Sur le▶ pouvoir des intellectuels (juillet 1957)aj
« Une politique ◀d’▶intellectuels »
Expression ◀de▶ dédain ou ◀de▶ ressentiment, des plus fréquentes en France dans ◀la▶ presse et ◀les▶ revues. ◀L’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue ne ◀l’▶emploie jamais, et cela pour ◀la▶ raison bien simple qu’il ne saurait imaginer un seul instant que ◀les▶ intellectuels exercent une action, ou prétendent ◀l’▶exercer sur ◀la▶ chose politique, celle-ci restant déterminée par des entités collectives comme ◀la▶ France, ◀les▶ Américains, ◀les▶ trusts, ◀les▶ communistes, ◀la▶ gauche, ◀le▶ patronat, ou par des personnalités civiles ou militaires dont on estime que c’est ◀le▶ métier.
◀L’▶expression ne semble donc utilisée que par ◀les▶ seuls intellectuels pour ridiculiser leurs ennemis politiques, et cela sans nul souci du ridicule qu’ils se trouvent jeter du même coup sur leur propre corporation. Ils ont bien tort, d’ailleurs, et se trompent sur leur pouvoir au moins autant que ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue.
En effet, toutes ◀les▶ politiques, dès ◀la▶ fin du xviiie siècle, ont été idéologiques, pour avoir été initiées par des intellectuels prétendant à ce nom, des encyclopédistes à Lénine, en passant par Marx ou Maurras, Mazzini, H. S. Chamberlain ou Sorel.
Je lis dans une revue réputée conformiste ◀la▶ phrase suivante : « ◀Le▶ caractère idéologique du conflit (guerre ◀de▶ 1939-1945) n’a peut-être pas eu ◀la▶ netteté que lui prêtent ◀les▶ intellectuels. » Et je sens aussitôt que ◀l’▶intellectuel qui écrit cela défend une certaine politique, et en attaque une autre qu’il dénigre à ◀l’▶avance en lui donnant pour défenseurs ◀les▶ intellectuels mal famés. Mais logiquement ◀la▶ phrase ne se défend pas, comme on ◀le▶ voit en ◀la▶ transposant ◀de▶ cette manière : « ◀Le▶ caractère scientifique du conflit (entre ◀la▶ théorie ondulatoire et ◀la▶ théorie corpusculaire) n’a peut-être pas ◀la▶ netteté que lui prêtent ◀les▶ savants. » Dans ◀les▶ deux cas, ◀le▶ conflit désigné, idéologique ou scientifique, n’existe, en tant que tel, que pour ceux qui ◀le▶ formulent. Il est donc impossible, par définition, qu’il détienne plus ou moins ◀de▶ « netteté » intrinsèque dans une réalité qui serait indépendante soit des idéologues, soit des savants qui ◀l’▶ont posé et qui en débattent. Il est vain ◀de▶ reculer devant ces deux évidences : ◀les▶ conflits idéologiques sont ◀le▶ fait des intellectuels, et ils dominent ◀la▶ politique concrète ◀de▶ notre temps.
◀L’▶Europe, Napoléon et ◀les▶ intellectuels
Dans une autre revue, je lis ceci : « ◀L’▶Europe unie, c’est un problème qui intéresse avant tout ◀les▶ intellectuels, et laisse ◀les▶ masses indifférentes. » On entend suggérer par là que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est une chimère, un faux problème. Quel problème ne serait faux, à ce compte ? Attribuer celui-ci aux seuls intellectuels (◀les▶ masses restant indifférentes) ne suffit pas, hélas ! à changer ses données et ne contribue guère à ◀le▶ résoudre.
On se retourne alors vers ◀les▶ réalités qui sont censées intéresser ◀les▶ masses, mais c’est encore pour essayer ◀de▶ montrer que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est une idée suspecte, dès qu’elle cesse ◀d’▶être inefficace. On nous rappelle qu’Hitler a voulu faire ◀l’▶Europe, et Napoléon avant lui. Où prend-on cela ?
