[Préface] Europe and the Europeans, édité par Max Beloff (21 février 1957)k
Il m’arrivait de▶ penser, durant nos tables rondes, sous les plafonds dorés ◀de▶ l’Aldobrandini, autour des tapis verts du Conseil de l’Europe, que le métier ◀d’▶un président ◀de▶ séance est aussi passionnant qu’inhumain. Il est contre nature ◀d’▶écouter tout ce que disent tant ◀d’▶éminents esprits sur ◀de▶ si grands sujets, sans pouvoir jamais s’arrêter pour réfléchir ou réagir à leur propos, ni jamais changer ◀de▶ place pour aller prendre à part celui qui vient de vous combler ◀d’▶aise ou ◀de▶ vous faire si poliment souffrir. Il est plus amusant ◀d’▶enregistrer mentalement ce qu’un orateur n’a pas dit, et ◀de▶ supputer les raisons ◀de▶ ses oublis voulus ou non. Mais le vrai jeu, c’est ◀de▶ prévoir ce que l’un ou l’autre va dire, ◀de▶ l’inciter à le dire, et ◀de▶ comparer ensuite ce qu’il a dit avec ce qu’on l’attendait dire. Si j’ai beaucoup appris à ce jeu-là — moins pourtant que ◀de▶ la science ◀d’▶illustres spécialistes et ◀de▶ la sagesse vécue ◀de▶ deux grands hommes d’État — puis-je avouer que l’expérience ◀de▶ Rome et ◀de▶ Strasbourg m’a laissé sur ma faim ◀d’▶Européen partial ?
Ayant suivi ◀de▶ près (mais sans autre pouvoir que celui ◀de▶ suggérer des noms — le choix final étant du ressort des gouvernements) l’élaboration ◀de▶ la liste ◀de▶ quelque trente participants, voyant qu’y figurait une grande majorité ◀d’▶Européistes convaincus et chevronnés, je pouvais et devais m’attendre que chacun apporte à l’envi ◀de▶ nouvelles et frappantes illustrations ◀de▶ cette communauté ◀de▶ culture qui était notre thème général. Je guettais, le crayon lové, les propositions ingénieuses, sages ou hardies, qui n’allaient pas manquer ◀de▶ fuser ◀de▶ tous côtés, tendant à provoquer cette grande prise de conscience ◀de▶ ce qui nous est commun, ◀de▶ ce qui se voit menacé, ◀de▶ ce qu’il faut sans délai défendre et illustrer par l’union des esprits les plus divers, bref ◀de▶ ce qu’on nomme « l’idée européenne ». Tout autre chose se produisit.
Était-ce par scrupule ◀de▶ savants, soucieux ◀de▶ faire voir qu’il ne s’agissait pas, dans notre affaire, ◀de▶ propagande mais ◀de▶ science ; était-ce l’atmosphère officielle ◀de▶ rencontres placées sous le signe du prudent Conseil de l’Europe ; ou enfin le désir très sensible, à Strasbourg, ◀de▶ serrer de plus près les « généralités » largement formulées à Rome, je ne sais. Mais un phénomène surprenant se déroulait sous mes yeux, et gagnait notre groupe, à deux ou trois exceptions près. La plupart de ces « Européens », pourtant partisans ◀de▶ l’union, et chargés ◀d’▶en examiner la base la plus ferme à mon sens — notre fonds commun ◀de▶ culture — , multipliaient les objections, d’ailleurs valables, les restrictions sceptiques, les mises en garde contre les « mystiques ◀de▶ l’union ». Ils nous adjuraient ◀de▶ respecter nos valeurs nationales et locales, qui leur paraissaient les plus sûres ; insistaient sur les nuances et les difficultés, et les valorisaient tantôt avec ferveur, tantôt avec une sorte ◀d’▶irritation morale à l’endroit de ceux — je ne sais lesquels d’ailleurs — qui voudraient tout mêler, tout uniformiser ou peut-être tout régenter, et l’on sait que la culture y répugne… Les spécialistes déclaraient que l’union, sans doute souhaitable dans les autres domaines, n’avait guère ◀de▶ sens dans le leur, et que les mesures proposées étaient au moins prématurées, à moins qu’elles ne fussent trop tardives. Tant qu’à la fin l’on se trouvait amené à se demander, et l’on se demandait en effet, si l’expression ◀de▶ culture européenne correspondait vraiment à une réalité ou n’était qu’un slogan ◀de▶ primaires exaltés.
