L’▶Europe ◀de▶ ◀l’▶énergie
Devant cet auditoire ◀de▶ techniciens, producteurs et distributeurs ◀d’▶énergie, si je me risque à prendre ◀la▶ parole, ce matin, ce ne peut être qu’au seul titre ◀de▶ technicien ◀de▶ ◀la▶ culture générale, producteur et distributeur ◀d’▶idées.
Pour qu’une rencontre ◀de▶ ce genre ne soit pas vaine ou ennuyeuse, il faut, et il suffit peut-être, que ◀l’▶on trouve un langage commun, permettant un échange véritable entre celui qui parle et ceux qui écoutent. Je ne saurais donc mieux faire que ◀de▶ vous entretenir des sujets et des intérêts que j’imagine être communs à nos professions respectives. Et ce seront tout d’abord, et tout naturellement, ◀les▶ relations entre ◀la▶ culture générale et ◀la▶ science, mère ◀de▶ ◀la▶ technique ; puis, ◀d’▶une manière plus précise, ◀les▶ relations entre ◀l’▶énergie et notre société occidentale.
Je placerai tout cela sous ◀le▶ signe ◀de▶ ◀l’▶Europe, patrie sentimentale et spirituelle — sinon native — ◀de▶ la plupart d’entre vous ; patrie surtout ◀de▶ cette culture particulière qui devait inventer ou découvrir toutes ◀les▶ formes modernes ◀de▶ ◀l’▶énergie, ◀de▶ ◀la▶ vapeur à ◀l’▶utilisation du rayonnement solaire, en passant par ◀le▶ pétrole et ◀l’▶électricité, que celle-ci soit produite par ◀le▶ charbon ou ◀l’▶eau, ◀la▶ fission ◀de▶ ◀l’▶atome ou sa fusion.
◀La▶ technique et ◀les▶ valeurs spirituelles
J’essaierai tout d’abord ◀de▶ vous décrire ◀les▶ rapports généraux qui unissent en Europe ◀la▶ culture au sens ◀le▶ plus large et ◀la▶ technique, dont l’une des fonctions principales est ◀de▶ produire et ◀de▶ distribuer ◀l’▶énergie.
Je ne vous apprendrais rien en rappelant que ◀la▶ technique est une création ◀de▶ ◀l’▶Occident, et plus spécialement ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais je vous surprendrais peut-être si je vous demandais à brûle-pourpoint pourquoi c’est ◀l’▶Europe seule qui a créé ◀la▶ machine. Comment se fait-il que ◀les▶ Arabes, ◀les▶ Indiens, ◀les▶ Chinois, ◀les▶ Asiatiques en général n’aient rien produit ◀de▶ tel au cours de leur histoire, en dépit du très haut niveau intellectuel et spirituel que ces peuples avaient atteint bien avant nous, et qu’ils maintiennent encore dans leurs élites ?
Aussitôt que ◀l’▶on prend garde à cette question très simple, ◀l’▶on est amené à se demander ce qui a bien pu prédisposer ◀l’▶Européen à chercher, et donc à trouver, ◀les▶ moyens ◀de▶ puissance matérielle qui caractérisent ◀l’▶Occident, cet Occident dont ◀la▶ petite Europe fut longtemps ◀le▶ seul centre vivant, et demeure peut-être encore ◀le▶ foyer créateur, ou en tout cas peut ◀le▶ redevenir.
Nous ne trouverons pas ◀de▶ réponse bien convaincante dans ◀les▶ données physiques ◀de▶ notre continent, c’est-à-dire dans ce qui nous lie au sol, au climat, à ◀la▶ race ; car justement, notre civilisation européenne se caractérise par son pouvoir ◀d’▶universalité, ou pour ◀le▶ dire en termes plus concrets : par sa facilité à exporter ses produits et ◀les▶ secrets ◀de▶ sa puissance vers d’autres continents et d’autres peuples. Si notre technique dépendait ◀de▶ nos conditions physiques ou ethniques, comment expliquerait-on que, sur ◀la▶ terre entière, ◀les▶ peuples ◀les▶ plus différents ◀l’▶adoptent avec une telle facilité ? Il nous faut donc chercher beaucoup plus haut ◀l’▶origine ◀de▶ cette technique occidentale. Il nous faut aller ◀la▶ chercher dans quelque chose de plus universel, dans une certaine attitude spirituelle, religieuse, ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. Je m’explique.
