Nouvelles métamorphoses de▶ Tristan (février 1959)ax
La passion est cette forme ◀de▶ l’amour qui refuse l’immédiat, fuit le prochain, veut la distance et l’invente au besoin, pour mieux se ressentir et s’exalter. Cette définition rend compte ◀de▶ la plupart des vrais romans, par quoi j’entends non point les meilleures œuvres qu’on est convenu ◀de▶ ranger dans ce genre littéraire, mais, indépendamment ◀de▶ leur qualité ◀d’▶art, ◀de▶ leur notoriété ou ◀de▶ leur portée humaine, ces œuvres seules où transparaît, dominateur, l’archétype médiéval ◀de▶ Tristan.
Je ne sais à vrai dire si la passion naît ◀de▶ la distance, ou l’inverse. Ce qui est certain, c’est que le roman occidental n’a jamais décrit, jusqu’ici, ◀de▶ passion qui s’enflamme pour un objet tout proche, aisément accessible et moralement permis, ou généralement toléré. Comme la nature et le nombre ◀de▶ ces tolérances et des interdits qui subsistent varient selon les sociétés (qu’on a pu caractériser par leurs tabous : ainsi, la bourgeoisie du xixe s’interdisant ◀de▶ parler ◀de▶ l’argent et du sexe, ◀d’▶où le choc révélateur produit par Marx et Freud), la passion qui est toujours antisociale reçoit cependant ◀de▶ la société même — et ◀d’▶elle seule, par un assez beau paradoxe — ses objets, différents selon l’état des mœurs.
Point ◀de▶ passion concevable ou déclarée en fait, dans un monde où tout est permis. Car la passion suppose toujours, entre le sujet et l’objet, un tiers qui fait obstacle à leur étreinte, — un roi Marc qui sépare Tristan d’Iseut — l’obstacle étant généralement social (moral ou coutumier, voire politique) à tel point qu’on le voit se confondre à la limite avec la Société elle-même, encore qu’il soit le plus souvent symbolisé par une dramatis persona, pour les besoins ◀de▶ la narration et ◀de▶ la rhétorique du récit.
Dans une société comme la nôtre, l’amour-passion peut-il encore trouver des interdits assez redoutables, et par suite assez fascinants, pour que son délire se déclare ? J’entends parler ◀de▶ la société occidentale, c’est-à-dire ◀de▶ l’Europe et ◀de▶ ses prolongements en Amérique et en Russie ; société travaillée et formée par une polémique millénaire entre le sacré, créateur des tabous, et le profane, qui naît ◀de▶ leur violation, mais aussi entre la sagesse et la politique, la grâce et le mérite, la mystique et la morale, la croyance et la science, l’absolu et le raisonnable, enfin l’amour-passion et le mariage. N’en sommes-nous pas au point ◀de▶ notre évolution où, tout étant réduit, « ramené à » comme on dit, profané, décapé des illusions religieuses, névrotiques ou sentimentales, et soumis par l’intermédiaire ◀d’▶analyses toujours plus indiscrètes aux règles ◀de▶ l’hygiène et ◀de▶ la sociologie — tout nous semble permis ◀de▶ ce qui ne nuirait pas à la santé et à la productivité ? (Tout le reste étant, d’ailleurs, ◀de▶ mieux en mieux prescrit.)
J’entrevoyais, il y a vingt ans, quand j’écrivais L’Amour et l’Occident , qu’une culture trop consciente ◀de▶ ses fins et moyens, c’est-à-dire trop sociologique, ne laisserait plus ◀de▶ place à l’amour passionné, tel qu’il fut inventé au xiie siècle par les troubadours du Languedoc et romancé par les Bretons. C’était faire trop ◀d’▶honneur aux seuls tabous moraux ◀de▶ l’époque victorienne et bourgeoise, et aux succès des analystes et des marxistes, qui vivent à leurs dépens depuis un demi-siècle. D’autres tabous subsistent, ou se sont reformés, sur lesquels la passion se jette pour y trouver ◀de▶ nouveaux prétextes à se consumer glorieusement, à défier la morale du Jour au nom de la mystique ◀de▶ la Nuit, et la vie ◀d’▶action raisonnable au nom de l’extase et ◀de▶ la mort enthousiasmante.
I. Trois vrais romans ◀d’▶amour-passion, au xxe siècle
Trois œuvres où transparaît l’archétype ◀de▶ Tristan nous sont données vers ce milieu du siècle par l’Europe, l’Amérique et la Russie. ◀De▶ chacune ◀d’▶elles on a pu dire, non sans raison, qu’elle était « en réalité » une description sociale, morale ou politique ◀de▶ l’Autriche impériale, ou des États-Unis, ou ◀de▶ la Révolution et ◀de▶ ses suites en URSS. Mais chacune ◀d’▶elles aussi a pu être décrite comme le dernier roman ◀d’▶amour-passion ◀de▶ la littérature occidentale. Le Docteur Jivago de Boris Pasternak n’est pas un acte politique, selon Camus, mais au contraire « un grand livre ◀d’▶amour ». L’essai que Lionel Trilling consacre à Lolita de Vladimir Nabokov, s’intitule « Le dernier amant ». Et l’héroïne ◀de▶ L’Homme sans qualités ◀de▶ Robert Musil, dit à plusieurs reprises ◀d’▶elle-même et ◀de▶ son frère : « Nous aurons été les derniers romantiques ◀de▶ l’amour… Au fond, c’est la dernière histoire ◀d’▶amour possible… Sans doute serons-nous une sorte ◀de▶ Derniers Mohicans ◀de▶ l’amour. »
Je ne fais pas ici ◀de▶ critique littéraire, n’ayant ◀d’▶autre propos que ◀d’▶illustrer un thème dont on verra bientôt que je ne suis pas le dernier à subir les prestiges et le charme fatal. Est-il besoin ◀de▶ souligner que ce grand thème est l’unique justification ◀de▶ mon essai ? Mythe passionnel à part, tout distingue les trois œuvres que je considère dans ces pages. Et l’on ne sent que trop les bonnes et graves raisons que j’ai ◀de▶ redouter que leur simple rapprochement choque le sens esthétique du lecteur et révolte son sens moral… Mais il se peut aussi que l’incongruité ◀d’▶une telle comparaison fasse tout son prix. ◀D’▶autant plus différents à tous égards, sauf à un seul, seront les trois ouvrages examinés, ◀d’▶autant plus significative l’action du mythe qui s’y trahit, et qui est leur seule commune mesure. Je ne m’attacherai donc, dans ces trois œuvres, qu’à l’apparition ◀de▶ Tristan, dictant impérieusement — à l’insu des auteurs — la rhétorique profonde ◀de▶ leur composition.
Passons à l’expérience sans plus de précautions. Voici la fiche archétypique des trois romans, telle que leurs auteurs mêmes auraient pu l’établir, en se plaçant par hypothèse sous l’angle ◀de▶ vision que je propose :
Vladimir Nabokov. — Aux yeux du « vieil Européen » que je me trouve être ◀de▶ naissance, l’Amérique est patrie ◀d’▶accueil, plus que ◀d’▶exil. Le lecteur devinera que je l’aime, malgré tout ce qui m’irrite en elle, et en dépit de ce qu’elle veut être et croit qu’elle est. Son immaturité perverse me fascine. Le scandaleux héros (par antiphrase) ◀de▶ mon roman (éduqué en Europe, j’y insiste) n’épouse l’american way of life, en la personne ◀d’▶une bourgeoise accomplie, que pour l’amour fou ◀de▶ sa fille. Mais cet amour est impossible, car Lolita n’a pas 13 ans. Cependant, mon héros l’enlève et il fuit avec elle, ◀de▶ motel en hôtel, à travers tout le continent américain qu’il découvre et décrit ainsi mieux que personne, dans le même temps qu’il se voit rejeté par le milieu social, ses lois et ses coutumes. Abandonné par sa nymphet, il commet un crime ◀de▶ dément et meurt ivre ◀d’▶amour, dans sa prison, après avoir écrit ce livre posthume.