Ces dictateurs rêvaient sans doute ◀d’▶annexer ◀l’▶Europe à leurs fiefs. ◀Les▶ Soviets ◀le▶ voudraient aussi. Quoi ◀de▶ commun entre cette volonté impérialiste ◀d’▶un État s’imposant à tous ◀les▶ autres, et ◀la▶ volonté fédérale surgie spontanément parmi ◀les▶ hommes ◀les▶ plus libres ◀de▶ tous nos peuples ?
Si Napoléon avait vraiment voulu créer ◀les▶ États-Unis d’Europe, il ◀l’▶aurait dit avant Sainte-Hélène. Et, s’il ◀l’▶avait dit, il aurait eu tort car ◀de▶ son temps rien ne menaçait ◀l’▶Europe dans son ensemble sinon lui.
Même jeu pour un Hitler, qui a presque fait ◀l’▶Europe, mais contre lui. C’est en effet dans ◀les▶ mouvements ◀de▶ résistance ◀de▶ tous nos pays envahis que s’est nouée ◀l’▶idée ◀d’▶une fédération libre, mettant fin tout d’abord aux aventures des États-nations déchaînés.
Que des intellectuels — pas trop nombreux d’ailleurs — aient été les premiers à vouloir notre union prouve en faveur de leur lucidité ; qu’un Poujade intéresse du premier coup ◀les▶ masses prouve qu’elles ignorent pathétiquement leurs vrais problèmes. Mais je ne vois pas un seul mouvement né ◀de▶ ◀la▶ masse qui ait réussi au xxe siècle. Tout ce qui a marqué, pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire, est sorti ◀de▶ petits groupes ◀d’▶idéologues. À supposer que je sois contre ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe, si ◀l’▶on me disait que c’est une affaire ◀d’▶intellectuels, je serais inquiet.
Sur une hypocrisie des pseudo-libéraux
Refuser ◀l’▶usage ◀de▶ ◀la▶ force contre ceux qui ont juré ◀d’▶en abuser, ce n’est pas laisser des chances égales à tous, comme ◀le▶ prétend ◀la▶ théorie. Car ◀le▶ bon sens voudrait que ◀le▶ libéralisme utilise ◀la▶ contrainte contre ses ennemis, dans ◀l’▶exacte mesure nécessaire pour ◀les▶ ramener aux conditions ◀de▶ départ ◀d’▶une équitable concurrence : c’est ◀le▶ procédé sportif du handicap.
Partout où ◀le▶ libéralisme s’y refuse, appliquant ses principes aveuglément, il joue ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀l’▶ennemi qui ◀le▶ supprime. Et, par ◀la▶ suite, ce ne sont jamais ◀les▶ libéraux qui rétablissent ◀la▶ liberté, mais ◀la▶ force brutale des armées étrangères.
On me dira que tout le monde ◀le▶ sait, mais je vois que personne n’y croit chez ◀les▶ soi-disant libéraux, puisqu’ils jettent ◀les▶ hauts cris dès que quelqu’un suggère ◀de▶ réduire ◀le▶ PC à ◀l’▶observance des lois. Si un autre parti réclame une telle mesure, on ◀le▶ traite aussitôt ◀de▶ fasciste, c’est-à-dire ◀de▶ totalitaire, sans lui concéder pour autant ◀les▶ privilèges qu’entraîne cette étiquette. Ce qui prouve qu’on ne croit pas au reproche qu’on lui fait. Car il est clair qu’un vrai parti totalitaire a tous ◀les▶ droits, en régime libéral, y compris ◀le▶ droit ◀de▶ préparer ◀la▶ mort des autres sans qu’on proteste.
Écrit en avion
Volant ◀de▶ Genève à Londres, à La Haye ou à Rome, je lis ◀les▶ prospectus qu’on nous donne sur ces villes. ◀Les▶ photos, ◀les▶ vignettes surtout, montrent des constables et des horse guards, des paysans en sabots sur un fond ◀de▶ moulins, des statues sur un fond ◀de▶ ruines antiques ; s’il s’agit ◀de▶ ◀la▶ Suisse, des yodleurs.