Un grand fait fondamental distingue ◀l’▶Occident ◀de▶ ◀l’▶Orient. L’un croit à ◀la▶ matière, l’autre ne croit qu’à ◀l’▶âme. ◀Le▶ symbole ◀de▶ cette différence est dans ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation. En effet, lorsqu’ils ont proclamé ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, c’est-à-dire Dieu lui-même se manifestant à nous dans un corps ◀d’▶homme, ◀les▶ grands conciles des premiers siècles ◀de▶ notre ère se trouvent avoir reconnu, du même coup, que ◀le▶ corps humain et ◀la▶ matière dont il est formé, et par suite ◀le▶ cosmos matériel tout entier, sont bel et bien réels, ne sont pas des illusions, comme ◀le▶ pensait ◀l’▶Orient, ne sont pas ◀le▶ « Voile ◀de▶ Maya » comme ◀l’▶enseignaient ◀les▶ religions bouddhistes et ◀les▶ écoles issues ◀de▶ ◀l’▶hindouisme.
Or, prenez-y bien garde : dès ◀le▶ moment où ◀la▶ réalité du corps et ◀de▶ ◀la▶ matière est affirmée — mais pas avant ! — ◀la▶ science, nos sciences deviennent possibles. Voilà qui est évident, puisque nous appelons science ◀l’▶étude des lois du corps humain, ◀de▶ ◀la▶ matière et du cosmos. ◀Les▶ sciences physiques et naturelles n’avaient pas lieu ◀de▶ se développer dans ◀la▶ perspective religieuse des Orientaux : en effet, pourquoi perdre son temps à étudier ◀les▶ lois ◀de▶ ce qui n’est qu’illusion ? ◀L’▶Orient s’est donc voué à ◀l’▶étude ◀de▶ ◀l’▶âme et des pouvoirs sur ◀l’▶âme — et il a trouvé ce qu’il cherchait dans ses recettes ◀de▶ sagesse, dans ◀le▶ yoga ; tandis que ◀l’▶Europe christianisée allait se tourner vers ◀l’▶étude ◀d’▶une création voulue par Dieu et elle a trouvé, elle aussi, une tout autre réalité : ◀la▶ technique, au sens ◀le▶ plus vaste, ◀l’▶ensemble des pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀le▶ cosmos.
Ajoutons que ◀la▶ Grèce antique fournissait à ◀l’▶Europe naissante ◀les▶ méthodes ◀de▶ pensée nécessaires au développement ◀de▶ cette étude. ◀La▶ tradition des grands philosophes grecs nous léguait en effet ◀les▶ principes directeurs ◀de▶ toute recherche scientifique : d’une part ◀le▶ respect absolu ◀de▶ ◀la▶ vérité objective, mesurable — et d’autre part ◀l’▶esprit critique, ◀la▶ volonté ◀de▶ remettre en question toutes ◀les▶ vérités établies, sans laquelle il n’est point ◀de▶ recherche féconde, ni ◀d’▶invention, ni ◀de▶ progrès.
Je ne vous retracerai pas ◀l’▶histoire ◀de▶ notre science, du Moyen Âge scolastique à ◀la▶ Renaissance, siècles où s’opéra lentement ◀la▶ difficile synthèse gréco-chrétienne, puis ◀de▶ ◀la▶ philosophie rationnelle ◀d’▶un Descartes et des spéculations mystiques ◀de▶ ◀l’▶alchimie jusqu’aux débuts ◀de▶ ◀la▶ technique moderne, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ science appliquée, qui n’apparaît qu’au crépuscule du xviiie siècle et à ◀l’▶aube du xixe siècle, en même temps que ◀le▶ capitalisme et ◀les▶ institutions démocratiques. Qu’il me suffise ◀de▶ résumer cette longue évolution dans une seule phrase : c’est ◀de▶ notre culture entière, théologique, philosophique et politique, que sont nées toutes nos sciences, et ◀la▶ technique moderne. Mais, bien que née ◀de▶ ◀la▶ culture, ◀la▶ technique ne risque-t-elle pas ◀de▶ se retourner désormais contre ◀l’▶homme et contre ◀l’▶esprit ?
Dans la première moitié du xxe siècle, nous avons assisté à ce qu’on ◀l’▶on nomme souvent ◀l’▶envahissement ◀de▶ notre vie par ◀la▶ machine. Et tous nos grands penseurs européens, suivis à quelques années ◀de▶ distance par ◀les▶ vulgarisateurs, ◀les▶ journalistes et ◀l’▶opinion ◀de▶ nos élites, se sont mis à se lamenter sur ◀le▶ matérialisme occidental, sur ◀le▶ déclin des valeurs spirituelles, et sur ◀la▶ mise en esclavage ◀de▶ ◀l’▶homme par ◀les▶ machines, bientôt par ◀les▶ robots et ◀les▶ cerveaux électroniques. Que faut-il donc penser ◀de▶ cette longue plainte qui fut mise à ◀la▶ mode par Bergson il y a cinquante ans ◀de▶ cela, et ◀de▶ ce pessimisme général, que ◀l’▶invention ◀de▶ ◀la▶ bombe A, puis ◀de▶ ◀la▶ bombe H, risquent ◀de▶ transformer en panique planétaire ?
