(1961) {Title} « Liberté et littérature (août 1958) » pp. 1-9

Liberté et littérature (août 1958)l

1. La liberté est un problème pour l’homme d’aujourd’hui :

a) parce que, dans son sens philosophique, elle est mise en question par une conception généralement scientiste et parfois même scientifique du monde et de l’homme : déterminisme statistique, psychanalyse, cybernétique, conditionnement des réflexes et de la pensée.

b) parce que, dans son sens politique, elle est brutalement reniée par les régimes totalitaires, mais en même temps développée au maximum par les pays de l’Ouest européen et américain.

Je mettrai ici entre parenthèses le débat sur le libre arbitre (la liberté philosophique de l’homme). Rien n’est démontrable dans ce domaine. Tout est affaire de pari, ou mieux, de choix. Léon Chestov disait : on se dispute pour savoir si l’homme descend du singe ou s’il a été créé par Dieu : on a raison des deux côtés. Ceux qui prétendent qu’ils descendent du singe, en descendent réellement. Ceux qui prétendent avoir été créés par Dieu, ont été créés par Dieu.

Mon sujet sera b), c’est-à-dire : les relations entre la liberté d’expression et la littérature.

2. Si l’on considère l’histoire de la culture occidentale, on voit se dégager une sorte de loi : les périodes de tyrannie maxima correspondent aux périodes les plus basses de la littérature.

Exemples modernes : la terreur jacobine, Napoléon, Hitler, Staline. Durant de telles périodes, tout ce qui reste vivant parmi les écrivains se tait, ou choisit l’exil, car la répression et la censure équivalent alors à la peine de mort, qui est la fin de l’espoir humain.

Mais le contraire n’est pas nécessairement vrai : on ne peut pas affirmer que les périodes de liberté maxima correspondent aux périodes les plus hautes de la littérature.

Je mets en fait que notre époque connaît un degré de liberté politique et sociale jamais connu dans toute l’histoire humaine. Les écrivains contemporains, à l’Ouest, ont le droit de tout dire, en usent et en abusent. Pratiquement, ils peuvent défendre sans risques sérieux le vol, le viol, l’assassinat, le divorce, l’inceste, et toutes les perversions sexuelles, politiques ou psychologiques imaginables. Ils peuvent attaquer sans risques sérieux l’Église, l’État, le régime, la police, la morale, la famille, la propriété, le percepteur, les douanes, l’uniforme, le drapeau et même la souveraineté nationale. Et ils le font.

Cependant, ces mêmes écrivains nous parlent d’une crise de la littérature, d’un épuisement du roman (qui est justement le genre le plus « libre »), de la dissolution des formes, de l’évanouissement des sujets, etc.

Donc : au maximum de liberté d’expression qui ait jamais été atteint par l’humanité correspond le maximum de décadence des formes, de l’idée de forme en soi, et du style. Tout se passe comme si la réalité et l’objet même de la littérature s’affaiblissaient, disparaissaient, en même temps que s’affaiblissent et disparaissent les résistances extérieures à la libre expression.

3. Entre ces deux extrêmes de tyrannie totalitaire et de liberté sans frein légal, on constate que les hautes périodes de la littérature ont presque toujours correspondu à des périodes de tyrannie tempérée, mitigée, « éclairée », c’est-à-dire à des périodes de censure politique, religieuse, morale, sociale, mais de censure qu’on pouvait encore tromper et tourner.

Exemples : le siècle de Louis XIV, les principautés allemandes (très peu « démocratiques »), l’ère victorienne. Chacune de ces époques a créé son style (classique, romantique, romanesque). Les écrivains y ont joué un rôle novateur, souvent politique, toujours éthique. Ces époques n’ont pas mis en question la réalité, l’objet et le sujet de la littérature. La liberté n’y était pas un problème ; chacun savait qu’elle consistait à lutter contre des entraves réelles, dogmes et tabous. Elle était donc une activité libératrice autant qu’ordonnatrice. Elle était attaquée ou aimée comme telle.

4. Ici pourrait se placer un essai (qui reste à écrire) sur le rôle créateur de la censure.

Quelques exemples.

a) La poésie européenne vient des troubadours, qui empruntèrent formes et thèmes aux poètes arabes d’Espagne, inspirés par la mystique des soufis (ix e-xii e siècles). Les soufis croyaient, contre l’orthodoxie de l’islam, que l’homme (fini) peut aimer Dieu (infini). Dans leurs poèmes ésotériques, l’éloge du vin (interdit, mais moins gravement) représente l’ivresse mystique ; tandis que la Dame aimée représente la divinité. Notre poésie est née de cet ensemble de procédés rhétoriques inventés pour tromper la censure religieuse.

b) Rabelais, pris entre la censure catholique et la censure calviniste, écrit un vaste pamphlet politico-religieux, Pantagruel et Gargantua, en se cachant derrière une façade de grosses plaisanteries : fantaisies verbales qui « tirent l’œil », et en désignant les grands personnages de l’époque par des noms qui sont des « mots porte-manteau » à la Lewis Carroll et à la Joyce, jouant sur les surnoms des héros traduits en hébreux et en grec.

c) Swift déguise en aventures de « science-fiction » avant la lettre un pamphlet politique sur l’Angleterre et son temps.

d) Voltaire, dans la centaine de ses petits écrits anonymes et pseudonymes, qui sont le meilleur de son œuvre, fournit un catalogue complet des moyens de tout dire sans être passible de la censure et de la prison.

e) Ernst Jünger, dans Auf den Marmorklippen, réussit à dire ce qu’il pense de Göring et du régime hitlérien sans se faire exécuter.