◀Le▶ tourisme prétend « promouvoir une meilleure compréhension entre ◀les▶ peuples ». Mais il ◀le▶ fait à coups ◀de▶ clichés, et ce sont ces clichés qu’il « promeut », plus qu’une vraie connaissance mutuelle. ◀La▶ méthode est sûrement réaliste. Elle traite ◀les▶ idées préconçues. Or ce sont ces idées qui mettent ◀les▶ gens en route, et non pas ◀la▶ soif ◀d’▶inconnu. ◀Le▶ touriste moyen ne veut pas découvrir, mais seulement rejoindre une image et vérifier qu’elle ne ◀le▶ trompait pas. Rien dans tout cela qui rapproche ◀les▶ peuples : tout confirme, au contraire, ◀les▶ préjugés symbolisant leurs différences à première vue.
J’ai regardé tous mes voisins, comme ◀d’▶habitude. Ils représentent peut-être une dizaine ◀de▶ pays. Et je doute, une fois de plus, qu’il soit bon ◀de▶ se connaître, que ◀les▶ échanges entre ◀les▶ peuples aident ◀les▶ hommes à se mieux comprendre, que ◀la▶ compréhension crée ◀l’▶amitié, et que ◀l’▶amitié prépare ◀l’▶union.
Je survole en une heure ◀la▶ Suisse, petite unité politique bien compacte et modèle ◀de▶ civisme. On passe en cinq minutes ◀d’▶un canton à un autre. Leurs habitants ne se connaissent guère entre eux. S’aimeraient-ils davantage en se mêlant ? ◀Le▶ pâtre yodleur ◀d’▶Appenzell n’a jamais vu ◀l’▶industriel racé ◀de▶ Winterthur, ni ◀le▶ banquier anglomane ◀de▶ Genève, ni ◀l’▶ouvrier socialiste ◀de▶ Berne, ni ◀l’▶horloger réfléchi du jura, ni même ◀le▶ paysan ◀de▶ Gruyère, yodleur aussi, mais en patois latin.
Si l’un ◀d’▶eux invitait tel des autres à sa table, ce qui est à peine imaginable, ils n’auraient pas grand-chose à se dire, à supposer qu’ils trouvent une langue commune. Cela n’empêche pas ◀la▶ fédération suisse ◀de▶ tourner rond : elle n’est pas une affaire ◀de▶ sentiment, ni même ◀de▶ connaissance mutuelle, mais ◀d’▶allégeance aux mêmes institutions.
Et nous, Européens ◀de▶ diverses nations qui allons, une fois de plus, nous rencontrer à Londres, à La Haye, à Genève ou à Rome, dans ◀le▶ seul dessein ◀de▶ fédérer ◀l’▶Europe, si nous y parvenons, ce ne sera qu’en surmontant ◀les▶ irritations évidentes qu’il nous arrive ◀de▶ nous causer réciproquement, à mesure qu’en travaillant ensemble pour ◀l’▶union nous apprenons à nous connaître mieux.
Dans ◀la▶ marge ◀d’▶un hebdomadaire
Critique ◀d’▶un livre. On commence par citer (guillemets et italique) une phrase que ◀l’▶auteur n’a pas écrite : « ◀De▶ Nicée à ◀la▶ bombe atomique, ◀l’▶homme européen, somme toute, a peu changé. » On donne cette phrase, inventée ◀de▶ toutes pièces, comme justifiant ◀la▶ thèse du livre aux yeux de ◀l’▶auteur, qui a dit à peu près ◀le▶ contraire. On juge ses vues « superficielles », non sans raison, car ce sont celles qu’on lui attribue. Mais on admet pourtant « qu’il paraît tomber juste » lorsqu’on définit, en passant, ◀le▶ sujet véritable ◀de▶ son livre… Ce faux, bien entendu, n’est pas signé.
Mœurs courantes, me dit-on, on ne répond pas à cela. Je pense à cet ami qui soupirait : « Ah je n’ai plus ◀le▶ temps ◀d’▶écrire, même aux amis, je ne réponds plus qu’aux lettres anonymes ! »