Sur le▶ crépuscule ◀d’▶un régime (octobre 1957)am
Une terrasse ◀de▶ café, sur cette place ◀de▶ Venise que ◀le▶ Guide bleu décrit un peu mystérieusement comme « un des ensembles ◀les▶ plus suggestifs du monde ». Fin ◀d’▶après-midi pâle sur ◀les▶ dômes ◀de▶ Saint-Marc. A. et R. boivent un negroni en regardant passer par bancs ◀les▶ touristes en chemise, ceints ◀d’▶étuis à Leica.
R. — Avez-vous entendu cette femme à l’autre table ? Elle trouve Venise « artificielle » !
A. — Je comprends bien ce qu’elle veut dire.
R. — Moi je m’y refuse absolument. Elle n’avait qu’à rester tranquille dans son petit milieu « naturel ». Ceux qui n’aiment pas ◀l’▶artificiel n’ont qu’à brouter.
A. — Vous êtes bien dur et bien maussade.
R. — C’est qu’il y a ◀de▶ quoi ! Venise n’a rien de plus artificiel qu’une villa ◀de▶ banlieue, mais ◀la▶ Place est sublime. Il faut en interdire ◀l’▶accès à ceux qui pensent et qui parlent comme cette dame. Ces hordes ◀de▶ barbares aux mollets nus qui se promènent sur Saint-Marc un regard ébaubi et des jugements réprobateurs devraient se voir retirer leur permis ◀de▶ voyager. Ils salissent tout. Mais notez que ◀les▶ pigeons qu’ils aiment photographier ne laissent pas une crotte sur ◀la▶ place. C’est un mystère. Ils ont ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶artificiel, probablement.
A. (soudain très pâle). Ce que vous dites-là, ce permis ◀de▶ voyager, ce n’est pas très… démocratique ?
R. — Ce ne ◀l’▶est pas ◀le▶ moins du monde, et après ? Vous croyez à ◀la▶ Démocratie ?
A. — Je crois à ◀l’▶éducation progressive des masses, et je crois qu’une démocratie saine ne peut fonctionner qu’à cette condition. Cette foule qui choque ◀l’▶esthète, je ◀la▶ trouve si touchante ! Elle s’amuse, elle s’instruit, elle se fait des souvenirs, elle apprend à connaître ◀l’▶étranger…
R. — Je demande une expertise ◀de▶ ces clichés. Je n’entends ici, dans ◀les▶ ruelles et aux terrasses, que des jugements triviaux ou malveillants : il paraît que ◀les▶ canaux sentent mauvais et que ◀la▶ Place n’est pas bien régulière. Voyez-vous, c’est ◀l’▶immense Problème des Loisirs qui défile devant nous sur cette place. ◀L’▶éducation des masses exige tout autre chose que ◀le▶ simple déplacement physique en masse. Je demande qu’on institue ◀le▶ permis ◀de▶ voyager, et qu’on ne ◀le▶ donne qu’à ceux qui auront passé une série ◀d’▶examens un peu subtils, prouvant au moins leur innocence. Ce n’est pas une affaire ◀de▶ classe, notez-◀le▶ bien. Presque toutes ◀les▶ mondaines se verront recalées.
A. — ◀La▶ prétention révèle un manque ◀d’▶éducation, c’est entendu. Mais sous ◀le▶ nom ◀de▶ démocratie, ce n’est qu’une démocratie mal éduquée, insuffisamment éduquée, que vous semblez vouloir condamner.
