III. Le Mythe de▶ Japhet8
S’il reste vrai que le mythe du rapt ◀d’▶Europe se trouve traduire les grandes données ethnographiques et historiques ◀de▶ la formation ◀de▶ l’Europe, c’est à un autre mythe, bien moins connu, que nous devons attribuer la persistance ◀d’▶un concept ◀de▶ l’Europe comme continent distinct, même aux époques où le nom ◀d’▶Europe n’éveillait plus, dans les esprits, que la seule idée géographique ◀d’▶une des trois grandes régions ◀de▶ l’univers alors connu.
C’est à la Bible, interprétée par les premiers Pères de l’Église, qu’entend remonter, dès le ive siècle ◀de▶ notre ère, cette tradition indépendante ◀de▶ la Grèce : nous l’appellerons le Mythe ◀de▶ Japhet.
Selon saint Ambroise (né en 340), les trois fils ◀de▶ Noé, Sem, Cham et Japhet, ont reçu en partage les trois parties du monde que sont respectivement l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Cette tripartition mythique ◀de▶ la terre domine toute la géographie du Moyen Âge. Elle se fonde sur les chapitres 9 et 10 ◀de▶ la Genèse, qui racontent comment les fils ◀de▶ Noé au sortir de l’Arche, reçurent ◀de▶ leur père l’ordre ◀de▶ remplir toute la terre ◀de▶ leur postérité. Ils ne furent pas traités également, car Sem et Japhet ayant couvert la nudité ◀de▶ Noé ivre furent seuls bénis par lui : Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan (fils ◀de▶ Cham) soit leur esclave ! Que Dieu étende les possessions ◀de▶ Japhet, qu’il habite dans les tentes ◀de▶ Sem, et que Canaan soit leur esclave ! (Gen. 9, 26 et 27). Pour Ambroise, les fils ◀de▶ Sem sont bons, ceux ◀de▶ Cham mauvais, ceux ◀de▶ Japhet « indifférents », c’est-à-dire païens, « attachés aux biens ◀de▶ ce monde », mais capables ◀de▶ se convertir.
Les commentateurs des siècles suivants comme Paul Orose et Philastre de Brescia reprennent et précisent la tripartition ◀d’▶Ambroise. Pour saint Augustin, Japhet est l’ancêtre des peuples ◀de▶ l’Occident, qui comprend l’Europe et l’Afrique, tandis que Sem est l’ancêtre des peuples ◀de▶ l’Orient. Augustin voit dans Genèse 9, 27 une prophétie, « prophetica benedictio », et l’interprète ainsi : les tentes ◀de▶ Sem représentent l’Église ; Japhet, par sa postérité « s’étendra » jusqu’au domaine ◀de▶ Sem, donc les peuples ◀de▶ l’Europe se convertiront au vrai Dieu. Le mot sur lequel insistent tous ces exégètes est celui que nous avons souligné dans le verset 27 cité : dilatet selon la Vulgate. Japhet signifie latitudo, largeur, expansion. Ainsi l’expansion ◀de▶ l’Empire romain en Europe et dans tout l’orbis terrarum connu à l’époque, a pré-formé, selon Isidore de Séville, l’expansion ◀de▶ l’Église chrétienne. Le concept ◀d’▶Europe reçoit ainsi un contenu religieux en même temps qu’un contenu géographique. Isidore fait entrer dans la postérité ◀de▶ Japhet les Cappadociens, Ciliciens, Ioniens, Thraces, Gaulois et Espagnols. « Tels sont les peuples ◀de▶ la lignée ◀de▶ Japhet, qui, du mont Taurus dans l’Asie médiane jusqu’à l’Océan Britannique posséderont toute l’Europe (omnem Europam). »
Jürgen Fischer cite une douzaine ◀d’▶auteurs du ve au xve siècles, qui rattachent à Japhet et à ses 23 ou 26 fils et petits-fils, les diverses « nations » ou familles qui peuplent l’Europe, avec leurs langues distinctes. Relevons en passant que certains ◀de▶ ces auteurs divisent le genre humain en trois classes : Les hommes libres, fils ◀de▶ Sem, les soldats, fils ◀de▶ Japhet, et les esclaves, fils ◀de▶ Cham.
« Il n’est certes pas démontrable, mais possible, que la relation entre Japhet et l’Europe se soit vue confirmée dans l’esprit ◀de▶ ces auteurs par la traduction en grec ◀de▶ l’allégorie (biblique) : au latin latus (large, étendu) correspond le grec eurus, dont dérive la forme poétique europos, assimilée à “Europe” par homophonie. »9
Un lien — problématique, il est vrai, et proche du calembour — serait ainsi établi entre la Genèse et la mythologie grecque. L’Europe ferait partie ◀de▶ l’économie du salut, serait donc un concept acceptable aux yeux des Pères. Et le mythe ◀de▶ Japhet, ainsi interprété, exprimerait assez bien l’état du continent dans la seconde moitié ◀de▶ notre premier millénaire : ce mélange originellement « indifférent » (à l’égard de la vraie foi) ◀de▶ païens et ◀de▶ convertis toujours plus nombreux, qui porte en bloc le nom ◀d’▶Europe.