Nouvelles métamorphoses de▶ Tristan (février 1959)ax
◀La▶ passion est cette forme ◀de▶ ◀l’▶amour qui refuse ◀l’▶immédiat, fuit ◀le▶ prochain, veut ◀la▶ distance et ◀l’▶invente au besoin, pour mieux se ressentir et s’exalter. Cette définition rend compte ◀de▶ la plupart des vrais romans, par quoi j’entends non point ◀les▶ meilleures œuvres qu’on est convenu ◀de▶ ranger dans ce genre littéraire, mais, indépendamment ◀de▶ leur qualité ◀d’▶art, ◀de▶ leur notoriété ou ◀de▶ leur portée humaine, ces œuvres seules où transparaît, dominateur, ◀l’▶archétype médiéval ◀de▶ Tristan.
Je ne sais à vrai dire si ◀la▶ passion naît ◀de▶ ◀la▶ distance, ou ◀l’▶inverse. Ce qui est certain, c’est que ◀le▶ roman occidental n’a jamais décrit, jusqu’ici, ◀de▶ passion qui s’enflamme pour un objet tout proche, aisément accessible et moralement permis, ou généralement toléré. Comme ◀la▶ nature et ◀le▶ nombre ◀de▶ ces tolérances et des interdits qui subsistent varient selon ◀les▶ sociétés (qu’on a pu caractériser par leurs tabous : ainsi, ◀la▶ bourgeoisie du xixe s’interdisant ◀de▶ parler ◀de▶ ◀l’▶argent et du sexe, ◀d’▶où ◀le▶ choc révélateur produit par Marx et Freud), ◀la▶ passion qui est toujours antisociale reçoit cependant ◀de▶ ◀la▶ société même — et ◀d’▶elle seule, par un assez beau paradoxe — ses objets, différents selon ◀l’▶état des mœurs.
Point ◀de▶ passion concevable ou déclarée en fait, dans un monde où tout est permis. Car ◀la▶ passion suppose toujours, entre ◀le▶ sujet et ◀l’▶objet, un tiers qui fait obstacle à leur étreinte, — un roi Marc qui sépare Tristan d’Iseut — ◀l’▶obstacle étant généralement social (moral ou coutumier, voire politique) à tel point qu’on ◀le▶ voit se confondre à ◀la▶ limite avec ◀la▶ Société elle-même, encore qu’il soit ◀le▶ plus souvent symbolisé par une dramatis persona, pour ◀les▶ besoins ◀de▶ ◀la▶ narration et ◀de▶ ◀la▶ rhétorique du récit.
Dans une société comme ◀la▶ nôtre, ◀l’▶amour-passion peut-il encore trouver des interdits assez redoutables, et par suite assez fascinants, pour que son délire se déclare ? J’entends parler ◀de▶ ◀la▶ société occidentale, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ses prolongements en Amérique et en Russie ; société travaillée et formée par une polémique millénaire entre ◀le▶ sacré, créateur des tabous, et ◀le▶ profane, qui naît ◀de▶ leur violation, mais aussi entre ◀la▶ sagesse et ◀la▶ politique, ◀la▶ grâce et ◀le▶ mérite, ◀la▶ mystique et ◀la▶ morale, ◀la▶ croyance et ◀la▶ science, ◀l’▶absolu et ◀le▶ raisonnable, enfin ◀l’▶amour-passion et ◀le▶ mariage. N’en sommes-nous pas au point ◀de▶ notre évolution où, tout étant réduit, « ramené à » comme on dit, profané, décapé des illusions religieuses, névrotiques ou sentimentales, et soumis par ◀l’▶intermédiaire ◀d’▶analyses toujours plus indiscrètes aux règles ◀de▶ ◀l’▶hygiène et ◀de▶ ◀la▶ sociologie — tout nous semble permis ◀de▶ ce qui ne nuirait pas à ◀la▶ santé et à ◀la▶ productivité ? (Tout ◀le▶ reste étant, d’ailleurs, ◀de▶ mieux en mieux prescrit.)
J’entrevoyais, il y a vingt ans, quand j’écrivais ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , qu’une culture trop consciente ◀de▶ ses fins et moyens, c’est-à-dire trop sociologique, ne laisserait plus ◀de▶ place à ◀l’▶amour passionné, tel qu’il fut inventé au xiie siècle par ◀les▶ troubadours du Languedoc et romancé par ◀les▶ Bretons. C’était faire trop ◀d’▶honneur aux seuls tabous moraux ◀de▶ ◀l’▶époque victorienne et bourgeoise, et aux succès des analystes et des marxistes, qui vivent à leurs dépens depuis un demi-siècle. D’autres tabous subsistent, ou se sont reformés, sur lesquels ◀la▶ passion se jette pour y trouver ◀de▶ nouveaux prétextes à se consumer glorieusement, à défier ◀la▶ morale du Jour au nom de ◀la▶ mystique ◀de▶ ◀la▶ Nuit, et ◀la▶ vie ◀d’▶action raisonnable au nom de ◀l’▶extase et ◀de▶ ◀la▶ mort enthousiasmante.
I. Trois vrais romans ◀d’▶amour-passion, au xxe siècle
Trois œuvres où transparaît ◀l’▶archétype ◀de▶ Tristan nous sont données vers ce milieu du siècle par ◀l’▶Europe, ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie. ◀De▶ chacune ◀d’▶elles on a pu dire, non sans raison, qu’elle était « en réalité » une description sociale, morale ou politique ◀de▶ ◀l’▶Autriche impériale, ou des États-Unis, ou ◀de▶ ◀la▶ Révolution et ◀de▶ ses suites en URSS. Mais chacune ◀d’▶elles aussi a pu être décrite comme le dernier roman ◀d’▶amour-passion ◀de▶ ◀la▶ littérature occidentale. ◀Le▶ Docteur Jivago de Boris Pasternak n’est pas un acte politique, selon Camus, mais au contraire « un grand livre ◀d’▶amour ». ◀L’▶essai que Lionel Trilling consacre à Lolita de Vladimir Nabokov, s’intitule « Le dernier amant ». Et ◀l’▶héroïne ◀de▶ ◀L’▶Homme sans qualités ◀de▶ Robert Musil, dit à plusieurs reprises ◀d’▶elle-même et ◀de▶ son frère : « Nous aurons été ◀les▶ derniers romantiques ◀de▶ ◀l’▶amour… Au fond, c’est la dernière histoire ◀d’▶amour possible… Sans doute serons-nous une sorte ◀de▶ Derniers Mohicans ◀de▶ ◀l’▶amour. »
Je ne fais pas ici ◀de▶ critique littéraire, n’ayant ◀d’▶autre propos que ◀d’▶illustrer un thème dont on verra bientôt que je ne suis pas le dernier à subir ◀les▶ prestiges et ◀le▶ charme fatal. Est-il besoin ◀de▶ souligner que ce grand thème est ◀l’▶unique justification ◀de▶ mon essai ? Mythe passionnel à part, tout distingue ◀les▶ trois œuvres que je considère dans ces pages. Et ◀l’▶on ne sent que trop ◀les▶ bonnes et graves raisons que j’ai ◀de▶ redouter que leur simple rapprochement choque ◀le▶ sens esthétique du lecteur et révolte son sens moral… Mais il se peut aussi que ◀l’▶incongruité ◀d’▶une telle comparaison fasse tout son prix. ◀D’▶autant plus différents à tous égards, sauf à un seul, seront ◀les▶ trois ouvrages examinés, ◀d’▶autant plus significative ◀l’▶action du mythe qui s’y trahit, et qui est leur seule commune mesure. Je ne m’attacherai donc, dans ces trois œuvres, qu’à ◀l’▶apparition ◀de▶ Tristan, dictant impérieusement — à ◀l’▶insu des auteurs — ◀la▶ rhétorique profonde ◀de▶ leur composition.
Passons à ◀l’▶expérience sans plus de précautions. Voici ◀la▶ fiche archétypique des trois romans, telle que leurs auteurs mêmes auraient pu ◀l’▶établir, en se plaçant par hypothèse sous ◀l’▶angle ◀de▶ vision que je propose :
Vladimir Nabokov. — Aux yeux du « vieil Européen » que je me trouve être ◀de▶ naissance, ◀l’▶Amérique est patrie ◀d’▶accueil, plus que ◀d’▶exil. ◀Le▶ lecteur devinera que je ◀l’▶aime, malgré tout ce qui m’irrite en elle, et en dépit de ce qu’elle veut être et croit qu’elle est. Son immaturité perverse me fascine. ◀Le▶ scandaleux héros (par antiphrase) ◀de▶ mon roman (éduqué en Europe, j’y insiste) n’épouse ◀l’▶american way of life, en ◀la▶ personne ◀d’▶une bourgeoise accomplie, que pour ◀l’▶amour fou ◀de▶ sa fille. Mais cet amour est impossible, car Lolita n’a pas 13 ans. Cependant, mon héros ◀l’▶enlève et il fuit avec elle, ◀de▶ motel en hôtel, à travers tout ◀le▶ continent américain qu’il découvre et décrit ainsi mieux que personne, dans ◀le▶ même temps qu’il se voit rejeté par ◀le▶ milieu social, ses lois et ses coutumes. Abandonné par sa nymphet, il commet un crime ◀de▶ dément et meurt ivre ◀d’▶amour, dans sa prison, après avoir écrit ce livre posthume.