Certes, il n’est rien de plus européen que ces doutes et ce scepticisme, cette manière ◀de▶ se remettre en question, ◀de▶ se distancer du lieu commun, ◀d’▶insister sur ce qui diffère. Rien de plus typique ◀d’▶une civilisation qui n’a pas développé par hasard les notions parallèles ◀d’▶originalité et ◀de▶ caractère national, et dont les bons esprits ont toujours cultivé une espèce ◀de▶ passion ◀de▶ différer, jusqu’à tenir leur différence pour l’essentiel, quitte à négliger le banal, ce qui est admis par tous et qui va donc sans dire : j’entends par là ces évidences communes qu’il s’agissait précisément pour nous ◀de▶ dégager, ◀de▶ souligner, ◀de▶ dire… Rien de plus européen, je le répète, qu’une telle attitude ◀de▶ l’esprit. Mais ceux qui l’adoptaient se rendaient-ils bien compte qu’ils illustraient par là l’un ◀de▶ ces grands traits communs qu’ils étaient occupés à mettre en doute ? Le goût ◀de▶ différer n’est-il pas justement ce que l’immense majorité des hommes ◀d’▶Europe ont en commun, — et ce qui les distingue, à première vue, non seulement ◀de▶ l’homme soviétique mais du sage asiatique et ◀de▶ l’Africain magique ?
Vers la fin ◀de▶ nos entretiens, je notai cette définition : l’Européen ne serait-il pas cet homme étrange qui se manifeste comme Européen dans la mesure précise où il doute qu’il le soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec l’homme universel qu’il imagine, soit avec l’une des composantes locales du grand complexe européen, dont il révèle ainsi qu’il fait partie par le seul fait qu’il le conteste ?
Je suggère au lecteur ◀de▶ se souvenir parfois ◀de▶ cette définition à peine impertinente, en lisant les chapitres qui suivent : son sourire me donnera raison.
Né ◀de▶ ces circonstances — ◀de▶ Strasbourg contre Rome, pour tout dire ◀d’▶une manière simplifiée — le bel et dense ouvrage que l’on va lire porte les marques très sensibles ◀de▶ l’humeur jalousement objective qui prévalent dans nos derniers débats, et du tempérament ◀de▶ l’auteur : ce dernier déclara ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu qu’il était fort loin de partager les illusions du « mysticisme européen » : il s’agissait en somme ◀de▶ le convaincre que les termes ◀d’▶Europe, ◀d’▶union, et ◀de▶ culture, mis ensemble, pouvaient make sense. Nous fûmes assez sportifs pour nous féliciter ◀d’▶un tel challenge, et l’on va voir, je crois que nous n’eûmes pas tort.
Ce qui fera la faiblesse du livre aux yeux des militants dès longtemps convaincus, doit faire sa force aux yeux des autres. Nul parti pris « européen », bien au contraire ! Plutôt un parti pris ◀de▶ ne céder jamais qu’aux évidences les mieux documentées, et ◀de▶ n’admettre l’unité européenne, et les mesures ◀d’▶union qu’elle permet, que s’il n’est plus aucun moyen ◀de▶ les éviter. ◀D’▶où, je l’espère, une force convaincante qu’on ne saurait attendre ◀d’▶aucune prédication. On s’adresse au vaste public des hésitants et des méfiants : on n’essaye pas ◀de▶ les pousser, ◀de▶ les « avoir » par l’éloquence ou le sentiment, ◀de▶ les entraîner malgré eux ; ni ◀de▶ les duper « pour leur bien ». On leur présente un dossier sobre et détaillé, et l’on est sûr par le souci ◀de▶ ne négliger aucune des objections possibles, loin de vouloir les minimiser ou même ◀d’▶y répondre à tout prix. Quant au lecteur qui ne partagerait pas certains des jugements ◀de▶ l’auteur, il trouvera dans cette somme ◀de▶ quoi les rectifier : je ne vois pas ◀de▶ meilleur éloge à faire ◀d’▶une œuvre scientifique.
