VI. Le▶ concept géographique
On a coutume ◀d’▶attribuer à Paul Valéry ◀la▶ remarque que ◀l’▶Europe n’est qu’un cap ou « un appendice ◀de▶ ◀l’▶Asie ». Voici son texte ◀le▶ plus souvent cité à ce sujet :
◀L’▶Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? Ou bien ◀l’▶Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : ◀la▶ partie précieuse ◀de▶ ◀l’▶univers terrestre, ◀la▶ perle ◀de▶ ◀la▶ sphère, ◀le▶ cerveau ◀d’▶un vaste corps ?16
Ailleurs encore (p. 38, op. cit.) Valéry nomme ◀l’▶Europe une sorte ◀de▶ cap du vieux continent, un appendice occidental ◀de▶ ◀l’▶Asie. Cela fit naguère sensation.
Il s’agit en réalité ◀d’▶un lieu commun des géographes depuis des siècles. Citons-en quelques-uns, d’après Gonzague de Reynold :
◀L’▶Europe est une grande presqu’île.17
Cette étroite presqu’île qui ne figure sur ◀le▶ globe que comme un appendice à ◀l’▶Asie, est devenue ◀la▶ métropole du genre humain.18
◀L’▶Europe n’est à proprement parler qu’une grande péninsule qui termine à ◀l’▶ouest ◀le▶ vaste continent asiatique.19
◀L’▶Europe ne constitue pas à proprement parler un tout indépendant. Ce n’est qu’une péninsule ◀de▶ ◀l’▶Asie, ◀l’▶extrémité, ◀la▶ pointe du continent asiatique.20
Et, dans ◀les▶ mêmes termes, Élisée Reclus, Auguste Himly, Raoul Blanchard, tous auteurs ◀d’▶atlas et ◀de▶ manuels classiques.
Mais une comparaison non moins traditionnelle fait ◀de▶ ◀l’▶Europe une Grèce agrandie21 :
On a souvent dit que ◀l’▶Europe était à l’égard de ◀la▶ terre ce que ◀la▶ Grèce fut jadis à l’égard de ◀l’▶Europe. ◀La▶ Grèce a ◀le▶ sol médiocrement fertile, ◀la▶ surface variée et coupée, des limites naturelles ; entourée ◀de▶ mers, baignée ◀de▶ golfes profonds, elle tenait un heureux milieu entre ◀l’▶hiver ◀de▶ ◀la▶ Scythie et ◀les▶ ardeurs ◀de▶ ◀l’▶Égypte. Elle dominait alors ◀les▶ mers ◀les▶ plus connues. Mais ce parallèle entre ◀l’▶Europe et ◀la▶ Grèce doit être étendu à des rapports plus nobles que ceux ◀de▶ ◀la▶ nature corporelle. ◀Le▶ feu mutuel ◀de▶ plusieurs caractères nationaux différents et même opposés ; ◀l’▶esprit ◀de▶ liberté tant civil que politique : voilà ◀les▶ deux grands points ◀de▶ ressemblance.
Pourtant ce ne sont pas ◀les▶ Grecs qui ont découvert ◀l’▶Europe, mais bien ◀les▶ Phéniciens, étendant leurs comptoirs ◀de▶ commerce, leur piraterie et leurs explorations maritimes à toute ◀la▶ Méditerranée, puis au-delà des Colonnes ◀d’▶Hercule jusqu’aux Canaries, à ◀la▶ Bretagne, aux îles Britanniques et à ◀la▶ mer du Nord, où ◀le▶ Monde cesse… ◀De▶ Carthage, colonie ◀de▶ Tyr (découverte, nous ◀l’▶avons vu, par Phoenix, l’un des frères d’Europe), Hannon était allé jusqu’au Sénégal dès ◀le▶ ve siècle avant notre ère. C’est un autre amiral carthaginois, Himilco, qui, selon Pline, reçut un siècle plus tard ◀la▶ mission ◀de▶ remonter ◀les▶ côtes atlantiques ◀de▶ ◀l’▶Europe : « Sicut ad extera Europae noscenda missus eodem tempore Himilco ». Un poète ◀de▶ ◀la▶ décadence, Rufius Festus Avienus, devait mettre en vers latin, vers 370, ◀le▶ récit du périple ◀d’▶Himilco :
Au-delà des Colonnes, sur ◀les▶ plages ◀d’▶Europe, ◀les▶ Carthaginois eurent autrefois des établissements et des villes. Leur coutume était ◀de▶ construire des navires à carène plate, propres à glisser sur une mer peu profonde. Himilco rapporte qu’en dehors des Colonnes, à ◀l’▶occident ◀de▶ ◀l’▶Europe, s’étend une mer sans limites ; ◀l’▶océan s’y déploie vers des horizons sans fin. Nul n’a jamais pénétré dans ces eaux inconnues. Nul n’a dirigé ses navires dont un vent propice ne soulèverait jamais ◀la▶ poupe ; jamais ◀le▶ vent du ciel ne gonflerait ◀la▶ voile. Aussi ◀l’▶air y est-il enveloppé comme ◀d’▶un manteau ◀de▶ brouillards ; une brume épaisse cache en tout temps ◀les▶ flots, et ◀de▶ sombres vapeurs y voilent ◀la▶ clarté du jour.