Robert Musil. — J’ai aimé mon Autriche « impériale et royale » ◀d’▶un amour exigeant, lucide et ironique. Mais elle appartenait à un milieu social, à un clan politique et culturel à la fois décadent et conventionnel, qui devait la livrer à la guerre, puis à pire. Je l’ai dit dans un vaste roman dont le personnage central, Ulrich von X., qui me ressemble comme un frère, reporte sa passion, déçue par la réalité, sur sa propre sœur, c’est-à-dire sur le seul prochain qu’il parvienne à aimer comme lui-même, dans sa patrie. Mais ce prochain est « interdit » par la morale. Aimant sa sœur, Ulrich veut toucher l’interdit et posséder l’inaccessible, qui est le plus vrai, puisqu’il ouvre l’accès à la vie ◀d’▶extase, mais qui le sépare en fait ◀de▶ la vie sociale. Mon héros devient moralement un exilé ◀de▶ l’intérieur, comme je suis devenu un exilé tout court.72
Boris Pasternak. — J’aime passionnément ma Russie et je voudrais en être aimé, comme le docteur Jivago aime Lara et en est aimé. Mais, comme Lara, la Russie a dû suivre un Maître cynique et brutal, qui l’a séduite et humiliée. Il m’interdit ◀de▶ lui parler. Je lui dis pourtant mon amour sous le couvert ◀d’▶un roman plein ◀d’▶allusions et ◀de▶ symboles qu’elle comprendra. Et voici que l’on fait un triomphe à ma déclaration ◀d’▶amour ! Le Maître prétend aussitôt que j’ai insulté la Russie. C’est au nom de celle que j’aime qu’il me repousse et qu’il menace ◀de▶ m’exiler. Mais tel est mon amour que je saurai mentir : je demanderai pardon au tyran, le suppliant ◀de▶ me laisser vivre encore un peu dans le voisinage ◀de▶ celle qui doit me rejeter, car loin ◀d’▶elle ma vie n’a pas ◀de▶ sens, c’est près ◀d’▶elle que je veux me taire.
Ainsi réduits à leur diagramme mythique — on aura reconnu les personnages du drame, ces Tristan séparés ◀d’▶une Iseut « interdite » par un roi Marc, qui est la Morale commune, la Société ou le Régime — ces trois romans trahissent une même ambiguïté quant à la vraie nature, sinon ◀de▶ leur sujet, du moins ◀de▶ l’intérêt principal qu’ils se trouvent offrir au lecteur : critique ◀d’▶une société ou récit ◀d’▶une passion ?
On connaît ces paysages fantastiques ◀de▶ la Renaissance qui, tournés ◀d’▶une certaine manière, révèlent soudain les traits ◀d’▶une tête humaine. C’est le phénomène inverse qui se produit à la lecture des trois romans : vous regardez longuement ce visage ◀de▶ femme et, peu à peu, c’est un paysage, c’est un pays, c’est une société tout entière qui transparaît, se recompose, et envahit tout le tableau. Vous reprenez votre lecture et, non, c’était vraiment une femme… Qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ? Tout ce que nous voyons là, sans doute, et plus encore. S’il avait pu le dire autrement, il l’aurait fait (et nous ne le lirions pas). Mais la réponse ◀de▶ l’écrivain ne suffit pas, bien que sincère.
Car il faut voir que cette ambiguïté, qu’il nous propose malgré lui, n’est pas du tout accidentelle. Elle ne résulte pas, j’y insiste, ◀de▶ quelque hésitation prolongée ◀de▶ l’auteur entre deux thèmes centraux, ou deux genres littéraires, ou deux sphères ◀d’▶imagination. Elle exprime et traduit irrésistiblement l’ambiguïté fondamentale ◀de▶ la passion, antisociale par définition, donc liée au milieu social par un litige permanent hors duquel elle n’existerait point, et dont ce milieu même circonscrit l’occasion, dicte l’objet ou fournit le prétexte. Comme le fera voir l’application aux trois romans ◀de▶ l’analyse mythologique proposée par L’Amour et l’Occident .
II. « Lolita » ou le scandale
« Entre les limites ◀d’▶âge ◀de▶ 9 et 14 ans apparaissent des fillettes qui, aux yeux de certains voyageurs médusés, deux fois ou plusieurs fois plus âgés qu’elles, révèlent leur vraie nature, laquelle n’est pas humaine mais nymphique (entendons : démoniaque) ; et, pour ces créatures choisies, je propose le nom ◀de▶ nymphets. » Lolita, 12 ans et 7 mois, a le charme inquiétant, l’impudeur innocente et la pointe ◀de▶ vulgarité qui caractérisent la nymphet. Humbert Humbert, Européen, la quarantaine, vivant depuis peu en Amérique, la découvre dans une petite ville où il prend ses vacances. Coup ◀de▶ foudre. Intrigue démente pour posséder l’enfant, dont il épouse d’abord la mère. Cette malheureuse mourra bientôt, renversée par une auto. H. H. emmène Lolita dans un hôtel à l’enseigne des Chasseurs enchantés. Il lui fait boire un somnifère, mais n’ose pas profiter ◀de▶ son sommeil. Au matin, c’est elle qui le séduit ! Commence la longue fuite du beau-père et ◀de▶ la fille, traqués par leur secrète culpabilité, ◀d’▶un bout à l’autre des États-Unis73. Jusqu’au jour où Lolita s’échappe, séduite par un autre homme ◀d’▶âge mûr qu’Humbert tuera. À 17 ans, mariée depuis peu avec un jeune et brave technicien, elle meurt en couches, quelques semaines après Humbert, auquel une crise cardiaque épargne la peine capitale.
Je n’entends pas voiler ni excuser le caractère scandaleux du roman, car il apparaît essentiel, et l’auteur ne manque pas une occasion ◀de▶ le souligner et ◀de▶ l’accentuer, soit en accablant son héros dans une préface d’ailleurs attribuée à un psychiatre américain, soit, ◀d’▶une manière plus convaincante, par la cynique désinvolture du style des mémoires ◀de▶ Humbert Humbert. Si l’amour des nymphets n’était pas, ◀de▶ nos jours, l’un des derniers tabous sexuels qui tiennent encore (avec l’inceste), il n’y aurait ni passion ni roman véritables, au sens « tristanien » ◀de▶ ces termes. Car il manquerait entre les deux protagonistes l’obstacle nécessaire, la distance nécessaire pour que l’attrait mutuel, au lieu de s’apaiser ou ◀de▶ s’épuiser par la satisfaction des sens, se métamorphose en passion. C’est d’abord et surtout le scandale évident, le caractère profanateur ◀de▶ l’amour ◀de▶ H. H. pour Lolita qui trahit la présence du Mythe.
Négligeons pour l’instant les différences profondes qui séparent ce roman sarcastique et pétulant ◀de▶ la sombre épopée, simple et drue, ◀d’▶un Béroul. Qu’on ne s’y trompe pas : le roman ◀de▶ Tristan n’était pas moins choquant au xiie siècle que ne l’est aujourd’hui Lolita.
Ce que l’habitude et l’illusion anachronique, aidées par la version moderne ◀de▶ Bédier, nous font prendre trop facilement pour la touchante histoire ◀d’▶un amour presque chaste et conçu fortuitement hors du mariage, recélait à vrai dire, pour les lecteurs du temps, des pouvoirs autrement bouleversants ! Les premières versions ◀de▶ Tristan glorifiaient une forme ◀d’▶amour non seulement opposée au mariage, mais ne pouvant exister que hors de lui. Elles « justifiaient »74 au nom de ce nouvel Amour toute une série ◀d’▶actions tenues pour crimes : astuce blasphématoire ◀de▶ l’ordalie truquée, violation répétée des allégeances et ◀de▶ la foi jurée, profanation du sacré féodal et des sacrements catholiques, faux serments, sorcellerie, magie noire. Tout cela sur un fond ◀d’▶hérésie bien plus dangereuse alors que ne le sont aujourd’hui les frénésies qui affectent une partie ◀de▶ la jeunesse, modes passagères dont l’édition et le cinéma me paraissent profiter davantage que la société n’en pâtit.