Je vous dirai tout de suite que je ◀les▶ considère comme un phénomène transitoire ; que je ne partage nullement ce pessimisme, et que ◀les▶ motifs ◀de▶ craindre ◀la▶ technique me paraissent déjà dépassés par ◀l’▶évolution même… ◀de▶ ◀la▶ technique.
◀Les▶ machines envahissent nos vies ? Si seulement, car elles sont très chères ! Mais jamais une Talbot, une Cadillac, ni une simple 4 chevaux n’est entrée dans ma cour, spontanément, dans ◀l’▶intention ◀de▶ m’envahir ! Et pas même une machine à laver ! Et que ◀de▶ mal n’ai-je pas eu, au contraire, dans ◀les▶ maisons que j’habitais à ◀la▶ campagne, pour obtenir ◀le▶ téléphone !
Quand on répète que ◀les▶ machines vont mettre ◀l’▶homme en esclavage, ou que ◀la▶ Bombe va nous détruire si nous ne faisons pas attention, on oublie simplement que ◀les▶ machines et ◀la▶ Bombe sont faites par ◀l’▶homme et ne feront rien sans lui. J’écrivais au lendemain ◀d’▶Hiroshima :
◀La▶ Bombe n’est pas dangereuse du tout. C’est un objet. Ce qui est horriblement dangereux, c’est ◀l’▶homme. C’est lui qui a fait ◀la▶ Bombe et se prépare à ◀l’▶employer. ◀Le▶ contrôle ◀de▶ ◀la▶ Bombe est une absurdité. On nomme des Comités pour ◀la▶ retenir ! C’est comme si tout ◀d’▶un coup on se jetait sur une chaise pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶aller casser ◀les▶ vases ◀de▶ Chine. Si on laisse ◀la▶ Bombe tranquille, elle ne fera rien, c’est clair. Elle se tiendra coite dans sa caisse. Qu’on ne nous raconte donc pas ◀d’▶histoires. Ce qu’il nous faut, c’est un contrôle ◀de▶ ◀l’▶homme.
Observez au surplus qu’il n’est pas ◀d’▶invention, si simple et si utilitaire soit-elle, qui ne puisse être mise au service des passions meurtrières ◀de▶ ◀l’▶homme : ◀le▶ couteau ◀de▶ cuisine, perfectionné ou non, a sûrement fait plus ◀de▶ victimes dans notre histoire que ◀les▶ bombes atomiques larguées sur ◀le▶ Japon.
Prenons un autre exemple, moins tragique, et tiré ◀de▶ notre vie quotidienne : ◀l’▶esclavage du téléphone est un des clichés ◀de▶ ◀l’▶époque. Mais ◀le▶ téléphone, simple appareil, n’a jamais rien fait par lui-même, et c’est toujours quelqu’un qui vous appelle par ◀le▶ moyen ◀de▶ ce porte-voix. Si vous courez répondre, agacé par ◀le▶ bruit, c’est que vous vous attendez à quelque chose que vous ne désirez pas manquer. Vous n’êtes donc pas esclaves du téléphone, mais ◀de▶ votre seule curiosité.
Qu’il s’agisse ◀de▶ ◀la▶ bombe effrayante, ou du téléphone agaçant, vous voyez que ce sont nos passions, nos manies, que c’est donc ◀l’▶homme lui-même qui reste responsable, et non pas ◀la▶ machine, parfaitement innocente, ou ◀la▶ technique qui ◀l’▶a produite.
Dire que ◀la▶ machine domine ◀l’▶homme n’est donc qu’une manière ◀de▶ parler, non seulement excessive mais erronée, et qui entretient une illusion courante contre laquelle je tenais à mettre en garde.