Robert Musil. — J’ai aimé mon Autriche « impériale et royale » ◀d’▶un amour exigeant, lucide et ironique. Mais elle appartenait à un milieu social, à un clan politique et culturel à la fois décadent et conventionnel, qui devait ◀la▶ livrer à ◀la▶ guerre, puis à pire. Je ◀l’▶ai dit dans un vaste roman dont ◀le▶ personnage central, Ulrich von X., qui me ressemble comme un frère, reporte sa passion, déçue par ◀la▶ réalité, sur sa propre sœur, c’est-à-dire sur ◀le▶ seul prochain qu’il parvienne à aimer comme lui-même, dans sa patrie. Mais ce prochain est « interdit » par ◀la▶ morale. Aimant sa sœur, Ulrich veut toucher ◀l’▶interdit et posséder ◀l’▶inaccessible, qui est ◀le▶ plus vrai, puisqu’il ouvre ◀l’▶accès à ◀la▶ vie ◀d’▶extase, mais qui ◀le▶ sépare en fait ◀de▶ ◀la▶ vie sociale. Mon héros devient moralement un exilé ◀de▶ ◀l’▶intérieur, comme je suis devenu un exilé tout court.72
Boris Pasternak. — J’aime passionnément ma Russie et je voudrais en être aimé, comme ◀le▶ docteur Jivago aime Lara et en est aimé. Mais, comme Lara, ◀la▶ Russie a dû suivre un Maître cynique et brutal, qui ◀l’▶a séduite et humiliée. Il m’interdit ◀de▶ lui parler. Je lui dis pourtant mon amour sous ◀le▶ couvert ◀d’▶un roman plein ◀d’▶allusions et ◀de▶ symboles qu’elle comprendra. Et voici que ◀l’▶on fait un triomphe à ma déclaration ◀d’▶amour ! ◀Le▶ Maître prétend aussitôt que j’ai insulté ◀la▶ Russie. C’est au nom de celle que j’aime qu’il me repousse et qu’il menace ◀de▶ m’exiler. Mais tel est mon amour que je saurai mentir : je demanderai pardon au tyran, ◀le▶ suppliant ◀de▶ me laisser vivre encore un peu dans ◀le▶ voisinage ◀de▶ celle qui doit me rejeter, car loin ◀d’▶elle ma vie n’a pas ◀de▶ sens, c’est près ◀d’▶elle que je veux me taire.
Ainsi réduits à leur diagramme mythique — on aura reconnu ◀les▶ personnages du drame, ces Tristan séparés ◀d’▶une Iseut « interdite » par un roi Marc, qui est ◀la▶ Morale commune, ◀la▶ Société ou ◀le▶ Régime — ces trois romans trahissent une même ambiguïté quant à ◀la▶ vraie nature, sinon ◀de▶ leur sujet, du moins ◀de▶ ◀l’▶intérêt principal qu’ils se trouvent offrir au lecteur : critique ◀d’▶une société ou récit ◀d’▶une passion ?
On connaît ces paysages fantastiques ◀de▶ ◀la▶ Renaissance qui, tournés ◀d’▶une certaine manière, révèlent soudain ◀les▶ traits ◀d’▶une tête humaine. C’est ◀le▶ phénomène inverse qui se produit à ◀la▶ lecture des trois romans : vous regardez longuement ce visage ◀de▶ femme et, peu à peu, c’est un paysage, c’est un pays, c’est une société tout entière qui transparaît, se recompose, et envahit tout ◀le▶ tableau. Vous reprenez votre lecture et, non, c’était vraiment une femme… Qu’est-ce que ◀l’▶auteur a voulu dire ? Tout ce que nous voyons là, sans doute, et plus encore. S’il avait pu ◀le▶ dire autrement, il ◀l’▶aurait fait (et nous ne ◀le▶ lirions pas). Mais ◀la▶ réponse ◀de▶ ◀l’▶écrivain ne suffit pas, bien que sincère.
Car il faut voir que cette ambiguïté, qu’il nous propose malgré lui, n’est pas du tout accidentelle. Elle ne résulte pas, j’y insiste, ◀de▶ quelque hésitation prolongée ◀de▶ ◀l’▶auteur entre deux thèmes centraux, ou deux genres littéraires, ou deux sphères ◀d’▶imagination. Elle exprime et traduit irrésistiblement ◀l’▶ambiguïté fondamentale ◀de▶ ◀la▶ passion, antisociale par définition, donc liée au milieu social par un litige permanent hors duquel elle n’existerait point, et dont ce milieu même circonscrit ◀l’▶occasion, dicte ◀l’▶objet ou fournit ◀le▶ prétexte. Comme ◀le▶ fera voir ◀l’▶application aux trois romans ◀de▶ ◀l’▶analyse mythologique proposée par ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident .
II. « Lolita » ou ◀le▶ scandale
« Entre ◀les▶ limites ◀d’▶âge ◀de▶ 9 et 14 ans apparaissent des fillettes qui, aux yeux de certains voyageurs médusés, deux fois ou plusieurs fois plus âgés qu’elles, révèlent leur vraie nature, laquelle n’est pas humaine mais nymphique (entendons : démoniaque) ; et, pour ces créatures choisies, je propose ◀le▶ nom ◀de▶ nymphets. » Lolita, 12 ans et 7 mois, a ◀le▶ charme inquiétant, ◀l’▶impudeur innocente et ◀la▶ pointe ◀de▶ vulgarité qui caractérisent ◀la▶ nymphet. Humbert Humbert, Européen, ◀la▶ quarantaine, vivant depuis peu en Amérique, ◀la▶ découvre dans une petite ville où il prend ses vacances. Coup ◀de▶ foudre. Intrigue démente pour posséder ◀l’▶enfant, dont il épouse d’abord ◀la▶ mère. Cette malheureuse mourra bientôt, renversée par une auto. H. H. emmène Lolita dans un hôtel à ◀l’▶enseigne des Chasseurs enchantés. Il lui fait boire un somnifère, mais n’ose pas profiter ◀de▶ son sommeil. Au matin, c’est elle qui ◀le▶ séduit ! Commence ◀la▶ longue fuite du beau-père et ◀de▶ ◀la▶ fille, traqués par leur secrète culpabilité, ◀d’▶un bout à l’autre des États-Unis73. Jusqu’au jour où Lolita s’échappe, séduite par un autre homme ◀d’▶âge mûr qu’Humbert tuera. À 17 ans, mariée depuis peu avec un jeune et brave technicien, elle meurt en couches, quelques semaines après Humbert, auquel une crise cardiaque épargne ◀la▶ peine capitale.
Je n’entends pas voiler ni excuser ◀le▶ caractère scandaleux du roman, car il apparaît essentiel, et ◀l’▶auteur ne manque pas une occasion ◀de▶ ◀le▶ souligner et ◀de▶ ◀l’▶accentuer, soit en accablant son héros dans une préface d’ailleurs attribuée à un psychiatre américain, soit, ◀d’▶une manière plus convaincante, par ◀la▶ cynique désinvolture du style des mémoires ◀de▶ Humbert Humbert. Si ◀l’▶amour des nymphets n’était pas, ◀de▶ nos jours, l’un des derniers tabous sexuels qui tiennent encore (avec ◀l’▶inceste), il n’y aurait ni passion ni roman véritables, au sens « tristanien » ◀de▶ ces termes. Car il manquerait entre ◀les▶ deux protagonistes ◀l’▶obstacle nécessaire, ◀la▶ distance nécessaire pour que ◀l’▶attrait mutuel, au lieu de s’apaiser ou ◀de▶ s’épuiser par ◀la▶ satisfaction des sens, se métamorphose en passion. C’est d’abord et surtout ◀le▶ scandale évident, ◀le▶ caractère profanateur ◀de▶ ◀l’▶amour ◀de▶ H. H. pour Lolita qui trahit ◀la▶ présence du Mythe.
Négligeons pour ◀l’▶instant ◀les▶ différences profondes qui séparent ce roman sarcastique et pétulant ◀de▶ ◀la▶ sombre épopée, simple et drue, ◀d’▶un Béroul. Qu’on ne s’y trompe pas : ◀le▶ roman ◀de▶ Tristan n’était pas moins choquant au xiie siècle que ne ◀l’▶est aujourd’hui Lolita.
Ce que ◀l’▶habitude et ◀l’▶illusion anachronique, aidées par ◀la▶ version moderne ◀de▶ Bédier, nous font prendre trop facilement pour ◀la▶ touchante histoire ◀d’▶un amour presque chaste et conçu fortuitement hors du mariage, recélait à vrai dire, pour ◀les▶ lecteurs du temps, des pouvoirs autrement bouleversants ! Les premières versions ◀de▶ Tristan glorifiaient une forme ◀d’▶amour non seulement opposée au mariage, mais ne pouvant exister que hors de lui. Elles « justifiaient »74 au nom de ce nouvel Amour toute une série ◀d’▶actions tenues pour crimes : astuce blasphématoire ◀de▶ ◀l’▶ordalie truquée, violation répétée des allégeances et ◀de▶ ◀la▶ foi jurée, profanation du sacré féodal et des sacrements catholiques, faux serments, sorcellerie, magie noire. Tout cela sur un fond ◀d’▶hérésie bien plus dangereuse alors que ne ◀le▶ sont aujourd’hui ◀les▶ frénésies qui affectent une partie ◀de▶ ◀la▶ jeunesse, modes passagères dont ◀l’▶édition et ◀le▶ cinéma me paraissent profiter davantage que ◀la▶ société n’en pâtit.