Ceci dit, qu’on me permette ◀d’▶agiter ma sonnette une dernière fois : je voudrais dire ici ce que je n’ai pas pu dire, pas pu défendre avec assez ◀de▶ partialité pendant les dix journées ◀de▶ nos débats. Je voudrais dénoncer les chicanes inutiles et les objections malicieuses que multiplient les adversaires, avoués ou non, ◀de▶ notre union, partisans ◀d’▶un nationalisme qui se déguise souvent en mondialisme. Ce faisant, je penserai moins aux débats ◀de▶ Strasbourg qu’aux écrits et discours qui nourrissent aujourd’hui la polémique générale sur l’Europe et sur « l’idée européenne ».
1. Il suffit ◀de▶ s’éloigner ◀de▶ l’Europe dans n’importe quelle direction pour sentir la réalité ◀de▶ notre unité ◀de▶ culture. Aux USA déjà, en URSS sans hésiter, en Asie au-delà ◀de▶ tous les doutes possibles, les Français et les Grecs, les Anglais et les Suisses, les Suédois et les Castillans sont vus comme des Européens : il doit y avoir à cela quelque raison. Tout bien considéré, je n’en trouve pas ◀de▶ meilleure que cette fameuse communauté ◀de▶ culture qui échappe si facilement à nos définitions, mais si difficilement au regard des autres. Vue du dehors, l’Europe est évidente. L’histoire que nous vivons la définit avec une précision qui ne pardonne pas : celle du ressentiment, ◀de▶ l’envie, voire ◀de▶ la haine, plus souvent je le crains, que celle ◀de▶ l’amour. Les Afro-Asiatiques et les Arabes savent trop bien ce qu’elle représente : l’entité qui seule les rassemble dans une hostilité sans doute ambivalente, mais commune. On me dira qu’il est bien « dangereux » ◀d’▶écrire cela, je réponds qu’il est plus dangereux ◀de▶ vouloir ignorer Bandung.
2. J’ai cru remarquer que ceux des Européens qui insistent avec le plus ◀d’▶emphase sur la nature universelle ◀de▶ nos problèmes, et partant ◀de▶ là, dénient toute personnalité économique, sociale ou scientifique à l’Europe qu’il faudrait unir, sont bien souvent les mêmes qui, faisant demi-tour, déclarent qu’on ne peut unir notre vieux continent à cause des profondes différences qui séparent nos nations depuis des siècles. Il n’y aurait donc, à les en croire, pas ◀de▶ différences bien notables (dans le domaine ◀de▶ leur spécialité) entre l’Europe et le Congo ou le Cachemire, tandis qu’il y en aurait ◀d’▶insurmontables entre les Britanniques et les Français, entre ceux-ci et les Allemands, etc.
Un même mouvement ◀de▶ ces esprits les porte à effacer les différences continentales, mais à exagérer les contrastes locaux. On sauve ainsi l’utopie mondialiste et les réalités nationalistes, mais on sacrifie en passant notre tâche créatrice dans l’histoire, qui est l’union nécessaire ◀de▶ l’Europe. (Je ne parle pas là ◀de▶ politique, mais seulement ◀de▶ formes ◀d’▶esprit et ◀de▶ mécanismes ◀d’▶évasion intellectuelle.)
3. L’argument des contrastes séculaires, invoqué sans fatigue contre l’union ◀de▶ l’Europe, n’est qu’une étourderie aux yeux de l’historien et ◀de▶ l’observateur des cultures, mais c’est un dernier refuge pour les nationalistes. Or il se trouve que l’argument, précisément, n’est pas soutenable au plan ◀de▶ la nation. Comment le serait-il donc au plan ◀de▶ l’Europe entière ?
On nous dit que les contrastes entre Allemande et Français, Insulaires et Continentaux, Suédois et Grecs (pour ne parler que ◀de▶ géographie, ◀d’▶histoire récente et ◀de▶ modes de vie, mais il y a les religions, l’économie, les formes politiques, etc.), interdisent toute union politique, et font douter d’abord ◀de▶ l’unité ◀de▶ culture qui donnerait une assise à cette union.