Cependant ◀les▶ Grecs ont été les premiers à donner à ce continent ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ princesse enlevée par leur dieu aux Phéniciens, précisément : d’après Eustathe, écrivain byzantin du xiie siècle, c’est ◀le▶ savant Hippias d’Élis, inventeur allégué ◀de▶ ◀la▶ mnémotechnie, qui aurait le premier « nommé ◀les▶ parties du monde d’après Asie et Europe, ◀les▶ Océanides ». Hippias vivait au ve siècle avant notre ère. Avant lui, Hécathée de Milet, né vers 540 av. J.-C, avait écrit une Description ◀de▶ ◀la▶ Terre en deux livres, dont l’un consacré à ◀l’▶Europe, l’autre à ◀l’▶Asie. Que pouvait-il entendre par Europe ? Tous ◀les▶ auteurs du temps, jusqu’à Strabon, nous donnent ◀la▶ même définition : ◀l’▶Europe va des Colonnes ◀d’▶Hercule (c’est Gibraltar) jusqu’au Phase — ou Rioni — petit fleuve qui se jette dans ◀la▶ mer Noire. Ainsi Platon fait dire à Socrate :
Je suis de plus en plus convaincu que ◀la▶ terre est très vaste et que nous qui habitons du Phase aux Colonnes ◀d’▶Hercule, nous n’en habitons qu’une petite partie, vivant tout autour de ◀la▶ mer, comme des fourmis et des grenouilles autour ◀d’▶un marécage, et qu’il y a par ailleurs divers et nombreux peuples qui habitent beaucoup d’autres contrées semblables.
C’est ici ◀le▶ lieu ◀de▶ rappeler que Socrate fut le premier philosophe à dire que sa patrie était « ◀le▶ genre humain », non point sa seule cité natale. Quoi de plus Européen que cet universalisme ?
Mais venons-en aux textes grecs. G. de Reynold22 distingue trois étapes dans ◀le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ conception mythique et géographique au plan politique et « culturel » (mot qu’il estime « ◀de▶ mauvaise langue », mais comment ◀le▶ récuser aujourd’hui, et dans ce Bulletin du Centre européen de la culture ?) : ◀l’▶étape ◀d’▶Hippocrate, celle ◀d’▶Aristote et celle ◀d’▶Isocrate. Voici ◀les▶ textes :
Vers ◀la▶ fin du ve siècle av. J.-C., Hippocrate, dans son Traité des airs, des eaux et des lieux, fait au chapitre V le premier parallèle (ou contraste) connu entre ◀l’▶Asie et ◀l’▶Europe23 :
§ 18. Je vais maintenant exposer dans un aperçu sommaire ◀les▶ différents phénomènes qui, par leur dissemblance ◀de▶ caractère, font distinguer ◀l’▶Asie de l’Europe. Dissemblance qui s’étend à tel point à certains peuples qui habitent ces deux parties du monde, qu’ils contrastent entre eux ◀d’▶une manière étonnante. Comme il seroit trop difficile ◀de▶ traiter ces phénomènes dans tous leurs développements, je me bornerai à ◀l’▶exposition des plus frappans, et à en dire mon sentiment.
J’avance donc que ◀l’▶Asie diffère considérablement ◀de▶ ◀l’▶Europe, non seulement en ce qui est particulier aux hommes, mais encore en ce qui est relatif à toutes ◀les▶ productions ◀de▶ ◀la▶ terre. Tous ◀les▶ caractères des différens phénomènes sont donc communément plus beaux et plus parfaits en Asie qu’en Europe, parce que ◀la▶ température ◀la▶ plus habituelle en est plus douce ; ◀d’▶où il suit encore que ◀les▶ peuples qui ◀l’▶habitent sont ◀d’▶un naturel plus doux et ◀d’▶un esprit plus pénétrant.