R. — Oh ! je ne ◀la▶ condamne pas ! Je ◀la▶ crois dépassée. On va me couper ◀la▶ tête, mais cela ne résoudra rien. Voulez-vous que je devienne bien sérieux ? Je vous confierai que c’est ◀l’▶examen ◀de▶ ◀l’▶Éducation précisément, et ◀de▶ ses conditions au xxe siècle qui m’a fait voir ◀le▶ mieux que ◀la▶ Démocratie n’est pas le dernier mot ◀de▶ ◀la▶ sagesse politique. Éduquer, c’est conduire hors de… c’est conduire ◀l’▶enfant ou ◀le▶ jeune homme hors de ◀la▶ bêtise collective, du grégarisme naturel, vers son autonomie et vers sa vocation. Éduquer, c’est donner au jeune homme ◀les▶ moyens ◀de▶ se libérer du conformisme, du nombre et ◀de▶ ses lois, ◀de▶ ◀l’▶égalitarisme et ◀de▶ ◀l’▶imitation, des slogans et ◀de▶ ◀la▶ peur ◀de▶ différer. C’est apprendre au jeune homme qu’il doit faire ce qu’il est seul au monde à juger bon pour lui (même s’il se trompe) et cela contre ◀l’▶avis ◀de▶ ◀la▶ majorité ; elle est incompétente dans son cas, s’il est vraiment quelqu’un et s’il veut ◀le▶ prouver. Éduquer, c’est apprendre à distinguer. C’est apprendre à se distinguer. C’est donc un acte antidémocratique.
A. — Vous faites du paradoxe, vous n’êtes pas « bien sérieux ».
R. — Je suis aussi sérieux que ◀l’▶étymologie. Démocratie veut dire pouvoir du peuple. Ça n’existe nulle part au monde. C’est un mensonge que ◀de▶ ◀l’▶invoquer à tout propos, pour éviter ◀de▶ faire face aux réalités. Quant à ceux qui viennent nous parler ◀de▶ « démocratie populaire », ils font un mensonge au carré, plutôt qu’un ◀de▶ ces pléonasmes si fréquents dans ◀l’▶argot pour insister clairement. ◀La▶ démocratie populaire n’est en fait que ◀la▶ suppression ◀de▶ certains procédés qu’on dit démocratiques : ◀l’▶élection libre, ◀le▶ droit ◀d’▶opposition, etc.
A. — Mais ◀les▶ gens se moquent ◀de▶ ◀l’▶étymologie. Ils entendent par démocratie tout autre chose.
R. — Quoi, selon vous ?
A. — Eh bien, ◀l’▶égalité d’abord, ◀l’▶abolition des privilèges, ◀la▶ promotion des classes dites inférieures, — ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ dictature et ◀de▶ ◀l’▶arbitraire du Pouvoir. Seriez-vous devenu fasciste ?
R. — C’est ce qu’on lance à ◀la▶ tête ◀de▶ quiconque émet ◀le▶ moindre doute sur ◀la▶ Démocratie. ◀Le▶ terme est devenu tabou. ◀La▶ raison en est évidente : Hitler et Mussolini ayant raillé ◀la▶ Démocratie, tous ceux que leur système révoltait à juste titre ont cru devoir du même coup défendre sans réserve ce que ces dictateurs prétendaient attaquer. Mais une erreur ne se trouve pas justifiée parce que des criminels ◀l’▶ont dénoncée, surtout si leur crime consistait à porter cette erreur au pire. Or, Hitler et Staline n’ont fait en réalité que pousser ◀l’▶utopie démocratique à ses conséquences fatales. Ils voulaient un peuple unanime, monolithique comme on dit à Moscou, et ils ◀l’▶ont eu, ◀l’▶épuration éliminant ◀l’▶opposition, selon ◀le▶ procédé jacobin. ◀L’▶abolition des anciens privilèges, ◀l’▶égalitarisme, ◀la▶ promotion des classes inférieures, ils ont réalisé tout cela bien mieux que nous, car nous sommes restés à mi-chemin, en marchant dans ◀la▶ même direction.
