Demain l’▶Europe sans frontières ?[préface] (1958)j
◀L’▶homme ne vit pas ◀de▶ pain seulement, mais ne vit pas longtemps sans pain. Ainsi ◀de▶ ◀l’▶Europe. Pour unir ◀les▶ 332 millions ◀d’▶habitants qu’elle compte à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer — en attendant ◀les▶ 98 millions retenus à ◀l’▶est dans ◀l’▶orbite russe — ◀la▶ seule réussite dans douze ans ◀d’▶institutions économiques ne peut évidemment suffire ; mais leur échec serait bientôt mortel.
Or ◀le▶ Marché commun des Six, ◀la▶ zone ◀de▶ libre-échange des Dix-Sept, et leur future intégration dans ◀le▶ cadre ◀d’▶une Grande Europe associée aux nations africaines ne supposent pas seulement une politique à long terme, mais aussi et peut-être d’abord une préparation proprement intellectuelle, par quoi j’entends un vaste effort ◀de▶ libre réflexion et ◀d’▶imagination de la part des économistes, et une prise de conscience économique dans ◀le▶ grand public.
◀L’▶étude des réalités ◀de▶ base et des problèmes présents ◀de▶ ◀l’▶économie, incroyablement négligée par ◀l’▶École, doit devenir partie intégrante ◀de▶ ◀la▶ culture ◀d’▶un honnête homme au xxe siècle, si ◀l’▶on veut que ◀la▶ démocratie fonctionne. ◀L’▶honnête homme vote, et sa voix détermine ◀l’▶économie ◀de▶ son pays, que ce soit ◀d’▶une manière directe comme en Suisse, ou plus souvent par députés interposés ; mais il sait trop rarement ce qu’il fait, dans ce domaine tout au moins.
D’autre part, ◀les▶ travaux des experts et des économistes professionnels restent généralement inaccessibles au grand public, même s’ils sont édités en librairie ; leurs auteurs ne prévoient ◀d’▶être lus que par leurs étudiants et leurs collègues.
Entre un public ignorant mais qui vote, des experts liés par leur mission, et des savants privés ◀d’▶une large audience, peu ou point ◀d’▶échanges efficaces.
Il faudrait réfléchir librement sur ◀les▶ problèmes économiques, et il faudrait y réfléchir en groupe, car ces problèmes sont trop complexes pour ◀le▶ plus génial des chercheurs, s’il reste seul. Mais qui ◀le▶ fait ? ◀Les▶ experts des gouvernements ne sont pas libres. ◀Les▶ chercheurs libres ne sont pas groupés.
C’est pourquoi ◀le▶ Centre européen de la culture a jugé utile ◀de▶ réunir en séminaire une vingtaine ◀d’▶économistes, à la fois réputés et indépendants, pour leur poser une question populaire et ◀d’▶une simplicité presque choquante, une question qu’il jugeait présente et vraiment agissante dans ◀l’▶opinion : Que se passerait-il si… ◀les▶ frontières économiques étaient supprimées en Europe ?
Telle était ◀la▶ règle du jeu. Nous ne demandions pas comment faire pour obtenir ◀l’▶union économique, mais supposant ◀le▶ problème résolu, nous désirions savoir, comme ◀l’▶électeur moyen, ce qui se passerait alors, selon toute vraisemblance.
Que ◀la▶ répugnance professionnelle ◀de▶ nos séminaristes à « jouer » ainsi — répugnance sensible dans celles des études qu’on va lire qui s’attachent aux résultats acquis plus encore qu’aux résultats prévisibles — soit garante du sérieux avec lequel ils ont essayé néanmoins ◀de▶ répondre à notre question.
Nous nous étions efforcés ◀de▶ ◀les▶ persuader dès ◀l’▶abord qu’il importait ◀de▶ réduire certaines objections ◀de▶ principe, ou mieux certaines craintes vagues mais courantes. Car ◀le▶ grand public — précédé par beaucoup ◀d’▶intellectuels et suivi par beaucoup de députés — n’hésite pas, lui, à jouer ◀le▶ jeu ◀de▶ « ce qui se passerait si… » Seulement, il a tendance à jouer perdant, à préjuger ◀de▶ catastrophes dont rien ne prouve qu’elles se produiraient. Il ne croit guère qu’à des fantômes, tandis que ◀les▶ experts croient aux chiffres, et que ◀les▶ militants ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée croient aux bienfaits automatiques ◀de▶ ◀l’▶union, sans avoir toujours calculé son prix.
Nos économistes se sont réunis deux fois, à six mois ◀de▶ distance, et leurs débats ont été chauds. Tout parti pris ◀de▶ militant leur eût paru indigne ◀d’▶une attitude proprement scientifique. Pourtant, un optimisme européen bien tempéré se dégage ◀de▶ leurs études, dont ◀le▶ plan fut arrêté en commun, ◀la▶ rédaction strictement individuelle, et ◀la▶ mise au point réciproque.
Que pouvons-nous attendre ◀de▶ ces études ? Nous nous sommes refusés à leur donner après coup ◀le▶ tour journalistique qui leur eût peut-être assuré un succès populaire sans lendemain, au détriment de leur véritable utilité. Elles ont déjà servi ◀de▶ base à plusieurs brochures ◀de▶ large diffusion18, à des articles et à des émissions ◀de▶ radio. Mais c’est leur publication en recueil qui leur donnera leur vraie valeur, chacune ◀d’▶elles appuyant, nuançant ou parfois corrigeant ◀les▶ autres.
Aux économistes, industriels et commerçants, elles apporteront des analyses ◀d’▶une rare objectivité. Que se passerait-il si… ? — Rien ou presque rien ◀de▶ ce que vous redoutiez, mais beaucoup de bonnes choses qu’il vous reste à vouloir — avec au moins autant ◀de▶ lucidité que ◀les▶ totalitaires en apportent à vouloir un monde inhumain.
Au grand public, ces études donneront une idée précise ◀de▶ ◀la▶ complexité des problèmes qui se posent, mais aussi des espoirs autorisés, et dans bien des cas, assurés.
Étrange Europe, qui a tout pour elle si elle s’unit mais qui a tant de peine à s’accepter, à saisir ses chances ◀de▶ grandeur, à guérir ◀de▶ son pessimisme et ◀de▶ ses crampes nationalistes… Puisse cet ouvrage contribuer à ranimer un peu de cette confiance en elle-même qui suffirait sans doute à ◀la▶ rendre capable ◀d’▶exercer à nouveau sa vocation mondiale.