II. Le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶enlèvement ◀d’▶Europe
Quant à ◀l’▶Europe, il ne paraît pas que ◀l’▶on sache, ni ◀d’▶où elle a tiré ce nom ni qui ◀le▶ lui a donné, à moins que nous ne disions qu’elle ◀l’▶a pris ◀d’▶Europe de Tyr, car, auparavant, ainsi que ◀les▶ deux autres parties du monde, elle n’avait point ◀de▶ nom. Il est certain qu’Europe était Asiatique et qu’elle n’est jamais venue dans ce pays que ◀les▶ Grecs appellent maintenant ◀l’▶Europe, mais qu’elle passa seulement ◀de▶ Phénicie en Crète et ◀de▶ Crète en Lycie.2
Hérodote.
Europe fut d’abord une déesse, l’une des trois-mille Océanides, « race sainte ◀de▶ filles qui, avec Apollon et ◀les▶ fleuves, nourrissent ◀la▶ jeunesse des hommes », nous dit Hésiode. À ce poète du viiie siècle avant notre ère nous devons la première mention connue du nom ◀d’▶Europe, au vers 357 ◀de▶ sa Théogonie. Parmi ◀les▶ innombrables sœurs Océanides, Hésiode nomme encore Asie, et Métis ou ◀la▶ Raison, première épouse ◀de▶ Zeus.
Beaucoup plus tard, nous retrouvons Europe non plus déesse mais femme légendaire. Agénor, roi de Tyr en Phénicie, et descendant ◀de▶ Neptune, est son père. Elle est si belle quant aux yeux — comme ◀l’▶étymologie ◀de▶ son nom grec ◀l’▶indique — et ◀d’▶une si éclatante blancheur, que Zeus lui-même s’en éprend. Métamorphosé en taureau, il ◀l’▶enlève aux rives ◀de▶ ◀l’▶Asie pour ◀la▶ conduire en Crète, où elle deviendra reine, et mère des rois ◀de▶ ◀la▶ dynastie ◀de▶ Minos.
◀De▶ cette légende, qui inspira sans nul doute beaucoup ◀d’▶œuvres perdues ◀de▶ poètes antérieurs, et dont nous parlent Hérodote et Thucydide entre autres, nous possédons une version grecque tardive : ◀la▶ célèbre « Idylle » ◀de▶ Moschos, qui date du iie siècle avant notre ère, en pleine littérature alexandrine. Il est probable que Moschos, poète sicilien ◀de▶ Syracuse, artiste érudit et précieux, s’est inspiré ◀de▶ peintures traditionnelles, fresques, mosaïques ou cratères, vases décorés ou pierres gravées. Il a fixé pour nous ◀le▶ décor printanier où ◀les▶ poètes, sculpteurs et peintres ◀de▶ vingt siècles occidentaux feront jouer leur imagination sensuelle du Mythe, et cela va des métopes ◀de▶ Sélinonte à ◀la▶ décoration ◀d’▶une gare moderne — celle ◀de▶ Genève — ◀d’▶Ovide à Victor Hugo, et ◀de▶ ◀l’▶auteur des mosaïques ◀d’▶Aquilée jusqu’aux décorateurs du xxe siècle, en passant par Véronèse, ◀le▶ Titien, ◀le▶ Lorrain et Tiepolo.
Nous empruntons ◀la▶ traduction ◀de▶ ◀l’▶Idylle au précieux petit livre ◀d’▶Alfred Lombard intitulé : Un Mythe dans ◀l’▶art et dans ◀la▶ poésie : ◀l’▶enlèvement ◀d’▶Europe 3 qui donne aussi ◀les▶ textes ◀d’▶Horace, et des poètes ◀de▶ ◀l’▶ère moderne.