Ce qui par contre ne fut pas une illusion, ni une manière ◀de▶ parler, ce qui fut même une douloureuse tragédie depuis plus ◀d’▶un siècle et demi, pour une partie ◀de▶ nos populations occidentales, ce fut ◀le▶ sort du travailleur industriel, ◀de▶ cet immense prolétariat, créé par ◀l’▶expansion subite du machinisme dès le premier tiers du xixe siècle : — ◀l’▶homme attaché au service des machines jusqu’à quinze ou seize heures par jour, dès sa jeunesse ou parfois son enfance, puis ◀l’▶homme taylorisé, travaillant à ◀la▶ chaîne. Et certes, ce n’étaient pas non plus ◀les▶ machines ou ◀les▶ chaînes qui forçaient ◀l’▶ouvrier à ◀les▶ servir, mais d’autres hommes conduits par leur passion ◀de▶ produire toujours plus pour s’enrichir, sans tenir compte du facteur humain et ◀de▶ ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, dans leurs plans ◀de▶ rendement à tout prix. C’est alors que Karl Marx peut décrire ◀le▶ prolétaire industriel comme « ◀le▶ complément vivant ◀d’▶un mécanisme mort ». C’est alors, véritablement, qu’on peut parler ◀de▶ ◀l’▶homme esclave ◀de▶ ◀la▶ machine.
Mais déjà nous voyons s’approcher ◀la▶ fin ◀de▶ cette ère primitive, inhumaine et cruelle, ◀de▶ ◀la▶ technique occidentale. Chose étrange et bien remarquable, ce ne sont pas ◀les▶ justes indignations ◀d’▶un Marx, ou ◀l’▶action politique des partis socialistes, et c’est encore bien moins ◀la▶ révolution des communistes, qui ont créé ◀les▶ moyens concrets ◀de▶ libérer ◀le▶ prolétariat, mais c’est ◀la▶ technique elle-même ! Ce n’est pas en freinant ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ technique, mais au contraire en ◀les▶ accélérant, que nous sommes parvenus au seuil ◀d’▶une ère nouvelle, cette ère qui doit et peut, progressivement, nous permettre non plus seulement ◀d’▶améliorer ◀la▶ condition prolétarienne, mais ◀de▶ ◀la▶ supprimer, à ◀la▶ limite. Je veux parler, vous ◀l’▶avez deviné, des promesses ◀de▶ ◀l’▶automation. ◀L’▶utopie ◀de▶ « ◀l’▶usine sans ouvriers » commence à se réaliser en Occident. Et ◀l’▶on s’aperçoit que ◀l’▶automatisme des machines, qui semblait tellement inhumain tant que ◀l’▶ouvrier devait y adapter son rythme, devient au contraire libérateur dès qu’il est poussé jusqu’au bout, et qu’il n’a plus besoin ◀d’▶être servi, mais seulement surveillé par ◀l’▶homme. ◀L’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶automation n’est qu’un symbole : il illustre à peu près idéalement ◀les▶ effets bénéfiques que peut et doit produire cette technique que ◀l’▶on accusait ◀de▶ nous asservir.
On nous disait que ◀la▶ technique tend à séparer ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ nature, et je vois au contraire que c’est elle qui a rendu ◀les▶ campagnes aux citadins, ouvriers et bourgeois mêlés. Nos grands-pères se promenaient ◀le▶ dimanche le long des routes, en redingote, et parfois faisaient trempette au bord de ◀l’▶eau en retroussant leurs pantalons : ils ne connaissaient pas ◀le▶ machinisme — dont nous sommes les premiers usagers quotidiens — mais ils n’en communiaient pas davantage avec ◀la▶ nature et ses rythmes. Au contraire, nous voyons aujourd’hui nos villes se mettre au vert, se vider pendant ◀les▶ week-ends. Nous voyons tout un peuple à peu près nu s’éparpiller au loin dans ◀la▶ nature, grâce aux moyens ◀de▶ transport bon marché multipliés par ◀la▶ technique. ◀Le▶ goût ◀de▶ s’étaler au soleil sur ◀les▶ plages est contemporain ◀de▶ ◀l’▶auto.
Mais il y a plus. ◀Le▶ principal produit ◀de▶ ◀la▶ technique moderne et ◀de▶ ◀l’▶automatisation ◀de▶ ◀l’▶industrie, en fin de compte, c’est ◀le▶ loisir !
◀La▶ réduction du temps ◀de▶ travail moyen à ◀l’▶usine ou au bureau, obtenue depuis trois quarts ◀de▶ siècle, est ◀d’▶environ deux-mille heures par an aux États-Unis. Ce chiffre se verra fatalement augmenté à mesure que se développera ◀l’▶automation.
