Sur un certain cynisme (septembre 1957)an
Un Américain. — Pourquoi la▶ France est-elle tellement cynique ? Je viens de passer quelques mois à Paris. Tout ce que j’entends et tout ce que je lis, politique et littérature, donne ◀la▶ même impression générale — comme si ◀le▶ cynisme était ◀la▶ seule issue ◀d’▶une perpétuelle irritation contre ◀le▶ train du monde, qu’on ne peut plus changer. Je suis ami ◀de▶ ◀la▶ France. Je me sens déprimé.
R. — Vous ne ◀l’▶avez pas volé, et cela vous apprendra à croire tout ce qu’on vous dit et tout ce que vous lisez !
A. — Mais que croire, si tout ce qu’on me raconte et tout ce qu’on me donne à lire m’égare ?
R. — Regardez ce que ◀l’▶on fait, tous ces gosses, par exemple. ◀Les▶ grands travaux, ◀les▶ routes, ◀les▶ cultures, ◀le▶ commerce. Sachez que ◀la▶ politique en France est conçue comme une crise permanente entretenue par ses spécialistes, une enfilade ◀de▶ situations « sans issue » dont on ne peut sortir que ministre. Sachez que cela ne change rien à ◀la▶ réalité des choses, et ne ◀l’▶exprime presque jamais. Et tâchez ◀de▶ lire d’autres livres.
A. — Justement, j’allais vous demander. J’ai lu votre avant-garde, et j’ai vu ◀les▶ pièces « noires » desquelles ◀l’▶élite française fait ses délices. À ◀les▶ en croire, tout se décompose : ◀la▶ société, ◀le▶ régime, ◀l’▶homme lui-même. ◀Les▶ uns dénoncent ◀le▶ monde moderne, d’autres accusent ◀la▶ condition humaine, comme ◀le▶ faisaient autrefois ◀les▶ ratés, mais eux en tirent beaucoup de succès auprès des jeunes et du public bourgeois, qui est seul grand public. Tous détestent ◀les▶ conventions. Ils n’approuvent que ◀le▶ pessimisme, ◀l’▶amertume et ◀le▶ ricanement.
R. — C’est en effet ◀la▶ convention commune à ◀l’▶extrême droite et à ◀la▶ gauche. À ◀l’▶exception du seul Kipling peut-être, tous ◀les▶ auteurs ◀de▶ toute ◀l’▶Europe depuis un siècle sont d’accord pour trouver que notre café fout ◀le▶ camp, et ne sont pris au sérieux qu’à ce prix. C’est ◀le▶ pont aux ânes ◀de▶ ◀l’▶avant-garde qui se donne pour telle, ◀la▶ seule sans doute que vous lisiez. Je ne vois rien là ◀de▶ particulier à ◀la▶ France, ni même à Paris. Vos romanciers américains ne disent pas mieux, ni ◀la▶ nouvelle génération anglaise, voir « Look back in anger », ◀de▶ M. John Osborne.
Vous me parliez du théâtre ◀d’▶avant-garde et vous mettiez en parallèle son cynisme et celui ◀de▶ ◀la▶ politique française. Mais ◀les▶ deux choses sont sans rapports entre elles et sans rapports non plus avec ce qui est actif dans ◀la▶ réalité française. Prenez ◀le▶ théâtre « expérimental », comme vous dites. ◀L’▶avant-garde du pessimisme, du tragique sans issue, du délire entretenu et ◀de▶ ◀l’▶insulte à ◀la▶ vie comme elle va, c’est Ionesco, Adamov et Beckett, un Roumain, un Arménien et un Irlandais. Aucun rapport avec Mollet, Bourgès, Duchet ou Mitterrand, qui ne vont pas voir ces pièces ou, s’ils allaient, ◀les▶ trouveraient révoltantes ou en tout cas pointless. N’allez pas me parler surtout ◀d’▶une querelle ◀de▶ générations ! Car il se trouve que ces hommes politiques ont ◀le▶ même âge que ces auteurs : cinquante ans en moyenne — voilà votre avant-garde. Et je ne vois pas grand-chose à signaler au-dessous, Françoise Sagan n’étant jusqu’ici qu’un succès.
