L’▶échéance ◀de▶ septembre (septembre 1957)al
◀Les▶ joyeux Butors du Kremlin sont quatre ◀de▶ moins, est-ce un gain ? Une seule chose me paraît certaine : ce ne sont pas ◀les▶ plus gais qui s’en vont. Mais chercher si ce sont ◀les▶ plus durs, ◀les▶ plus mous, ◀les▶ plus souples ou ◀les▶ plus staliniens est un jeu dont Boris Souvarine a montré toute ◀la▶ vanité. Que ◀le▶ régime soviétique soit en crise, on ◀le▶ savait. Toute dictature est un régime ◀de▶ crise, un moyen ◀de▶ gouverner sans résoudre ◀la▶ crise et même en s’appuyant sur elle.
Mais ce n’est pas du devenir soviétique que dépend ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀la▶ menace ◀d’▶une guerre générale se trouvant désormais neutralisée par ◀la▶ terreur ◀de▶ mettre en œuvre ses moyens. Que ◀l’▶URSS surmonte ou non sa crise congénitale, elle a cessé ◀d’▶être ◀l’▶espoir du monde depuis qu’elle n’en est plus ◀la▶ peur. Qu’elle réussisse ou non à se démocratiser par ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ tyrannie, qu’elle prospère ou se ruine à force de corriger ses gaffes par des massacres, ses crimes par des slogans, et ses déficits par des purges, elle s’est mise étrangement en marge du grand jeu. Ou disons plutôt que ◀le▶ vrai drame ◀de▶ la seconde moitié du xxe siècle englobe celui ◀de▶ ◀la▶ Russie soviétique et ◀le▶ dépasse très largement. C’est ◀le▶ drame qui surgit ◀de▶ ◀l’▶affrontement brutal du monde occidental, fauteur ◀de▶ ◀la▶ technique, et des sociétés « primitives » par rapport à ce mode de vie, celles qui se trouvent sans défense contre lui. Ce sont peut-être toutes ◀les▶ sociétés humaines, à ◀l’▶exception, partielle seulement, ◀de▶ ◀la▶ nôtre. Car ◀l’▶Europe a su se défendre, depuis un siècle et demi, tant bien que mal il est vrai, contre ses propres inventions, et ◀les▶ assimiler, non sans dégâts sociaux, en restant à peu près elle-même dans ◀l’▶ensemble. Mais ◀l’▶Asie ◀le▶ pourra-t-elle ? Et ◀l’▶Afrique ? ◀L’▶URSS écrase ◀les▶ défenses instinctives ◀de▶ ses peuples et leur inflige ◀le▶ Plan par ◀la▶ police. ◀Les▶ USA vivent dans ◀le▶ bonheur sans dimensions ◀de▶ ◀la▶ non-résistance unanime, qu’ils préfèrent qualifier ◀d’▶adaptation sociale. Ils se sont mis hors ◀d’▶état ◀de▶ sentir ou même ◀d’▶identifier ◀les▶ éléments du drame lorsqu’il éclate exemplairement dans un pays comme ◀l’▶Algérie.
Car c’est ici ◀la▶ vraie nature ◀de▶ ◀la▶ tragédie algérienne, au-delà ◀de▶ ses aspects politiques.
◀Les▶ reproches mutuels, ◀les▶ scandales trop certains et leur exploitation par ◀les▶ factions, ◀les▶ campagnes ◀de▶ presse, ◀les▶ accès ◀de▶ répression, ◀les▶ examens ◀de▶ conscience ◀de▶ part et ◀d’▶autre, ◀les▶ livres, ◀les▶ pamphlets et ◀les▶ articles, plus intelligents qu’informés, plus informés que judicieux, plus judicieux que sensibles, ou plus sensibles que sensés, et moins réalistes que tout cela, enfin ◀les▶ slogans à ◀la▶ craie, trop facilement contradictoires, qu’on lit sur tous ◀les▶ murs ◀de▶ ce pays — « Algérie française » ou « Paix en Algérie », c’est autant dire ◀la▶ Lune pour tous et pour tout ◀de▶ suite — n’ont certainement pas contribué à ◀la▶ solution du problème, n’ont pas mordu sur ◀la▶ réalité. Mais nos démocraties étant ce qu’elles sont, il fallait en passer par là pour préparer ◀les▶ prises ◀de▶ conscience nécessaires. Rien ne serait plus injuste que ◀de▶ dire aux Français qu’ils ont mis beaucoup de temps à comprendre ◀la▶ gravité ◀de▶ ◀la▶ situation : ils ont été somme toute les premiers à ◀le▶ faire, et ◀les▶ seuls jusqu’ici, autant que je sache.
◀Le▶ livre ◀de▶ Germaine Tillion65 et ◀l’▶accueil qu’on lui fait ◀de▶ tous côtés m’en donne ◀la▶ preuve. Il déblaye un terrain ◀d’▶entente pour tous ◀les▶ Français ◀de▶ bonne foi. Réfutant à la fois, et sans ◀le▶ chercher du tout, ◀les▶ points de vue partisans ◀de▶ ◀la▶ gauche et ◀de▶ ◀la▶ droite, ◀les▶ ignorances américaines et ◀les▶ astuces tactiques fascistes et communistes, ce petit ouvrage met tout au point — au point tragique.
