Sur Voltaire (février 1957)ae
S’il m’arrive, à Paris, d’▶appeler mon domicile, qui est à Ferney-Voltaire, dans ◀l’▶Ain : « Veuillez épeler », dit ◀la▶ téléphoniste. C’est trop long. Donnez-moi Ferney comme Branca et Voltaire comme un fauteuil. — J’y suis. Dans quel département ? — ◀L’▶Ain. Elle comprend « hein ? » et redemande : « Dans quel département ? », etc.
Cela prend du temps, et cela se répète depuis neuf ans que je me suis arrêté dans cette ferme, au pied du Jura, face aux Alpes, à 8 kilomètres ◀de▶ Genève, sur un sol longtemps disputé entre ◀la▶ France et ◀les▶ Confédérés, finalement demeuré français.
« L’un des plus beaux aspects ◀de▶ ◀l’▶Europe », écrit Voltaire, qui y a vécu ◀de▶ 1758 jusqu’à ◀l’▶année ◀de▶ sa mort, vingt ans plus tard. Je connais peu de paysages aussi complets : ◀la▶ plaine et ses intimités cloisonnées ◀de▶ rideaux ◀de▶ peupliers, ◀les▶ montagnes lointaines ou proches figurant ◀le▶ sublime et ◀le▶ familier, ◀le▶ grand couloir des vents européens, et ces prairies entre deux bois ◀de▶ très vieux chênes, où persiste un tapis ◀de▶ brume. Aux bords ◀de▶ ce ruisseau qui longe mon jardin, qui ◀l’▶inonde aux crues ◀de▶ printemps, Chateaubriand passa des heures ◀d’▶heureux ennui, méditant sur ◀la▶ gloire et ◀les▶ jeux ◀de▶ Ferney. ◀Le▶ souvenir ◀de▶ Voltaire anime toute ◀la▶ région ; il ne vit pas seulement dans ◀les▶ mémoires : ces maisons, ces fabriques, ces allées ◀de▶ peupliers, ces champs gagnés sur ◀les▶ marais, voilà ◀l’▶œuvre du Patriarche au pays ◀de▶ Gex, et son monument ◀le▶ plus vrai.
Il a bien sa statue, grandeur nature, dans mon village. Mais ce n’est pas ce petit corps maigre et ce rire édenté ◀de▶ vieillard polisson qui ◀le▶ rendent présent parmi nous. Plutôt ces inscriptions, que je copie sur ◀le▶ socle :
Face nord :
Il établit des foires et des marchés
Face sud :
Au poète philosophe
Émancipation des serfs du Jura
◀Le▶ voilà, ◀l’▶écrivain engagé ! Il ignorait ◀le▶ mot, mais faisait un pays. Et certes personne ne ◀l’▶aidait, mais il était fort riche et souvent généreux, pourvu ◀d’▶une plume qui valait une armée, et ◀d’▶un mauvais esprit qui valait cent vertus. « Marchez toujours en ricanant dans ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ vérité », écrivait-il à Mme du Deffand. Avec ou sans ◀le▶ curé, contre ◀les▶ tyranneaux, en dépit des conseils des réalistes, il édifiait, il réformait, il initiait et, malgré son grand âge, il plantait. « Quand je n’aurais défriché qu’un champ et quand je n’aurais fait réussir que vingt arbres, c’est toujours un bien qui ne sera pas perdu. » ◀Les▶ cèdres du Caucase, envoyés par ◀la▶ Grande Catherine, périclitent. Mais ◀les▶ arbres bordant ◀la▶ route ◀de▶ Gex à Genève me parlent chaque matin ◀de▶ son amour des lieux. Il fit venir de Genève cinquante familles ◀d’▶artisans, ◀d’▶horlogers, ◀de▶ céramistes, tous protestants, mais qui vécurent en paix avec ceux qu’ils enrichissaient. En même temps, il faisait bâtir une église neuve. Au fronton, ◀l’▶on peut lire encore : Deo erexit Voltaire. « Deux bien grands noms ! », disaient ◀les▶ voyageurs du temps. Il y faisait ses Pâques, non sans ostentation, et ne se privait pas ◀de▶ haranguer ◀le▶ bon peuple à la sortie de ◀la▶ messe, en vieux père ◀de▶ famille.