En revanche, ◀l’▶amour passionné pour une fille encore impubère n’aurait guère pu surprendre au Moyen Âge. On a coutume ◀de▶ vénérer ◀l’▶amour ◀de▶ Dante pour Béatrice âgée ◀de▶ 9 ans, ◀la▶ passion ◀de▶ Pétrarque pour Laure âgée ◀de▶ 12 ans ; ces deux exemples fondent une tradition ◀de▶ ◀la▶ haute littérature européenne, qu’illustreront plus près de nous un Goethe, créant ◀le▶ personnage ◀de▶ Mignon, un Novalis dédiant son œuvre à ◀l’▶amour ◀de▶ Sophie von Kuhn, morte à 11 ans, un Edgar Poe qui épouse une fille ◀de▶ 14 ans, et ◀le▶ génial Lewis Carroll : Alice au pays des merveilles est née ◀de▶ ◀l’▶amour des « nymphets », refoulé par ◀la▶ conscience pure du clergyman, mais avoué par certains ◀de▶ ses poèmes et trahi par ◀les▶ plaisanteries souvent féroces ◀de▶ ses lettres à des petites filles.
◀L’▶adultère, ◀de▶ nos jours, ne conduit qu’au divorce, ou s’épuise en liaisons banales. Il n’offre pas ◀de▶ support sérieux à ce que Freud a nommé un jour ◀l’▶élan mortel, secret ◀de▶ ◀l’▶amour tristanien. Et ◀l’▶absence ◀de▶ sacré exténue ◀les▶ passions, que ◀la▶ conscience ◀d’▶une profanation faisait flamber. Nous restent deux tabous sexuels, curieusement respectés par nos mœurs en transition rapide du sacré primitif vers une hygiène scientifique : ◀l’▶amour des petites nymphes et ◀l’▶inceste. Ces deux amours seraient-ils contraires à ◀la▶ nature ? On ◀les▶ voit largement pratiqués dans ◀le▶ monde animal et dans ◀la▶ grande majorité des sociétés humaines connues, ◀les▶ classes bourgeoises ◀de▶ ◀l’▶Occident constituant ◀l’▶exception ◀la▶ plus remarquable. Ils sont bien moins contre nature que contre-civilisation. Nabokov fait dire à son héros : « Mon sort a été ◀de▶ grandir dans une civilisation qui autorise un homme ◀de▶ 25 ans à courtiser une fille ◀de▶ 16 ans, mais non pas une fille ◀de▶ 12 ans. » Humbert raconte, au début ◀de▶ ses mémoires, ◀l’▶amour qu’il conçut à 12 ans pour une petite fille ◀de▶ 9 ans qui s’appelait Annabel, et qui mourut bientôt — rappel ◀de▶ Poe. Ainsi, ◀l’▶Éros ◀de▶ cet adulte, par ailleurs sexuellement normal, s’est trouvé fixé sur ◀la▶ femme-enfant, rendue doublement inaccessible par ◀la▶ différence ◀d’▶âge et par ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ mort. C’est ainsi que ◀la▶ « nymphet » peut devenir ◀le▶ support ◀de▶ ◀l’▶amour-passion, c’est-à-dire du désir infini qui échappe aux rythmes naturels et joue ◀le▶ rôle ◀d’▶un absolu préférable à ◀la▶ vie elle-même. ◀La▶ possession ◀de▶ cet inaccessible devient alors ◀l’▶extase, « ◀la▶ joie suprême », ◀la▶ « Höchste Lust » ◀d’▶Isolde agonisante.
Cependant, ceux qui ont lu Lolita avec plus ◀d’▶amusement pervers que ◀d’▶émotion, seront en droit ◀de▶ douter ◀de▶ ◀la▶ légitimité ◀d’▶une interprétation si solennelle.
Certes, du coup de foudre initial jusqu’à ◀la▶ mort des amants séparés, conséquence ◀d’▶un amour interdit qui ◀les▶ exile ◀de▶ ◀la▶ communauté et ◀les▶ consume sans ◀les▶ unir vraiment, on aura reconnu ◀les▶ grands moments du Mythe. ◀L’▶auteur en a-t-il conscience ? Certains épisodes du roman ◀le▶ donnent à croire, allusions aux péripéties et situations ◀les▶ plus typiques ◀de▶ ◀la▶ légende ◀de▶ Tristan. Mais il est curieux ◀de▶ noter qu’à chaque fois un point ◀d’▶ironie frappe ◀l’▶allusion. Ainsi, ◀la▶ mère du héros meurt très tôt (comme dans Tristan), mais voici ◀le▶ ton du récit : « Ma très photogénique mère mourut dans un accident capricieux (pique-nique, éclair) quand j’avais 3 ans. » (Qu’on se rappelle ◀le▶ ton lugubre ◀de▶ destin, ◀la▶ « vieille et grave mélodie » qui marque ◀la▶ mort ◀de▶ ◀la▶ mère dans Tristan !) ◀Le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶hôtel où se passe ◀la▶ nuit ◀de▶ ◀la▶ séduction, ◀les▶ Chasseurs enchantés, rappelle visiblement ◀l’▶état ◀de▶ transe ◀de▶ ◀la▶ scène des aveux dans Tristan, mais toute ◀la▶ description du lieu vise précisément à ◀le▶ désenchanter. ◀L’▶épisode du philtre est présent, mais ridiculisé par son échec : il ne s’agit que ◀d’▶un somnifère que H. H. fait prendre par ruse à Lolita, et qui se révèle d’ailleurs trop faible, ◀le▶ médecin qui ◀l’▶a procuré s’étant trompé ◀d’▶étiquette ou ayant trompé son client. (Inversion point par point, et que ◀l’▶on peut croire délibérée, du récit ◀de▶ ◀l’▶erreur « fatale » ◀de▶ Brangien.) Comme dans Tristan, il est vrai, ◀la▶ polémique contre ◀le▶ mariage au nom de ◀l’▶amour-passion anime tout ◀le▶ récit. Comme dans Tristan, ◀l’▶on sent que ◀l’▶auteur n’est pas intéressé par ◀le▶ côté sexuel ◀de▶ son histoire, mais uniquement par ◀la▶ magie ◀de▶ ◀l’▶Éros, et il ◀le▶ dit75. Comme dans Tristan, « ◀les▶ amants fuient ◀le▶ monde et lui, eux ». Enfin, comme dans Tristan, ils meurent à peu de temps l’un ◀de▶ l’autre, séparés. Mais leur mort est aussi sordide que fut grandiose, dans ◀les▶ versions du xiie siècle et dans Wagner, ◀la▶ Mort des Amants légendaires.
C’est qu’en réalité, H. H. et Lolita n’ont jamais connu ce que j’appelle « ◀l’▶amour réciproque malheureux ». Lolita n’a jamais répondu à ◀la▶ passion tendre et sauvage ◀de▶ son aîné. ◀De▶ là ◀l’▶échec du Mythe et par compensation ◀le▶ ton « férocement facétieux » du roman, son réalisme impitoyable et ses plaisanteries un peu folles, sauvées (◀de▶ justesse parfois) ◀de▶ ◀la▶ vulgarité par une étourdissante virtuosité verbale. Si Lolita avait aimé ◀le▶ narrateur, si elle avait été son Iseut, ◀le▶ roman réaliste eût fait place au poème et ◀la▶ satire sociale au lyrisme intérieur. ◀L’▶hypothèse n’est pas arbitraire, car c’est précisément ainsi que ◀les▶ choses se passent dans ◀le▶ grand livre ◀de▶ Musil, comme on ◀le▶ verra tout à ◀l’▶heure. Mais ◀l’▶absence, ici très frappante, non seulement ◀de▶ toute espèce ◀d’▶impureté sentimentale mais aussi ◀de▶ tout horizon spirituel réduit ◀le▶ roman aux dimensions ◀d’▶un tableau ◀de▶ mœurs à ◀la▶ Hogarth. On partage ◀les▶ irritations ◀de▶ ◀l’▶auteur, on acclame sa syntaxe et son vocabulaire, on rit souvent, on n’est jamais ému.
Tel qu’il est, cet ouvrage parfait reste, aussi, un Tristan manqué. Et cela tient à ◀l’▶immaturité ◀de▶ ◀l’▶objet même ◀de▶ ◀la▶ passion décrite ; mais sans cette immaturité, point ◀d’▶obstacle et donc point ◀de▶ passion… Peut-être ◀le▶ livre, après tout, n’est-il vraiment vicieux que par ce cercle.
III. Robert Musil et ◀le▶ « règne millénaire »
Ingénieur, officier, philosophe, écrivain, esprit religieux malgré lui, parce qu’il cherchait une vérité à vivre, Robert Musil est mort à peu près ignoré, tout près de ce lieu où j’écris, — j’étais alors en Amérique — et son œuvre, en partie posthume, ne cessera ◀de▶ monter à ◀l’▶horizon mondial ◀de▶ ◀la▶ littérature européenne. ◀Le▶ comique dévastant, ◀la▶ lucidité calme, ◀le▶ lyrisme qui sourd en dépit de ◀l’▶acuité ◀d’▶un regard constamment critique, ◀l’▶infinie variété ◀de▶ ◀l’▶investigation des relations humaines, des rôles sociaux, des problèmes ◀de▶ ◀l’▶amour et des buts ◀de▶ ◀la▶ vie confèrent aux deux-mille pages ◀de▶ son dernier grand livre76 une puissance ◀d’▶envoûtement que je n’avais pas subie depuis ◀l’▶œuvre ◀de▶ Proust, mieux achevée sans doute et ◀d’▶accès combien plus facile, mais ◀d’▶une moindre vertu spirituelle. J’aurais aimé parler ◀de▶ Musil, mais ◀de▶ lui seul… Et j’ai quelque scrupule à ◀le▶ faire figurer dans un contexte qu’il dépasse, ◀d’▶autant plus qu’il s’agit ici ◀d’▶aborder son livre sans fin sous ◀le▶ seul angle ◀de▶ ◀l’▶amour-passion. Par bonheur, il se trouve que Musil a décrit cette disposition para-mystique dans un langage plein ◀de▶ correspondances avec celui ◀de▶ mes analyses du Mythe, et ◀d’▶une précision si constante qu’elle me permettra, bien souvent, ◀de▶ substituer ◀la▶ citation au commentaire. Mais une chance plus bizarre vient servir mon propos. Je découvre en effet que Musil, non seulement touche à deux reprises ◀le▶ thème ◀de▶ ◀l’▶amour passionné pour une enfant, mais surtout veut y voir une préfiguration ◀de▶ ◀l’▶amour interdit qui unira ses héros : Ulrich et Agathe, frère et sœur. Admirable coïncidence, qu’il faut bien attribuer à ◀la▶ logique du Mythe, en ◀l’▶absence ◀de▶ tout autre élément qui autorise ◀la▶ comparaison ◀de▶ deux œuvres à ce point inégales par ◀le▶ climat et ◀l’▶ambition.