◀L’▶Idylle ◀de▶ Moschos
Une fois, Kypris envoya à Europé un doux songe. C’était ◀l’▶heure où commence le troisième tiers ◀de▶ ◀la▶ nuit et où ◀l’▶aurore est proche, ◀l’▶heure où ◀le▶ sommeil, plus doux que ◀le▶ miel, posé sur ◀les▶ paupières des hommes, détend leurs membres et ◀les▶ enchaîne en mettant à leurs yeux un tendre lien, ◀l’▶heure aussi où s’ébat ◀la▶ troupe des songes véridiques ; alors, ◀la▶ fille encore vierge ◀de▶ Phoinix, Europé, qui dormait dans sa chambre à ◀l’▶étage supérieur, crut voir deux terres se disputer à son sujet, ◀la▶ terre ◀d’▶Asie et ◀la▶ terre ◀d’▶en face ; leur aspect était celui ◀de▶ femmes. L’une avait ◀les▶ traits ◀d’▶une étrangère ; l’autre ressemblait à une femme du pays ; elle s’attachait plus fort à ◀la▶ jeune fille, comme à sa fille, représentait qu’elle ◀l’▶avait mise au jour et que seule elle avait pris soin ◀d’▶elle ; mais l’autre, ◀la▶ saisissant ◀de▶ force ◀de▶ ses mains puissantes, ◀l’▶entraînait sans qu’elle résistât, et déclarait que, de par ◀la▶ volonté ◀de▶ Zeus porteur ◀d’▶égide, il était décidé qu’Europé lui appartenait. Celle-ci se précipita hors de son lit garni ◀de▶ couvertures ; elle avait peur, et son cœur palpitait ; car ◀le▶ songe qu’elle venait de voir avait été aussi net que ce que ◀l’▶on voit quand on veille. Longtemps, ◀la▶ jeune fille demeura assise et silencieuse, ayant encore ◀les▶ deux femmes devant ses yeux ouverts ; puis enfin elle éleva une voix craintive : « Qui, des habitants du ciel, m’a envoyé ◀de▶ semblables visions ? Que signifient ◀les▶ songes, qui, planant dans ma chambre au-dessus ◀de▶ ma couche garnie ◀de▶ couvertures, m’ont dressée tout émue, pendant que je dormais doucement ? Qui était cette étrangère que j’ai vue dans mon sommeil ? Quel désir ◀d’▶elle a envahi mon âme ! Et elle, ◀de▶ son côté, avec quelle affection elle me faisait accueil et me regardait comme sa propre fille. Ah ! fassent ◀les▶ Immortels que ce songe s’accomplisse heureusement pour moi ! »
Cela dit, elle se leva et alla chercher ses compagnes, nobles filles ◀de▶ son âge, nées ◀la▶ même année qu’elle, qui plaisaient à son cœur et étaient associées à tous ses jeux, qu’elle se préparât pour prendre part à un chœur ◀de▶ danse, qu’elle baignât son corps à ◀l’▶embouchure des rivières, ou qu’elle cueillit dans ◀la▶ prairie des lys à ◀l’▶haleine parfumée. Elles aussitôt se montrèrent à ses yeux. Chacune avait dans ◀les▶ mains une corbeille pour recevoir des fleurs ; elles gagnèrent ◀les▶ prairies voisines ◀de▶ ◀la▶ mer, qui étaient ◀le▶ lieu ◀de▶ réunion habituel ◀de▶ leur troupe, charmées par ◀la▶ beauté des roses et par ◀le▶ bruit des flots. Europé elle-même portait une corbeille ◀d’▶or magnifique, admirable merveille, admirable travail ◀d’▶Héphaistos ; il ◀l’▶avait donnée à Libye, quand elle était entrée dans ◀le▶ lit du dieu qui ébranle ◀la▶ terre ; Libye ◀l’▶avait donnée à ◀la▶ toute belle Téléphaassa, qui était ◀de▶ son sang ; et Téléphaassa, mère d’Europé, avait remis ce superbe présent à sa fille non mariée. ◀L’▶objet était orné ◀de▶ beaucoup ◀d’▶ouvrages ◀d’▶orfèvrerie brillant ◀d’▶un vif éclat. Il y avait, en or, Io fille ◀d’▶Inachos, dans ◀le▶ temps qu’elle était encore génisse et qu’elle n’avait pas forme ◀de▶ femme ; vagabonde elle marchait sur ◀les▶ chemins ◀de▶ ◀la▶ plaine salée, comme si elle eût nagé ; ◀la▶ mer était faite ◀de▶ métal azuré. Haut placés, deux hommes se tenaient debout sur ◀l’▶escarpement du rivage, serrés l’un contre l’autre ; ils regardaient ◀la▶ vache qui traversait ◀la▶ mer. Il y avait aussi Zeus fils ◀de▶ Cronos, effleurant doucement ◀de▶ ◀la▶ main ◀la▶ génisse fille ◀d’▶Inachos, qu’auprès du Nil aux sept bouches, ◀de▶ vache cornue il transforma de nouveau en femme ; ◀le▶ cours du Nil était ◀d’▶argent ; ◀la▶ vache, ◀de▶ bronze ; quant à Zeus, il était fait en or. Autour de ◀la▶ corbeille ronde, au-dessous de ◀la▶ bordure circulaire, était représenté Hermès ; près de lui gisait tout ◀de▶ son long Argos, orné ◀d’▶yeux rebelles au sommeil ; du sang rouge ◀d’▶Argos, surgissait un oiseau, fier ◀de▶ son plumage fleuri et multicolore ; il déployait ses pennes — tel un navire qui fend rapidement ◀les▶ flots — et ◀de▶ ses pennes déployées couvrait ◀les▶ bords ◀de▶ ◀la▶ corbeille ◀d’▶or. Telle était ◀la▶ corbeille ◀de▶ ◀la▶ toute belle Europé.
