V. Les▶ étymologies
◀L’▶étymologie, trop souvent, nous est donnée pour science par ceux qui ◀la▶ pratiquent sans art. À travers des filiations, des signes et des sons qu’il est parfois possible ◀d’▶établir sans équivoque, elle se propose ◀de▶ rechercher des significations, tenant ◀les▶ primitives pour plus authentiques que ◀les▶ actuelles, qui en seraient dérivées. En tant que science, elle n’en trouve guère, et recense surtout des erreurs, rapprochements abusifs, calembours, pataquès ; en tant qu’art, elle n’en trouve que trop et c’est alors son choix qui est significatif. Elle décrit donc ◀les▶ préférences ◀de▶ celui qui découvre une « vraie » racine, plutôt qu’elle ne statue sur ◀le▶ « vrai » sens du mot. Et c’est pourquoi il est intéressant ◀de▶ rappeler ici quelques-unes des « origines » retenues par diverses époques pour expliquer ce nom ◀d’▶Europe, dont Hérodote pensait que nul mortel ne saurait espérer découvrir ◀le▶ vrai sens.
a) Voici d’abord ◀l’▶interprétation pittoresque proposée par un médecin brabançon du xvie siècle, Johannes Goropius. Elle se fonde sur ◀la▶ double croyance traditionnelle que ◀le▶ nom ◀d’▶Europe vient de ◀l’▶hébreu et que notre continent fut ◀la▶ part ◀de▶ Japhet. (Il s’agit donc, comme on ◀l’▶a vu plus haut, ◀de▶ donner une racine biblique à ce nom qui, autrement, rappellerait fâcheusement ◀les▶ coupables amours du roi des dieux païens et ◀d’▶une fille ◀de▶ Tyr, cette ville cent fois maudite par ◀les▶ prophètes.) Goropius écrit, selon Mercator :
Nous voyons qu’à Japhet est promise dilatation, ou, comme d’autres ◀l’▶interprètent, joie, laquelle il devait obtenir lorsque ◀le▶ Christ nous aurait rachetés par sa mort. E donc signifie un mariage légitime ; Ur, excellent, Hop, espoir : ◀d’▶où réussit qu’Europ soit espoir excellent ◀d’▶un mariage légitime, lequel a été propre ◀de▶ cette portion des terres, laquelle Noé donna à Japhet pour sa demeure. Car combien que ◀la▶ postérité ◀de▶ Sem a été plusieurs siècles alliée avec Dieu en ◀la▶ race ◀d’▶Abraham, si a elle toutefois répudiée. Mais ◀le▶ mariage, par lequel ◀le▶ Christ s’est adjoint ◀l’▶Europe son Église, ne sera jamais rompu : de sorte qu’à bon droit ◀la▶ portion ◀de▶ Japhet est dite Europe.
b) Après ◀l’▶étymologie fantaisiste, voici ◀la▶ celtique : dans leur Atlas ◀de▶ géographie ancienne et moderne publié en 1829, Lapie père et Lapie fils font dériver Europe du celtique wrab, qui veut dire occident. Reynold, qui ◀les▶ cite, ajoute :
Leur excuse est qu’ils vivaient en un temps où ◀l’▶on croyait encore qu’Adam parlait bas-breton, au moins depuis son expulsion du paradis terrestre.
c) ◀L’▶étymologie sémitique, dérivant Europe ◀de▶ ereb, qui veut dire soir, a été longtemps admise. Ainsi ◀l’▶historien roumain Nicolas Jorga écrivait encore en 1932 :
Pour ◀les▶ anciens peuples orientaux qui vivaient dans ◀les▶ pays ◀d’▶où se lève ◀le▶ soleil, c’est-à-dire en Asie, par ◀le▶ mot Europe, on entendait ◀le▶ pays où ◀le▶ soleil se couche. ◀De▶ leur côté, ◀la▶ lumière ; du nôtre, ◀l’▶obscurité, ◀les▶ ténèbres, ◀l’▶Arip, mot que ◀l’▶on doit mettre à côté du sombre Erèbe ◀de▶ ◀la▶ mythologie grecque. En effet, ne pouvant pas déplacer encore davantage vers ◀l’▶Occident ◀le▶ soleil dans son déclin, il n’y avait qu’à ◀le▶ faire descendre sous terre, dans ◀l’▶obscurité absolue des fantômes humains et des condamnations éternelles.