On pourrait citer également Dante, Pascal et ses Provinciales, Montesquieu et ses Lettres persanes, Pasternak et son Docteur Jivago, etc., etc.

La censure oblige à inventer des formes nouvelles pour dire ce que l’on a à dire ; elle oblige donc à y croire plus fermement, d’une manière plus militante ; elle oblige au courage et à l’invention.

Et il faut bien en venir au mot courage si l’on veut parler d’une liberté réelle.

5. Mon intention n’est pas de demander le rétablissement de la censure ou de tyrannies modérés : car il n’y a plus de modération possible aujourd’hui, vu les moyens techniques dont dispose l’État (ou le parti au pouvoir). Et dès que l’on cède si peu que ce soit des libertés conquises, on accepte la dictature. Mais je constate que la vitalité de la littérature est liée à l’existence de certaines résistances provoquant au courage, à l’invention, au combat libérateur. Je constate qu’aujourd’hui, dans nos pays de l’Ouest, il n’y a plus de résistances extérieures sérieuses à la liberté d’expression. Et que la littérature, au lieu de profiter de cette liberté, se demande si elle a encore quelque chose à dire, si elle peut encore le dire avec les mots, les phrases, les procédés de composition utilisés jusqu’ici, si elle a encore un objet et des sujets. (Grand problème de l’avant-garde littéraire en France, pour les romanciers surtout.)

J’en déduis donc que la littérature créatrice se définit essentiellement comme libératrice, et non pas comme « libre d’entraves » ; se définit par une action libératrice militante, et non pas comme jouissance de libertés toutes faites. Elle est libre non pas dans la mesure où elle a le droit de dire n’importe quoi, en vertu d’une permission donnée de l’extérieur, mais dans la mesure où elle se donne elle-même le droit (à ses risques et périls) de dire certaines choses, à un certain moment historique, sur un certain ton personnel, communiquant ainsi à ses lecteurs le courage dont elle est née, et la contagion libératrice de l’acte même de sa création.

6. La question n’est plus de savoir quelles résistances la littérature doit abattre, mais quelles résistances elle doit se refaire, ou se choisir pour les combattre, dans nos sociétés politiquement très libres.

La lutte contre les résistances traditionnelles, les routines, les préjugés sociaux et moraux qui subsistent encore dans de larges milieux, ne peut plus donner qu’une littérature traditionnelle, routinière, peu ou point du tout créatrice.

Les résistances « valables », si je puis dire, que rencontre la création, et qui la stimulent, sont nouvelles. Nous devons d’abord les déceler et les définir, et c’est sur elles, contre elles, que l’écrivain doit et peut s’appuyer.

La plus immédiatement visible est de nature économique. Nous autres écrivains modernes, nous pouvons tout dire, c’est entendu ; mais tout ne se vendra pas, nous rappellent nos éditeurs. Ils nous conseillent d’écrire un roman, si nous sommes essayistes, ou d’écrire un roman du genre qui est censé se vendre, si nous sommes romanciers. Or nous avons d’autres sujets en tête et un autre style. Ici, le courage redevient nécessaire. Car la liberté de l’écrivain, c’est le courage d’écrire selon sa vocation, et non pas selon la conjoncture commerciale ou la mode de l’intelligentsia de telle année ; selon sa vérité, non pas selon les conditions actuelles du succès de vente ou du prestige (politique) immédiat.

7. Mais surtout : dans une époque où tout est permis, l’action libératrice de la littérature consistera à recréer un ordre, c’est-à-dire des limitations et des structures contraignantes — au lieu de continuer à abuser du désordre ou à le décrire avec la sombre complaisance sadomasochiste des existentialistes et néoréalistes d’hier et d’avant-hier.

Le courage, condition de la vitalité de la littérature, consistera désormais à dire, à montrer, à illustrer, ce qu’il faut exiger de l’homme, ce qui peut surmonter l’humain (Nietzsche) ou mieux : ce qui ordonne l’homme à des buts plus humains, — et non seulement ce qui le défait.

En résumé : la vraie liberté de la littérature ne peut lui être donnée ou garantie utilement par l’État. Elle consiste à inventer l’homme en le décrivant en avant de lui-même, tel qu’il peut devenir quand il libère en lui des forces encore inconnues et auxquelles il n’aurait jamais osé croire par lui-même.

Si la littérature redevient cela, elle retrouvera aussitôt et automatiquement les résistances et le pouvoir de scandale dont elle a vitalement besoin ; par suite elle retrouvera un style, une forme (toute forme étant la résultante incarnée d’une poussée et d’une résistance), par suite encore elle retrouvera cette innocence créatrice et militante qui a toujours marqué les grandes époques.

Écrivons donc ce que nous sommes le seul à pouvoir dire : ce sera notre engagement le plus valable, et le meilleur service que nous aurons pu rendre à la communauté locale ou idéologique sans laquelle nous ne serions pas, mais qui, sans notre action tantôt ordonnatrice, tantôt libératrice, aurait vite fait de nous écraser sous le poids de sa propre décadence.