Mais 1°. Les différences ◀de▶ langue, ◀de▶ religion, ◀de▶ « race », ◀de▶ coutumes et ◀de▶ niveau de vie entre Bretons et Languedociens, Frisons et Bavarois, Piémontais et Siciliens, pâtres catholiques ◀de▶ l’Appenzell et banquiers protestants ◀de▶ Genève, n’ont pas empêché l’unification nationale ◀de▶ la France, ◀de▶ l’Allemagne, ◀de▶ l’Italie et des cantons suisses, — pas plus que cette unification, d’ailleurs, a supprimé ces différences. (Encore que les écoles ◀d’▶État s’y soient efforcées depuis un siècle : or personne n’a jamais attendu rien ◀de▶ pareil ◀d’▶un État fédéral européen.) Ainsi l’obstacle qu’on pose à l’union ◀de▶ l’Europe, et les dangers qu’on redoute ◀de▶ cette union sont également imaginaires, comme le prouve l’expérience ◀de▶ la nation elle-même, au nom de laquelle on refuse l’union.
2° Si pittoresques et voyants que soient les contrastes entre Suédois et Grecs, par exemple, il n’en reste pas moins qu’un Suédois lisant Kazantzákis, un Grec lisant Selma Lagerlöf, un Français et un Allemand lisant ces deux auteurs, y prendront à fort peu de choses près le même plaisir, parce qu’ils y reconnaîtront les mêmes passions, les mêmes souffrances, les mêmes espoirs et les mêmes doutes, et malgré tout ce qu’il serait tellement facile ◀de▶ dire, la même foi dominant l’arrière-plan millénaire sur lequel se détache la dignité ◀de▶ l’homme.
4. Quantité ◀de▶ publicistes découvrent — et cela dure depuis des années — que l’Europe n’exista pas comme entité géographique et historique, car ses frontières n’ont pas cessé ◀de▶ se déplacer au cours des temps. Elle ne serait donc définissable que par sa culture, qui ne l’est guère. Conclusion : il n’y a pas ◀d’▶Europe, et si l’on en veut une, il faudra l’inventer. Ce qui ne facilite guère l’œuvre ◀d’▶union…
Ainsi jouent les sophistes, et le lecteur s’inquiète : il sent vaguement qu’il est en train de se laisser prendre dans une problématique artificielle, sans nul rapport avec le drame qui vient. Au vrai, tout cela n’a ◀de▶ sens que pour les professeurs. Ceux-ci doivent circonscrire exactement l’objet ◀d’▶un éventuel enseignement ; s’ils n’arrivent pas à le définir, ils le réputent inexistant selon les normes académiques. Ce légitime souci des pédagogues devient chez les écrivains libres une méthode ◀d’▶obstruction, consciente ou non. Le « préalable » ◀d’▶une définition historique et géographique, occasion ◀de▶ discours permettant ◀de▶ surseoir au débat sur l’avenir immédiat ◀de▶ l’Europe, fournit à nos intellectuels l’équivalent du procédé parlementaire connu sous le nom ◀de▶ filibuster. Je n’en citerai qu’un exemple qui me tombe sous les yeux pendant que j’écris2. Bien qu’auteur ◀d’▶une Histoire ◀de▶ l’Europe, M. Berl estime aujourd’hui que l’Europe n’est pas une entité, mais une pure et simple « expression ». En effet, selon le thème connu, « elle ne se localise guère mieux dans le temps que dans l’espace… On a voulu que l’Empire romain fût une première ébauche ◀de▶ l’Europe. Mais il excluait Francfort, Copenhague, Amsterdam. Spengler tient que l’Europe débute avec le Saint-Empire romain germanique, mais celui-ci excluait toute l’Espagne, tous les Balkans, toute l’Europe de l’Est. La naissance ◀de▶ l’Europe ne nous est pas mieux connue que ses limites ».