Arrivées dans ◀les▶ prés fleuris, ◀les▶ jeunes filles se divertissaient à chercher chacune telle ou telle sorte ◀de▶ fleur ; l’une prenait ◀le▶ narcisse odorant, une autre ◀l’▶hyacinthe, celle-ci ◀la▶ violette, celle-là ◀le▶ serpolet ; car sur ◀le▶ sol foisonnaient ◀les▶ pétales qui ornent ◀les▶ prairies au printemps. Elles coupaient ensuite, luttant à qui en couperait ◀le▶ plus, ◀les▶ touffes parfumées du jaune safran ; mais ◀la▶ princesse, cueillant à pleines mains ◀les▶ roses resplendissantes à ◀la▶ couleur ◀de▶ flamme, attirait parmi elle ◀les▶ regards comme parmi ◀les▶ Charites ◀la▶ déesse née ◀de▶ ◀l’▶écume.
Elle ne devait pas longtemps prendre plaisir à ces fleurs, ni conserver intacte sa ceinture virginale. Aussitôt que ◀le▶ fils ◀de▶ Cronos ◀l’▶eut aperçue, ◀de▶ quel vertige saisi il fut dompté par ◀les▶ traits imprévus ◀de▶ Kypris, seule capable ◀de▶ dompter Zeus lui-même ! Voulant à la fois éviter ◀le▶ courroux ◀de▶ ◀la▶ jalouse Héra et décevoir ◀l’▶esprit naïf ◀de▶ ◀la▶ jeune fille, il mit un masque au dieu, transforma sa personne, se changea en taureau ; non pas en taureau comme ceux qui sont nourris dans ◀les▶ étables, ni comme ceux qui tirant ◀la▶ charrue recourbée tracent ◀la▶ coupure des sillons, ni comme ceux qui paissent avec ◀les▶ troupeaux, ni comme ceux qui, domptés par ◀l’▶aiguillon, traînent des chars porteurs ◀de▶ lourds fardeaux. Tout son corps était ◀de▶ couleur blonde, à ◀l’▶exception ◀d’▶un cercle blanc pur qui brillait au milieu de son front ; ses yeux, dessous, étincelaient et lançaient des éclairs chargés ◀d’▶amour ; ses cornes s’élevaient, l’une en face de l’autre, égales au-dessus ◀de▶ sa tête, pareille au croissant demi-circulaire ◀de▶ ◀la▶ lune cornue.
Il vint dans ◀la▶ prairie, et son apparition n’effraya point ◀les▶ jeunes filles ; toutes furent prises du désir ◀de▶ s’approcher, ◀de▶ toucher ◀le▶ joli animal, dont ◀la▶ divine odeur, se répandant au loin, dominait même ◀le▶ souffle embaumé ◀de▶ ◀la▶ prée. Il s’arrêta en face de ◀l’▶irréprochable Europé ; il lui lécha ◀le▶ cou, et ◀la▶ jeune fille fut sous ◀le▶ charme. Elle ◀le▶ caressait, essuyait doucement ◀de▶ ses mains ◀l’▶écume qui lui tombait, abondante, ◀de▶ ◀la▶ bouche ; et au taureau elle donna un baiser. Lui, poussa un tendre mugissement ; on aurait cru entendre résonner ◀le▶ chant harmonieux ◀de▶ ◀la▶ flûte mygdonnienne. Il s’agenouilla aux pieds ◀d’▶Europé ; tournant ◀le▶ col, il ◀la▶ regardait et lui montrait son large dos. Elle dit alors, au milieu des vierges aux longues tresses : « Venez, chères compagnes, compagnes ◀de▶ mon âge, asseyons-nous sur ce taureau, pour notre divertissement ; à coup sûr, il nous recevra toutes sur son dos étalé, tant il a l’air paisible et doux, et aimable, sans aucune ressemblance avec ◀les▶ autres taureaux ; un esprit intelligent ◀l’▶anime, comme un humain ; il ne lui manque que ◀la▶ parole. »
Elle dit, et elle s’assit sur ◀le▶ dos du taureau, souriante ; et ◀les▶ autres jeunes filles allaient en faire autant ; mais il se releva ◀d’▶un bond, enlevant celle qu’il voulait, et gagna rapidement ◀la▶ mer. Europé, se retournant en arrière, appelait ses compagnes et leur tendait ◀les▶ bras ; mais elles ne pouvaient pas ◀l’▶atteindre. ◀Le▶ taureau parvint au rivage et poursuivit sa course, comme un dauphin, marchant sans mouiller ses sabots sur ◀la▶ vaste étendue des vagues. Sur son passage, ◀la▶ mer se faisait calme ; ◀les▶ énormes