A. — Il faut donc devenir fasciste ou communiste ?
R. — Au contraire, il faut dénoncer ◀les▶ illusions démocratiques qui conduisent logiquement aux dictatures.
A. — Je ne vois pas à quoi vous tendez et quelle sorte ◀de▶ régime vous paraît bon.
R. — J’avoue que j’ignore son nom, on ◀le▶ trouvera bien un jour, et je n’ose espérer qu’il soit exact. Ce sera peut-être encore Démocratie, qui sait ? car ce genre ◀de▶ mot sert à tout, et cela peut rassurer ◀les▶ vieux routiers ◀de▶ ◀la▶ gauche, comme cette partie ◀de▶ ◀la▶ droite à laquelle il suffit qu’un régime apparaisse périmé pour s’y rallier. Mais on ne retiendra ◀de▶ notre système actuel que quelques procédés que vous approuvez d’ailleurs, parce que vous ◀les▶ croyez démocratiques, quand ils sont aristocratiques.
A. — Comme par exemple ?
R. — ◀L’▶éducation ouverte à tous, mais en vue de favoriser ◀la▶ promotion au pouvoir des meilleurs, ce qui est contraire à ◀l’▶égalitarisme, au moins autant qu’aux privilèges héréditaires que ◀l’▶on confond à tort — voir ◀l’▶étymologie — avec ce régime du bon sens que serait ◀l’▶Aristocratie66. Tout ◀le▶ pouvoir aux élites véritables ! Mais il s’agit ◀de▶ ◀les▶ former, non ◀de▶ ◀les▶ élire.
A. — Je persiste à penser que ◀l’▶élection libre par ◀le▶ suffrage universel est ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ garantir ◀les▶ libertés fondamentales en renouvelant fréquemment ◀les▶ pouvoirs qui deviennent tous abusifs quand ils durent.
R. — Puis-je vous faire observer que ◀l’▶élection n’est pas un procédé démocratique, si ◀la▶ démocratie repose sur ◀le▶ principe que tous ◀les▶ hommes sont égaux ? Mais vous n’y croyez pas, à ce principe ◀de▶ base. ◀La▶ preuve en est que vous approuvez ◀les▶ élections.
A. — Je ne vous suis plus.
R. — C’est pourtant simple. Si ◀les▶ démocraties égalitaires croyaient vraiment ◀les▶ hommes égaux, ils ne feraient jamais ◀d’▶élections, car celles-ci visent au choix des meilleurs. Ils mettraient simplement au pouvoir ceux dont ◀le▶ nom commence par A, puis par B, puis par C, jusqu’à Z et retour. Ou bien tous ◀les▶ hommes sont égaux, alors prenez n’importe qui, ou bien certains semblent meilleurs, alors vous élisez une aristocratie.
A. — Vous jouez sur ◀les▶ mots.
R. — Non, je ◀les▶ prends au sérieux.
A. — Vous approuvez donc ◀l’▶élection en tant que procédé antidémocratique ?
R. — Cette raison ne serait pas suffisante. Voyons plutôt ◀le▶ mérite du procédé. Il me paraît fort expédient quand il s’agit ◀de▶ se prononcer sur une personne, entre hommes ◀d’▶une qualité sensiblement égale, comme il arrive dans certains groupes restreints. On ne saurait élire une élite ; on ne peut que ◀la▶ former, ◀la▶ laisser se dégager, ◀la▶ reconnaître et puis ◀la▶ respecter. En revanche, ◀l’▶élite seule peut élire, avec des chances ◀de▶ tomber juste.
A. — Que faites-vous du suffrage universel ?
R. — ◀Les▶ démocrates eux-mêmes en limitent ◀les▶ dégâts. Dès qu’il s’agit ◀de▶ quelque chose ◀de▶ sérieux, j’entends qui ◀les▶ passionne ou que ◀l’▶on peut vérifier, il n’est plus question ◀de▶ voter. Personne ne veut élire au suffrage universel un joueur ◀de▶ football, un cycliste ou une star, de même qu’on n’élit pas un inventeur, un poète, un pilote ◀de▶ canal. ◀Le▶ procédé n’est bon que pour ◀les▶ députés.