En revanche, l’amour passionné pour une fille encore impubère n’aurait guère pu surprendre au Moyen Âge. On a coutume ◀de▶ vénérer l’amour ◀de▶ Dante pour Béatrice âgée ◀de▶ 9 ans, la passion ◀de▶ Pétrarque pour Laure âgée ◀de▶ 12 ans ; ces deux exemples fondent une tradition ◀de▶ la haute littérature européenne, qu’illustreront plus près de nous un Goethe, créant le personnage ◀de▶ Mignon, un Novalis dédiant son œuvre à l’amour ◀de▶ Sophie von Kuhn, morte à 11 ans, un Edgar Poe qui épouse une fille ◀de▶ 14 ans, et le génial Lewis Carroll : Alice au pays des merveilles est née ◀de▶ l’amour des « nymphets », refoulé par la conscience pure du clergyman, mais avoué par certains ◀de▶ ses poèmes et trahi par les plaisanteries souvent féroces ◀de▶ ses lettres à des petites filles.
L’adultère, ◀de▶ nos jours, ne conduit qu’au divorce, ou s’épuise en liaisons banales. Il n’offre pas ◀de▶ support sérieux à ce que Freud a nommé un jour l’élan mortel, secret ◀de▶ l’amour tristanien. Et l’absence ◀de▶ sacré exténue les passions, que la conscience ◀d’▶une profanation faisait flamber. Nous restent deux tabous sexuels, curieusement respectés par nos mœurs en transition rapide du sacré primitif vers une hygiène scientifique : l’amour des petites nymphes et l’inceste. Ces deux amours seraient-ils contraires à la nature ? On les voit largement pratiqués dans le monde animal et dans la grande majorité des sociétés humaines connues, les classes bourgeoises ◀de▶ l’Occident constituant l’exception la plus remarquable. Ils sont bien moins contre nature que contre-civilisation. Nabokov fait dire à son héros : « Mon sort a été ◀de▶ grandir dans une civilisation qui autorise un homme ◀de▶ 25 ans à courtiser une fille ◀de▶ 16 ans, mais non pas une fille ◀de▶ 12 ans. » Humbert raconte, au début ◀de▶ ses mémoires, l’amour qu’il conçut à 12 ans pour une petite fille ◀de▶ 9 ans qui s’appelait Annabel, et qui mourut bientôt — rappel ◀de▶ Poe. Ainsi, l’Éros ◀de▶ cet adulte, par ailleurs sexuellement normal, s’est trouvé fixé sur la femme-enfant, rendue doublement inaccessible par la différence ◀d’▶âge et par l’idée ◀de▶ la mort. C’est ainsi que la « nymphet » peut devenir le support ◀de▶ l’amour-passion, c’est-à-dire du désir infini qui échappe aux rythmes naturels et joue le rôle ◀d’▶un absolu préférable à la vie elle-même. La possession ◀de▶ cet inaccessible devient alors l’extase, « la joie suprême », la « Höchste Lust » ◀d’▶Isolde agonisante.
Cependant, ceux qui ont lu Lolita avec plus ◀d’▶amusement pervers que ◀d’▶émotion, seront en droit ◀de▶ douter ◀de▶ la légitimité ◀d’▶une interprétation si solennelle.
Certes, du coup de foudre initial jusqu’à la mort des amants séparés, conséquence ◀d’▶un amour interdit qui les exile ◀de▶ la communauté et les consume sans les unir vraiment, on aura reconnu les grands moments du Mythe. L’auteur en a-t-il conscience ? Certains épisodes du roman le donnent à croire, allusions aux péripéties et situations les plus typiques ◀de▶ la légende ◀de▶ Tristan. Mais il est curieux ◀de▶ noter qu’à chaque fois un point ◀d’▶ironie frappe l’allusion. Ainsi, la mère du héros meurt très tôt (comme dans Tristan), mais voici le ton du récit : « Ma très photogénique mère mourut dans un accident capricieux (pique-nique, éclair) quand j’avais 3 ans. » (Qu’on se rappelle le ton lugubre ◀de▶ destin, la « vieille et grave mélodie » qui marque la mort ◀de▶ la mère dans Tristan !) Le nom ◀de▶ l’hôtel où se passe la nuit ◀de▶ la séduction, les Chasseurs enchantés, rappelle visiblement l’état ◀de▶ transe ◀de▶ la scène des aveux dans Tristan, mais toute la description du lieu vise précisément à le désenchanter. L’épisode du philtre est présent, mais ridiculisé par son échec : il ne s’agit que ◀d’▶un somnifère que H. H. fait prendre par ruse à Lolita, et qui se révèle d’ailleurs trop faible, le médecin qui l’a procuré s’étant trompé ◀d’▶étiquette ou ayant trompé son client. (Inversion point par point, et que l’on peut croire délibérée, du récit ◀de▶ l’erreur « fatale » ◀de▶ Brangien.) Comme dans Tristan, il est vrai, la polémique contre le mariage au nom de l’amour-passion anime tout le récit. Comme dans Tristan, l’on sent que l’auteur n’est pas intéressé par le côté sexuel ◀de▶ son histoire, mais uniquement par la magie ◀de▶ l’Éros, et il le dit75. Comme dans Tristan, « les amants fuient le monde et lui, eux ». Enfin, comme dans Tristan, ils meurent à peu de temps l’un ◀de▶ l’autre, séparés. Mais leur mort est aussi sordide que fut grandiose, dans les versions du xiie siècle et dans Wagner, la Mort des Amants légendaires.
C’est qu’en réalité, H. H. et Lolita n’ont jamais connu ce que j’appelle « l’amour réciproque malheureux ». Lolita n’a jamais répondu à la passion tendre et sauvage ◀de▶ son aîné. ◀De▶ là l’échec du Mythe et par compensation le ton « férocement facétieux » du roman, son réalisme impitoyable et ses plaisanteries un peu folles, sauvées (◀de▶ justesse parfois) ◀de▶ la vulgarité par une étourdissante virtuosité verbale. Si Lolita avait aimé le narrateur, si elle avait été son Iseut, le roman réaliste eût fait place au poème et la satire sociale au lyrisme intérieur. L’hypothèse n’est pas arbitraire, car c’est précisément ainsi que les choses se passent dans le grand livre ◀de▶ Musil, comme on le verra tout à l’heure. Mais l’absence, ici très frappante, non seulement ◀de▶ toute espèce ◀d’▶impureté sentimentale mais aussi ◀de▶ tout horizon spirituel réduit le roman aux dimensions ◀d’▶un tableau ◀de▶ mœurs à la Hogarth. On partage les irritations ◀de▶ l’auteur, on acclame sa syntaxe et son vocabulaire, on rit souvent, on n’est jamais ému.
Tel qu’il est, cet ouvrage parfait reste, aussi, un Tristan manqué. Et cela tient à l’immaturité ◀de▶ l’objet même ◀de▶ la passion décrite ; mais sans cette immaturité, point ◀d’▶obstacle et donc point ◀de▶ passion… Peut-être le livre, après tout, n’est-il vraiment vicieux que par ce cercle.