Imaginons donc notre humanité occidentale partiellement libérée du travail mécanique, pourvue ◀de▶ loisirs tout nouveaux, et privée du même coup du droit ◀de▶ se plaindre qu’elle n’a pas ◀le▶ temps ◀de▶ se cultiver ! Bien sûr, nous ne confondrons pas ◀le▶ simple loisir et ◀la▶ culture. ◀La▶ culture ne consiste pas seulement à se cultiver, à lire des livres, à écouter des disques, ni même à se préparer pour quelque jeu ◀de▶ « Quitte ou double » à ◀la▶ télévision. ◀La▶ culture consiste d’abord à écrire des livres, à composer ◀de▶ ◀la▶ musique, à méditer, à inventer et à créer. C’est un travail, c’est même ◀le▶ vrai travail humain. Mais il est clair que si ◀le▶ temps libre est augmenté, ◀la▶ consommation ◀de▶ ◀la▶ culture augmentera elle aussi, et que par suite, ◀les▶ conditions du producteur ◀de▶ ◀la▶ culture seront sensiblement améliorées. Donc, tout ce que ◀la▶ technique permet ◀de▶ gagner sur ◀le▶ temps ◀de▶ travail mécanique et routinier sera gagné pour ◀la▶ culture, ou pourra ◀l’▶être. Nous allons vers un temps où ◀les▶ loisirs deviendront quantitativement plus importants que ◀le▶ travail routinier. Il en résultera que ◀la▶ culture deviendra ◀le▶ sérieux ◀de▶ ◀la▶ vie 2.
Je résume cette première partie ◀de▶ mon propos : ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe a produit ◀la▶ technique ; on a pu craindre alors que cette technique asservisse ◀l’▶homme et tue ◀la▶ vraie culture ; mais nous voyons que ◀les▶ progrès techniques ◀les▶ plus récents nous ramènent au contraire vers ◀la▶ culture, et lui donnent un sérieux nouveau, une importance économique croissante.
Cependant, un danger subsiste. ◀L’▶ère ◀de▶ ◀l’▶automation et ◀de▶ ◀l’▶électronique exige ◀la▶ formation scientifique très poussée non seulement ◀d’▶une petite élite, mais ◀d’▶une masse importante ◀de▶ techniciens. Deux exemples me suffiront : ◀la▶ France déclare qu’elle manque dès aujourd’hui ◀d’▶environ cinquante mille ingénieurs et techniciens. Quant à ◀l’▶URSS, vous savez qu’elle subordonne toute son éducation scolaire et universitaire à ◀la▶ seule formation technique. Cette formation obligatoire absorbe 67 % du temps ◀d’▶étude, et ne laisse à peu près aucune place à ◀la▶ culture générale, réduite aux cours ◀de▶ marxisme-léninisme. Mais ◀le▶ fait est que ◀les▶ Russes ont lancé ◀les▶ Sputniks, et tout le monde voudra donc ◀les▶ imiter. En Europe comme en Amérique, on réclame à grands cris ◀l’▶intensification ◀de▶ ◀la▶ formation ◀de▶ techniciens, aux dépens de ◀la▶ culture générale.
◀Le▶ danger qui apparaît ici, c’est celui ◀de▶ stériliser ◀les▶ sources vives ◀de▶ ◀l’▶invention technique, qui tient, comme j’ai tenté ◀de▶ vous ◀le▶ montrer, à ◀l’▶ensemble ◀de▶ notre culture. Gardons-nous ◀de▶ scier ◀la▶ branche sur laquelle est assise notre puissance technique ; elle se nomme culture générale. ◀Les▶ plus grands inventeurs ◀de▶ tous ◀les▶ temps n’ont pas été des techniciens au sens étroit, mais des poètes, des philosophes et des rêveurs, quelquefois des théologiens, ou des peintres, ou des touche-à-tout. ◀La▶ brouette, ◀la▶ roulette et ◀les▶ lois du hasard, ◀la▶ machine à calculer, ancêtre des cerveaux électroniques, c’est Pascal qui ◀les▶ inventa ; et ◀la▶ turbine, c’est Léonard Euler, grand mathématicien philosophe et mystique ; ◀le▶ gramophone, c’est un poète français un peu loufoque, Charles Cros. Tels sont ◀les▶ successeurs modernes ◀d’▶un Archimède dans son bain et ◀d’▶un Léonard de Vinci, qu’on imagine très mal sortant ◀d’▶écoles techniques politiquement disciplinées, ou même ◀d’▶écoles où ils n’auraient reçu qu’une instruction purement technique. ◀L’▶ère nouvelle exigera, c’est entendu, des dizaines ◀de▶ milliers ◀d’▶ingénieurs, mais si ◀l’▶on subordonne tout notre enseignement à leur seule formation spécialisée, il en résultera 1° que nous aurons sans doute moins ◀de▶ grands inventeurs et 2° que c’est alors que nous courrons ◀le▶ risque ◀d’▶être spirituellement soumis à nos machines, étant dressés ◀d’▶avance à ◀les▶ servir, au lieu d’être éduqués pour vivre mieux en disposant ◀de▶ leurs services.