Mais ces caractères tiennent à ◀la▶ température des saisons, parce que ◀l’▶Asie, située à ◀l’▶orient, entre ◀les▶ deux levers du soleil, est encore également éloignée du chaud et froid.
Ainsi donc, ce qui contribue ◀le▶ plus à ◀l’▶accroissement et à ◀la▶ bonté des productions ◀de▶ ◀la▶ nature, c’est une température uniforme, où tout se trouve en équilibre au milieu de tous ◀les▶ extrêmes.
[…] ◀La▶ température ◀de▶ ce pays ressemble davantage à celle ◀d’▶un printemps continuel, attendu que ◀les▶ saisons n’y éprouvent point ◀de▶ variations fortes et inopinées. Cependant il est impossible que dans un tel pays ◀les▶ hommes aient ◀la▶ force ◀de▶ corps et ◀l’▶énergie ◀de▶ ◀l’▶âme, et par conséquent, qu’ils supportent ◀le▶ travail ◀de▶ corps et ◀les▶ peines ◀d’▶esprit…
§ 21. Si donc ◀les▶ Asiatiques sont pusillanimes, sans courage, moins belliqueux et ◀d’▶un caractère plus doux que ◀les▶ Européens, c’est encore dans ◀la▶ nature des saisons qu’il faut chercher ◀la▶ principale cause. En Asie, loin ◀d’▶éprouver ◀de▶ fortes tribulations, celles-ci ont à-peu-près ◀les▶ mêmes caractères, passant du froid au chaud ◀d’▶une manière insensible ; de sorte que dans une telle température ◀la▶ faculté organique n’éprouve point ◀les▶ secousses vives dont ◀les▶ changements violens des corps sont ◀les▶ résultats, et qui impriment enfin à ◀l’▶homme un caractère plus farouche, plus indocile et plus fougueux que s’il vivait dans une température toujours égale ; car ce sont ◀les▶ passages rapides ◀d’▶un extrême à l’autre qui stimulent ◀les▶ esprits ◀de▶ ◀l’▶homme, et font naître ◀les▶ idées ◀de▶ s’arracher à son état ◀d’▶inertie et ◀d’▶insouciance.
Mais, non seulement, je pense que c’est au défaut ◀de▶ pareils changemens qu’il faut attribuer ◀la▶ pusillanimité des Asiatiques, il faut encore ◀l’▶attribuer à ◀la▶ nature des lois auxquelles ils sont soumis. ◀La▶ plus grande partie ◀de▶ ◀l’▶Asie étant gouvernée par des rois, il en résulte que partout où ◀les▶ hommes ne sont ni maîtres ◀de▶ leurs volontés, ni gouvernés par ◀les▶ lois qu’ils se sont données, mais au contraire, soumis à des volontés absolues, ils sont bien loin de s’occuper du métier des armes, ils ont même grand soin ◀de▶ ne point paraître avoir ◀l’▶inclination guerrière, par ◀la▶ raison que ◀les▶ dangers (ou ◀les▶ intérêts) ne sont pas également partagés. Sous ◀de▶ tels gouvernements ◀les▶ sujets sont forcés ◀d’▶aller à ◀la▶ guerre, ◀d’▶en supporter toutes ◀les▶ peines, et ◀de▶ mourir même pour leurs maîtres, loin de leurs enfans, ◀de▶ leurs femmes et ◀de▶ leurs amis. Leurs exploits ne servent donc qu’à augmenter et à propager ◀la▶ puissance ◀de▶ leurs tyrans, lorsque ◀les▶ dangers et ◀la▶ mort sont ◀les▶ seuls fruits qu’ils recueillent ◀de▶ leur bravoure. Ajoutez à cela que sous ◀de▶ tels hommes ◀la▶ terre reste encore sans culture, autant par ◀l’▶inertie ◀de▶ leur tempérament, que par ◀la▶ crainte des ravages ◀de▶ ◀la▶ guerre ; de sorte que, quand même il se trouverait parmi eux des hommes braves et courageux, ◀la▶ nature ◀de▶ leurs lois doit s’ajouter à ◀la▶ répugnance ◀de▶ donner essor à leur courage.
◀La▶ plus forte preuve ◀de▶ ce que j’avance est fournie par ◀l’▶Asie même, où tous ceux des Grecs et des Barbares qui se gouvernent par ◀les▶ lois qu’ils se donnent, n’obéissent point à des tyrans, et qui par-là même ne travaillent que pour eux, sont ◀les▶ hommes ◀les▶ plus courageux ◀de▶ tous, pour ◀la▶ raison qu’ils ne s’exposent que pour leur propre intérêt, et que ce sont eux qui reçoivent ◀le▶ prix ◀de▶ leur bravoure ou qui portent ◀la▶ peine ◀de▶ leur lâcheté.
