, sa maxime étant celle ◀d’▶une action « sans pourquoi ni vers quoi »81, sans cause ni but. On retrouve ici ◀l’▶obsession du mouvement pour ◀le▶ mouvement même qui définit ◀la▶ politique des jacobins et des totalitaires ◀de▶ toute couleur. Il s’agit pratiquement ◀de▶ se maintenir au pouvoir, ou ◀de▶ contrôler ◀le▶ marché, sans plus se laisser guider par ◀la▶ finalité incertaine et suspecte des souhaits humains. Ce vertige ◀de▶ ◀l’▶action naît ◀d’▶une fatigue mentale ; et cet oubli des buts derniers n’est qu’un immense lapsus révélateur : il trahit une angoisse devant ◀les▶ perspectives vertigineuses du loisir, qui poseraient ◀d’▶une manière immédiate et concrète ◀la▶ grande question des fins dernières ◀de▶ notre existence ici-bas.
◀La▶ technique, répudiant ◀le▶ rêve des alchimistes, se réduit aux motifs prochains du profit, du confort et ◀de▶ ◀la▶ force militaire. Privée ◀d’▶objectifs à long terme, elle ne peut plus relever que ◀de▶ ◀la▶ morale courante, ◀de▶ ses règles abstraites ou coutumières. Mais ◀la▶ morale individuelle reste sans prises sur un phénomène qui évolue au niveau des besoins collectifs : ◀le▶ profit dépend toujours plus ◀de▶ ◀l’▶économie nationale, ◀le▶ confort ◀de▶ ◀la▶ statistique (niveau de vie moyen ◀d’▶une nation), et ◀les▶ « nécessités ◀de▶ ◀la▶ défense nationale » déterminent ◀la▶ science même, source des inventions. ◀La▶ seule morale assez puissante, désormais, pour régler ◀le▶ phénomène technique, sera donc ◀la▶ morale sociale, définie par ◀les▶ grands États.
◀L’▶oubli des buts derniers ◀de▶ ◀l’▶aventure humaine conduit alors à ◀la▶ Technocratie, qui est ◀le▶ gouvernement des moyens sur ◀les▶ fins. (◀Les▶ « exigences ◀de▶ ◀la▶ technique », constamment invoquées, tranchent en dernier ressort.) Et ◀la▶ morale, déterminée par ◀les▶ États, conduit aux dictatures totalitaires. (On remplace Dieu par ◀la▶ Société, et ◀l’▶État seul représentant ◀la▶ Société, il n’est plus ◀de▶ recours contre ses décisions.)
◀L’▶évolution vers des sociétés closes nous paraît ◀d’▶autant plus fatale qu’elle se passe sous nos yeux, depuis près ◀d’▶un demi-siècle. On vient de voir comment ◀la▶ technique y contribue, non certes par elle-même, mais bien par un certain usage que ◀l’▶homme en fait. ◀D’▶où ◀l’▶idée, répandue dans ◀les▶ élites, qu’un peu plus ◀de▶ technique ne peut produire qu’un peu plus ◀d’▶étatisme, et ◀d’▶autant moins ◀de▶ liberté. Et ◀de▶ fait, on ne peut pas arrêter ◀l’▶étatisme, mais on peut pousser ◀la▶ technique jusqu’à des succès décisifs, créant une nouvelle situation. Si demain ◀la▶ technique paye ◀les▶ masses en loisirs, plus largement qu’elle n’a jamais payé ses actionnaires en dividendes, ◀le▶ technocrate ne cessera pas ◀d’▶être ◀le▶ maître des moyens, mais son prestige s’évanouira dans ◀la▶ mesure même où ◀les▶ loisirs et leur contenu deviendront ◀le▶ problème vital et passionnant. Alors ◀le▶ « sérieux » changera ◀de▶ camp. Celui dont ◀le▶ rôle sera ◀d’▶administrer ◀l’▶immense usine sans ouvriers régnera souverainement sur ◀l’▶absence. Mais ◀les▶ fameuses nécessités techniques ne concerneront plus que lui. Qu’aura-t-il à offrir aux humains libérés pour d’autres rêves et d’autres jeux, c’est-à-dire pour des formes nouvelles ◀de▶ travail et ◀de▶ création ?
◀La▶ tâche présente me paraît donc bien moins ◀de▶ mettre un frein moral au cours de ◀la▶ technique, que ◀de▶ ◀l’▶accélérer puissamment, jusqu’au point où plus rien ne pourra nous empêcher ◀de▶ réaliser enfin ses bénéfices humains.