poissons, alentour, s’ébattaient devant ◀les▶ pas ◀de▶ Zeus ; ◀le▶ dauphin, sorti ◀de▶ ◀l’▶abîme, cabriolait joyeux au-dessus ◀de▶ ◀l’▶eau qui s’enflait. ◀Les▶ Néréides surgirent du fond ◀de▶ ◀l’▶onde, et, assises sur ◀le▶ dos ◀de▶ poissons, défilaient en cortège ; à ◀la▶ surface des flots, qu’il gouvernait, ◀le▶ dieu sonore qui ébranle ◀la▶ terre guidait en personne son frère sur ◀la▶ route marine ; autour de lui s’assemblaient ◀les▶ tritons, bruyants musiciens ◀de▶ ◀la▶ mer ; soufflant dans ◀de▶ longs coquillages, ils faisaient retentir ◀le▶ chant nuptial. Assise sur ◀le▶ dos du taureau Zeus, Europé, ◀d’▶une main, serrait ◀la▶ grande corne ◀de▶ ◀la▶ bête ; ◀de▶ l’autre, elle maintenait contre elle ◀le▶ pli pourpré ◀de▶ sa robe, pour éviter que, traînant derrière elle, il ne fût mouillé par ◀l’▶onde immense ◀de▶ ◀la▶ mer blanchissante. Aux épaules, ◀le▶ péplos ◀d’▶Europé se gonfla en une poche profonde, comme ◀la▶ voile ◀d’▶un navire, et allégeait ◀le▶ poids ◀de▶ ◀la▶ jeune fille.
Déjà elle était loin de ◀la▶ terre natale ; il n’y avait en vue ni rivage battu par ◀les▶ flots ni montagne escarpée, rien que ◀le▶ ciel en haut et en bas ◀la▶ mer sans limites. Alors, promenant autour ◀d’▶elle ses regards, elle fit entendre ces mots : « Où m’emportes-tu, taureau divin ? Qui es-tu ? Comment peux-tu parcourir des chemins dangereux aux animaux qui marchent en tournant ◀les▶ pieds, et ne pas craindre ◀la▶ mer ? Ce sont ◀les▶ navires qui courent sur ◀la▶ mer, ◀les▶ navires prompts à fendre ◀les▶ flots ; mais ◀les▶ taureaux ont peur ◀de▶ ◀la▶ voie marine. Quelle boisson capable ◀de▶ te plaire, quelle nourriture trouves-tu dans ◀l’▶onde salée ? Sans doute tu es un dieu ; ce que tu fais ressemble à ce que font ◀les▶ dieux. ◀Les▶ dauphins marins ne circulent pas sur terre, ni ◀les▶ taureaux sur ◀la▶ mer ; toi, tu bondis sans peur et sur terre et sur mer, et tes sabots te tiennent lieu de rames. Bientôt, je pense, tu vas t’élever aussi dans ◀les▶ hauteurs ◀de▶ ◀l’▶air étincelant et tu voleras comme ◀les▶ oiseaux rapides. Hélas, grande est mon infortune, à moi qui ai quitté ◀la▶ demeure ◀de▶ mon père, et, suivant ce taureau, accomplis une étrange navigation, errante et solitaire. Mais toi, souverain ◀de▶ ◀la▶ mer blanchissante, branleur ◀de▶ ◀la▶ terre, montre-toi pour moi bienveillant, toi qu’il me semble voir diriger cette traversée et me tracer ◀la▶ route. Ce n’est pas sans ◀le▶ vouloir ◀d’▶un dieu que je suis ces humides chemins. »
Elle dit ; et ◀le▶ taureau aux belles cornes lui répondit : « Rassure-toi, jeune fille ; ne crains pas ◀les▶ vagues ◀de▶ ◀la▶ mer ; je suis Zeus en personne, bien que, ◀de▶ près, j’aie l’air ◀d’▶être un taureau ; il est en ma puissance ◀de▶ paraître ce que je veux. C’est mon amour pour toi qui m’a poussé à parcourir une telle étendue marine, sous ◀l’▶aspect ◀d’▶un taureau. Mais ◀la▶ Crète te recevra bientôt ; elle m’a nourri moi-même ; c’est là que se célébreront tes noces. Et je te rendrai mère ◀de▶ nobles fils, qui tous, parmi ◀les▶ hommes, seront porteurs ◀de▶ sceptre. »
Il dit ; et ce qu’il avait dit était chose accomplie. Déjà apparaissait ◀la▶ Crète ; par un nouveau changement, Zeus reprenait sa figure ; il détacha ◀la▶ ceinture ◀d’▶Europé ; ◀les▶ Heures lui préparaient une couche ; elle qui était vierge auparavant, sans tarder devint ◀l’▶épouse ◀de▶ Zeus ; sans tarder, elle conçut des enfants du fils ◀de▶ Cronos, et devint mère.