Ulrich von X. converse avec sa sœur Agathe, dont il sent qu’il commence à ◀l’▶aimer, et lui raconte, sans trop savoir pourquoi, ce souvenir :
C’était dans un tramway. Une petite fille monta, elle avait peut-être 12 ans, en compagnie ◀d’▶un père très jeune ou frère aîné. Sa façon ◀d’▶entrer, ◀de▶ s’asseoir, ◀de▶ tendre négligemment au contrôleur ◀l’▶argent ◀de▶ deux parcours, c’était déjà une dame, mais sans trace ◀d’▶affectation puérile… Elle était merveilleusement belle : brune, des lèvres pleines, ◀de▶ forts sourcils, un nez légèrement retroussé : une Polonaise noiraude peut-être, ou une Slave du Sud… ◀D’▶une pareille apparition, on peut tomber passionnément, mortellement amoureux, sans que s’y mêle ◀la▶ moindre convoitise. Je me souviens ◀d’▶avoir regardé timidement ◀les▶ autres voyageurs, parce que j’avais ◀l’▶impression que tout le monde m’avait fui. Puis je suis descendu derrière ◀la▶ fillette, et je ◀l’▶ai perdue dans ◀la▶ foule… — Comment accordes-tu cela, dit Agathe, avec ◀le▶ fait que ◀l’▶amour n’existe plus, que seules demeurent ◀la▶ sexualité et ◀la▶ camaraderie ? — Cela ne s’accorde pas du tout ! s’écria Ulrich en riant.
On voit que ◀l’▶amour-passion est seul en jeu, et que ◀le▶ seul exemple qu’en trouve ◀le▶ héros est celui ◀de▶ ◀l’▶attrait « mortel » pour une nymphet.
Une autre fois, parlant encore avec sa sœur des formes ◀de▶ ◀l’▶amour « insaisissables » qui lui semblent d’ailleurs traduire « des relations déficientes et tendues avec ◀le▶ monde », Ulrich conte à nouveau ◀l’▶histoire ◀de▶ « ◀la▶ femme ◀la▶ plus merveilleuse qu’il eût croisée sur sa route » :
Elle ◀l’▶avait ravi comme un poème ◀d’▶amour écrit en secret, dont ◀les▶ allusions sont chargées ◀d’▶un bonheur encore inconnu… — N’est-il pas contre nature ◀de▶ rapporter ◀de▶ telles émotions à une enfant ? dit Agathe. — Seule une convoitise grossièrement directe serait contre nature, répondit Ulrich. ◀L’▶homme qui en serait capable engagerait ◀la▶ créature désarmée et inachevée encore, dans des histoires pour quoi elle n’est pas faite. Il devrait faire abstraction ◀de▶ ◀l’▶immaturité ◀de▶ ce corps et ◀de▶ cet esprit en formation, jouer sa passion avec un partenaire muet et caché…77 C’est une tout autre attitude, avec ◀de▶ tout autres suites !
Et, comme il sent encore une sorte ◀de▶ réprobation, jalouse peut-être, chez Agathe, il ajoute :
Si j’ai raconté cette histoire, c’est qu’elle est une préface à ◀l’▶amour fraternel !
Je renonce à souligner ◀les▶ mots révélateurs dans ◀le▶ contexte ◀de▶ notre analyse : tout y passerait ! Non seulement ces deux pages se trouvent préfigurer une critique pénétrante ◀de▶ Lolita, mais elles introduisent un dialogue qui mène au cœur du drame ◀de▶ ◀la▶ passion :
◀L’▶amour fraternel ? demande Agathe, comme si elle entendait ce terme pour la première fois… Ulrich dit brusquement : — Celui dont ◀les▶ excitations ◀les▶ plus fortes sont liées à des expériences qui sont toutes ◀d’▶une manière ou ◀d’▶une autre impossibles, refuse ◀les▶ expériences possibles ! Il se peut que ◀l’▶imagination soit une fuite devant ◀la▶ vie, un refuge pour ◀la▶ lâcheté et une caverne ◀de▶ vices, comme beaucoup ◀le▶ prétendent. Je crois que ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ petite fille, et tous ◀les▶ autres exemples dont nous avons parlé, loin de relever ◀de▶ ◀la▶ monstruosité ou ◀de▶ ◀la▶ faiblesse, révèlent un refus ◀de▶ profane, une insubordination, un désir démesuré et démesurément passionné ◀d’▶amour !
◀L’▶expérience impossible dans laquelle s’engage Ulrich se présente d’abord à sa méditation sous ◀la▶ forme ◀d’▶un besoin ◀d’▶amour « délivré des contre-courants et des aversions sociales et sexuelles » :
Il rêvait ◀d’▶une femme absolument inaccessible. Elle flottait devant ses yeux comme ces journées ◀d’▶arrière-automne à ◀la▶ montagne où ◀l’▶air a quelque chose ◀d’▶exsangue, ◀d’▶agonisant, tandis que ◀les▶ couleurs brûlent à ◀l’▶extrême ◀de▶ ◀la▶ passion.
À cette rêverie se mêle ◀l’▶image ◀de▶ sa sœur Agathe, retrouvée après ◀de▶ longues années, et qui, fuyant son mari, vient habiter ◀le▶ petit hôtel rococo qu’il possède au milieu d’un beau parc, dans Vienne.
Souvent, même dans ◀les▶ années où Ulrich avait cherché sa voie seul et non sans insolence, ◀le▶ mot ◀de▶ sœur avait été chargé pour lui ◀d’▶une nostalgie vague, bien qu’il n’eût jamais songé alors qu’il possédait une sœur réelle et vivante… Incontestablement, des phénomènes analogues sont fréquents. Dans plus ◀d’▶une existence, ◀la▶ sœur imaginaire n’est que ◀la▶ forme juvénile, insaisissable, ◀d’▶un besoin ◀d’▶amour qui, plus tard, ◀les▶ rêves refroidis, se contentera ◀d’▶un oiseau, ◀d’▶un animal quelconque, ou se tournera vers ◀l’▶humanité et ◀le▶ prochain.
◀De▶ Chateaubriand à ◀d’▶Annunzio et à Thomas Mann, en passant par ◀le▶ romantisme allemand, français et anglais, on sait assez ◀la▶ fortune littéraire ◀de▶ cette forme ◀d’▶amour interdit, dont il serait curieux ◀de▶ chercher pourquoi ◀l’▶époque où se passe ◀le▶ roman ◀de▶ Musil — veille ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914 — connut peut-être ◀les▶ derniers prestiges.
◀La▶ lente et fascinante histoire ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience, puis du choix ◀de▶ cet amour, par deux êtres en tous points normaux, supérieurement intelligents, intégrés dans ◀la▶ vie sociale ◀d’▶une capitale européenne mais irrités par son insignifiance, remplit la seconde partie ◀de▶ ce vaste roman. ◀La▶ réserve savante des descriptions, ◀l’▶humour impitoyable des réflexions échangées par ◀le▶ frère et ◀la▶ sœur, ◀la▶ qualité ◀de▶ leurs exigences morales et ◀de▶ leurs nostalgies spirituelles composent un philtre ◀d’▶une efficacité inégalée dans ◀la▶ littérature contemporaine. Ce n’est pas René et ce n’est pas Byron, ce n’est pas décadent ni scandaleux. S’agirait-il moins ◀d’▶un inceste que des relations entre Animus et Anima, comme ◀l’▶avancent des commentateurs ? Il ne s’agit, pour moi, que ◀de▶ ◀la▶ passion, c’est-à-dire ◀d’▶un secret fondamental ◀de▶ ◀la▶ psyché européenne. ◀L’▶inceste n’est ici que ◀la▶ condition même ◀de▶ ◀la▶ « dernière histoire ◀d’▶amour possible », et ◀d’▶une admirable analyse du spectre spirituel ◀de▶ ◀l’▶Occident.
Voici ◀la▶ dialectique ◀d’▶Éros et ◀d’▶Agapè, ◀la▶ lutte entre ◀l’▶élan qui porte ◀l’▶homme vers ◀l’▶ange, et ◀le▶ devoir ◀d’▶aimer ◀le▶ prochain, fondement ◀de▶ toute société.