◀Les▶ loisirs. Cette guérison du mal technique par ◀la▶ technique elle-même est-elle une utopie ? Voyons d’abord dans quelle mesure elle est déjà réalisée.
◀Le▶ niveau de vie moyen en Europe a passé ◀de▶ 1 en 1800 à 15 en 1950, nous dit-on. (On précise qu’il est 10 fois plus élevé en 1954 qu’en 1880.) Ces chiffres, je ◀l’▶avoue, me laissent mal convaincu : ◀la▶ notion même ◀d’▶un « niveau de vie moyen » n’est pas bien claire, et ◀le▶ devient encore moins quand on ◀le▶ multiplie. (Que signifie ◀le▶ mot vivre si ◀l’▶on dit que nous vivons 10 ou 15 fois mieux que nos ancêtres ?) Mais voici qui présente un sens très net : ◀de▶ 1890 à 1954, ◀la▶ semaine ◀de▶ travail dans ◀le▶ textile a passé ◀de▶ 65 heures à 40 heures, et ◀l’▶année ◀de▶ travail pour ◀les▶ cheminots ◀de▶ 3900 heures à 2000 heures, tandis que ◀la▶ production ne cessait ◀d’▶augmenter.
◀Le▶ loisir apparaît ainsi comme ◀le▶ sous-produit ◀de▶ ◀la▶ technique, dont ◀le▶ but principal est encore ◀de▶ fournir plus ◀d’▶objets et plus ◀de▶ bénéfices. Pourtant, ce « sous-produit » n’était-il pas d’abord l’une des arrière-pensées ◀de▶ ◀l’▶invention technique ? En devenant toujours plus abondant, ne va-t-il pas apparaître un jour prochain comme ◀le▶ vrai but ◀de▶ ◀l’▶entreprise ? Ceci suppose, évidemment, qu’un certain point ◀de▶ saturation des besoins naturels soit atteint. ◀La▶ technique a multiplié ◀les▶ hommes dont elle augmentait ◀les▶ besoins. Il peut sembler que plus on ◀la▶ développe, plus s’éloigne ◀l’▶espoir ◀de▶ satisfaire ces besoins qu’elle pousse en avant. ◀L’▶âne pourra-t-il jamais rejoindre ◀la▶ carotte après laquelle il court depuis un siècle et demi ?
On vient de voir qu’en réalité, ◀la▶ distance entre ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ technique et l’un ◀de▶ ses buts possibles, ◀le▶ loisir, a diminué ◀d’▶un tiers pendant ce laps ◀de▶ temps. Un deuxième but, qui est ◀d’▶assurer ◀la▶ subsistance ◀d’▶une humanité qui s’augmente ◀de▶ 70 000 âmes par jour, a paru s’éloigner à mesure que ◀l’▶Occident prenait une conscience plus exacte du sort des grandes masses asiatiques, à la fois sous-alimentées et en croissance incontrôlable. Mais ◀le▶ seul fait ◀de▶ cette prise de conscience fixe enfin l’un des objectifs proprement humains ◀de▶ ◀la▶ technique. Ce sont maintenant ◀les▶ moyens à trouver qui devront s’adapter à cette fin reconnue, non ◀l’▶inverse comme auparavant.
Ces moyens à trouver, nous en tenons ◀les▶ principes : énergie nucléaire, photosynthèse, automation, plans à ◀l’▶échelle mondiale. D’ici 20 ou 30 ans, selon certains experts, il suffira qu’un tiers ◀de▶ ◀la▶ population (fortement accrue) ◀de▶ ◀la▶ planète, donne 4 heures ◀de▶ travail par semaine, pour que tous nos besoins « matériels » soient satisfaits (et bien mieux qu’aujourd’hui) : alimentation et transports, habitation, hygiène, et distractions. Je vois bien ◀l’▶aspect théorique ◀de▶ ces calculs ; qu’ils ne s’appliquent vraiment qu’au type occidental ◀de▶ vie ; qu’ils supposent une distribution socialisée des biens produits en abondance à très bas prix ; que ◀la▶ mise en valeur ◀de▶ ◀l’▶Afrique, ◀de▶ ◀l’▶Asie, des régions polaires, offrira ◀de▶ nouvelles « occasions ◀de▶ travail »82 ; et qu’enfin ◀la▶ guerre atomique peut tout compromettre dans ◀l’▶œuf. Mais ◀l’▶œuf est là, portant son germe et notre avenir : cet avenir qu’il nous faut accepter ◀de▶ dévisager hardiment.