C’est ici que ◀la▶ publicité fut inventée. Voltaire n’écrivait plus une lettre aux princes intellectuels et temporels ◀de▶ ◀l’▶Europe sans y ajouter un prospectus vantant ◀la▶ qualité des montres ◀de▶ Ferney, ou des bas ◀de▶ soie que ◀l’▶on filait dans sa fabrique. La première paire parvint à ◀la▶ duchesse de Choiseul avec ce mot : « Daignez ◀les▶ mettre, Madame, une seule fois, et montrez ensuite vos jambes à qui vous voudrez. » À ses amis ◀de▶ Paris : « On fabrique ici beaucoup mieux qu’à Genève… Donnez vos ordres : vous serez servis… Vous aurez ◀de▶ très belles montres et ◀de▶ très mauvais vers quand il vous plaira. »
En vingt ans, ◀le▶ village passe ◀de▶ cinquante foyers à plus ◀de▶ mille habitants, qui deviennent propriétaires par un système que ◀l’▶on nommerait ◀de▶ nos jours location-vente. « Il commande des maisons à son maçon comme d’autres commandent une paire ◀de▶ souliers à un cordonnier », disent ◀les▶ Mémoires secrets. Mille tractations qu’il combine avec joie permettent ◀de▶ supprimer ◀les▶ douanes ◀de▶ notre zone : ah ! que ne pouvait un seul individu, dans ces temps que ◀l’▶on nous a décrits comme adversaires des libertés réelles !
Enfin, Voltaire libère ses vassaux ◀de▶ ◀la▶ gabelle et même du servage. Sur quoi ◀le▶ peuple vient lui rendre hommage à ◀la▶ Saint-François ◀de▶ 1777. M. de Voltaire ◀le▶ reçoit « avec sensibilité », sur ◀le▶ perron ◀de▶ son château. ◀Les▶ enfants du village en habits ◀de▶ bergers lui présentent des œufs, du lait, des fruits. Une jeune fille qui se tient au milieu d’eux, porteuse ◀d’▶une corbeille fleurie, figure « ◀le▶ sentiment doux » ◀de▶ ◀l’▶assistance. ◀Les▶ garçons défilent à cheval, en uniforme. « Sont-ce vos soldats ? » demande ◀le▶ prince de Hesse. « Non, mes amis ! », dit ◀le▶ grand homme. Et tous ◀de▶ pleurer à l’envi.
Paul Claudel, informé par un ami commun ◀de▶ ce que j’habitais à Ferney : « Est-ce que Voltaire ne vient pas lui chatouiller ◀la▶ plante des pieds pendant ◀la▶ nuit ? » Non pas son mince fantôme, mais certes son exemple vient chatouiller mon imagination, que bien d’autres images entraînent, dans ce pays ◀de▶ « marches », entre Alpes et jura, entre ◀le▶ xviiie et notre siècle, entre ces jardins ◀de▶ Candide et cette Bourse des valeurs ◀de▶ toute ◀l’▶Europe qui fait sa rumeur à Genève. ◀Le▶ tout survolé trente fois par jour par des avions ◀de▶ New York, ◀de▶ ◀l’▶Inde ou ◀de▶ ◀l’▶Afrique. Ils vont se poser derrière ◀le▶ bois tout proche, qui assourdit tout ◀d’▶un coup leur grondement. Vous voyez que ce pays est ◀le▶ centre du monde. C’est ce que ◀l’▶on pense toujours ◀d’▶un lieu qu’on aime.
◀Le▶ Traité sur ◀la▶ tolérance est un joyeux fatras. On y trouve un récit ◀de▶ ◀l’▶affaire Calas, des considérations sur ◀la▶ tolérance chez ◀les▶ Grecs, ◀les▶ Hébreux, ◀les▶ Romains et les premiers chrétiens, des digressions sur ◀la▶ magie, ◀la▶ morale et ◀la▶ philologie, et partout une allègre érudition mise au service ◀d’▶une inlassable escrime contre ◀les▶ jésuites fanatiques. Tout est démodé dans ce pamphlet, si ◀l’▶on s’en tient à son prétexte et à sa lettre. Tout redevient actuel si ◀l’▶on remplace ◀les▶ jésuites par ◀les▶ communistes, ◀les▶ sectes ou religions par ◀les▶ partis, enfin ◀la▶ Compagnie par ◀le▶ PC.