A. — Mais justement, votre Sagan est un succès parce qu’elle met ◀le▶ cynisme à ◀la▶ portée ◀de▶ toutes ◀les▶ bourses. Nous ◀la▶ tenons pour typiquement française en Amérique…
R. — J’en déduis que votre pays se franciserait plus facilement que ◀la▶ France ne s’américanise. Vous nous donnez des recettes ◀de▶ bonheur digéré qui nous déplaisent, soit à cause des recettes, soit à cause du bonheur. Nous vous rendons « Bonjour tristesse » qui vous ravit. Mais ce n’est pas cela qui compte en France.
A. Oui, je sais, c’est toujours autre chose, et chacun pense ainsi ◀de▶ soi-même vu par d’autres. Vous me disiez que « mon » avant-garde n’est guère française, mais ◀les▶ pièces ◀d’▶Anouilh et ◀d’▶Aymé, qui ne sont pas ◀d’▶avant-garde et que tout le monde a vues, je ne ◀les▶ trouve pas du tout moins cyniques dans leur genre. Et Monsieur Ouine, c’est pire que Bardamu. Et Jean Genet, dont Sartre essaya ◀de▶ faire un saint, n’est-ce pas français, n’est-ce pas cynique, et n’est-ce pas déprimant, pour ◀les▶ amis ◀de▶ ◀la▶ France ?
R. — Je vous ◀les▶ laisse, mais je vous conseille ◀de▶ laisser cela qui se voit et se discute à Paris, et que ◀l’▶on y « présente » aux visiteurs. ◀La▶ vraie vie ◀de▶ ◀la▶ pensée est ailleurs. Je vous propose mon « Programme ◀de▶ lectures pour étrangers inquiets ◀de▶ ◀la▶ santé ◀de▶ ◀la▶ France ».
A. — Un nouveau livre ?
R. — Non, c’est une petite liste qui compte huit à dix noms.
A. — Faites voir : « Simone Weil, Teilhard de Chardin, Saint-John Perse, Jean Paulhan, André Breton, Paul Morand, Jean Giono, André Malraux et ◀le▶ jeune chroniqueur François Mauriac… » Eh bien ? J’avoue que je ne comprends pas. Je connais ces auteurs. Je ne leur vois rien ◀de▶ commun. Deux sont morts et pas un n’est un « jeune »…
R. — Mais pas un seul n’est un cynique, notez-◀le▶ bien, et ce sont eux qui représentent ◀le▶ mieux une France ◀de▶ volonté, ◀de▶ rigueur, ◀d’▶allure vive, ◀d’▶esprit aventureux et ◀de▶ vues larges. Ma liste exprime un parti pris très net, qui est ◀l’▶inverse ◀de▶ celui qui vous déprime. Or je crois qu’elle recouvre à peu près ◀la▶ liste des meilleurs auteurs ◀de▶ ce pays.
A. — Elle est très incomplète, à cet égard. Que faites-vous ◀de▶ Céline le Cynique ?
R. — Que voulez-vous que j’en fasse ? Céline est ◀le▶ modèle ◀de▶ votre Henry Miller, qui ne ◀le▶ vaut pas toujours, sauf dans Sexus peut-être, en ôtant ◀les▶ « idées ». Simplifions par Céline et Miller, voulez-vous ? Je n’ai pas cité bien d’autres écrivains fameux, qui auraient leur place dans toutes ◀les▶ listes, s’il s’agissait ◀d’▶un palmarès. J’ai choisi quelques noms qui vous décrivent une France tout dans ◀la▶ critique morale et ◀l’▶invention lyrique, ◀la▶ chronique incisive et ◀les▶ vastes systèmes, et qui a ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ grandeur réelle, parce qu’elle prend une mesure assez sobre mais assez fière aussi ◀de▶ ◀l’▶homme ◀de▶ notre temps. Une France intellectuelle partout présente et vive au plus brûlant du débat ◀de▶ ◀l’▶époque, « invisible et fréquente ainsi qu’un feu ◀d’▶épines dans ◀le▶ vent »67.