A. — Vous oubliez ◀le▶ président américain.
R. — Là, vous marquez un point. Ce mélange ◀de▶ plébiscite et ◀de▶ rugby, cette compétition plus sportive que proprement politique et qui finit par des échanges ◀de▶ courtoisie, c’est ◀le▶ seul cas, peut-être, où ◀la▶ démocratie semble à peu près rejoindre, sans tricher avec ses principes, ◀l’▶efficacité et ◀le▶ bon sens. ◀Les▶ hommes étant ce qu’ils sont, Truman gouvernait bien. Cela réussit une fois sur deux, proportion jusqu’ici tolérable. Mais il se peut que ◀la▶ société ◀de▶ demain exige une précision plus grande. On ne saurait mettre aux voix ◀la▶ vérité, quand ◀la▶ moindre erreur ◀de▶ calcul peut faire éclater ◀la▶ bombe H.
A. — Tout cela vous mène irrésistiblement à concevoir un régime dominé par ◀la▶ science. Que deviendraient alors ◀les▶ libertés humaines ?
R. — Il est douteux que ◀l’▶homme soit libre. Luther ◀le▶ nie énergiquement, et ◀la▶ cybernétique lui donne raison. Seules ◀les▶ libertés politiques sont des réalités incontestables. Ce sont elles que nous défendons sous ◀le▶ nom ◀de▶ démocratie, qui est une fausse étiquette, sans nul doute. ◀Le▶ malheur veut qu’elles aboutissent ◀le▶ plus souvent à des dictatures criminelles, justifiées par tous ◀les▶ prétextes que fournit ◀l’▶utopie démocrate.
A. — Parlez plus bas, on nous entend aux autres tables !
R. — Croyez-moi, ◀la▶ Démocratie restera dans ◀l’▶Histoire ◀le▶ rêve du xixe siècle et ◀le▶ cauchemar du xxe siècle. ◀L’▶Occident n’y croit plus. Il ◀la▶ revend ◀d’▶occasion aux peuples dits sous-développés, qui ◀l’▶useront vite, ignorant ◀les▶ soins hypocrites dont nous avons su ◀l’▶entourer.
A. (chuchotant). — Et après ?
R. — Nos ministères seront remplacés par des cerveaux électroniques, seuls capables ◀de▶ digérer ◀les▶ données innombrables du réel. Je n’y puis rien, ni vous non plus. D’ailleurs, cela se pratique déjà. Un gallup poll perpétuel donnera ◀l’▶image exacte ◀de▶ ◀l’▶opinion publique, et ◀de▶ ses résultantes réelles.
A. — ◀Les▶ machines en tiendront-elles compte ?
R. — Ce qu’il faut revendiquer, désormais, laissant tomber en chemin tout recours paresseux à ◀l’▶argument démocratique, c’est que ◀les▶ « informations » fournies sur bande, et sur lesquelles ces cerveaux ne fonctionnent pas, soient dictées par un petit groupe ◀de▶ savants, ◀d’▶esthètes et ◀de▶ saints.
A. — ◀Le▶ Vrai, ◀le▶ Beau, ◀le▶ Bien, en somme, un vieux système… Il a bien peu de chances…
R. — Ce sont ◀les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶homme.
◀La▶ nuit est là. ◀Les▶ dômes dorés ◀de▶ ◀la▶ Basilique sont éteints. ◀Les▶ pigeons dorment aux façades. Tout au fond ◀de▶ ◀la▶ Place désertée, un orchestre attaque ◀l’▶ouverture du « Guillaume Tell » ◀de▶ Rossini. ◀Les▶ rois déchus s’attablent chez « Quadri », et ◀les▶ régimes ◀de▶ tous ◀les▶ temps promènent sous ◀les▶ galeries leurs partisans bavards. Avant de nous mêler à leur foule insouciante, demeurons un moment recueillis dans ◀la▶ gloire sombrement émanée ◀de▶ ces marbres. Elle règne, taciturne, au plus bel espace vide jamais délimité par ◀l’▶artifice humain.