◀Le▶ problème est ◀de▶ savoir si ◀la▶ vraie tolérance permet que ◀l’▶on tolère ◀le▶ Parti.
Un Mandarin dit au jésuite et aux deux missionnaires protestants qui se sont disputés devant lui : « Si vous voulez qu’on tolère ici votre doctrine, commencez par n’être pas intolérants ni intolérables. » Ailleurs : « Il faut donc que ◀les▶ hommes commencent par n’être pas fanatiques pour mériter ◀la▶ tolérance. » Ailleurs encore, Voltaire approuve ◀l’▶empereur Yont-Chin, ◀le▶ plus sage et ◀le▶ plus magnanime qu’ait eu ◀la▶ Chine, pour avoir chassé ◀les▶ jésuites car, dit-il, « ce n’était pas parce qu’il était intolérant, c’était au contraire parce que ◀les▶ jésuites ◀l’▶étaient ». Ces arguments sont simples, et ils valent aujourd’hui comme en 1763, mais non plus contre ◀les▶ jésuites60.
Voici sur ◀les▶ méfaits du parti unique : « ◀Les▶ Japonais étaient ◀les▶ plus tolérants ◀de▶ tous ◀les▶ hommes ; douze religions paisibles étaient établies dans leur empire ; ◀les▶ jésuites vinrent faire la treizième ; mais bientôt n’en voulant pas souffrir ◀d’▶autre, on sait ce qui en résulta ; une guerre civile, non moins affreuse que celle ◀de▶ ◀la▶ Ligue, désola ce pays. »
Voici sur ◀le▶ problème des tournants à prendre au bon moment : « Il n’y a pas longtemps que ◀l’▶Immaculée Conception est établie : ◀les▶ Dominicains n’y croient pas encore. Dans quel temps ◀les▶ Dominicains commenceront-ils à mériter des peines dans ce monde, et dans l’autre ? » (Lisez : dans quel temps ◀les▶ titistes — par exemple — commenceront-ils à redevenir des fascistes et se verront-ils exclus du mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire ?)
Voici enfin sur ◀le▶ Socialisme qui excuse tout, y compris ◀le▶ massacre des ouvriers : « Vous répondez que ◀la▶ différence est grande, que toutes ◀les▶ religions (lisez ◀les▶ partis) sont ◀les▶ ouvrages des hommes, et que ◀l’▶Église romaine est seule ◀l’▶ouvrage ◀de▶ Dieu. (Lisez : que ◀le▶ PC est seul dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire.) Mais en bonne foi, parce que notre religion est divine (lisez parce que notre Parti est socialiste), doit-elle régner par ◀la▶ haine, par ◀les▶ fureurs, par ◀les▶ exils, par ◀l’▶enlèvement des biens, ◀les▶ prisons, ◀les▶ tortures, ◀les▶ meurtres, et par ◀les▶ actions ◀de▶ grâce rendues à Dieu (lisez : au Kremlin) pour ces meurtres ?
C’est donc au nom de ◀la▶ tolérance que Voltaire conclut à ◀la▶ dissolution nécessaire du PC. « Si leur institut est contraire aux lois du Royaume, on ne peut s’empêcher ◀de▶ dissoudre leur Compagnie, et ◀d’▶abolir ◀les▶ jésuites pour en faire des citoyens : ce qui au fond est un mal imaginaire, et un bien réel pour eux ; car où est ◀le▶ mal… ◀d’▶être libre au lieu d’être esclave ? »
Là-dessus, ◀l’▶on discutera sur ◀l’▶opportunité — qui varie selon ◀les▶ nations — ◀d’▶une mesure que ◀le▶ droit justifie sans nul doute. Il est très bon qu’on en discute ouvertement, et que ◀l’▶on recherche, en tous ◀les▶ cas divers qui se présentent, non seulement si ◀le▶ PC pâtirait réellement ◀de▶ ◀l’▶interdiction prononcée — ce qui est loin ◀d’▶être toujours sûr — mais encore si ◀la▶ classe ouvrière (que ◀le▶ PC prétend défendre à coups ◀de▶ canon tirés sur elle) y trouverait ◀de▶ réels avantages, outre celui ◀de▶ ne pas se faire massacrer quand elle demande du pain, ◀la▶ paix, ◀la▶ liberté, et si possible un peu de vérité.