Énergie, Europe et culture
J’essaierai maintenant ◀d’▶évoquer ◀les▶ grands prolongements culturels ◀d’▶une branche bien définie ◀de▶ ◀la▶ technique, à propos d’un exemple qui vous touche ◀de▶ près : ◀l’▶énergie.
Vous ◀la▶ produisez, vous ◀la▶ distribuez, et vous en vivez. Mais savez-vous bien ce qu’elle est, ce qu’elle signifie dans nos vies ? Et pourriez-vous ◀la▶ définir ?
Je voudrais évoquer à ce propos un souvenir personnel qui m’a beaucoup frappé. Je faisais mon école ◀d’▶officier dans ◀l’▶armée suisse. Un jour, dans notre classe ◀de▶ « théorie », ◀le▶ colonel entre à grands pas, nous prenons ◀le▶ garde-à-vous, il dit : « Repos, assis ! », et aussitôt nous pose cette question simple : « Qu’est-ce que ◀l’▶énergie ? » Plusieurs d’entre nous essaient ◀de▶ répondre : c’est plutôt vague, c’est maladroit, ce n’est rien qui vaille. Alors ◀le▶ colonel nous arrêtant ◀d’▶un geste sec déclare : « Je vais vous ◀le▶ dire. ◀L’▶énergie, c’est quelque chose qui sommeille en chacun ◀de▶ vous, et qu’il s’agit ◀de▶ réveiller. » Puis il sortit, et nous sûmes aussitôt ce qui nous attendait ◀le▶ lendemain : une marche ◀de▶ 80 kilomètres.
Ce colonel avait raison. ◀L’▶énergie est quelque chose qui sommeille non pas seulement dans ◀l’▶homme, mais dans ◀la▶ matière et ◀le▶ cosmos, et que ◀la▶ recherche scientifique arrive parfois à détecter, à réveiller, ouvrant à ◀la▶ technique ◀les▶ possibilités ◀de▶ ◀la▶ capter, puis ◀de▶ ◀la▶ mettre en œuvre, et enfin ◀de▶ ◀la▶ distribuer.
◀L’▶énergie est partout. Elle attend ◀l’▶homme qui ◀la▶ réveille. Mais la plupart des hommes vivent et passent à côté sans soupçonner son existence, sans avoir ◀la▶ curiosité ◀de▶ ◀la▶ réveiller pour voir — ou pour ◀la▶ mettre à leur service. Ainsi ◀l’▶humanité pendant des millénaires, des dizaines, des centaines ◀de▶ millénaires… Jusqu’au jour où ◀les▶ habitants ◀d’▶un médiocre cap de l’Asie, qu’on nomme Europe, se mirent à étudier cette matière mystérieuse qui compose ◀les▶ étoiles et ◀les▶ plantes, ◀les▶ animaux, ◀la▶ terre, ◀les▶ océans, ◀l’▶air que nous respirons, et nous. Poussés par une curiosité passionnée, mère ◀de▶ toute science, ils découvrirent d’abord ◀la▶ surface ◀de▶ toute ◀la▶ Terre — alors qu’eux-mêmes n’avaient jamais été découverts par un autre peuple ! Ils inventèrent des armes et des institutions, des procédés ◀de▶ culture et ◀de▶ gouvernement, et ils ◀les▶ transportèrent au loin. Si bien que ◀l’▶Europe, ◀de▶ ◀la▶ Renaissance jusqu’aux débuts du xxe siècle, devint ◀la▶ reine incontestée ◀de▶ ◀la▶ Planète.
Et pourtant qu’était-elle en soi-même ? Physiquement, fort peu de chose à vrai dire : 4 % des terres du globe, moins fertiles et moins riches en sous-sol que bien d’autres régions et vastes continents. Ce qui a fait ◀de▶ cette péninsule ◀la▶ conscience et ◀le▶ cœur du monde n’est pas clairement lisible sur ◀les▶ cartes, mais ◀le▶ devient dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶esprit et des mœurs. Nous ◀le▶ nommerons pour simplifier : culture. Et du même coup, nous aurons dit que ◀la▶ culture n’est pas un luxe pour nos peuples, mais une nécessité vitale. ◀L’▶Europe, c’est très peu de choses plus une culture. Si ce petit cap a dominé ◀la▶ Terre pendant des siècles, s’il en demeure aujourd’hui ◀le▶ musée et ◀le▶ plus grand laboratoire, il ◀le▶ doit à ce quelque chose que ◀l’▶esprit ◀de▶ ses habitants vint ajouter à ses données physiques, pour en tirer une énergie insoupçonnée.