C’est sans nul doute ◀le▶ songe du début ◀de▶ ◀l’▶Idylle qui contient, pour nous tout au moins, ◀la▶ véritable signification du mythe ; ces deux terres qui se disputent Europe, « ◀la▶ terre ◀d’▶Asie et ◀la▶ terre ◀d’▶en face », ◀le▶ continent civilisé et celui qui n’a pas ◀de▶ nom, qui veut un nom et un esprit, et qui va ◀l’▶arracher par ◀la▶ violence, mais non sans ◀l’▶aide ◀de▶ Zeus lui-même.
Selon la plupart des commentateurs récents du Mythe, dont W. Technau4, Europe fut d’abord une déité asiatique avant de devenir une héroïne : elle serait en somme une manifestation locale et poétique ◀de▶ ◀la▶ Grande Déesse, dont ◀le▶ culte dominait ◀le▶ Proche-Orient et ◀la▶ Méditerranée orientale.
Un autre érudit, ◀le▶ poète Robert Graves5, traduit Europe par « large face » et y voit un symbole lunaire, tandis que Zeus et ◀le▶ Taureau seraient tous ◀les▶ deux solaires par excellence.
Dans ◀les▶ deux cas, Europe reste ◀le▶ nom ◀d’▶une puissance féminine enlevée à ◀l’▶Asie, puis fécondée par ◀le▶ dieu mâle qui règne sur ◀l’▶Olympe des Grecs continentaux : ◀le▶ grand masque ◀d’▶or retrouvé sous ◀les▶ ruines ◀de▶ Mycènes, un Zeus solaire contemporain du déclin ◀de▶ ◀la▶ Crète et ◀de▶ son culte ◀de▶ ◀la▶ Grande Mère, éclaire et reflète à la fois ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶Europe historique. Ainsi ◀le▶ mythe traduit ◀la▶ mutation religieuse ◀d’▶une civilisation venue du Proche-Orient sur ◀l’▶obscur continent occidental, qui va prendre ◀le▶ nom ◀de▶ sa précieuse proie.
Nous ne donnerons pas ici d’autres versions fameuses ◀de▶ ◀l’▶Enlèvement, celle ◀d’▶Ovide et celle ◀de▶ Diodore : elles ne font qu’imiter ◀le▶ modèle ◀de▶ Moschos, que nous avons tenu à citer en entier parce qu’il figure en quelque sorte ◀l’▶étymologie ◀d’▶une tradition ◀de▶ ◀l’▶Art qui traversera ◀les▶ siècles.
Mais ◀les▶ traits ◀de▶ cette gracieuse allégorie décorative — ◀le▶ songe du début mis à part — n’évoquent ou ne préfigurent aucune réalité historique ou psychologique. Rien ◀de▶ commun entre ◀l’▶Idylle et ◀le▶ drame ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀l’▶histoire à venir.
Il n’en va pas de même avec Horace. Bien qu’il adopte ◀le▶ décor traditionnel du mythe, il est le premier à lui donner son sens historique et mondial (weltgeschichtlich), dans ◀l’▶émouvante et solennelle apostrophe finale ◀de▶ Vénus :
… bene ferre magnumDisce fortunam ; tua sectus orbisNomina ducet.
◀L’▶ode ◀d’▶Horace
À Galatée
Ainsi Europe confia au taureau séducteur son flanc ◀de▶ neige, Europe, devant ◀les▶ monstres pullulant sur ◀la▶ mer et ◀les▶ pièges qui ◀l’▶environnaient, pâlit ◀de▶ son audace.