Avec une objectivité relative, il s’avoua que ◀les▶ relations entre Agathe et lui avaient comporté dès ◀le▶ début une bonne dose ◀d’▶aversion pour ◀la▶ société…
Et Musil, dans une note pour l’un des chapitres non terminés, ajoute :
◀L’▶homme qui tend à Dieu, selon Adler, est celui qui est privé ◀de▶ sens communautaire — selon Schleiermacher, celui qui est indifférent à ◀la▶ morale… Je dois t’aimer (pense Agathe) parce que je ne puis aimer ◀les▶ autres. Dieu et ◀l’▶antisocial. Dès ◀le▶ début, son amour pour Ulrich a mobilisé son hostilité à l’égard du monde.
◀Le▶ moment négateur du monde et du social, inhérent à toute vraie passion, n’apparaît cependant, aux yeux des passionnés, que comme un contrecoup accidentel. Ils veulent brûler. Et ils croient découvrir, aux époques ◀les▶ plus différentes, que c’est ◀l’▶état présent ◀de▶ ◀la▶ société qui condamne ◀la▶ passion, et rabat au mariage.
Notre temps, qui a probablement perdu ◀la▶ notion ◀de▶ passion amoureuse, parce que celle-ci est plus religieuse que sexuelle, juge puéril ◀de▶ se préoccuper encore ◀d’▶amour, mais voue tous ses efforts au mariage, dont il analyse ◀le▶ processus naturel avec une méticuleuse vigueur. Déjà alors étaient parus nombre ◀de▶ ces livres qui parlent, avec ◀la▶ candeur loyale ◀d’▶un maître ◀de▶ gymnastique, des « révolutions ◀de▶ ◀la▶ vie sexuelle », et veulent aider ◀les▶ hommes à être mariés, et néanmoins contents. ◀L’▶homme et ◀la▶ femme n’y sont plus que « porteurs ◀de▶ germe mâle ou femelle » ou encore « partenaires sexuels » et ◀l’▶on baptise « problème sexuel » ◀l’▶ennui qu’il s’agit ◀de▶ bannir ◀de▶ leurs rapports par toute espèce ◀de▶ variantes physiques ou psychiques.
Mais ◀le▶ besoin ◀de▶ passion, rencontrant ◀l’▶interdit, qui est ◀l’▶antisocial par excellence, projette immédiatement sur lui sa nostalgie ◀d’▶un désir infini, quitte à nommer destin cette projection. C’est alors ◀la▶ dialectique ◀de▶ ◀la▶ pure passion tristanienne qui prend son essor : thèmes du regard, ◀de▶ ◀la▶ tempête, et ◀de▶ ◀l’▶épée ◀de▶ chasteté entre ◀les▶ corps :
Lorsque leurs regards se croisèrent, il n’y eut plus entre eux qu’une seule certitude : c’est que tout était décidé et que tous ◀les▶ interdits, maintenant, leur étaient indifférents… Chacune ◀de▶ leurs respirations leur publiait leur connivence ; ils subissaient, en bravant autrui, ce besoin commun ◀de▶ se délivrer enfin ◀de▶ ◀la▶ tristesse du désir, mais ◀le▶ subir avait déjà tant de douceur que ◀les▶ images ◀de▶ ◀l’▶accomplissement étaient bien près de se détacher ◀d’▶eux et ◀les▶ unissaient déjà dans leur imagination, comme ◀la▶ tempête, devant ◀les▶ vagues, cravache un voile ◀d’▶écume ; une exigence plus forte encore leur commandait ◀le▶ calme, et ils furent incapables ◀de▶ se toucher de nouveau.
◀L’▶équivoque essentielle entre ◀l’▶amour projeté sur l’autre et ◀le▶ refus ◀de▶ ◀la▶ possession qui mettrait un terme au désir, explique ◀le▶ choix ◀d’▶un objet interdit, recréant sans cesse ◀la▶ distance nécessaire à « ◀l’▶amour ◀de▶ loin » des troubadours. Mais quel est ce désir ? Est-il désir ◀de▶ l’autre, ou seulement Désir en soi ? ◀Les▶ héros ◀de▶ Musil en parlent avec une sorte ◀de▶ lucidité toute goethéenne, voire un peu didactique par endroit :
Dire : je t’aime, c’est faire une confusion. On croit aimer toi, cette personne qui a provoqué ◀la▶ passion, et qu’on peut prendre dans ses bras, alors que ce qu’on aime réellement c’est ◀la▶ personne provoquée par ◀la▶ passion, cette idole barbare, qui n’est pas ◀la▶ même ! — À t’entendre, dit Agathe, il faudrait croire qu’on n’aime pas réellement ◀la▶ personne réelle et qu’on aime réellement une personne irréelle ? — Là est ◀le▶ nœud ◀de▶ ◀l’▶affaire : dans tous ◀les▶ rapports extérieurs, ◀la▶ personne réelle doit représenter ◀la▶ personne rêvée et même ne faire qu’un avec elle. ◀D’▶où ◀les▶ innombrables confusions qui donnent au naïf commerce ◀de▶ ◀l’▶amour un caractère spectral si fascinant.
C’est pourquoi ◀les▶ amants passionnés en viennent toujours à invoquer ◀le▶ mythe platonicien des deux moitiés ◀de▶ ◀l’▶être qui se cherchent :
Ce désir ◀d’▶un double ◀de▶ l’autre sexe qui nous ressemble absolument tout en étant un autre, ◀d’▶une créature magique qui soit nous tout en possédant ◀l’▶avantage, sur toutes nos imaginations, ◀d’▶une existence autonome… on en retrouve des traces jusque dans ◀les▶ circonstances ◀les▶ plus banales ◀de▶ ◀l’▶amour : dans ◀l’▶attrait lié à tout changement, à tout travesti, comme dans ◀l’▶importance ◀de▶ ◀l’▶unisson et ◀de▶ ◀la▶ répétition ◀de▶ soi dans l’autre… ◀Les▶ grandes, ◀les▶ implacables passions amoureuses sont toutes liées au fait qu’un être s’imagine voir son moi ◀le▶ plus secret ◀l’▶épier derrière ◀le▶ rideau des yeux ◀d’▶un autre.
◀D’▶où ◀l’▶illusion que ◀le▶ Moi s’abolit dans cette Nuit ◀de▶ ◀l’▶indistinction que chante le deuxième acte ◀de▶ Tristan :
◀La▶ nuit brillante enferme en ses bras maternels toutes ◀les▶ contradictions, et sur son cœur, il n’est plus ◀de▶ parole vraie ou fausse, chacune étant, hors de ◀l’▶obscur, ◀l’▶incomparable naissance ◀de▶ ◀l’▶esprit, celle que ◀l’▶homme connaît dans ◀l’▶invention ◀d’▶une pensée… Dans ces nuits-là, ◀le▶ Moi ne retient rien en lui-même… ◀le▶ Soi-même exalté rayonne dans un oubli infini ◀de▶ soi-même…
Mais Agathe dit un peu plus tard :
Pourquoi ne connais-tu pas un philtre contre ce qui, au dernier moment, nous sépare ?
Mais ici, ◀le▶ roman ◀de▶ Musil s’engage dans deux Voies divergentes : il nous en reste des fragments inégalement poussés, inconciliables.
Première version : ◀le▶ frère et ◀la▶ sœur cèdent à leur amour, réfugiés sans passeports dans une île de l’Adriatique. Notes ◀de▶ Musil, pour un chapitre intitulé ◀Le▶ Voyage au Paradis :
C’est notre destin : peut-être aimons-nous ce qui est interdit. Mais nous ne nous tuerons pas avant ◀d’▶avoir fait une tentative extrême. ◀Le▶ monde est fugace, fluide : fais ce que veux… Un homme ne va jamais si loin que lorsqu’il ne sait pas où il va… Ils étaient debout maintenant sur un haut balcon, entrelacés et enlacés à ◀l’▶indicible comme deux amants qui, ◀l’▶instant d’après, se précipiteront dans ◀le▶ vide. Ils se précipitèrent. Et ◀le▶ vide ◀les▶ porta. ◀L’▶instant demeura immobile, sans monter ni descendre. Agathe et Ulrich ressentirent un bonheur dont ils ne savaient pas si c’était ◀de▶ ◀la▶ tristesse ; seule ◀la▶ conviction ◀d’▶être élus pour vivre ◀l’▶exceptionnel retint leurs larmes… Avec ◀les▶ formes limitatives s’étaient perdues toutes ◀les▶ limites et, comme ils ne percevaient plus aucune séparation, ni en eux ni dans ◀les▶ choses, ils ne formaient plus qu’un seul être.
Mais cet accomplissement dans ◀l’▶Île, symbolique ◀de▶ ◀l’▶abolition du social, dévoile ◀l’▶échec fondamental ◀de▶ toute passion :
Entre deux êtres isolés, il n’y a pas ◀d’▶amour possible, reconnaît Ulrich. Un amour peut naître par défi, il ne peut être fait ◀de▶ défi. Il faut qu’il soit inséré dans une société. Il n’est pas un contenu ◀de▶ vie, mais une négation, une exception faite à tous ◀les▶ contenus ◀de▶ vie. Or il faut à une exception quelque chose dont elle soit ◀l’▶exception. On ne peut vivre ◀d’▶une négation pure.
