Pourquoi la▶ guerre ? Un échange ◀de▶ lettres prophétique entre Einstein et Freud (avril 1958)l
Cela se passait en 1932, sur ◀le▶ seuil ◀de▶ ce quart ◀de▶ siècle qui allait voir ◀l’▶ascension ◀d’▶Hitler, puis sa ruine entraînant celle ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, ◀la▶ renaissance ◀de▶ ◀l’▶idée ◀d’▶union, et ◀l’▶arme absolue dans ◀les▶ mains ◀de▶ deux empires presque immobilisés par ◀la▶ terreur ◀d’▶y recourir… Que pensaient et pressentaient ces deux génies ◀de▶ premier ordre, à ◀la▶ veille même du déchaînement dont ils avaient choisi ◀d’▶examiner ◀les▶ causes, afin de proposer ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀le▶ prévenir ? On ◀les▶ relit avec une sorte ◀d’▶avidité et ◀d’▶anxiété rétrospective.
L’un se borne à poser des questions, dans un domaine où il n’en sait guère plus que ◀le▶ citoyen raisonnable et moyen. L’autre répond dans ◀la▶ rigueur ◀de▶ sa pensée : il est chez lui.
Que dit Einstein ? Il dit que, ◀la▶ guerre étant devenue ◀le▶ fait des nations, il faut créer ◀l’▶autorité législative et judiciaire qui leur retire ◀la▶ souveraineté et ◀les▶ réduise à ◀la▶ raison. Mais pourquoi ◀la▶ raison n’a-t-elle pas plus ◀de▶ force ? Pourquoi ◀les▶ masses suivent-elles leur « classe régnante » ?
Comment dominer ◀les▶ instincts ? Et comment supprimer « ◀le▶ besoin ◀de▶ haine » dégénérant en « psychose collective » ? C’est écrit ◀de▶ Potsdam et sous ◀l’▶œil des barbares.
Freud répond ◀de▶ sa Vienne natale en sursis — elle n’en aura plus pour longtemps — et ◀le▶ pacifisme ◀d’▶Einstein se voit soumis à ◀l’▶examen analytique ◀d’▶un praticien courtois, mais dénué ◀d’▶illusions. Non, ◀la▶ force, dit-il, n’est pas ◀le▶ contraire du droit. Car ◀le▶ droit n’est en somme qu’une autre forme ◀de▶ ◀la▶ violence inévitable. C’est ◀la▶ violence née ◀de▶ « ◀l’▶union ◀de▶ plusieurs faibles ». ◀La▶ violence ◀d’▶un seul ne peut être brisée que par ◀l’▶union ◀de▶ ses victimes, fondant sur ◀l’▶intérêt et sur ◀le▶ sentiment ◀les▶ lois ◀de▶ leur communauté. Il s’agit donc ◀de▶ transférer ◀le▶ pouvoir à quelque « plus vaste unité ». Mais ◀la▶ Société des Nations ne dispose pas ◀d’▶une force à son échelle et ne provoque pas ◀l’▶« identification » créatrice ◀de▶ communauté.
Passant aux grandes questions naïves anxieusement posées par Einstein, Freud ◀les▶ décontenance avec maîtrise en invoquant ◀l’▶Éros vital et ◀l’▶instinct ◀de▶ mort, également essentiels à ◀l’▶homme. « On ferait œuvre inutile à prétendre supprimer ◀les▶ penchants destructeurs des hommes. » Mais peut-on ◀les▶ canaliser vers d’autres formes ◀d’▶expression que ◀la▶ guerre ? Ici, Freud va nous étonner. D’une part, il fait appel (« sans rougir », mais vaguement) à ◀l’▶amour qui relie ◀les▶ hommes ; d’autre part, à ◀l’▶autorité : ce serait celle ◀d’▶une élite véritable ◀de▶ chefs, défenseurs supérieurs qui dirigeraient ◀les▶ masses.
Mesures à trop longue échéance ? Sans aucun doute. Mais on ne peut prendre son parti ◀de▶ ◀la▶ guerre, pourtant « biologiquement fondée ». Car ◀l’▶évolution culturelle, à tant ◀d’▶égards contre nature, fait que certains hommes ◀d’▶aujourd’hui éprouvent en présence de ◀la▶ guerre bien autre chose qu’une répugnance morale : « une intolérance constitutionnelle ».
Comment multiplier ce type humain ? Freud confie son espoir lointain à ◀l’▶action ◀de▶ ces deux éléments : ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ culture, et ◀la▶ crainte des effets ◀d’▶une guerre totale.