L’Europe ne serait-elle donc pas née du tout, parce qu’on ne s’accorde pas sur sa date ◀de▶ naissance ? Mais le même raisonnement conduirait à douter ◀de▶ l’existence ◀de▶ la Suisse, par exemple. Les historiens font remonter sa naissance au Pacte du Grütli, conclu par trois cantons en 1291. Cette alliance « excluait » à peu près les neuf dixièmes ◀de▶ la Suisse actuelle. Tout comme la France ◀d’▶avant Philippe-Auguste « excluait » la Bretagne, l’Alsace, le Languedoc, la Provence, la Bourgogne et la Champagne. C’était tout de même la Suisse, c’était la France ; réformez vos catégories pour les faire correspondre au réel, car il s’agit maintenant ◀de▶ sauver ce réel, et non pas ◀d’▶ergoter sur sa définition.
En privant le concept Europe ◀de▶ son passé, on ne tend à rien ◀de▶ moins qu’à miner son avenir, et l’on déprime l’élan vers l’union nécessaire, au lieu de bien montrer ses fondements légitimes dans l’ancienneté ◀de▶ sa conscience commune.
5. Au sujet de la naissance ◀de▶ l’Europe, vingt théories s’affrontent inutilement je le crains, car il en va ◀d’▶une civilisation, ◀d’▶une culture et même ◀d’▶une nation, à peu près comme ◀d’▶une œuvre d’art : est-elle née ◀de▶ ce jour où l’on a fait son plan, ou reçu sa commande, ou senti son climat ? Ou ◀de▶ cette heure où fut écrite la première page, posée la première touche, noté son premier accord ? Ou plutôt ◀de▶ l’instant ◀d’▶une intuition précise, plusieurs années auparavant ? Ou n’aurait-elle pris forme et nom qu’à mi-chemin du travail entrepris, qui a soudain changé ◀de▶ sens et trouvé son vrai sens ? Il importe assez peu, l’œuvre est là.
Depuis quand parle-t-on ◀de▶ l’Europe ? S’agirait-il ◀d’▶une invention ◀de▶ Victor Hugo, voire des fédéralistes ◀de▶ notre temps, comme certains l’ont finement supposé ? Une cantate peu connue ◀de▶ Beethoven, composée pour le congrès ◀de▶ Vienne, s’intitulait pourtant L’Europe est née ! Montesquieu, et Leibniz avant lui, mettent l’Europe au-dessus ◀de▶ leur « nation ». Mais l’adjectif Européen est ◀d’▶un usage bien plus ancien : il paraît pour la première fois au lendemain ◀de▶ la bataille ◀de▶ Poitiers (732) dans l’œuvre ◀d’▶un clerc espagnol continuant la chronique ◀d’▶Isidore de Beja. L’auteur y qualifie ◀d’▶Europenses les vainqueurs ◀de▶ ces grandes journées, et « répète avec complaisance ce nom qui indique l’éveil ◀d’▶un sentiment nouveau »3. Cependant, la prise de conscience ◀d’▶une entité européenne ne peut être attestée à l’aide de documents qu’à partir de l’an 1300 : les premiers portulans, ou cartes maritimes, écrit M. Denys Hay, « constituaient des cartes ◀de▶ l’Europe en tant que telle, et (ce qui est encore plus important) ils étaient le témoignage ◀de▶ l’intérêt porté au caractère culturel et politique des terres dont ils décrivaient les côtes »4. Mais pour voir les vocables « Europe » et « européen » entrer dans le vocabulaire courant, il faut attendre les xiv e et xv e siècles, époque où la chrétienté perd nos prolongements proche-orientaux, occupés par les Turcs, et tend ainsi à se confondre avec l’Europe géographique, cependant qu’à l’inverse les premiers humanistes commencent à distinguer les deux concepts ◀de▶ Christianitas et ◀d’▶Europa. C’est enfin dans les œuvres ◀d’▶un homme qui fut d’abord grand humaniste sous le nom ◀d’▶Æneas Silvius Piccolomini, puis grand pape sous le nom ◀de▶ Pie II, que l’Europe se voit définie, face à l’Islam ◀de▶ Mahomet II, comme l’héritière chrétienne ◀de▶ Rome et ◀de▶ la Grèce. Chacun sait la fortune que devait connaître cette définition ◀de▶ l’Europe par ses trois sources principales, reprise naguère avec éclat par Valéry.