III. Robert Musil et le « règne millénaire »
Ingénieur, officier, philosophe, écrivain, esprit religieux malgré lui, parce qu’il cherchait une vérité à vivre, Robert Musil est mort à peu près ignoré, tout près de ce lieu où j’écris, — j’étais alors en Amérique — et son œuvre, en partie posthume, ne cessera ◀de▶ monter à l’horizon mondial ◀de▶ la littérature européenne. Le comique dévastant, la lucidité calme, le lyrisme qui sourd en dépit de l’acuité ◀d’▶un regard constamment critique, l’infinie variété ◀de▶ l’investigation des relations humaines, des rôles sociaux, des problèmes ◀de▶ l’amour et des buts ◀de▶ la vie confèrent aux deux-mille pages ◀de▶ son dernier grand livre76 une puissance ◀d’▶envoûtement que je n’avais pas subie depuis l’œuvre ◀de▶ Proust, mieux achevée sans doute et ◀d’▶accès combien plus facile, mais ◀d’▶une moindre vertu spirituelle. J’aurais aimé parler ◀de▶ Musil, mais ◀de▶ lui seul… Et j’ai quelque scrupule à le faire figurer dans un contexte qu’il dépasse, ◀d’▶autant plus qu’il s’agit ici ◀d’▶aborder son livre sans fin sous le seul angle ◀de▶ l’amour-passion. Par bonheur, il se trouve que Musil a décrit cette disposition para-mystique dans un langage plein ◀de▶ correspondances avec celui ◀de▶ mes analyses du Mythe, et ◀d’▶une précision si constante qu’elle me permettra, bien souvent, ◀de▶ substituer la citation au commentaire. Mais une chance plus bizarre vient servir mon propos. Je découvre en effet que Musil, non seulement touche à deux reprises le thème ◀de▶ l’amour passionné pour une enfant, mais surtout veut y voir une préfiguration ◀de▶ l’amour interdit qui unira ses héros : Ulrich et Agathe, frère et sœur. Admirable coïncidence, qu’il faut bien attribuer à la logique du Mythe, en l’absence ◀de▶ tout autre élément qui autorise la comparaison ◀de▶ deux œuvres à ce point inégales par le climat et l’ambition.
Ulrich von X. converse avec sa sœur Agathe, dont il sent qu’il commence à l’aimer, et lui raconte, sans trop savoir pourquoi, ce souvenir :
C’était dans un tramway. Une petite fille monta, elle avait peut-être 12 ans, en compagnie ◀d’▶un père très jeune ou frère aîné. Sa façon ◀d’▶entrer, ◀de▶ s’asseoir, ◀de▶ tendre négligemment au contrôleur l’argent ◀de▶ deux parcours, c’était déjà une dame, mais sans trace ◀d’▶affectation puérile… Elle était merveilleusement belle : brune, des lèvres pleines, ◀de▶ forts sourcils, un nez légèrement retroussé : une Polonaise noiraude peut-être, ou une Slave du Sud… ◀D’▶une pareille apparition, on peut tomber passionnément, mortellement amoureux, sans que s’y mêle la moindre convoitise. Je me souviens ◀d’▶avoir regardé timidement les autres voyageurs, parce que j’avais l’impression que tout le monde m’avait fui. Puis je suis descendu derrière la fillette, et je l’ai perdue dans la foule… — Comment accordes-tu cela, dit Agathe, avec le fait que l’amour n’existe plus, que seules demeurent la sexualité et la camaraderie ? — Cela ne s’accorde pas du tout ! s’écria Ulrich en riant.
On voit que l’amour-passion est seul en jeu, et que le seul exemple qu’en trouve le héros est celui ◀de▶ l’attrait « mortel » pour une nymphet.
Une autre fois, parlant encore avec sa sœur des formes ◀de▶ l’amour « insaisissables » qui lui semblent d’ailleurs traduire « des relations déficientes et tendues avec le monde », Ulrich conte à nouveau l’histoire ◀de▶ « la femme la plus merveilleuse qu’il eût croisée sur sa route » :
Elle l’avait ravi comme un poème ◀d’▶amour écrit en secret, dont les allusions sont chargées ◀d’▶un bonheur encore inconnu… — N’est-il pas contre nature ◀de▶ rapporter ◀de▶ telles émotions à une enfant ? dit Agathe. — Seule une convoitise grossièrement directe serait contre nature, répondit Ulrich. L’homme qui en serait capable engagerait la créature désarmée et inachevée encore, dans des histoires pour quoi elle n’est pas faite. Il devrait faire abstraction ◀de▶ l’immaturité ◀de▶ ce corps et ◀de▶ cet esprit en formation, jouer sa passion avec un partenaire muet et caché…77 C’est une tout autre attitude, avec ◀de▶ tout autres suites !
Et, comme il sent encore une sorte ◀de▶ réprobation, jalouse peut-être, chez Agathe, il ajoute :
Si j’ai raconté cette histoire, c’est qu’elle est une préface à l’amour fraternel !
Je renonce à souligner les mots révélateurs dans le contexte ◀de▶ notre analyse : tout y passerait ! Non seulement ces deux pages se trouvent préfigurer une critique pénétrante ◀de▶ Lolita, mais elles introduisent un dialogue qui mène au cœur du drame ◀de▶ la passion :
L’amour fraternel ? demande Agathe, comme si elle entendait ce terme pour la première fois… Ulrich dit brusquement : — Celui dont les excitations les plus fortes sont liées à des expériences qui sont toutes ◀d’▶une manière ou ◀d’▶une autre impossibles, refuse les expériences possibles ! Il se peut que l’imagination soit une fuite devant la vie, un refuge pour la lâcheté et une caverne ◀de▶ vices, comme beaucoup le prétendent. Je crois que l’histoire ◀de▶ la petite fille, et tous les autres exemples dont nous avons parlé, loin de relever ◀de▶ la monstruosité ou ◀de▶ la faiblesse, révèlent un refus ◀de▶ profane, une insubordination, un désir démesuré et démesurément passionné ◀d’▶amour !
L’expérience impossible dans laquelle s’engage Ulrich se présente d’abord à sa méditation sous la forme ◀d’▶un besoin ◀d’▶amour « délivré des contre-courants et des aversions sociales et sexuelles » :
Il rêvait ◀d’▶une femme absolument inaccessible. Elle flottait devant ses yeux comme ces journées ◀d’▶arrière-automne à la montagne où l’air a quelque chose ◀d’▶exsangue, ◀d’▶agonisant, tandis que les couleurs brûlent à l’extrême ◀de▶ la passion.
À cette rêverie se mêle l’image ◀de▶ sa sœur Agathe, retrouvée après ◀de▶ longues années, et qui, fuyant son mari, vient habiter le petit hôtel rococo qu’il possède au milieu d’un beau parc, dans Vienne.
Souvent, même dans les années où Ulrich avait cherché sa voie seul et non sans insolence, le mot ◀de▶ sœur avait été chargé pour lui ◀d’▶une nostalgie vague, bien qu’il n’eût jamais songé alors qu’il possédait une sœur réelle et vivante… Incontestablement, des phénomènes analogues sont fréquents. Dans plus ◀d’▶une existence, la sœur imaginaire n’est que la forme juvénile, insaisissable, ◀d’▶un besoin ◀d’▶amour qui, plus tard, les rêves refroidis, se contentera ◀d’▶un oiseau, ◀d’▶un animal quelconque, ou se tournera vers l’humanité et le prochain.
◀De▶ Chateaubriand à ◀d’▶Annunzio et à Thomas Mann, en passant par le romantisme allemand, français et anglais, on sait assez la fortune littéraire ◀de▶ cette forme ◀d’▶amour interdit, dont il serait curieux ◀de▶ chercher pourquoi l’époque où se passe le roman ◀de▶ Musil — veille ◀de▶ la guerre ◀de▶ 1914 — connut peut-être les derniers prestiges.
La lente et fascinante histoire ◀de▶ la prise de conscience, puis du choix ◀de▶ cet amour, par deux êtres en tous points normaux, supérieurement intelligents, intégrés dans la vie sociale ◀d’▶une capitale européenne mais irrités par son insignifiance, remplit la seconde partie ◀de▶ ce vaste roman. La réserve savante des descriptions, l’humour impitoyable des réflexions échangées par le frère et la sœur, la qualité ◀de▶ leurs exigences morales et ◀de▶ leurs nostalgies spirituelles composent un philtre ◀d’▶une efficacité inégalée dans la littérature contemporaine. Ce n’est pas René et ce n’est pas Byron, ce n’est pas décadent ni scandaleux. S’agirait-il moins ◀d’▶un inceste que des relations entre Animus et Anima, comme l’avancent des commentateurs ? Il ne s’agit, pour moi, que ◀de▶ la passion, c’est-à-dire ◀d’▶un secret fondamental ◀de▶ la psyché européenne. L’inceste n’est ici que la condition même ◀de▶ la « dernière histoire ◀d’▶amour possible », et ◀d’▶une admirable analyse du spectre spirituel ◀de▶ l’Occident.