Elle qui, naguère dans ◀les▶ prés, n’était occupée que des fleurs, et en faisant, habile ouvrière, une couronne vouée aux nymphes, maintenant, à ◀la▶ clarté douteuse ◀de▶ ◀la▶ nuit, elle ne voit rien que ◀les▶ astres et ◀les▶ flots.
Mais dès qu’elle eut atteint ◀la▶ puissante Crète aux Cent villes : « Ô mon père, dit-elle, ô nom ◀de▶ fille que j’ai trahi, ô piété qu’a vaincue mon délire !
◀D’▶où suis-je venue, et où ? Une seule mort est trop légère pour ◀la▶ faute des vierges. Suis-je éveillée, pleurant un acte honteux ? ou bien, sans reproche, suis-je ◀le▶ jouet ◀d’▶une image
Dont ◀le▶ vol trompeur, par ◀la▶ porte ◀d’▶ivoire, m’amène un songe ? Valait-il mieux s’en aller à travers ◀les▶ flots immenses ou bien cueillir ◀les▶ fleurs nouvelles ?
Si quelqu’un, maintenant, ◀le▶ livrait à ma colère, ce taureau qui me déshonore, je voudrais, ◀de▶ toutes mes forces, déchirer, briser avec ◀le▶ fer ◀les▶ cornes du monstre naguère tant aimé.
Sans pudeur, j’ai abandonné ◀les▶ pénates paternels, sans pudeur, je fais attendre Orcus. Ô Dieu (si quelqu’un des dieux entend mes paroles) fais que j’erre nue au milieu des lions !
Avant qu’une affreuse maigreur n’ait envahi ◀l’▶éclat ◀de▶ mes joues, que cette proie, tendre et pleine ◀de▶ sève, se soit desséchée, je veux belle encore, nourrir ◀les▶ tigres.
Méprisable Europe ! ton père absent te presse : que tardes-tu à mourir ? Tu peux, à cet orne, avec ta ceinture qui t’a heureusement suivie, suspendre et briser ton cou.
Ou bien, si tu préfères ◀les▶ roches, ◀les▶ écueils aiguisés pour ◀la▶ mort, allons, confie-toi à ◀la▶ bourrasque rapide, à moins que tu n’aimes mieux filer ta tâche ◀d’▶esclave.
Toi, ◀le▶ sang des rois, livrée à une maîtresse des pays barbares. »
Ainsi elle se lamentait, mais à côté ◀d’▶elle se tenait Vénus, souriant malignement, et son fils, ◀l’▶arc détendu.
Puis, quand ◀la▶ déesse se fut assez divertie : « Trêve, dit-elle, ◀de▶ colères et ◀de▶ bouillantes querelles, quand ◀l’▶odieux taureau viendra te donner ses cornes à déchirer.
Tu es, sans ◀le▶ savoir, ◀la▶ femme ◀de▶ ◀l’▶invincible Jupiter. Laisse là ◀les▶ sanglots, apprends à bien porter une haute fortune : une part du globe recevra ton nom. »
Quatre siècles plus tard, voici ◀le▶ mythe attaqué et dénoncé — preuve qu’il est encore bien vivant — par ◀les▶ polémistes chrétiens. ◀Les▶ uns, comme Prudence dénoncent son immoralité, ◀les▶ autres, comme Lactance, qui sera suivi par saint Jérôme, s’efforcent ◀d’▶en évacuer ◀le▶ merveilleux :
Europe fut enlevée par ◀les▶ Crétois dans un navire dont ◀l’▶insigne était un taureau.6
Cependant, Isidore de Séville, au viie siècle, se borne à résumer en deux lignes ◀le▶ récit primitif : il ◀l’▶introduira ◀de▶ ◀la▶ sorte, grâce au succès durable ◀de▶ ses Étymologies, dans ◀les▶ écoles du Moyen Âge.