◀L’▶Europe est donc une énergie, que je désignerai par E, et qui est égale au produit ◀de▶ sa faible masse physique, soit m, par une culture dont ◀les▶ effets se font sentir en progression géométrique, et que je désignerai par c2 . Nous voici donc ramenés, comme par hasard, à ◀l’▶équation ◀la▶ plus célèbre ◀de▶ ce siècle :
E = mc2,
que je me permets ◀de▶ lire comme suit :
Europe = cap ◀de▶ ◀l’▶Asie multiplié par culture intensive.
J’en demande pardon aux esprits scientifiques que vous êtes, mais cette espèce ◀de▶ calembour mathématique auquel je viens de me livrer peut faire comprendre en un instant ce qui eût demandé un long discours : prenez-◀le▶ à titre ◀d’▶exemple ◀d’▶une économie ◀d’▶énergie.
Je disais tout à ◀l’▶heure que ◀l’▶Europe a régné longtemps sur ◀le▶ monde en transportant au loin ses procédés, inventions et institutions, ou, comme ◀le▶ disait Valéry, en « exportant ses moyens ◀de▶ puissance ». Je voudrais insister sur ce point, qui me permettra ◀de▶ préciser ma définition ◀de▶ ◀l’▶Europe considérée comme source ◀d’▶énergie.
Il semble en effet que c’est ◀le▶ propre ◀de▶ ◀l’▶énergie sous toutes ses formes que ◀de▶ se communiquer, ◀de▶ se transmettre, et ◀d’▶exercer son plein effet, au près ou au loin, par son transfert et sa distribution. Que serait une énergie qui ne se transmettrait pas, qui s’épuiserait sur place, en un instant ? J’en vois un exemple frappant : celui ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique. ◀L’▶énergie nucléaire réveillée, mais non transmise ou distribuée, ne peut donner qu’une explosion catastrophique. Au contraire, canalisée et transmise, elle va produire ◀de▶ ◀l’▶électricité, qui à son tour deviendra mouvement, transfert et communication.
◀L’▶Europe a rayonné dans ◀le▶ monde parce qu’elle était un foyer ◀d’▶énergies ◀de▶ toute espèce. Et ce sont bel et bien ses énergies transmises qui ont déclenché ◀le▶ vaste processus ◀d’▶unification ◀de▶ ◀l’▶humanité, aux débuts duquel nous assistons. C’est un fait que ◀la▶ technique, née ◀de▶ ◀l’▶Europe, puissamment développée ◀de▶ nos jours par ◀les▶ États-Unis et ◀la▶ Russie, se répand rapidement dans tous ◀les▶ autres peuples et tend à modifier leurs habitudes morales, leur habitat physique et leur rythme ◀de▶ vie, ◀les▶ amenant ◀de▶ ◀la▶ sorte à se ressembler davantage et à se connaître mieux ◀les▶ uns ◀les▶ autres. On peut ◀le▶ déplorer, on ne peut plus ◀le▶ nier. Nous sommes donc en droit ◀de▶ constater que ◀la▶ civilisation européenne est devenue au xxe siècle la première civilisation effectivement mondiale. Nous voyons même ◀la▶ Chine ◀l’▶adopter sous une forme caricaturale, il est vrai, importée ◀de▶ ◀la▶ Russie, qui d’ailleurs ◀l’▶a copiée sur ◀l’▶Amérique plutôt que sur ◀l’▶Europe ; mais n’oublions pas que ◀l’▶Amérique est une invention ◀de▶ ◀l’▶Europe…
Pouvons-nous donc crier victoire ? On sait bien que non. Nous avons exporté nos techniques, nos régimes politiques, nos énergies, mais hélas aussi nos folies, comme ◀le▶ nationalisme et ◀la▶ révolution. Tout cela se retourne aujourd’hui contre nous. En fait, ◀l’▶Europe actuelle est assiégée. Chassée ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀d’▶une partie ◀de▶ ◀l’▶Afrique, qui menacent ◀de▶ s’unir contre elle sous ◀le▶ signe du congrès ◀de▶ Bandung, et au nom d’un anticolonialisme qui survit à nos colonies ; menacée ◀de▶ tout près par ◀la▶ Russie, qui occupe ou contrôle près ◀d’▶un quart ◀de▶ nos peuples ; concurrencée par ◀les▶ États-Unis, qui ◀l’▶ont généreusement aidée mais se lassent un peu, ◀l’▶Europe voit sa civilisation triompher, certes, mais c’est au détriment de son indépendance.