Voici la dialectique ◀d’▶Éros et ◀d’▶Agapè, la lutte entre l’élan qui porte l’homme vers l’ange, et le devoir ◀d’▶aimer le prochain, fondement ◀de▶ toute société.
Avec une objectivité relative, il s’avoua que les relations entre Agathe et lui avaient comporté dès le début une bonne dose ◀d’▶aversion pour la société…
Et Musil, dans une note pour l’un des chapitres non terminés, ajoute :
L’homme qui tend à Dieu, selon Adler, est celui qui est privé ◀de▶ sens communautaire — selon Schleiermacher, celui qui est indifférent à la morale… Je dois t’aimer (pense Agathe) parce que je ne puis aimer les autres. Dieu et l’antisocial. Dès le début, son amour pour Ulrich a mobilisé son hostilité à l’égard du monde.
Le moment négateur du monde et du social, inhérent à toute vraie passion, n’apparaît cependant, aux yeux des passionnés, que comme un contrecoup accidentel. Ils veulent brûler. Et ils croient découvrir, aux époques les plus différentes, que c’est l’état présent ◀de▶ la société qui condamne la passion, et rabat au mariage.
Notre temps, qui a probablement perdu la notion ◀de▶ passion amoureuse, parce que celle-ci est plus religieuse que sexuelle, juge puéril ◀de▶ se préoccuper encore ◀d’▶amour, mais voue tous ses efforts au mariage, dont il analyse le processus naturel avec une méticuleuse vigueur. Déjà alors étaient parus nombre ◀de▶ ces livres qui parlent, avec la candeur loyale ◀d’▶un maître ◀de▶ gymnastique, des « révolutions ◀de▶ la vie sexuelle », et veulent aider les hommes à être mariés, et néanmoins contents. L’homme et la femme n’y sont plus que « porteurs ◀de▶ germe mâle ou femelle » ou encore « partenaires sexuels » et l’on baptise « problème sexuel » l’ennui qu’il s’agit ◀de▶ bannir ◀de▶ leurs rapports par toute espèce ◀de▶ variantes physiques ou psychiques.
Mais le besoin ◀de▶ passion, rencontrant l’interdit, qui est l’antisocial par excellence, projette immédiatement sur lui sa nostalgie ◀d’▶un désir infini, quitte à nommer destin cette projection. C’est alors la dialectique ◀de▶ la pure passion tristanienne qui prend son essor : thèmes du regard, ◀de▶ la tempête, et ◀de▶ l’épée ◀de▶ chasteté entre les corps :
Lorsque leurs regards se croisèrent, il n’y eut plus entre eux qu’une seule certitude : c’est que tout était décidé et que tous les interdits, maintenant, leur étaient indifférents… Chacune ◀de▶ leurs respirations leur publiait leur connivence ; ils subissaient, en bravant autrui, ce besoin commun ◀de▶ se délivrer enfin ◀de▶ la tristesse du désir, mais le subir avait déjà tant de douceur que les images ◀de▶ l’accomplissement étaient bien près de se détacher ◀d’▶eux et les unissaient déjà dans leur imagination, comme la tempête, devant les vagues, cravache un voile ◀d’▶écume ; une exigence plus forte encore leur commandait le calme, et ils furent incapables ◀de▶ se toucher de nouveau.
L’équivoque essentielle entre l’amour projeté sur l’autre et le refus ◀de▶ la possession qui mettrait un terme au désir, explique le choix ◀d’▶un objet interdit, recréant sans cesse la distance nécessaire à « l’amour ◀de▶ loin » des troubadours. Mais quel est ce désir ? Est-il désir ◀de▶ l’autre, ou seulement Désir en soi ? Les héros ◀de▶ Musil en parlent avec une sorte ◀de▶ lucidité toute goethéenne, voire un peu didactique par endroit :
Dire : je t’aime, c’est faire une confusion. On croit aimer toi, cette personne qui a provoqué la passion, et qu’on peut prendre dans ses bras, alors que ce qu’on aime réellement c’est la personne provoquée par la passion, cette idole barbare, qui n’est pas la même ! — À t’entendre, dit Agathe, il faudrait croire qu’on n’aime pas réellement la personne réelle et qu’on aime réellement une personne irréelle ? — Là est le nœud ◀de▶ l’affaire : dans tous les rapports extérieurs, la personne réelle doit représenter la personne rêvée et même ne faire qu’un avec elle. ◀D’▶où les innombrables confusions qui donnent au naïf commerce ◀de▶ l’amour un caractère spectral si fascinant.
C’est pourquoi les amants passionnés en viennent toujours à invoquer le mythe platonicien des deux moitiés ◀de▶ l’être qui se cherchent :
Ce désir ◀d’▶un double ◀de▶ l’autre sexe qui nous ressemble absolument tout en étant un autre, ◀d’▶une créature magique qui soit nous tout en possédant l’avantage, sur toutes nos imaginations, ◀d’▶une existence autonome… on en retrouve des traces jusque dans les circonstances les plus banales ◀de▶ l’amour : dans l’attrait lié à tout changement, à tout travesti, comme dans l’importance ◀de▶ l’unisson et ◀de▶ la répétition ◀de▶ soi dans l’autre… Les grandes, les implacables passions amoureuses sont toutes liées au fait qu’un être s’imagine voir son moi le plus secret l’épier derrière le rideau des yeux ◀d’▶un autre.
◀D’▶où l’illusion que le Moi s’abolit dans cette Nuit ◀de▶ l’indistinction que chante le deuxième acte ◀de▶ Tristan :
La nuit brillante enferme en ses bras maternels toutes les contradictions, et sur son cœur, il n’est plus ◀de▶ parole vraie ou fausse, chacune étant, hors de l’obscur, l’incomparable naissance ◀de▶ l’esprit, celle que l’homme connaît dans l’invention ◀d’▶une pensée… Dans ces nuits-là, le Moi ne retient rien en lui-même… le Soi-même exalté rayonne dans un oubli infini ◀de▶ soi-même…
Mais Agathe dit un peu plus tard :
Pourquoi ne connais-tu pas un philtre contre ce qui, au dernier moment, nous sépare ?
Mais ici, le roman ◀de▶ Musil s’engage dans deux Voies divergentes : il nous en reste des fragments inégalement poussés, inconciliables.
Première version : le frère et la sœur cèdent à leur amour, réfugiés sans passeports dans une île de l’Adriatique. Notes ◀de▶ Musil, pour un chapitre intitulé Le Voyage au Paradis :
C’est notre destin : peut-être aimons-nous ce qui est interdit. Mais nous ne nous tuerons pas avant ◀d’▶avoir fait une tentative extrême. Le monde est fugace, fluide : fais ce que veux… Un homme ne va jamais si loin que lorsqu’il ne sait pas où il va… Ils étaient debout maintenant sur un haut balcon, entrelacés et enlacés à l’indicible comme deux amants qui, l’instant d’après, se précipiteront dans le vide. Ils se précipitèrent. Et le vide les porta. L’instant demeura immobile, sans monter ni descendre. Agathe et Ulrich ressentirent un bonheur dont ils ne savaient pas si c’était ◀de▶ la tristesse ; seule la conviction ◀d’▶être élus pour vivre l’exceptionnel retint leurs larmes… Avec les formes limitatives s’étaient perdues toutes les limites et, comme ils ne percevaient plus aucune séparation, ni en eux ni dans les choses, ils ne formaient plus qu’un seul être.
Mais cet accomplissement dans l’Île, symbolique ◀de▶ l’abolition du social, dévoile l’échec fondamental ◀de▶ toute passion :
Entre deux êtres isolés, il n’y a pas ◀d’▶amour possible, reconnaît Ulrich. Un amour peut naître par défi, il ne peut être fait ◀de▶ défi. Il faut qu’il soit inséré dans une société. Il n’est pas un contenu ◀de▶ vie, mais une négation, une exception faite à tous les contenus ◀de▶ vie. Or il faut à une exception quelque chose dont elle soit l’exception. On ne peut vivre ◀d’▶une négation pure.