Einstein propose une seule idée, ◀d’▶une irréfutable logique : celle ◀d’▶un gouvernement mondial. J’y reviendrai. Pour ◀le▶ reste, son diagnostic joue sur des images ◀d’▶Épinal. ◀La▶ « classe régnante » et ◀les▶ marchands ◀de▶ canons tiendraient ◀la▶ presse, ◀l’▶école et ◀les▶ « organisations religieuses ». Ils domineraient ainsi ◀les▶ masses, ◀les▶ poussant à ◀la▶ haine, ◀d’▶où sortirait ◀la▶ guerre… Mais ce qui « règne » en Occident, il y a beau temps que ce n’est plus une classe ! ◀Les▶ décisions qui font ◀l’▶histoire concrète, et ◀l’▶opinion publique qui ◀les▶ prépare, résultent aujourd’hui ◀de▶ ◀l’▶État, des Partis, des Affaires, et parfois des Églises — et non pas ◀de▶ leur complicité, mais plutôt ◀de▶ leurs dissensions. Quand bien même ces puissances pousseraient toutes dans ◀le▶ même sens à ◀l’▶intérieur ◀d’▶une même nation, ◀la▶ résultante ◀de▶ leur action serait modifiée ou, dans certains cas, annulée par ◀la▶ pression contraire d’autres empires. ◀L’▶idée ◀d’▶une classe régnante fauteuse ◀de▶ guerre est ◀d’▶un autre âge, quoique populaire. Et ◀l’▶on peut s’étonner qu’Einstein ◀l’▶ait adoptée sans ◀la▶ moindre exigence critique, lui qui voyait pourtant et vivait ◀de▶ si près ◀la▶ montée ◀d’▶Hitler au pouvoir, malgré ◀l’▶opposition des partis, des nantis, des Églises et des cadres ◀de▶ ◀l’▶État, pour une fois tous hostiles à ◀la▶ guerre. Ce grand homme, plein ◀de▶ bon sens dans sa conversation, cédait facilement aux clichés quand il s’exprimait en public.
Dans son rôle ◀de▶ critique des clichés « pacifistes » Freud, au contraire, paraît plus actuel que jamais. En réduisant ◀l’▶opposition classique ◀de▶ ◀la▶ Force et du Droit à celle ◀de▶ deux violences, il définit ◀les▶ conditions ◀de▶ toute politique réaliste.
Quatre ans après ◀l’▶échange ◀de▶ lettres qu’on va lire, Hitler réoccupait ◀la▶ Rhénanie. À Paris, ◀le▶ président du Conseil criait au monde : « Nous opposerons au droit de ◀la▶ Force, ◀la▶ force du Droit ! » Traduite dans ◀les▶ termes ◀de▶ Freud, cette déclaration signifiait qu’à ◀la▶ violence ◀d’▶un seul s’opposerait ◀la▶ violence née ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ses victimes. Mais, comme en fait il n’y avait pas ◀d’▶union, cela revenait à opposer aux chars ◀d’▶Hitler une forte page ◀de▶ rhétorique.
Nous voici donc ramenés à ◀la▶ nécessité ◀d’▶une autorité supérieure à celle des nations « souveraines ». Einstein et Freud, par des voies différentes, parviennent à cette même conclusion, mais sont d’accord aussi pour redouter que ◀la▶ force suffisante manque au législateur. Comment contraindre ◀les▶ nations, ◀les▶ dictateurs, ◀les▶ « classes régnantes » au respect ◀de▶ ◀la▶ loi nouvelle ?
Tandis que ◀le▶ physicien rêve ◀d’▶une autorité ◀d’▶ordre moral, ◀le▶ psychologue paraît attendre davantage ◀de▶ ◀la▶ terreur qu’inspirent ◀les▶ armes physiques : « ◀La▶ guerre ◀de▶ demain, écrit Freud, par suite du perfectionnement des engins ◀de▶ destruction, équivaudrait à ◀l’▶extermination ◀de▶ l’un des adversaires, et peut-être même des deux. » ◀D’▶où ◀l’▶idée ◀d’▶une « paix éternelle » imposée par une arme assez puissante pour que ◀le▶ pouvoir central soit obéi…
Or, prenez garde : nous sommes en 1932. Einstein déplore que ◀le▶ super-État qu’il rêve soit dépourvu ◀d’▶une force à sa mesure. Il ◀la▶ cherche en vain, ne voit rien… Et c’est à lui que Freud écrit prophétiquement, à lui parmi tous ses contemporains, à cet homme dont ◀les▶ découvertes ont déjà déclenché, dans ◀l’▶ombre et ◀le▶ secret, ◀le▶ processus qui aboutira treize ans plus tard à ◀l’▶explosion ◀d’▶Hiroshima. Tragique et sublime ironie ◀de▶ ce dialogue ◀de▶ deux génies, dont l’un voit bien ◀l’▶avenir, mais ignore qu’il en parle au seul homme qui en détienne ◀le▶ secret sans ◀le▶ savoir !
Rêvons là-dessus. Einstein n’a pas cessé ◀de▶ protester contre ◀le▶ péril atomique, ni ◀d’▶afficher un pacifisme désarmant. Pourtant, un soir ◀de▶ fièvre, il a signé ◀la▶ lettre proposant à Roosevelt ◀de▶ fabriquer ◀la▶ bombe. Tout ne s’est-il point passé comme si ◀le▶ calcul profond du daimôn qui habitait en lui, déjouant ◀les▶ conclusions sincères ◀de▶ sa raison, ◀l’▶avait inconsciemment conduit à doter ◀l’▶homme ◀d’▶un suprême instrument ◀de▶ guerre, qui rendrait ◀la▶ guerre impossible ?
En fait, ◀la▶ situation s’est renversée. Ce n’est pas un super-État qui attend son arme, mais cette arme qui attend un pouvoir à sa taille. Car le second élément fédérateur qu’indiquait Freud nous fait encore défaut : comment imaginer ce sentiment commun — idéal ou peur collective — qui provoquerait ◀l’▶union du genre humain ? Devrons-nous aller dans ◀la▶ Lune pour en éprouver ◀le▶ saisissement, ou plus loin, dans ◀le▶ noir absolu des espaces intersidéraux ?