6. Mais les nations sont venues se constituer, à partir du xviii e siècle. On nous rappelle, non sans aigreur ni sans dédain, qu’elles sont la vraie réalité. Que dis-je, on les déclare même « éternelles » dans la prose poétique des banquets et des éditoriaux du temps ◀de▶ guerre. Passons sur ces excès, voyons la thèse elle-même, et le jugement qu’elle implique sur la « réalité ».
On a souvent tenté ◀de▶ nier l’existence ◀d’▶une vraie « culture européenne », en arguant non seulement ◀de▶ ce qu’une pareille culture est difficile à définir, mais ◀de▶ la complexité ◀de▶ ses origines et ◀de▶ l’importance des influences extracontinentales qu’elle a subies. Ces arguments prennent toute leur force contre le concept ◀de▶ « cultures nationales », apparu au xix e siècle. Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? dit l’Europe aux nations. Elles seraient bien en peine ◀de▶ répondre. Spécifiquement européenne ou non, la culture des Européens est tout de même plus ancienne que notre découpage en 26 ou 27 États-nations, dont on attend encore qu’ils définissent la soi-disant autonomie ◀de▶ leur culture. En vérité, sur ce plan-là, nulle réalité créatrice ne se confond avec les limites accidentelles et souvent fort récentes ◀d’▶un ◀de▶ nos États. Mais sur les autres plans, qui ne voit du premier coup que les réalités décisives ont cessé ◀d’▶être « nationales » au xx e siècle ?
Notre économie, nos techniques, se développent en dépit des nations, qui ont au plus le pouvoir ◀de▶ les freiner en paralysant les échanges. Quant au plan politique : on a vu récemment ce que valaient à l’épreuve les fameuses « souverainetés » que nos ci-devant grandes puissances refusaient ◀de▶ sacrifier sur l’autel ◀de▶ l’Europe. Que l’idée nationale soit forte encore, il serait absurde ◀de▶ le contester : elle ne peut rien sauver, mais elle pourrait tout perdre. Gardons-nous ◀de▶ la sous-estimer ! Mais gardons-nous aussi ◀de▶ confondre plus longtemps ce mélange ◀de▶ lyrisme et ◀d’▶émouvants souvenirs, ◀d’▶orgueil injustifié et ◀de▶ vrai patriotisme, avec le réalisme politique. La patrie n’est pas la nation, elle est en général beaucoup plus petite. La nation culturelle n’est pas l’État, elle est en général beaucoup plus grande. Et si l’on confond tout, patrie, État, nation, spirituel, culturel et politique dans les limites ◀d’▶un même cordon douanier et du pouvoir ◀d’▶une même police, on obtient finalement ce qu’on mérite, j’entends l’État totalitaire.
Il reste, hélas, qu’aux yeux de beaucoup ◀d’▶intellectuels, la nation cache l’Europe comme l’arbre la forêt. Je dirai plus : l’Européen demeuré nationaliste au fond ◀de▶ son cœur, me paraît comparable à un arbre qui s’obstinerait à mettre en doute l’existence même ◀de▶ la forêt. (« Sait-on bien où elle s’arrête ? Sait-on quand elle est née ? Et combien ◀d’▶arbres il faut pour former une forêt ? J’ai mes racines, voilà qui est vrai, le reste est mythe… »)
N’est-il pas temps ◀de▶ faire voir à ces nationalistes qu’une Europe fédérée serait seule on mesure ◀de▶ sauver le concret ◀de▶ nos ◀vies▶ nationales, et n’en « sacrifierait » que l’illusoire, j’entends ce qui est déjà perdu ◀de▶ toute façon et qui ne pourrait être récupéré — pour autant que ce soit désirable — qu’au niveau de la fédération : la souveraineté peut-être (si elle est le droit ◀d’▶un groupe à faire ou à ne pas faire la guerre quand il l’entend) ; la prospérité sans doute (si elle traduit un mieux-vivre, et non pas simplement le résultat matériel ◀d’▶un effort humainement abrutissant) ; l’indépendance assurément (si elle est le pouvoir ◀de▶ ne pas subir la loi ◀d’▶une puissance étrangère)…
Tout cela suppose le développement ou le réveil ◀d’▶un sentiment trop faible encore dans tous nos peuples : celui ◀d’▶appartenir à un ensemble humain plus vaste, plus ancien, et plus fort désormais que ne l’est aucune ◀de▶ nos nations. Or cet ensemble humain n’est encore, aujourd’hui, qu’un fait ◀de▶ « culture » au sens large. Prendre conscience ◀de▶ notre appartenance à cette communauté ◀de▶ culture, c’est la condition nécessaire ◀de▶ l’union supranationale et ◀de▶ l’allégeance qu’elle requiert. Mais la condition suffisante sera donnée par d’autres efforts.