Sous une forme intellectualisée — il s’agit ◀de▶ simples notes pour une suite à écrire — Musil transpose ici l’épisode des amants légendaires bannis dans la forêt du Morois : le philtre ayant cessé ◀d’▶agir après trois ans, ils découvrent que le monde existe encore et les appelle… « Deh ! dit Tristan, quelle départie ! »
Mais il y a plus. La lucidité ◀de▶ Musil s’attaque ici à la formule même du Roman et la détruit. Si la passion ne conduit pas à la mort, si le Jour peut reprendre ses droits, l’expérience ◀de▶ l’amour interdit échoue dans la réalité, et le Roman dans l’analyse psychologique la plus banale et déprimante.
C’est pourquoi Musil semble bien avoir écarté cette fin-là, conforme à la logique du Mythe, pour s’engager dans la voie difficile ◀d’▶une recherche ◀de▶ l’amour mystique : c’est ce qu’il nomme le règne millénaire ou l’accession à l’« autre vie », à l’état ◀d’▶amour pur, à l’extase ◀d’▶un amour non plus égocentrique, mais bien allocentrique : « N’avoir plus ◀de▶ centre du tout, participer au monde sans réserve, sans rien garder pour soi, au sommet, cesser simplement ◀d’▶être. » Cette attitude, qui rejoint le détachement bouddhique, mais qui pourrait aussi manifester la rédemption ◀de▶ la passion par l’amour vrai, est décrite au somptueux chapitre intitulé Souffles ◀d’▶un jour ◀d’▶été. Il ne s’y passe rien qu’une longue conversation entre le frère et la sœur qui s’aiment, dans leur jardin où choit sans fin du haut des arbres sur le vert assombri des pelouses le fleuve silencieux ◀d’▶une neige ◀de▶ fleurs.
À ce point, la passion fait place à la présence, la souffrance du désir à l’extase partagée — mais aussi le roman au poème. Quelques instants avant sa mort, Musil travaillait à ce chapitre, qui eût été, selon certains, le couronnement ◀de▶ l’œuvre. Ainsi le Jardin clos ◀de▶ la présence mystique eût pris la place ◀de▶ l’Île ◀de▶ la passion mortelle. Et le Voyage au Paradis ◀de▶ l’ancienne ébauche fût devenu le « Voyage vers Dieu » auquel font allusion plusieurs notes pour le livre.
Au terme ◀d’▶un périple romanesque où tous les thèmes constants ◀de▶ la passion sont apparus et ont grandi l’un après l’autre, pour s’évanouir ensuite comme des îles dépassées, ce Jardin clos serait l’Ithaque ◀d’▶une moderne odyssée spirituelle. Mais cette présence heureuse dans l’amour partagé n’évoque-t-elle pas aussi un mystère plus prochain, une autre rédemption ◀de▶ l’éros par l’Agapè ? L’interdit fascinant ◀de▶ l’amour sororal n’aurait-il pas été le travesti — tout à fait inconscient, j’en suis sûr — ◀d’▶un amour trop réel pour oser dire son nom dans un roman ? L’amour heureux n’a pas ◀d’▶histoire, chacun sait cela depuis qu’on écrit des romans et qui passionnent. Mais cette convention littéraire, condamnant le mariage accompli, n’est-elle pas un tabou bien autrement redoutable, aux yeux de l’écrivain et du lecteur, que toute espèce ◀d’▶inceste ou ◀de▶ passion maudite ? L’érotique du mariage est une terre inconnue pour la littérature occidentale. Il se peut que Musil, à son insu, l’ait approchée plus que nul autre. Je signale au génie ◀de▶ demain ce précurseur considérable, que sa lucidité a seule retenu ◀d’▶achever l’un des plus beaux romans ◀de▶ l’Europe ◀de▶ naguère.
IV. La passion ◀de▶ Boris Pasternak
Il résulte ◀d’▶une enquête récente, conduite dans le public américain, que les préférences du grand nombre vont aux romans écrits à la première personne et par une femme, décrivant des situations quotidiennes et des sentiments normaux que « chacun a vécus ou pourrait vivre », évitant l’exotisme, louant le way of life américain et confirmant sa morale optimiste. Tels étant les goûts du public, telles seraient donc, selon l’enquête, les conditions requises pour un succès ◀de▶ vente. En même temps paraissaient à New York deux romans écrits par des étrangers, Russes au surplus ; l’un décrivant des situations révolutionnaires, l’autre des sentiments et obsessions que bien peu ◀d’▶hommes et moins encore ◀de▶ femmes ont pu vivre aux États-Unis ; l’un raillant cruellement le way of life américain, l’autre l’ignorant parfaitement ; tous les deux s’achevant sur un échec tragique, et condamnant implicitement la société qui écrase le personnage central. Or, dans la liste des best-sellers américains, ces deux romans se disputent depuis des mois la première place.
Il peut sembler d’ailleurs que cette fortune subite (réduisant à néant les dires ◀d’▶experts) soit le seul trait commun aux deux ouvrages : elle m’en paraît ◀d’▶autant plus surprenante. Je vois bien qu’on peut l’attribuer à des motifs accidentels et différents, scandale moral dans le cas ◀de▶ Lolita, manifestation politique dans le cas du Docteur Jivago. Mais cela n’explique pas tout, même si c’est vrai, ce dont je doute.
Pourquoi l’enquête est-elle muette sur ce qui fait depuis des siècles (depuis le xiie siècle exactement) qu’un roman soit vraiment un roman, et nous passionne ? Les préférences qu’avoue le public interrogé devraient le porter, si l’on en croit l’enquête, vers une version américaine du « réalisme socialiste », ◀d’▶où l’amour-passion est exclu. Or je vois triompher dans ce même public deux romans ◀de▶ l’amour-passion. Dira-t-on qu’il s’agit ◀d’▶un refoulement ? Ou simplement que les questions posées suggéraient des réponses conformes aux préjugés du magazine qui a fait l’enquête ? Ce qui est sûr, c’est que l’amour-passion demeure mal vu, mais n’en fascine que mieux l’homme et la femme du xxe siècle américain, nonobstant les progrès ◀de▶ l’éducation sexuelle et la préparation rationnelle au mariage dès les bancs ◀de▶ l’école primaire.
Cependant, l’attribution du prix Nobel ayant fait du Docteur Jivago l’objet ◀d’▶une polémique mondiale où l’URSS et l’Ouest s’affrontent une fois de plus, pour des raisons, d’ailleurs, qui ne sont pas dans ce livre, plus ◀d’▶un lecteur sera sincèrement choqué ◀de▶ m’en voir parler comme ◀d’▶un roman ◀d’▶amour. À vrai dire, ma thèse va plus loin : c’est « l’affaire Pasternak » dans son ensemble, j’entends le drame entre l’auteur, le peuple russe et le régime, drame préfiguré dans le roman lui-même, que j’interprète comme une affaire ◀d’▶amour-passion. Voyons les faits.
Pasternak écrit un énorme roman (dont une partie seulement sera publiée) décrivant les prodromes ◀de▶ la révolution russe, puis les luttes des années héroïques, jusqu’à la NEP, tout cela sans prendre parti pour les vertus des Rouges contre les vices des Blancs. Il est normal que le régime, étant ce qu’il est, condamne ce livre. Il est normal que le roman condamné ne puisse paraître qu’en Europe. Il est normal que le jury du prix Nobel le couronne parce que c’est un beau livre et parce que son auteur est resté un homme libre. Il est normal que l’URSS, au lieu de l’interpréter comme un hommage rendu à son libéralisme, voie dans ce geste une offense à son autorité. Normal enfin que le syndicat des écrivains déguise en loyauté sa jalousie et rejette le glorieux confrère en le couvrant ◀d’▶insultes officielles. Dans le concert mondial qui s’ensuit, hommages en Occident, outrages en URSS et lettres ◀de▶ cosaques zaporogues au Kremlin, tout est scandaleusement normal, jusque-là.