À ◀l’▶inverse ◀de▶ Lactance et ◀de▶ Jérôme, qui avaient privé ◀le▶ mythe ◀de▶ son contenu religieux païen, ◀le▶ Moyen Âge tente parfois ◀de▶ lui rendre un contenu religieux chrétien, un peu comme Simone Weil, ◀de▶ nos jours, ◀le▶ fera pour d’autres mythes, celui ◀de▶ Prométhée notamment. En voici un exemple touchant : ◀le▶ moine Pierre Bersuire, au xive siècle, imagine que ◀la▶ rive phénicienne représente ◀la▶ vie du siècle, tandis que ◀la▶ Crète serait ◀la▶ vie contemplative. ◀Le▶ rapt ◀d’▶Europe symbolise à ses yeux ◀le▶ passage ◀de▶ ◀l’▶âme du temporel à ◀l’▶éternel :
Cette pucelle Europe signifie ◀l’▶âme… Jupiter signifie ◀le▶ fils ◀de▶ Dieu qui pour sauver ◀l’▶âme se mua en taureau, c’est-à-dire qu’il prit une forme corporelle en prenant ◀l’▶humaine chair. Comme l’un ◀de▶ nous il vint demeurer en ce monde terrestre plein ◀de▶ tribulations… ◀l’▶âme dévote doit ◀le▶ suivre et se tenir à lui comme à un très ferme appui.
Pour ◀le▶ géographe Mercator, dont ◀le▶ célèbre atlas parut en 1595, ◀le▶ dieu taurin « ne représente pas mal à propos ◀le▶ naturel des Européens ». Il croit moins à ◀la▶ fable divine qu’à ◀la▶ possible valeur ethnographique du mythe :
Aucuns, méprisants ces fables ◀la▶ disent (Europe) avoir été ravie et enlevée en un navire, portant en proue ◀la▶ figure ◀d’▶un taureau. Et aucuns reconnaissent ◀la▶ nef, portant ◀l’▶effigie ◀de▶ Jupin tutélaire et du taureau. Palephatus dit qu’un Candiot nommé Taurus enleva ◀d’▶Italie ou région des Tyrrhènes, avec autres filles, Europe fille du roi prisonnière. Y en a qui disent, qu’il y eut une légion ◀de▶ gens ◀de▶ guerre, qui portait entre autres enseignes un taureau. Quelques-uns disent qu’elle fut ainsi appelée, à cause de sa beauté par ◀la▶ ressemblance ◀de▶ cette fille ravie. ◀Le▶ taureau, certes, par lequel ils veulent qu’Europe fût portée, ne représente pas mal à propos ◀les▶ mœurs et naturel des Européens. Il est ◀d’▶un courage un peu élevé, insolent, embelli par ses cornes, ◀de▶ couleur blanche, ◀d’▶un gosier large, ◀d’▶un col gras, guide et commandeur des haras ; ◀de▶ très grande continence, mais s’il est amené à sexe dissemblable, il se montre être ◀de▶ chaleur extrême, toutefois en après chaste et modéré. Tel est quasi ◀le▶ naturel des Européens, nommément ◀les▶ plus Septentrionaux.
Dès ◀la▶ Renaissance, cependant, ◀le▶ mythe ne sera plus qu’un « beau sujet », soit pour ◀les▶ peintres, soit pour ◀les▶ poètes. Rémy Belleau, Ronsard, André Chénier, Victor Hugo, en font une sorte ◀d’▶exercice ◀de▶ description, dans ◀le▶ style ◀de▶ ◀l’▶Idylle antique. Citons Hugo :
Seul, Leconte de Lisle retrouve un peu de ◀l’▶accent ◀d’▶Horace, dans ◀le▶ discours qu’il attribue à Zeus lui-même, non plus à Vénus :
Et quand ◀la▶ terre, au loin, se fut toute perdue
Quand ◀le▶ silencieux espace Ouranien
Rayonna, seul ardent, sur ◀la▶ glauque étendue.
◀Le▶ divin Taureau dit : — Ô Vierge, ne crains rien.
Viens ! Voici ◀l’▶île sainte aux antres prophétiques
Où tu célébreras ton hymen glorieux.
Et ◀de▶ toi sortiront des Enfants héroïques
Qui régiront ◀la▶ terre et deviendront des Dieux !
Entre ◀le▶ mythe primitif et ◀la▶ réalité — ◀le▶ drame ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀l’▶histoire — ces poètes ont mis toute ◀la▶ distance qui sépare ◀l’▶archétype profond ◀de▶ ◀la▶ littérature décorative. Revenons au réel, c’est-à-dire à ◀la▶ relation profonde entre ◀le▶ mythe, ◀l’▶évolution religieuse qu’il symbolise et ◀l’▶Europe naissant à ◀l’▶histoire. Un ◀de▶ nos grands historiens contemporains, G. de Reynold, nous y aidera mieux que personne :
Europe nous est venue ◀d’▶Asie, mère ◀de▶ toutes ◀les▶ grandes religions, génératrice ◀de▶ tous ◀les▶ grands mythes. Europe est une des formes prises par le premier ◀de▶ ces mythes, par ◀le▶ panthéisme primitif et informe : ◀l’▶adoration ◀de▶ ◀la▶ terre et ◀de▶ ◀la▶ fécondité, ◀la▶ Grande Mère où tout est un et divers à la fois.