Pour plausible qu’elle apparaisse, correspondant à ◀la▶ géographie, cette étymologie est aujourd’hui abandonnée. G. de Reynold11 nous signale toutefois ◀l’▶existence ◀d’▶un lien possible entre ereb et Europe :
On a cessé ◀de▶ croire à ◀la▶ parenté ◀d’▶Erèbe et ◀d’▶Europe, par quoi entendre une parenté directe, comme celle du frère et ◀de▶ ◀la▶ sœur. Cependant, il y a un lien indirect, et c’est encore ◀la▶ mythologie qui nous ◀l’▶explique :
Erebos, en mythologie, c’est ◀le▶ fils du Chaos et ◀le▶ frère de la Nuit. ◀Le▶ Chaos — ◀l’▶Abîme, selon ◀la▶ Théogonie d’Hésiode — engendra donc ◀la▶ Nuit. Et ◀la▶ Nuit engendra ◀de▶ terribles enfants : ◀la▶ Détresse, ◀le▶ Trépas, ◀la▶ Mort, ◀les▶ Parques, Némésis, et tout ce qui cause ◀la▶ peine et ◀la▶ détresse des hommes ; mais encore, « seule et sans dormir avec personne », ◀le▶ Sommeil, ◀les▶ Songes ; mais enfin, ◀de▶ son frère Erèbe lui-même, ◀l’▶Éther et ◀la▶ Lumière du jour, cette lumière victorieuse qui naît ◀de▶ ◀la▶ nuit pour ◀la▶ tuer. Puis Erèbe prit un sens dérivé : ◀les▶ profondeurs ténébreuses sous ◀la▶ terre, ◀le▶ « fond des morts », comme dit Hésiode. Erebos a pour origine ◀le▶ verbe erephô, couvrir, ombrager, ou encore era, qui est un terme poétique pour désigner ◀la▶ terre. Il est donc possible qu’il soit venu, directement ou indirectement, du sémitique ereb, soir.
d) Reste notre nom grec, celui ◀de▶ ◀la▶ Fille ◀d’▶Agénor. Ici, nous sommes sur un terrain plus ferme12 :
« Europe est dans son premier sens un adjectif féminin : eurôpé. Cet adjectif est ◀le▶ pendant du masculin euruopa ou, plus rarement euruopè, une des épithètes homériques ◀de▶ Zeus. Euruopa se relève plusieurs fois dans ◀l’▶Iliade et ◀l’▶Odyssée : euruopè ne se trouve que deux fois chez des mythographes relativement récents. Ces formes sont des vocatifs. Celle ◀d’▶euruopa est également employée comme nominatif éolien ou bien comme accusatif. Régulièrement, ◀le▶ nominatif devrait être : euruopès, ou euruops ; mais ces deux formes sont hypothétiques : autrement dit, on ne ◀les▶ trouve nulle part dans ◀les▶ textes. On ◀les▶ a déduites par déclinaison. Quant à ◀l’▶étymologie, elle est facile. Nous avons là des composés ◀de▶ deux autres mots grecs : ◀l’▶adjectif eurus, large, ample, spacieux ; ◀le▶ substantif ops, terme poétique pour œil, regard et, par extension, face, visage. Zeus euruopè, c’est Zeus qui voit au loin. Eurôpè, c’est une femme aux larges yeux, au beau regard, au beau visage. ◀La▶ parenté ◀d’▶Europe avec ◀l’▶épithète homérique ◀de▶ Zeus est ainsi évidente.
Eurôpè, ◀de▶ son côté, n’a point tardé à produire son masculin eurôpos. « Zeus qui voit loin » a sa cité divine sur ◀l’▶Olympe : dans ◀le▶ massif ◀de▶ ◀l’▶Olympe, ◀le▶ Pénée prend sa source, et il a pour affluent ◀l’▶Europos.