9. Nous débouchons ici dans le domaine politique, qui n’est autre, à mon sens, que celui des moyens ◀d’▶ordonner l’existence ◀d’▶un groupe humain. Or un tel groupe ne saurait être défini par son cadre institutionnel, mais par un style ◀de▶ ◀vie▶, un système ◀de▶ valeurs, un certain sens donné au fait ◀de▶ vivre, à l’amour, à la mort, aux relations entre humains, à la matière, au corps, à l’esprit, et au temps, — en somme, par une culture, au sens où j’emploie le mot.
Entre la politique et la culture, conçues comme on vient de l’indiquer, le rapport devrait être analogue au rapport entre forme et contenu.
Une politique ◀d’▶union ne devient possible que s’il y a tout d’abord communauté ◀de▶ culture entre les hommes qu’elle envisage ◀d’▶unir. Cette politique, ensuite, ne sera valable que si elle exprime, traduit, et tend à préserver ce qu’il y a ◀de▶ créateur dans cette communauté.
J’en conclus que la forme politique que devrait revêtir une union authentiquement européenne, ne saurait être que fédéraliste. En effet, nos diversités constituant le ressort principal ◀de▶ notre créativité, dans la mesure toutefois où elles ne s’isolent pas ni ne se mélangent indiscernablement, mais demeurent en tension, — autonomes et reliées. Cet équilibre dynamique, toujours risqué, cet art empirique et subtil ◀de▶ louvoyer entre le Charybde du particularisme étroit et le Scylla du centralisme niveleur, c’est le secret ◀de▶ la santé européenne.
Ici, culture et politique se joignent dans la seule et même exigence ◀d’▶une union fédérale ◀de▶ nos peuples.
J’osais me qualifier au début ◀d’▶Européen partial : faut-il m’en expliquer ? Pendant la séance ◀de▶ clôture ◀de▶ la table ronde ◀de▶ Rome, au Capitole, j’eus l’occasion ◀de▶ tenir le propos que voici :
On compare volontiers notre Europe à Byzance. Cet empire qui sombra pour toujours il y a cinq siècles exactement, avait cessé ◀de▶ vivre son grand rôle historique dès l’an 1204, où l’armée des croisés pilla sa capitale et viola son sanctuaire. Chute immense, dont la cause directe fut le refus ◀d’▶un sacrifice minime.
Les croisés, débarqués devant Constantinople, exigeaient un tribut avant de s’éloigner : 10 millions ◀de▶ francs-or, environ. L’empereur en versa la moitié, puis se mit à pleurer misère. Les riches ne l’aidèrent point, se disant tous ruinés, et refusant ◀de▶ faire le pool patriotique des faibles sommes qui iraient assurer leur salut. L’assaut fut décidé après des mois ◀d’▶attente. Byzance fut mise à sac. Les produits du pillage s’élevèrent après trois jours à plus ◀de▶ 100 millions, sans compter le trésor inestimable des œuvres d’art et des objets sacrés, dilapidés ou « réquisitionnés ». Les richesses ◀de▶ Byzance, enfin « mises en commun » furent emportées par l’occupant.
Il dépend ◀de▶ vous, Messieurs ◀de▶ la Table ronde, il dépend ◀d’▶efforts comme le vôtre, il dépend ◀de▶ nous tous Européens, ◀d’▶écrire une autre Histoire pour une Europe nouvelle.