Sous une forme intellectualisée — il s’agit ◀de▶ simples notes pour une suite à écrire — Musil transpose ici ◀l’▶épisode des amants légendaires bannis dans ◀la▶ forêt du Morois : ◀le▶ philtre ayant cessé ◀d’▶agir après trois ans, ils découvrent que ◀le▶ monde existe encore et ◀les▶ appelle… « Deh ! dit Tristan, quelle départie ! »
Mais il y a plus. ◀La▶ lucidité ◀de▶ Musil s’attaque ici à ◀la▶ formule même du Roman et ◀la▶ détruit. Si ◀la▶ passion ne conduit pas à ◀la▶ mort, si ◀le▶ Jour peut reprendre ses droits, ◀l’▶expérience ◀de▶ ◀l’▶amour interdit échoue dans ◀la▶ réalité, et ◀le▶ Roman dans ◀l’▶analyse psychologique ◀la▶ plus banale et déprimante.
C’est pourquoi Musil semble bien avoir écarté cette fin-là, conforme à ◀la▶ logique du Mythe, pour s’engager dans ◀la▶ voie difficile ◀d’▶une recherche ◀de▶ ◀l’▶amour mystique : c’est ce qu’il nomme ◀le▶ règne millénaire ou ◀l’▶accession à ◀l’▶« autre vie », à ◀l’▶état ◀d’▶amour pur, à ◀l’▶extase ◀d’▶un amour non plus égocentrique, mais bien allocentrique : « N’avoir plus ◀de▶ centre du tout, participer au monde sans réserve, sans rien garder pour soi, au sommet, cesser simplement ◀d’▶être. » Cette attitude, qui rejoint ◀le▶ détachement bouddhique, mais qui pourrait aussi manifester ◀la▶ rédemption ◀de▶ ◀la▶ passion par ◀l’▶amour vrai, est décrite au somptueux chapitre intitulé Souffles ◀d’▶un jour ◀d’▶été. Il ne s’y passe rien qu’une longue conversation entre ◀le▶ frère et ◀la▶ sœur qui s’aiment, dans leur jardin où choit sans fin du haut des arbres sur ◀le▶ vert assombri des pelouses ◀le▶ fleuve silencieux ◀d’▶une neige ◀de▶ fleurs.
À ce point, ◀la▶ passion fait place à ◀la▶ présence, ◀la▶ souffrance du désir à ◀l’▶extase partagée — mais aussi ◀le▶ roman au poème. Quelques instants avant sa mort, Musil travaillait à ce chapitre, qui eût été, selon certains, ◀le▶ couronnement ◀de▶ ◀l’▶œuvre. Ainsi ◀le▶ Jardin clos ◀de▶ ◀la▶ présence mystique eût pris ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶Île ◀de▶ ◀la▶ passion mortelle. Et ◀le▶ Voyage au Paradis ◀de▶ ◀l’▶ancienne ébauche fût devenu ◀le▶ « Voyage vers Dieu » auquel font allusion plusieurs notes pour ◀le▶ livre.
Au terme ◀d’▶un périple romanesque où tous ◀les▶ thèmes constants ◀de▶ ◀la▶ passion sont apparus et ont grandi l’un après l’autre, pour s’évanouir ensuite comme des îles dépassées, ce Jardin clos serait ◀l’▶Ithaque ◀d’▶une moderne odyssée spirituelle. Mais cette présence heureuse dans ◀l’▶amour partagé n’évoque-t-elle pas aussi un mystère plus prochain, une autre rédemption ◀de▶ ◀l’▶éros par ◀l’▶Agapè ? ◀L’▶interdit fascinant ◀de▶ ◀l’▶amour sororal n’aurait-il pas été ◀le▶ travesti — tout à fait inconscient, j’en suis sûr — ◀d’▶un amour trop réel pour oser dire son nom dans un roman ? ◀L’▶amour heureux n’a pas ◀d’▶histoire, chacun sait cela depuis qu’on écrit des romans et qui passionnent. Mais cette convention littéraire, condamnant ◀le▶ mariage accompli, n’est-elle pas un tabou bien autrement redoutable, aux yeux de ◀l’▶écrivain et du lecteur, que toute espèce ◀d’▶inceste ou ◀de▶ passion maudite ? ◀L’▶érotique du mariage est une terre inconnue pour ◀la▶ littérature occidentale. Il se peut que Musil, à son insu, ◀l’▶ait approchée plus que nul autre. Je signale au génie ◀de▶ demain ce précurseur considérable, que sa lucidité a seule retenu ◀d’▶achever l’un des plus beaux romans ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀de▶ naguère.
IV. ◀La▶ passion ◀de▶ Boris Pasternak
Il résulte ◀d’▶une enquête récente, conduite dans ◀le▶ public américain, que ◀les▶ préférences du grand nombre vont aux romans écrits à la première personne et par une femme, décrivant des situations quotidiennes et des sentiments normaux que « chacun a vécus ou pourrait vivre », évitant ◀l’▶exotisme, louant ◀le▶ way of life américain et confirmant sa morale optimiste. Tels étant ◀les▶ goûts du public, telles seraient donc, selon ◀l’▶enquête, ◀les▶ conditions requises pour un succès ◀de▶ vente. En même temps paraissaient à New York deux romans écrits par des étrangers, Russes au surplus ; l’un décrivant des situations révolutionnaires, l’autre des sentiments et obsessions que bien peu ◀d’▶hommes et moins encore ◀de▶ femmes ont pu vivre aux États-Unis ; l’un raillant cruellement ◀le▶ way of life américain, l’autre ◀l’▶ignorant parfaitement ; tous ◀les▶ deux s’achevant sur un échec tragique, et condamnant implicitement ◀la▶ société qui écrase ◀le▶ personnage central. Or, dans ◀la▶ liste des best-sellers américains, ces deux romans se disputent depuis des mois la première place.
Il peut sembler d’ailleurs que cette fortune subite (réduisant à néant ◀les▶ dires ◀d’▶experts) soit ◀le▶ seul trait commun aux deux ouvrages : elle m’en paraît ◀d’▶autant plus surprenante. Je vois bien qu’on peut ◀l’▶attribuer à des motifs accidentels et différents, scandale moral dans ◀le▶ cas ◀de▶ Lolita, manifestation politique dans ◀le▶ cas du Docteur Jivago. Mais cela n’explique pas tout, même si c’est vrai, ce dont je doute.
Pourquoi ◀l’▶enquête est-elle muette sur ce qui fait depuis des siècles (depuis ◀le▶ xiie siècle exactement) qu’un roman soit vraiment un roman, et nous passionne ? ◀Les▶ préférences qu’avoue ◀le▶ public interrogé devraient ◀le▶ porter, si ◀l’▶on en croit ◀l’▶enquête, vers une version américaine du « réalisme socialiste », ◀d’▶où ◀l’▶amour-passion est exclu. Or je vois triompher dans ce même public deux romans ◀de▶ ◀l’▶amour-passion. Dira-t-on qu’il s’agit ◀d’▶un refoulement ? Ou simplement que ◀les▶ questions posées suggéraient des réponses conformes aux préjugés du magazine qui a fait ◀l’▶enquête ? Ce qui est sûr, c’est que ◀l’▶amour-passion demeure mal vu, mais n’en fascine que mieux ◀l’▶homme et ◀la▶ femme du xxe siècle américain, nonobstant ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀l’▶éducation sexuelle et ◀la▶ préparation rationnelle au mariage dès ◀les▶ bancs ◀de▶ ◀l’▶école primaire.
Cependant, ◀l’▶attribution du prix Nobel ayant fait du Docteur Jivago ◀l’▶objet ◀d’▶une polémique mondiale où ◀l’▶URSS et ◀l’▶Ouest s’affrontent une fois de plus, pour des raisons, d’ailleurs, qui ne sont pas dans ce livre, plus ◀d’▶un lecteur sera sincèrement choqué ◀de▶ m’en voir parler comme ◀d’▶un roman ◀d’▶amour. À vrai dire, ma thèse va plus loin : c’est « ◀l’▶affaire Pasternak » dans son ensemble, j’entends ◀le▶ drame entre ◀l’▶auteur, ◀le▶ peuple russe et ◀le▶ régime, drame préfiguré dans ◀le▶ roman lui-même, que j’interprète comme une affaire ◀d’▶amour-passion. Voyons ◀les▶ faits.
Pasternak écrit un énorme roman (dont une partie seulement sera publiée) décrivant ◀les▶ prodromes ◀de▶ ◀la▶ révolution russe, puis ◀les▶ luttes des années héroïques, jusqu’à ◀la▶ NEP, tout cela sans prendre parti pour ◀les▶ vertus des Rouges contre ◀les▶ vices des Blancs. Il est normal que ◀le▶ régime, étant ce qu’il est, condamne ce livre. Il est normal que ◀le▶ roman condamné ne puisse paraître qu’en Europe. Il est normal que ◀le▶ jury du prix Nobel ◀le▶ couronne parce que c’est un beau livre et parce que son auteur est resté un homme libre. Il est normal que ◀l’▶URSS, au lieu de ◀l’▶interpréter comme un hommage rendu à son libéralisme, voie dans ce geste une offense à son autorité. Normal enfin que ◀le▶ syndicat des écrivains déguise en loyauté sa jalousie et rejette ◀le▶ glorieux confrère en ◀le▶ couvrant ◀d’▶insultes officielles. Dans ◀le▶ concert mondial qui s’ensuit, hommages en Occident, outrages en URSS et lettres ◀de▶ cosaques zaporogues au Kremlin, tout est scandaleusement normal, jusque-là.