A. — Vos auteurs vivent-ils à Paris ?
R. — Quelques-uns, mais comme n’y étant pas. ◀Les▶ autres en province ou à ◀l’▶étranger, à Manosque, à Vevey, à Washington.
A. — Vous ◀les▶ dites créateurs, mais peu font des romans. Vos critiques comme les nôtres réservent aux romanciers, aux auteurs ◀de▶ théâtre et aux poètes ◀la▶ qualité ◀de▶ créateurs.
R. — Toute ◀l’▶histoire littéraire ◀de▶ ◀la▶ France, des Serments ◀de▶ Strasbourg aux Fleurs ◀de▶ Tarbes, réfute cet abus ◀de▶ langage. Que ◀la▶ haute couture me pardonne !
A. — Quelle est ◀la▶ moyenne ◀d’▶âge ◀de▶ vos auteurs ?
R. — 64 ans et demi, et saluez, je vous prie, car ce n’est pas seulement ◀le▶ pouvoir ◀d’▶invention, mais ◀le▶ pouvoir ◀de▶ renouvellement ◀de▶ ces écrivains français qui vaut que ◀l’▶on s’étonne. Voyez Paulhan, rien n’est plus jeune que sa manière ◀de▶ provoquer ◀les▶ lieux communs, fût-ce ◀d’▶avant-garde, quitte à ◀les▶ rendre une fois sur deux à leur vrai sens, par un paradoxe au carré. Voyez Breton qui ne se lassera jamais ◀de▶ découvrir mages et mystiques ◀de▶ tous ◀les▶ temps mis au futur. Voyez Mauriac entrer dans ◀la▶ fosse aux lions ◀de▶ ◀la▶ polémique politique, tout frémissant ◀de▶ juvéniles indignations, qui sont ◀le▶ contraire du cynisme. Voyez Morand, voyez Giono, qui s’étaient illustrés en créant leur manière, ◀la▶ quitter subitement pour rénover ◀la▶ maîtrise des conteurs classiques. Voyez Malraux passer du tragique militant à ◀la▶ métaphysique ◀de▶ ◀l’▶art. Et Saint-John Perse, poète des conquêtes impériales, devenir ◀le▶ poète ◀de▶ ◀l’▶amour. Je ne trouve pas ailleurs tant ◀d’▶éclatants exemples ◀de▶ carrières intellectuelles courant une nouvelle aventure au-delà des bonheurs assurés. J’y vois un signe ◀de▶ civilisation bien imprégnée, autant que ◀de▶ vitalité. Chez vous, ◀les▶ floraisons sont plus rapides et ◀les▶ succès aussi, mais moins profonds, puis c’est ◀l’▶oubli ou ◀la▶ répétition. ◀La▶ faculté ◀de▶ renouvellement n’est-elle pas aussi remarquable que celle ◀d’▶innovation ou ◀d’▶invention ? La seconde peut tenir ◀de▶ ◀la▶ chance, un coup heureux, ◀l’▶œuf ◀de▶ Colomb, ◀le▶ vers donné, ◀le▶ compteur ◀de▶ Geiger produit au bon endroit, — voilà ◀le▶ succès. Renouveler ces succès, c’est mieux que ◀les▶ mériter, c’est transformer ◀de▶ ◀la▶ chance en destinée, un éclair ◀de▶ chaleur en énergie. C’est lutter contre ◀l’▶entropie : rôle européen ◀de▶ ◀la▶ France, rôle mondial ◀de▶ ◀l’▶Europe et rôle cosmique ◀de▶ ◀l’▶homme.
A. — Faut-il jouer ◀la▶ « Marseillaise » ?
R. — Non, mais changez un peu vos mesures ◀de▶ ◀la▶ France.