Mais voici l’insolite : les autorités soviétiques ayant annoncé qu’elles ne mettraient aucun obstacle au départ ◀de▶ l’écrivain — ce qui laissait prévoir un décret ◀d’▶expulsion — Boris Pasternak adresse au Maître de la Russie une lettre pathétique dont l’essentiel tient en ces deux phrases : « Le départ hors des frontières ◀de▶ ma patrie équivaudrait pour moi à la mort, et c’est pourquoi je vous supplie ◀de▶ ne pas prendre à mon égard cette mesure extrême… J’insiste, la main sur le cœur, que j’ai contribué à la littérature soviétique et que je puis encore lui être utile. » Il a refusé le prix, il est prêt à renier ce qui déplaît au régime dans son livre, pourvu qu’on le laisse, lui, Pasternak, en communion avec son peuple.
Comment comprendre cette démarche, venant ◀d’▶un homme qu’on ne peut soupçonner ◀de▶ lâcheté ? Le peuple russe condamne Pasternak pour avoir mal parlé des commissaires. Mais Pasternak les attaquait pour avoir trahi le peuple russe. Si maintenant il les approuve afin de rentrer dans la faveur publique, n’est-ce pas lui qui trahit le peuple ? Ce serait le cas, en effet, si Le Docteur Jivago était un acte politique, comme on a voulu le croire ◀de▶ part et ◀d’▶autre.
Sensible à la présence cachée ◀d’▶une logique totalement différente ◀de▶ celle qui dicte normalement les prises ◀de▶ position et gestes politiques, mais n’ayant encore lu, lorsqu’éclata la crise, que les cent premières pages du roman, je me disais : — Tout se passe comme si cet homme était retenu dans son pays par une passion secrète et sans doute interdite ; comme s’il préférait tout, y compris le reniement, à se voir séparé ◀de▶ l’objet ◀de▶ son amour, dût-il vivre auprès de lui dans un silence humilié et sans espoir. Mais quelle peut être la nature ◀de▶ cette « Iseut » inaccessible, dont il semble être le Tristan ? Et quel est le roi Marc qui l’en sépare ?
Je me mis à lire plus avant.
Une jeune fille, Lara, éveille la nostalgie du docteur Jivago, qu’elle soigne dans un hôpital, mais elle épouse un révolutionnaire et disparaît. Jivago la retrouve beaucoup plus tard. Leur amour se déclare. Liaison clandestine. Ils sont de nouveau séparés par les péripéties ◀de▶ la guerre civile. Finalement, le hasard les réunit dans une maison perdue au fond des bois où Jivago se cache, traqué par la nouvelle police ◀d’▶un régime qu’il a pourtant servi. On leur offre un moyen clandestin ◀de▶ sortir ◀de▶ Russie : Jivago refuse. Lara lui est enlevée par un puissant politicien qui l’avait séduite quand elle était encore « une gamine ». Le docteur réussit à rejoindre Moscou, où il vit misérable et caché. Il épouse sans amour une jeune fille qui s’occupait ◀de▶ son ménage, puis la quitte et meurt dans la foule. Inexplicablement reparue à cette heure, Lara vient pleurer sur son cadavre. Elle est arrêtée peu après, et va mourir en Sibérie.
Ainsi, tous les moments ◀de▶ la Légende transparaissent et se recomposent l’un après l’autre, avec une mystérieuse précision. Iseut la guérisseuse, la nostalgie lointaine, la maîtresse clandestine, interdite, enlevée à Tristan par l’homme qui symbolise le Pouvoir régnant, — la fuite dans la forêt, le second mariage, la dernière réunion des amants dans la mort… Il n’y a qu’un seul roman dans nos littératures ! Une seule passion dictant les mêmes péripéties dans tous les temps depuis Tristan, depuis l’épiphanie grandiose et décisive ◀de▶ l’archétype ◀de▶ la passion, au xiie siècle.
Écoutez-la, cette « vieille et grave mélodie » renouvelée du Tristan de Wagner. Jivago s’adresse à Lara, dans leur retraite forestière :
… Disons adieu à nos espoirs, disons-nous adieu l’un à l’autre. Nous nous dirons encore l’un à l’autre nos paroles secrètes ◀de▶ la nuit, grande et pacifique comme le nom ◀de▶ l’océan ◀d’▶Asie. Ce n’est pas un hasard si tu es là, au terme ◀de▶ ma vie, mon ange secret, mon ange interdit, sous un ciel ◀de▶ guerres et ◀d’▶insurrections ; il y a bien longtemps, au commencement ◀de▶ ma vie, sous le ciel paisible ◀de▶ mon enfance, tu es apparue ◀de▶ la même manière… Souvent, plus tard, au cours de ma vie, j’ai tenté ◀de▶ définir, ◀de▶ donner un nom au sortilège lumineux que tu avais jeté dans mon âme, à ce rayon qui, peu à peu, s’obscurcissait, à cette musique qui s’estompait, qui s’est fondue avec mon existence même, qui est devenue la clé ◀de▶ toutes les portes du monde, grâce à toi.
Une fois de plus, la passion sépare du monde : Jivago et Lara détestent « les principes ◀d’▶un culte menteur ◀de▶ la société, transformé en politique ». Une fois de plus, la passion se révèle d’abord comme une protestation contre la société :
Plus encore que leur communauté ◀d’▶âme, l’abîme qui les séparait du monde les unissait. Tous deux avaient la même aversion pour tout ce que l’homme contemporain a ◀de▶ fatalement typique, pour son enthousiasme ◀de▶ commande, pour son emphase criarde… Ils faisaient exception… le souffle ◀de▶ la passion se posait sur leur existence condamnée…
Mais qui est Lara ? En la perdant, dit Jivago, « il perdrait sa raison ◀de▶ vivre et peut-être même la vie ». Exagération romantique ? Non, c’est la vérité vitale ◀d’▶un poète. « Depuis son enfance, il aimait la forêt lorsque le soir elle est transpercée par le feu du couchant », et les scènes décisives ◀de▶ ce roman ◀de▶ poète sont toujours éclairées par le même soleil rouge sortant au bas des nuages et rasant la forêt ◀de▶ ses derniers rayons. C’est cette image qui lui fait voir « dans la nature, dans le couchant, dans tout le monde visible le visage immense et innocent ◀d’▶une petite fille ».
Mais voici l’aveu décisif ; et cette ambiguïté qui m’arrêtait (parlent-ils donc, ces romanciers, ◀d’▶une société, ◀d’▶un paysage ◀de▶ l’âme, ou ◀d’▶une femme ?) se fond dans une identité lyrique :
Au fait, qu’était-elle donc pour lui ? Oh ! à cette question, il avait toujours une réponse prête.
C’est une soirée ◀de▶ printemps. L’air est tout piqué ◀de▶ sons. Les voix des enfants qui jouent sont éparpillées un peu partout comme pour montrer que l’espace est palpitant ◀de▶ vie. Et ce lointain, c’est la Russie, cette mère glorieuse, incomparable, dont la renommée s’étend au-delà des mers, cette martyre, têtue, extravagante, exaltée, adorée, aux éclats toujours imprévisibles, à jamais sublimes et tragiques ! Oh ! comme il est doux ◀d’▶exister. Comme il est doux ◀de▶ vivre sur la terre et ◀d’▶aimer la vie ! Oh ! comme l’on voudrait dire merci à la vie même, à l’existence même, le leur dire à elles, et en face. Oui, Lara, c’est tout cela. Puisqu’on ne peut communiquer par la parole avec ces forces cachées, Lara est leur représentante, leur symbole. Elle est à la fois l’ouïe et la parole offertes en don aux principes muets ◀de▶ l’existence.