Et dans aucun domaine, notre dépendance n’est plus sensible, plus exactement mesurable, que dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀l’▶énergie, précisément ! Vous n’ignorez pas que ◀l’▶Europe consomme déjà 20 % ◀d’▶énergie de plus qu’elle n’en produit. En 1975, ce sera 37 % de plus. Pour combler cet écart, par des importations ◀de▶ charbon ou ◀de▶ pétrole, ◀l’▶Europe devrait alors dépenser, aux prix actuels, environ 5 milliards ◀de▶ dollars. Que deviendrait alors sa balance ◀de▶ paiements ? Que deviendrait son indépendance ? Elle serait proprement colonisée, financièrement, politiquement et moralement, par ces puissances précisément qui critiquent aujourd’hui encore notre colonialisme ◀d’▶hier ! Nous courons, aujourd’hui déjà, un danger qu’on ne saurait exagérer du seul fait ◀de▶ notre dépendance à l’égard des pays arabes.
Voilà qui est grave, mais il y a pire. ◀Les▶ réserves en pétrole et charbon, corps qui produisent actuellement 68 % ◀de▶ ◀l’▶énergie mondiale, s’épuisent plus vite qu’elles ne se renouvellent par ◀le▶ moyen ◀d’▶une prospection systématique ; elles seront un jour épuisées. ◀Les▶ experts varient sur ◀la▶ date, non sur ◀la▶ vraisemblance du fait. Et pendant ce temps, ◀l’▶humanité se multiplie, et ses besoins en énergie s’accroissent en progression plutôt géométrique qu’arithmétique.
◀La▶ situation ◀de▶ notre continent — et ◀de▶ ◀l’▶humanité tout entière — serait apparemment sans espoir, si ◀la▶ culture élaborée par notre Europe n’avait pas découvert, une fois de plus, et vraiment au dernier moment, une nouvelle source ◀d’▶énergie. ◀L’▶énergie nucléaire est ◀la▶ réponse, inventée par notre génie, par nos savants européens, au défi ◀d’▶une humanité dont notre science, notre hygiène et nos techniques étaient en train d’accroître au-delà du possible ◀les▶ besoins matériels et ◀les▶ revendications.
Mais si ◀l’▶Europe a trouvé ◀les▶ principes, ◀les▶ équations et les premiers moyens permettant ◀de▶ réveiller et ◀de▶ domestiquer ◀l’▶énergie cachée dans ◀l’▶atome, il n’en est pas moins clair qu’aucun ◀de▶ nos pays ne saurait à lui seul ◀la▶ mettre en œuvre. ◀L’▶Amérique et ◀l’▶URSS nous dépassent déjà largement, dans ce domaine.
Il nous reste une seule solution : fédérer nos faiblesses pour en faire une grande force. Et c’est ce que tentent ◀de▶ réaliser ◀les▶ grandes institutions européennes, ◀l’▶Euratom et ◀l’▶OECE dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ production, et ◀le▶ Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires, ou CERN, dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀la▶ recherche pure, qui domine tout. Votre avenir dépend matériellement du succès ◀de▶ ces entreprises.
On s’imagine parfois que ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est une manie ◀de▶ doux rêveurs, ◀d’▶idéalistes, ou, au contraire, ◀d’▶impérialistes européens. ◀L’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe est simplement une nécessité vitale, ◀la▶ condition ◀de▶ notre survie et ◀de▶ ◀l’▶avenir ◀de▶ notre culture.
Ou bien nous ferons ◀l’▶Europe, avec tous ses pays et pas seulement avec ◀les▶ six qui ont commencé ; ou bien nous serons colonisés. Et ◀le▶ monde entier, alors, en pâtirait. Car ◀le▶ monde entier a besoin du génie créateur ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ son sens ◀de▶ ◀la▶ mesure comme ◀de▶ son sens critique, et ◀de▶ son expérience séculaire des bienfaits et méfaits alternés ◀de▶ ◀la▶ technique.
J’ai tenté ◀de▶ vous faire voir à quel point cette technique dépend ◀de▶ ◀l’▶ensemble ◀de▶ notre culture, et comment notre avenir dépend ◀de▶ notre union.
Il me reste à souhaiter que plusieurs d’entre vous consacrent désormais à cette union vitale — comme je ◀l’▶ai fait depuis dix ans — leur énergie ◀de▶ techniciens et ◀d’▶hommes.