On dit : que feront ◀les▶ masses si vraiment ◀la▶ technique ◀les▶ libère subitement à ce degré-là ? Je n’en sais rien. Savait-on beaucoup mieux, aux environs ◀de▶ 1830, ce qu’allait produire ◀la▶ technique ? Il s’agit cette fois-ci ◀de▶ mieux voir ◀les▶ problèmes, au lieu de ◀les▶ refouler parce qu’ils donnent ◀le▶ vertige.
Nous sommes au seuil des temps où ◀la▶ culture va devenir ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ vie. (Elle ◀l’▶a toujours été, mais cela se verra.) Jusqu’ici, c’était ◀le▶ travail qui occupait ◀l’▶essentiel ◀de▶ nos jours, et dont dépendait notre sort : salaire, nourriture et logement. Si ◀la▶ technique, demain — comme elle ◀le▶ peut —, permet à ◀la▶ société ◀d’▶assurer à très bas prix ces conditions élémentaires, ◀le▶ « temps vide » du loisir83 deviendra ◀le▶ vrai temps ◀de▶ nos existences quotidiennes. ◀La▶ question « Que faire ◀de▶ ma vie ? » ne sera plus réprimée par cette réponse, plusieurs fois millénaire : « ◀La▶ gagner ! » Elle sera subitement mise à nu.
Je n’entends pas peindre ici quelque utopie qui pourrait amuser nos descendants. Tout peut changer radicalement et d’ici peu, bien moins par suite de facteurs matériels que j’aurais oubliés ou ne saurais prévoir, qu’en vertu de nos libres décisions. (Ce n’est pas ◀l’▶invention ◀de▶ ◀la▶ roue qui compte en soi, mais bien ◀l’▶usage qu’un peuple a décidé ◀d’▶en faire : chars et wagons en Occident, jouets et ornements chez ◀les▶ Aztèques.) Ce qui est certain, c’est que ◀le▶ progrès technique va faire un saut sans précédent, créant une situation où nos vrais vœux, nos vraies orientations, nos vraies options se manifesteront ◀d’▶une manière transparente et seront suivis ◀d’▶effets presque immédiats. Ce sont ces vœux et ces orientations que ◀l’▶on peut essayer ◀d’▶induire ◀de▶ notre état d’esprit actuel.
Libéré du labeur matériel, ◀l’▶Occidental se tourne immédiatement vers ◀les▶ voyages, ◀le▶ sport, ◀les▶ jeux, et ◀l’▶érotisme. ◀L’▶expérience des vacances payées nous ◀l’▶a fait voir à une échelle réduite, mais dans un temps trop court pour qu’on distingue ◀la▶ suite. Une expérience un peu plus longue nous est donnée par ◀les▶ populations du cercle arctique (Suède et Norvège), condamnées au loisir pendant six mois ◀d’▶hiver : elles se tournent vers ◀la▶ culture. Or il se trouve précisément que ◀l’▶Occident a décuplé ou centuplé pendant ce siècle ◀les▶ instruments et moyens ◀de▶ culture. On y publie plus ◀de▶ livres que jamais et à vil prix ; ◀les▶ bibliothèques et ◀les▶ foyers ◀de▶ culture locaux se généralisent ; toute ◀la▶ peinture mondiale peut venir sur nos murs sous forme de reproductions « à s’y méprendre » ; toute ◀la▶ musique nous vient à domicile par ◀la▶ radio et par ◀le▶ disque ; ◀les▶ conférences, causeries et discussions publiques se tiennent par dizaines ◀de▶ milliers dans nos pays démocratiques ; et ◀l’▶instruction publique est heureusement doublée par des centaines ◀d’▶ouvrages ◀de▶ vulgarisation qui permettent aux Occidentaux, pour la première fois dans ◀l’▶Histoire, ◀de▶ prendre une vue ◀d’▶ensemble ◀de▶ leur propre Aventure : sentiment ◀de▶ ◀l’▶histoire, découverte du monde, sciences et techniques, politique, religions84. C’est dire que nous multiplions déjà — comme en vue de lendemains qui auront ◀le▶ temps ◀de▶ chanter — ◀les▶ occasions ◀de▶ mieux comprendre nos vies comme aussi ◀de▶ mécomprendre ◀les▶ chefs-d’œuvre. Quant à ◀la▶ qualité, ou créativité, ou nocivité relative ◀de▶ cette invasion ◀de▶ ◀la▶ culture, nul ne saurait en préjuger : je dis seulement que tout y mène pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire. C’est dire que tout nous mène vers une ère religieuse.