Dès cet instant, dès cet aveu, dès que l’identité ◀de▶ Lara et ◀de▶ la Russie est expressément déclarée, tout s’éclaire ◀de▶ ce qui vient de se passer dans la vie ◀de▶ Boris Pasternak. Sa lettre au Maître du Kremlin, nous en lisons les termes anticipés dans la scène où Komarovski (l’intrigant qui a su détourner à son profit le Pouvoir né ◀de▶ la révolution et qui va confisquer Lara) offre l’exil à Jivago. Ce dernier lui répond, sans motiver son refus : « ◀De▶ mon départ, il ne saurait être question. » Mais il ajoute un peu plus tard :
Tout est déjà entre vos mains. Il est probable qu’un jour, à bout de forces, je devrai étouffer mon orgueil et mon amour-propre, et me traîner humblement à vos pieds pour recevoir ◀de▶ vos mains Lara, la vie, le moyen ◀de▶ retrouver ma famille, le salut… La nouvelle que vous m’annoncez m’abasourdit. Je suis écrasé par une souffrance qui m’enlève la capacité ◀de▶ juger… La seule chose que je puisse faire maintenant, c’est ◀de▶ vous approuver machinalement et ◀de▶ m’en remettre à vous aveuglément. Ainsi, pour le bien ◀de▶ Lara, je vais jouer la comédie…
V. Passion et Société
Toute passion se nourrit ◀de▶ négation, parce qu’elle assume et souffre l’exception, au sens kierkegaardien du terme. Elle exile celui qui la vit. Elle le destine à contester comme il respire tout ce qui règle officiellement la vie sociale. ◀D’▶où la présence continuelle, dans nos trois romans tristaniens, ◀de▶ la Société et ◀de▶ ses conventions ; ◀d’▶où la critique mordante à laquelle les soumet le héros, parlant pour l’auteur : cette critique fait partie ◀de▶ la justification ◀de▶ la passion, bien plus qu’elle ne relève ◀d’▶un système politique ou social différent ; en d’autres termes, l’hostilité du passionné est dirigée contre le social en soi, et non point provoquée par la nature particulière du régime politique au pouvoir. Ainsi Tristan, modèle du chevalier, est contraint ◀de▶ violer le sacré féodal, devient traître et félon et se voit exilé ◀de▶ la communauté des preux, non point parce qu’il approuve quelque nouvelle doctrine annonciatrice ◀de▶ subversions sociales — comme il n’en manquait pas au xiie siècle — mais parce qu’il est devenu la proie ◀d’▶un pouvoir beaucoup plus absolu : l’état ◀de▶ passion.
J’ai montré dans L’Amour et l’Occident comment cet état préexiste à tout objet déterminé, comment il crée son objet idéal avant de l’identifier à quelque être réel par une erreur essentiellement inévitable, qu’on attribue donc au Destin. (Mes citations ◀de▶ Musil ont illustré ce point.) C’est l’état ◀de▶ passion qu’on aime d’abord, en soi, plutôt qu’Iseut l’inaccessible.
Cet état dans lequel les vrais amants, poètes, mystiques et créateurs, voudraient se maintenir une fois qu’ils l’ont connu, tout en sachant que l’on ne peut y vivre, est décrit par eux tous comme indicible. Tantôt, il plonge ceux qui le subissent dans un mutisme gémissant, tantôt il les excite à une loquacité intarissable — lettres ◀d’▶amour, traités mystiques — et procédant généralement par antithèses et paradoxes. Car on n’aura jamais assez ◀de▶ mots et ◀de▶ métaphores, et ◀de▶ clichés réinventés, et ◀de▶ symboles entrecroisés pour tenter ◀de▶ cerner cet indicible qu’on voudrait mais qu’on ne peut communiquer. ◀De▶ là que la forme ◀de▶ passion la plus commune, parce que la mieux communicable, soit celle qui fait écrire des romans, celle dont la contagion rarement mortelle mais délicieuse atteint tous ceux qui ont ressenti, un jour ou l’autre, la différence entre un désir sexuel et l’état d’âme ou mieux : l’état ◀d’▶être amoureux. La passion amoureuse est, ◀de▶ toutes, celle qui se prête le mieux au récit. La sexualité pure et l’amour du prochain ne sont vrais qu’en acte, et leur description ennuie vite. La passion ◀de▶ l’Éros est vraie d’abord en rêve, et n’existe peut-être jamais mieux que dans l’élan lyrique ◀de▶ son récit.
Lié plus que tout autre à la littérature par une complicité ◀d’▶origine et ◀d’▶essence, l’amour-passion, nous l’avons vu, n’est guère moins dépendant ◀de▶ cette société qu’il récuse : c’est elle qui lui a fourni, jusqu’à nos jours, les obstacles indispensables. Sur ce point, deux observations encore.
Il est remarquable que la passion n’utilise interdits et tabous qu’au moment où ceux-ci commencent à faiblir, où les violer est encore scandaleux mais n’entraîne pas la mise à mort instantanée, physique ou sociale, du fauteur. La liberté sexuelle des très jeunes gens dans l’Amérique contemporaine, certaines modes littéraires ◀de▶ l’époque 1900, permettent à un Nabokov, à un Musil, ◀d’▶aller dans leurs romans jusqu’au point périlleux où le scandale reste efficace tandis que la censure hésite. Le Roman ◀de▶ Tristan n’apparut dans l’histoire qu’au temps où la réforme grégorienne et les abus qu’elle combattait venaient de dresser contre les lois matrimoniales non seulement l’hérésie du Midi, mais l’élite culturelle ◀de▶ l’Europe. Ainsi, le roman ◀de▶ Pasternak ne vint au jour qu’au lendemain du « dégel » soviétique : rien n’est encore gagné, mais quelques-uns déjà peuvent avouer quelque chose sous le couvert du mythe. Tel est le « terrain » biologique où le roman trouve les meilleures chances à la fois ◀de▶ se déclarer et ◀de▶ propager sa contagion.
Il y a plus. La nature des interdits sociaux détermine le niveau psychologique et le style même ◀d’▶un roman. Le Docteur Jivago, par exemple, est ◀de▶ beaucoup le plus traditionnel des trois romans qu’on vient de considérer. L’ouvrage ◀de▶ Musil, au contraire, déploie tant de raffinements formels, intellectuels et même mystiques, qu’il échappe à la fin au romanesque et nous fait entrevoir un genre nouveau, qui pourrait intégrer dans la littérature les démarches ◀de▶ la science et ◀de▶ la psychologie les plus récentes. C’est que la nature des obstacles diffère du tout dans les deux cas. Politique et sociale en URSS, donc extérieure, plus primitive en quelque sorte, elle ne met pas en jeu les mêmes ressources que dans une société plus libérale ou relâchée, ou décadente : là, l’obstacle s’intériorise, l’action devient introspection, et l’intrigue aventure spirituelle…
Ce processus est-il irréversible ? Fait-il prévoir la fin ◀d’▶un genre, qui serait aussi la fin ◀de▶ cette forme ◀de▶ passion dont la littérature entretenait le culte ? Quels tabous subsistant ◀de▶ nos jours pourraient-ils encore provoquer les épiphanies romanesques ◀de▶ Tristan et ◀de▶ l’amour-passion ?
Le totalitarisme soviétique et le conformisme des mœurs dans les démocraties ◀de▶ l’Occident ne sont plus défendus sans scrupules par les élites des deux partis. Je ne vois guère d’autres interdits vraiment redoutables, aux yeux de l’homme du xxe siècle, que ceux que la Science et l’Hygiène pourraient faire prononcer par l’État. La passion qui voudrait les violer ne serait plus condamnée, mais simplement soignée, aux frais ◀de▶ la Sécurité sociale. Quel génie saura-t-il déjouer ce plan ◀d’▶asepsie spirituelle ?
Mais j’imagine parfois d’autres obstacles, plus subtils et tenaces que les tabous sociaux. J’y ai fait allusion à propos de Musil. S’il est vrai que la passion cherche l’inaccessible, et s’il est vrai que l’Autre en tant que tel reste aux yeux ◀d’▶un amour exigeant le mystère le mieux défendu, — Éros et Agapè ne pourraient-ils nouer une alliance paradoxale au sein même du mariage accepté ? Tout Autre n’est-il pas l’inaccessible, et toute femme aimée une Iseut, même si nul interdit moral ou nul tabou ne vient symboliser, pour les besoins ◀de▶ la fable et la commodité du romancier, l’essence même ◀de▶ l’obstacle excitant, celui qui ne dépendra jamais que ◀de▶ l’être même : l’autonomie ◀de▶ la personne aimée, son étrangeté fascinante ?