◀Le▶ fait qu’« europe » est un qualificatif ◀de▶ Zeus amène à se demander s’il ne se serait pas produit un dédoublement, si ◀l’▶adjectif ne se serait point séparé du substantif pour devenir lui-même un substantif. Et voilà qui nous oblige à consulter ◀la▶ mythologie. »
e) Ces précisions épuisent-elles ◀le▶ sujet ? Pas tout à fait, car ◀l’▶étymologie grecque ménage, elle aussi, des possibilités diverses. Voici l’une ◀d’▶elles, explorée par Robert Graves13, dans ◀les▶ notes jointes à son chapitre sur Europe et Cadmus. ◀Le▶ foisonnement des correspondances étymologiques signalées par cet auteur donnera quelque idée ◀de▶ ◀l’▶extrême complexité du thème :
Europe signifie « large face », synonyme ◀de▶ pleine lune et l’un des titres des déesses-Lune, Demeter à Labadie et Astarté à Sidon. Si toutefois ◀le▶ mot ne se lit pas eur-ope mais eu-rope (par analogie avec euboeaj il peut aussi signifier « bon pour ◀les▶ saules » c’est-à-dire « bien irrigué ». ◀Le▶ saule régit le cinquième mois ◀de▶ ◀l’▶année sacrée14 et il est associé à ◀la▶ magie et aux rites ◀de▶ fertilité dans toute ◀l’▶Europe… ◀Le▶ rapt ◀d’▶Europe par Zeus, qui rappelle une très ancienne occupation ◀de▶ ◀la▶ Crète par ◀les▶ Hellènes, a été tiré ◀d’▶images pré-helléniques ◀de▶ ◀la▶ Prêtresse lunaire chevauchant triomphalement ◀le▶ taureau solaire, sa victime. ◀La▶ scène est dépeinte par huit plaques moulées ◀de▶ verre bleu, trouvées dans ◀la▶ cité mycénienne ◀de▶ Midea : il semble qu’elle fasse partie ◀d’▶un rituel ◀de▶ fertilité au cours duquel ◀la▶ guirlande ◀de▶ Mai ◀d’▶Europe était portée en procession. Quant à ◀la▶ séduction ◀d’▶Europe par Zeus changé en aigle15, elle rappelle ◀la▶ séduction ◀d’▶Héra par Zeus changé en coucou ; et selon Hésychius, Héra portait ◀le▶ titre ◀d’▶Europia.
◀Le▶ nom crétois et corinthien ◀d’▶Europe était Hellotis, qui évoque Helice (saule) ; Hellé et Hélène sont un seul et même personnage divin. Callimaque, dans son Épithalame pour Hélène indique que ◀le▶ plane était aussi tenu pour ◀l’▶arbre sacré ◀d’▶Hélène. Sa sainteté s’explique par ◀les▶ cinq pointes ◀de▶ sa feuille, représentant ◀les▶ cinq doigts ◀de▶ ◀la▶ déesse…
Faut-il rappeler au surplus que Hellén — masculin ◀d’▶Hélène et ancêtre éponyme ◀de▶ tous ◀les▶ Hellènes — était ◀le▶ fils ◀de▶ Deucalion ? Que celui-ci est ◀le▶ Noé ◀de▶ ◀la▶ mythologie grecque, seul rescapé avec Pyrrha sa femme (grâce à ◀l’▶Arche en demi-lune que Prométhée son père lui a fait construire) ◀d’▶un déluge dont une colombe lui annonça ◀la▶ fin ? Hellén est donc ◀l’▶arrière-petit-fils du Japet grec, tandis que Japhet était ◀le▶ fils du Noé biblique. ◀La▶ mère de Hellén, Pyrrha, serait ◀la▶ même que ◀la▶ déesse Ishtar, qui selon ◀la▶ mythologie babylonienne aurait provoqué ◀le▶ Déluge au 3e millénaire av. J.-C. ; et qui est aussi ◀la▶ déesse des Philistins, peuple venu de Crète en Palestine vers 1200 av. J.-C.
Vertigineuse réfraction des symboles et des mythes ! On n’en finirait pas ◀de▶ ◀les▶ préciser, ◀de▶ ◀les▶ distinguer, ◀de▶ ◀les▶ contraster — jusqu’au moment où ils apparaîtraient, peut-être, comme autant ◀de▶ récits véridiques ◀d’▶une seule et même histoire, vue par divers témoins.