Car ◀la▶ culture n’est en fin de compte qu’un prisme diffracteur du sentiment religieux dans nos activités dites créatrices, des mathématiques pures à ◀la▶ poterie, et ◀de▶ ◀la▶ métaphysique à ◀la▶ sculpture des meubles. C’est ainsi que ◀la▶ technique, pratiquement, comme ◀la▶ science, nous ramènera demain aux options religieuses. Et je n’imagine pas ◀de▶ drogue assez puissante pour en détourner ◀le▶ genre humain85.
Je sais bien que ◀la▶ vie religieuse ◀la▶ plus intense a signifié longtemps ascèse et renoncement, en Occident comme en Orient. (En fait, elle est surtout — et devrait être — accession à ◀la▶ vérité, et peu importent ◀les▶ moyens.) On voit donc mal, à première vue, comment une ère technique conduirait aux religions. ◀L’▶ascèse était en fait une résistance à ◀la▶ technique sous ses formes primitives, comme ◀la▶ mystique était un mouvement ◀de▶ dépassement ou ◀de▶ retrait en deçà du dogme formulé ; mais l’une et l’autre s’appuyaient sur ◀l’▶objet ◀de▶ leur renoncement et en dépendaient étroitement. ◀L’▶ascèse ◀de▶ demain pourra difficilement prendre ◀la▶ forme ◀d’▶un retour à ◀la▶ nature — au métier à tisser ◀de▶ Gandhi, par exemple —, puisque c’est ◀la▶ technique précisément qui nous permet ce retour en créant du loisir. Et quant à ◀la▶ mystique, elle suppose avant tout ◀la▶ connaissance précise du dogme. ◀Le▶ « mystique à ◀l’▶état sauvage » — selon ◀l’▶expression que Claudel appliquait au cas Rimbaud — vit simplement sur ◀les▶ reflets épars du dogme et ◀de▶ ◀la▶ liturgie dans ◀la▶ culture dont il est imprégné. Voilà pourquoi ◀la▶ connaissance des dogmes et des options premières ◀de▶ nos religions sera demain la première condition des hérésies et gnoses qui vont paraître : elles ne feraient autrement que répéter ◀de▶ ◀l’▶ancien qui n’a pas disparu sans raison, ou ressusciter des doctrines dont ◀le▶ style créateur a fait son temps86. Et je ne dis pas qu’elles s’en priveront. Mais je vois aussi que ◀la▶ culture répand déjà dans un public naguère totalement ignorant ◀de▶ ce genre ◀de▶ réalités certaines curiosités qui ne s’arrêteront pas là. ◀La▶ télévision, ◀la▶ radio, apportant ◀le▶ monde à domicile, et ◀les▶ spectacles solennels organisés par ◀l’▶art ou par ◀le▶ sport préparent ◀les▶ masses et ◀les▶ individus à des liturgies imprévues. ◀Les▶ religions ◀de▶ « divertissement » au sens pascalien ◀de▶ ce terme, qui englobe ici ◀les▶ grandes parades totalitaires — en bénéficieront très certainement. Et ◀l’▶on sait, d’autre part, que ◀la▶ passion pour ◀l’▶occulte ne cesse ◀de▶ grandir dans nos villes, occupant rapidement ◀le▶ vide ◀de▶ ◀l’▶âme créé par ◀le▶ matérialisme87.
Beaucoup ◀d’▶esprits légers s’imaginent ◀l’▶homme comme une sorte ◀de▶ ballon qui ne demande qu’à « s’élever » dès qu’il est délivré des soucis quotidiens. ◀La▶ preuve qu’il n’en est rien, c’est que nos plus grands mystiques ont vécu dans ◀les▶ pires conditions matérielles. ◀La▶ technique ne peut rien pour ◀l’▶Esprit, ni ◀le▶ défaut ◀de▶ « confort » n’a rien pu contre lui. Je dis seulement qu’elle va nous jeter dans une époque où ◀les▶ questions religieuses deviendront plus sérieuses que ne ◀le▶ sont aujourd’hui ◀les▶ questions matérielles, ◀les▶ « lois » économiques, ◀les▶ remous ◀de▶ ◀la▶ politique, ◀le▶ cinéma, ou ◀l’▶Art lui-même.
Quant à savoir si cela représentera un progrès ou un risque nouveau, voilà qui nous oblige à reconsidérer ◀le▶ sens et ◀la▶ nature finale du Progrès.