Mais voici ◀l’▶insolite : ◀les▶ autorités soviétiques ayant annoncé qu’elles ne mettraient aucun obstacle au départ ◀de▶ ◀l’▶écrivain — ce qui laissait prévoir un décret ◀d’▶expulsion — Boris Pasternak adresse au Maître de la Russie une lettre pathétique dont ◀l’▶essentiel tient en ces deux phrases : « ◀Le▶ départ hors des frontières ◀de▶ ma patrie équivaudrait pour moi à ◀la▶ mort, et c’est pourquoi je vous supplie ◀de▶ ne pas prendre à mon égard cette mesure extrême… J’insiste, ◀la▶ main sur ◀le▶ cœur, que j’ai contribué à ◀la▶ littérature soviétique et que je puis encore lui être utile. » Il a refusé ◀le▶ prix, il est prêt à renier ce qui déplaît au régime dans son livre, pourvu qu’on ◀le▶ laisse, lui, Pasternak, en communion avec son peuple.
Comment comprendre cette démarche, venant ◀d’▶un homme qu’on ne peut soupçonner ◀de▶ lâcheté ? ◀Le▶ peuple russe condamne Pasternak pour avoir mal parlé des commissaires. Mais Pasternak ◀les▶ attaquait pour avoir trahi ◀le▶ peuple russe. Si maintenant il ◀les▶ approuve afin de rentrer dans ◀la▶ faveur publique, n’est-ce pas lui qui trahit ◀le▶ peuple ? Ce serait ◀le▶ cas, en effet, si ◀Le▶ Docteur Jivago était un acte politique, comme on a voulu ◀le▶ croire ◀de▶ part et ◀d’▶autre.
Sensible à ◀la▶ présence cachée ◀d’▶une logique totalement différente ◀de▶ celle qui dicte normalement ◀les▶ prises ◀de▶ position et gestes politiques, mais n’ayant encore lu, lorsqu’éclata ◀la▶ crise, que ◀les▶ cent premières pages du roman, je me disais : — Tout se passe comme si cet homme était retenu dans son pays par une passion secrète et sans doute interdite ; comme s’il préférait tout, y compris ◀le▶ reniement, à se voir séparé ◀de▶ ◀l’▶objet ◀de▶ son amour, dût-il vivre auprès de lui dans un silence humilié et sans espoir. Mais quelle peut être ◀la▶ nature ◀de▶ cette « Iseut » inaccessible, dont il semble être ◀le▶ Tristan ? Et quel est ◀le▶ roi Marc qui ◀l’▶en sépare ?
Je me mis à lire plus avant.
Une jeune fille, Lara, éveille ◀la▶ nostalgie du docteur Jivago, qu’elle soigne dans un hôpital, mais elle épouse un révolutionnaire et disparaît. Jivago ◀la▶ retrouve beaucoup plus tard. Leur amour se déclare. Liaison clandestine. Ils sont de nouveau séparés par ◀les▶ péripéties ◀de▶ ◀la▶ guerre civile. Finalement, ◀le▶ hasard ◀les▶ réunit dans une maison perdue au fond des bois où Jivago se cache, traqué par ◀la▶ nouvelle police ◀d’▶un régime qu’il a pourtant servi. On leur offre un moyen clandestin ◀de▶ sortir ◀de▶ Russie : Jivago refuse. Lara lui est enlevée par un puissant politicien qui ◀l’▶avait séduite quand elle était encore « une gamine ». ◀Le▶ docteur réussit à rejoindre Moscou, où il vit misérable et caché. Il épouse sans amour une jeune fille qui s’occupait ◀de▶ son ménage, puis ◀la▶ quitte et meurt dans ◀la▶ foule. Inexplicablement reparue à cette heure, Lara vient pleurer sur son cadavre. Elle est arrêtée peu après, et va mourir en Sibérie.
Ainsi, tous ◀les▶ moments ◀de▶ ◀la▶ Légende transparaissent et se recomposent l’un après l’autre, avec une mystérieuse précision. Iseut ◀la▶ guérisseuse, ◀la▶ nostalgie lointaine, ◀la▶ maîtresse clandestine, interdite, enlevée à Tristan par ◀l’▶homme qui symbolise ◀le▶ Pouvoir régnant, — ◀la▶ fuite dans ◀la▶ forêt, le second mariage, la dernière réunion des amants dans ◀la▶ mort… Il n’y a qu’un seul roman dans nos littératures ! Une seule passion dictant ◀les▶ mêmes péripéties dans tous ◀les▶ temps depuis Tristan, depuis ◀l’▶épiphanie grandiose et décisive ◀de▶ ◀l’▶archétype ◀de▶ ◀la▶ passion, au xiie siècle.
Écoutez-◀la▶, cette « vieille et grave mélodie » renouvelée du Tristan de Wagner. Jivago s’adresse à Lara, dans leur retraite forestière :
… Disons adieu à nos espoirs, disons-nous adieu l’un à l’autre. Nous nous dirons encore l’un à l’autre nos paroles secrètes ◀de▶ ◀la▶ nuit, grande et pacifique comme ◀le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶océan ◀d’▶Asie. Ce n’est pas un hasard si tu es là, au terme ◀de▶ ma vie, mon ange secret, mon ange interdit, sous un ciel ◀de▶ guerres et ◀d’▶insurrections ; il y a bien longtemps, au commencement ◀de▶ ma vie, sous ◀le▶ ciel paisible ◀de▶ mon enfance, tu es apparue ◀de▶ ◀la▶ même manière… Souvent, plus tard, au cours de ma vie, j’ai tenté ◀de▶ définir, ◀de▶ donner un nom au sortilège lumineux que tu avais jeté dans mon âme, à ce rayon qui, peu à peu, s’obscurcissait, à cette musique qui s’estompait, qui s’est fondue avec mon existence même, qui est devenue ◀la▶ clé ◀de▶ toutes ◀les▶ portes du monde, grâce à toi.
Une fois de plus, ◀la▶ passion sépare du monde : Jivago et Lara détestent « ◀les▶ principes ◀d’▶un culte menteur ◀de▶ ◀la▶ société, transformé en politique ». Une fois de plus, ◀la▶ passion se révèle d’abord comme une protestation contre ◀la▶ société :
Plus encore que leur communauté ◀d’▶âme, ◀l’▶abîme qui ◀les▶ séparait du monde ◀les▶ unissait. Tous deux avaient ◀la▶ même aversion pour tout ce que ◀l’▶homme contemporain a ◀de▶ fatalement typique, pour son enthousiasme ◀de▶ commande, pour son emphase criarde… Ils faisaient exception… ◀le▶ souffle ◀de▶ ◀la▶ passion se posait sur leur existence condamnée…
Mais qui est Lara ? En ◀la▶ perdant, dit Jivago, « il perdrait sa raison ◀de▶ vivre et peut-être même ◀la▶ vie ». Exagération romantique ? Non, c’est ◀la▶ vérité vitale ◀d’▶un poète. « Depuis son enfance, il aimait ◀la▶ forêt lorsque ◀le▶ soir elle est transpercée par ◀le▶ feu du couchant », et ◀les▶ scènes décisives ◀de▶ ce roman ◀de▶ poète sont toujours éclairées par ◀le▶ même soleil rouge sortant au bas des nuages et rasant ◀la▶ forêt ◀de▶ ses derniers rayons. C’est cette image qui lui fait voir « dans ◀la▶ nature, dans ◀le▶ couchant, dans tout le monde visible ◀le▶ visage immense et innocent ◀d’▶une petite fille ».
Mais voici ◀l’▶aveu décisif ; et cette ambiguïté qui m’arrêtait (parlent-ils donc, ces romanciers, ◀d’▶une société, ◀d’▶un paysage ◀de▶ ◀l’▶âme, ou ◀d’▶une femme ?) se fond dans une identité lyrique :
Au fait, qu’était-elle donc pour lui ? Oh ! à cette question, il avait toujours une réponse prête.
C’est une soirée ◀de▶ printemps. ◀L’▶air est tout piqué ◀de▶ sons. ◀Les▶ voix des enfants qui jouent sont éparpillées un peu partout comme pour montrer que ◀l’▶espace est palpitant ◀de▶ vie. Et ce lointain, c’est ◀la▶ Russie, cette mère glorieuse, incomparable, dont ◀la▶ renommée s’étend au-delà des mers, cette martyre, têtue, extravagante, exaltée, adorée, aux éclats toujours imprévisibles, à jamais sublimes et tragiques ! Oh ! comme il est doux ◀d’▶exister. Comme il est doux ◀de▶ vivre sur ◀la▶ terre et ◀d’▶aimer ◀la▶ vie ! Oh ! comme ◀l’▶on voudrait dire merci à ◀la▶ vie même, à ◀l’▶existence même, ◀le▶ leur dire à elles, et en face. Oui, Lara, c’est tout cela. Puisqu’on ne peut communiquer par ◀la▶ parole avec ces forces cachées, Lara est leur représentante, leur symbole. Elle est à la fois ◀l’▶ouïe et ◀la▶ parole offertes en don aux principes muets ◀de▶ ◀l’▶existence.