Dès que ce mythe arrive au bord de ◀la▶ Méditerranée orientale, il se rencontre avec une intense vie maritime, une vie ◀de▶ piraterie et ◀de▶ commerce, ◀de▶ conflits et ◀d’▶échanges, une vie dont il se colore à tel point que ◀l’▶on a longtemps cru facile ◀de▶ ◀l’▶expliquer par ◀l’▶histoire et par ◀les▶ mœurs.
Sitôt méditerranéen, ◀le▶ mythe Europe passe en Crète. Il y devient ◀le▶ symbole ◀de▶ toute une civilisation intermédiaire entre ◀la▶ Grèce et ◀l’▶Asie.
État puissant par son organisation, ses lois, ses arts, ses richesses, État maritime et colonisateur, ◀la▶ Crète des Minos répand ◀le▶ culte ◀d’▶Europe associé à celui ◀de▶ Zeus dans ◀le▶ monde égéen, dans ◀la▶ Grèce continentale. Et voici ◀le▶ moment où ◀le▶ génie grec s’en empare pour ◀le▶ faire entrer dans son polythéisme et pour ◀l’▶humaniser. Alors, ◀le▶ principe mâle ◀l’▶emporte sur ◀le▶ principe femelle, par une remise en place des valeurs qui est déjà européenne.
Elle a été enlevée à ◀l’▶Orient par un dieu du Nord.
[…]
Zeus-Jupiter devient alors ◀le▶ dieu par excellence, ◀le▶ principe, ◀la▶ racine ◀de▶ tout ◀le▶ polythéisme grec. Il maintient ◀l’▶unité entre toutes ces divinités qui se multiplient et toutes ces traditions locales qui se diversifient. En lui se termine et s’achève ◀la▶ longue et obscure évolution durant laquelle ◀les▶ énergies élémentaires, ◀d’▶hypostase en hypostase, sont arrivées à se concrétiser, à s’humaniser. Mais avec lui commence une autre évolution qui mène des dieux aux hommes. Dans ◀le▶ Cronide Zeus apparaît ◀le▶ dieu-homme dont ◀la▶ mission est ◀de▶ dominer ◀le▶ monde et ◀de▶ ◀le▶ gouverner, afin que ◀les▶ hommes puissent y vivre. Il prendra pour première femme ◀l’▶Océanide Métis, qui est ◀la▶ raison ; mais il ◀l’▶absorbera en soi, dans ◀la▶ crainte ◀d’▶en avoir un fils plus fort que lui-même, et il engendrera par ◀la▶ tête Athéné-Minerve, qui est ◀l’▶intelligence inventrice, active et artiste, ◀le▶ symbole du génie hellénique. Sa deuxième épouse sera Thémis, ◀la▶ justice. Plus tard, il prendra pour femme Mnémosyne, ◀la▶ mémoire, et il en aura ◀les▶ Muses. Et la dernière, Junon ◀la▶ jalouse, Héra-Junon, sera ◀la▶ morale. Ces mythes ne font-ils pas ◀de▶ lui ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀la▶ grande civilisation génératrice ◀de▶ toute ◀la▶ civilisation européenne ?
Au culte ◀de▶ Zeus, celui ◀d’▶Europe est associé, mais comme une manifestation secondaire. Comment va-t-il évoluer ?
[…]
Nous verrons ce culte monter vers ◀le▶ nord, se répandre peu à peu dans ◀l’▶Hellade entière. ◀De▶ Crète, il prend trois directions : vers Corinthe, ◀la▶ Thessalie, puis, à travers ◀la▶ Thrace, jusqu’à ◀la▶ partie septentrionale ◀de▶ ◀l’▶Asie Mineure — vers ◀la▶ Béotie, ◀la▶ Locride, ◀la▶ Phocide, jusque dans cette Épire montagneuse dont Europe sera ◀l’▶éponyme — ; enfin, par ◀les▶ îles et le long des côtes, jusque dans ◀les▶ régions syriennes et phéniciennes où ◀le▶ mythe retrouve son point ◀de▶ départ. Cependant, ◀les▶ légendes et ◀les▶ traditions s’embrouillent, se compliquent, s’effacent. Tandis que disparaît ◀la▶ déesse, paraît ◀le▶ continent.7