◀La▶ France, dit-on, est un procès perpétuel intenté par tous à chacun et par chacun à tous. Nous ◀l’▶avons bien vu depuis deux ans à propos du drame algérien. Mais ◀l’▶affaire a mûri, dans ◀les▶ esprits, tout en se détériorant dans ◀les▶ rues et ◀les▶ douars, et dans ◀l’▶opinion vague qu’on dit mondiale. Voici le deuxième acte annoncé : c’est ◀la▶ France comme un tout qui va voir son procès intenté par les Nations unies. Bandung, Moscou et Washington vont se trouver enfin d’accord sur un seul point : ◀la▶ condamnation ◀de▶ ◀la▶ France.
Il est temps que ◀les▶ Français se regroupent, face à ◀la▶ convergence ◀de▶ ces attaques, et qu’ils cessent ◀de▶ fournir contre ◀la▶ France des arguments qu’Américains et Russes vont emprunter aux polémiques françaises, mais qui ne touchent pas ◀le▶ vrai problème.
Ni ◀les▶ colonialistes attardés ni ◀les▶ anticolonialistes ◀de▶ toutes tendances (idéalistes ou revendicateurs) n’ont vraiment abordé, jusqu’ici, ce problème. Il dépasse leurs catégories. Il dépasse également ◀la▶ France.
Ce n’est point parce que ◀la▶ France aurait été plus « colonialiste » que d’autres que ◀le▶ drame algérien s’est noué. Ce n’est pas une politique ◀de▶ gauche ou ◀de▶ droite ou ◀de▶ nouvelle gauche ou ◀de▶ technocratie, qui aurait pu modifier ◀les▶ données ◀de▶ ce drame. Ce n’est pas ◀la▶ France comme entité nationale et politique qui peut être ici mise en cause, mais bien ◀la▶ civilisation européenne tout entière, dans ses rapports inévitables et imprévus avec ◀les▶ peuples non préparés à ◀l’▶absorber.
◀Le▶ cessez-le-feu, qui doit intervenir absolument, ne résoudra rien. Ni aucune décision politique imposée par ◀la▶ majorité absurdement hétéroclite des Nations unies, dont ◀le▶ seul dénominateur commun ne saurait être que ◀l’▶ignorance ◀de▶ ◀la▶ nature et du nom même des réalités en présence.
Il ne s’agit donc pas ◀d’▶internationaliser (comme on dit) ◀l’▶affaire algérienne, par une décision qui condamnerait ◀la▶ France injustement et vainement. Mais il s’agit ◀de▶ reconnaître que ◀l’▶affaire algérienne n’est plus (si elle ◀le▶ fut jamais) une affaire nationale, ni même internationale, parce qu’elle relève ◀d’▶une politique ◀de▶ civilisation et non ◀d’▶un tribunal quelconque, fût-il ◀de▶ « ◀l’▶opinion mondiale ».
Qui pourrait se charger ◀d’▶élaborer cette politique ◀de▶ civilisation ? Elle demande un débat sur ◀le▶ fond, dont ◀les▶ politiciens sont incapables, seuls. Elle exige ◀la▶ convocation ◀d’▶un grand concile œcuménique des cultures en présence dans ◀le▶ monde du xxe siècle. Elle demande des années ◀d’▶études, ◀d’▶enquêtes et ◀de▶ consultations mutuelles. ◀D’▶une manière immédiate et préalable, elle exige que ◀les▶ représentants ◀de▶ ◀l’▶Europe tout entière, culturelle et technique, et ◀de▶ ◀l’▶Afrique du Nord, politique et religieuse, se réunissent pour définir et confronter leurs buts ◀de▶ paix, leurs possibilités ◀de▶ survivre à court terme, leurs aspirations à long terme.
Mais voici ◀l’▶échéance ◀de▶ septembre. Et tout peut être compromis.
Il se trouve que ◀la▶ France, une fois de plus dans ◀l’▶histoire, est aux prises avec un problème intéressant ◀l’▶humanité entière, et qu’elle ne peut résoudre seule, mais qu’elle seule, tant à cause de ses vertus que ◀de▶ ses défauts traditionnels, pouvait laisser se poser et comme s’exemplifier dans toutes ses vraies complexités humaines.
◀L’▶Amérique saura-t-elle comprendre que ◀le▶ drame algérien ◀l’▶intéresse vitalement, étant celui ◀de▶ ◀l’▶aventure occidentale tout entière ? Et ◀les▶ autres pays ◀de▶ ◀l’▶Europe verront-ils que ◀la▶ France n’est ici que leur avant-garde exposée ?
◀L’▶échéance ◀de▶ septembre sera celle ◀de▶ ◀l’▶Europe, au-delà ◀de▶ ◀la▶ France déchirée. Et ◀de▶ ◀l’▶Occident peut-être, au-delà ◀de▶ ◀l’▶Europe.