Dès cet instant, dès cet aveu, dès que ◀l’▶identité ◀de▶ Lara et ◀de▶ ◀la▶ Russie est expressément déclarée, tout s’éclaire ◀de▶ ce qui vient de se passer dans ◀la▶ vie ◀de▶ Boris Pasternak. Sa lettre au Maître du Kremlin, nous en lisons ◀les▶ termes anticipés dans ◀la▶ scène où Komarovski (◀l’▶intrigant qui a su détourner à son profit ◀le▶ Pouvoir né ◀de▶ ◀la▶ révolution et qui va confisquer Lara) offre ◀l’▶exil à Jivago. Ce dernier lui répond, sans motiver son refus : « ◀De▶ mon départ, il ne saurait être question. » Mais il ajoute un peu plus tard :
Tout est déjà entre vos mains. Il est probable qu’un jour, à bout de forces, je devrai étouffer mon orgueil et mon amour-propre, et me traîner humblement à vos pieds pour recevoir ◀de▶ vos mains Lara, ◀la▶ vie, ◀le▶ moyen ◀de▶ retrouver ma famille, ◀le▶ salut… ◀La▶ nouvelle que vous m’annoncez m’abasourdit. Je suis écrasé par une souffrance qui m’enlève ◀la▶ capacité ◀de▶ juger… ◀La▶ seule chose que je puisse faire maintenant, c’est ◀de▶ vous approuver machinalement et ◀de▶ m’en remettre à vous aveuglément. Ainsi, pour ◀le▶ bien ◀de▶ Lara, je vais jouer ◀la▶ comédie…
V. Passion et Société
Toute passion se nourrit ◀de▶ négation, parce qu’elle assume et souffre ◀l’▶exception, au sens kierkegaardien du terme. Elle exile celui qui ◀la▶ vit. Elle ◀le▶ destine à contester comme il respire tout ce qui règle officiellement ◀la▶ vie sociale. ◀D’▶où ◀la▶ présence continuelle, dans nos trois romans tristaniens, ◀de▶ ◀la▶ Société et ◀de▶ ses conventions ; ◀d’▶où ◀la▶ critique mordante à laquelle ◀les▶ soumet ◀le▶ héros, parlant pour ◀l’▶auteur : cette critique fait partie ◀de▶ ◀la▶ justification ◀de▶ ◀la▶ passion, bien plus qu’elle ne relève ◀d’▶un système politique ou social différent ; en d’autres termes, ◀l’▶hostilité du passionné est dirigée contre ◀le▶ social en soi, et non point provoquée par ◀la▶ nature particulière du régime politique au pouvoir. Ainsi Tristan, modèle du chevalier, est contraint ◀de▶ violer ◀le▶ sacré féodal, devient traître et félon et se voit exilé ◀de▶ ◀la▶ communauté des preux, non point parce qu’il approuve quelque nouvelle doctrine annonciatrice ◀de▶ subversions sociales — comme il n’en manquait pas au xiie siècle — mais parce qu’il est devenu ◀la▶ proie ◀d’▶un pouvoir beaucoup plus absolu : ◀l’▶état ◀de▶ passion.
J’ai montré dans ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident comment cet état préexiste à tout objet déterminé, comment il crée son objet idéal avant de ◀l’▶identifier à quelque être réel par une erreur essentiellement inévitable, qu’on attribue donc au Destin. (Mes citations ◀de▶ Musil ont illustré ce point.) C’est ◀l’▶état ◀de▶ passion qu’on aime d’abord, en soi, plutôt qu’Iseut ◀l’▶inaccessible.
Cet état dans lequel ◀les▶ vrais amants, poètes, mystiques et créateurs, voudraient se maintenir une fois qu’ils ◀l’▶ont connu, tout en sachant que ◀l’▶on ne peut y vivre, est décrit par eux tous comme indicible. Tantôt, il plonge ceux qui ◀le▶ subissent dans un mutisme gémissant, tantôt il ◀les▶ excite à une loquacité intarissable — lettres ◀d’▶amour, traités mystiques — et procédant généralement par antithèses et paradoxes. Car on n’aura jamais assez ◀de▶ mots et ◀de▶ métaphores, et ◀de▶ clichés réinventés, et ◀de▶ symboles entrecroisés pour tenter ◀de▶ cerner cet indicible qu’on voudrait mais qu’on ne peut communiquer. ◀De▶ là que ◀la▶ forme ◀de▶ passion ◀la▶ plus commune, parce que ◀la▶ mieux communicable, soit celle qui fait écrire des romans, celle dont ◀la▶ contagion rarement mortelle mais délicieuse atteint tous ceux qui ont ressenti, un jour ou l’autre, ◀la▶ différence entre un désir sexuel et ◀l’▶état d’âme ou mieux : ◀l’▶état ◀d’▶être amoureux. ◀La▶ passion amoureuse est, ◀de▶ toutes, celle qui se prête ◀le▶ mieux au récit. ◀La▶ sexualité pure et ◀l’▶amour du prochain ne sont vrais qu’en acte, et leur description ennuie vite. ◀La▶ passion ◀de▶ ◀l’▶Éros est vraie d’abord en rêve, et n’existe peut-être jamais mieux que dans ◀l’▶élan lyrique ◀de▶ son récit.
Lié plus que tout autre à ◀la▶ littérature par une complicité ◀d’▶origine et ◀d’▶essence, ◀l’▶amour-passion, nous ◀l’▶avons vu, n’est guère moins dépendant ◀de▶ cette société qu’il récuse : c’est elle qui lui a fourni, jusqu’à nos jours, ◀les▶ obstacles indispensables. Sur ce point, deux observations encore.
Il est remarquable que ◀la▶ passion n’utilise interdits et tabous qu’au moment où ceux-ci commencent à faiblir, où ◀les▶ violer est encore scandaleux mais n’entraîne pas ◀la▶ mise à mort instantanée, physique ou sociale, du fauteur. ◀La▶ liberté sexuelle des très jeunes gens dans ◀l’▶Amérique contemporaine, certaines modes littéraires ◀de▶ ◀l’▶époque 1900, permettent à un Nabokov, à un Musil, ◀d’▶aller dans leurs romans jusqu’au point périlleux où ◀le▶ scandale reste efficace tandis que ◀la▶ censure hésite. ◀Le▶ Roman ◀de▶ Tristan n’apparut dans ◀l’▶histoire qu’au temps où ◀la▶ réforme grégorienne et ◀les▶ abus qu’elle combattait venaient de dresser contre ◀les▶ lois matrimoniales non seulement ◀l’▶hérésie du Midi, mais ◀l’▶élite culturelle ◀de▶ ◀l’▶Europe. Ainsi, ◀le▶ roman ◀de▶ Pasternak ne vint au jour qu’au lendemain du « dégel » soviétique : rien n’est encore gagné, mais quelques-uns déjà peuvent avouer quelque chose sous ◀le▶ couvert du mythe. Tel est ◀le▶ « terrain » biologique où ◀le▶ roman trouve ◀les▶ meilleures chances à la fois ◀de▶ se déclarer et ◀de▶ propager sa contagion.
Il y a plus. ◀La▶ nature des interdits sociaux détermine ◀le▶ niveau psychologique et ◀le▶ style même ◀d’▶un roman. ◀Le▶ Docteur Jivago, par exemple, est ◀de▶ beaucoup ◀le▶ plus traditionnel des trois romans qu’on vient de considérer. ◀L’▶ouvrage ◀de▶ Musil, au contraire, déploie tant de raffinements formels, intellectuels et même mystiques, qu’il échappe à ◀la▶ fin au romanesque et nous fait entrevoir un genre nouveau, qui pourrait intégrer dans ◀la▶ littérature ◀les▶ démarches ◀de▶ ◀la▶ science et ◀de▶ ◀la▶ psychologie ◀les▶ plus récentes. C’est que ◀la▶ nature des obstacles diffère du tout dans ◀les▶ deux cas. Politique et sociale en URSS, donc extérieure, plus primitive en quelque sorte, elle ne met pas en jeu ◀les▶ mêmes ressources que dans une société plus libérale ou relâchée, ou décadente : là, ◀l’▶obstacle s’intériorise, ◀l’▶action devient introspection, et ◀l’▶intrigue aventure spirituelle…
Ce processus est-il irréversible ? Fait-il prévoir ◀la▶ fin ◀d’▶un genre, qui serait aussi ◀la▶ fin ◀de▶ cette forme ◀de▶ passion dont ◀la▶ littérature entretenait ◀le▶ culte ? Quels tabous subsistant ◀de▶ nos jours pourraient-ils encore provoquer ◀les▶ épiphanies romanesques ◀de▶ Tristan et ◀de▶ ◀l’▶amour-passion ?
◀Le▶ totalitarisme soviétique et ◀le▶ conformisme des mœurs dans ◀les▶ démocraties ◀de▶ ◀l’▶Occident ne sont plus défendus sans scrupules par ◀les▶ élites des deux partis. Je ne vois guère d’autres interdits vraiment redoutables, aux yeux de ◀l’▶homme du xxe siècle, que ceux que ◀la▶ Science et ◀l’▶Hygiène pourraient faire prononcer par ◀l’▶État. ◀La▶ passion qui voudrait ◀les▶ violer ne serait plus condamnée, mais simplement soignée, aux frais ◀de▶ ◀la▶ Sécurité sociale. Quel génie saura-t-il déjouer ce plan ◀d’▶asepsie spirituelle ?
Mais j’imagine parfois d’autres obstacles, plus subtils et tenaces que ◀les▶ tabous sociaux. J’y ai fait allusion à propos de Musil. S’il est vrai que ◀la▶ passion cherche ◀l’▶inaccessible, et s’il est vrai que l’Autre en tant que tel reste aux yeux ◀d’▶un amour exigeant ◀le▶ mystère ◀le▶ mieux défendu, — Éros et Agapè ne pourraient-ils nouer une alliance paradoxale au sein même du mariage accepté ? Tout Autre n’est-il pas ◀l’▶inaccessible, et toute femme aimée une Iseut, même si nul interdit moral ou nul tabou ne vient symboliser, pour ◀les▶ besoins ◀de▶ ◀la▶ fable et ◀la▶ commodité du romancier, ◀l’▶essence même ◀de▶ ◀l’▶obstacle excitant, celui qui ne dépendra jamais que ◀de▶ ◀l’▶être même : ◀l’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ personne aimée, son étrangeté fascinante ?