Enfin, il est encore à observer que ◀les▶ Asiatiques même diffèrent entre eux en plus ou en moins ◀de▶ courage ; et que cette différence tient (principalement) au changement des saisons, ainsi que je ◀l’▶ai déjà dit. C’est à ces faits que je borne ce que j’avois à dire sur ◀l’▶Asie.
§ 23. […] Ce qu’on vient ◀d’▶observer à l’égard du caractère du physique, peut aussi s’appliquer aux caractères moraux. Aussi voit-on ◀les▶ Européens être ◀d’▶un naturel plus sauvage, insociable, emporté, par cela même que vivant sous un ciel où ◀l’▶esprit éprouve continuellement des secousses, celles-ci rendent ◀l’▶homme agreste, et dépouillent ses mœurs ◀de▶ douceur et ◀d’▶aménité. Par ◀la▶ même raison, je ◀les▶ regarde donc comme plus courageux que ◀les▶ Asiatiques, car ◀de▶ ◀l’▶influence ◀d’▶une température uniforme naît ◀l’▶insouciance et ◀la▶ paresse, ce qui est ◀le▶ contraire dans une température très variée. Dans cette dernière, ◀le▶ corps et ◀l’▶esprit sont plus disposés à ◀l’▶action, ce qui fortifie ◀le▶ courage et ◀le▶ génie, comme ◀l’▶uniformité dispose à ◀la▶ lâcheté. Telles sont donc ◀les▶ causes du caractère plus belliqueux des habitants ◀de▶ ◀l’▶Europe que des Asiatiques. Mais il n’est pas moins certain que ◀la▶ forme du gouvernement y contribue aussi, ◀les▶ Européens n’étant point gouvernés par des rois, comme ◀les▶ Asiatiques ; car j’ai déjà observé que partout où ◀les▶ peuples sont soumis à des rois, ils sont nécessairement très lâches, en raison de ce que ◀l’▶âme asservie ne peut avoir aucune envie ◀de▶ risquer sa personne, sans autre intérêt que celui ◀d’▶augmenter ◀la▶ puissance ◀de▶ qui ◀l’▶opprime. Ainsi il reste pour certain que ◀les▶ gouvernements influent sur ◀le▶ courage ; mais en comparant ◀les▶ Européens aux Asiatiques, je n’ai point eu en vue ◀d’▶en faire ◀le▶ parallèle particulier. Enfin on remarque encore en Europe des peuples qui diffèrent entre eux par ◀le▶ courage comme par ◀la▶ forme et ◀la▶ complexion ; mais cette variété tient aux causes que j’ai déjà assignées à ◀de▶ semblables variations.
◀Le▶ passage essentiel ◀d’▶Aristote (384-322 av. J.-C.) sur ◀l’▶Europe se trouve au livre IV, chapitre 6, ◀de▶ ◀la▶ Politique :
◀Les▶ peuples qui habitent ◀les▶ pays froids et ◀les▶ différentes contrées ◀de▶ ◀l’▶Europe sont généralement pleins ◀de▶ courage, mais ils sont inférieurs sous le rapport de ◀l’▶intelligence et ◀de▶ ◀l’▶industrie. C’est pour cette raison qu’ils savent mieux conserver leur liberté, mais ils sont incapables ◀d’▶organiser un gouvernement et ils ne peuvent pas conquérir ◀les▶ pays voisins. ◀Les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Asie sont intelligents et propres à ◀l’▶industrie, mais ils manquent ◀de▶ courage, et c’est pour cela qu’ils ne sortent pas ◀de▶ leur assujettissement et ◀de▶ leur esclavage perpétuels. ◀La▶ race des Grecs, occupant ◀les▶ contrées intermédiaires, réunit ces deux sortes ◀de▶ caractères, elle est brave et intelligente. Aussi demeure-t-elle libre : elle conserve ◀le▶ meilleur des gouvernements, et même elle pourrait soumettre à son obéissance toutes ◀les▶ nations, si elle était réunie en un seul État.
Après cette étape « hégémonique » vient ◀l’▶étape ◀de▶ « ◀l’▶adoption ». Elle est caractérisée par ◀la▶ phrase célèbre ◀d’▶Isocrate, contemporain ◀de▶ Platon (ve au ive siècle av. J.-C.) et ancêtre ◀de▶ tous ◀les▶ « confédéralistes » ou « unionistes » européens :
On appelle Grecs plutôt ◀les▶ gens qui participent à notre éducation que ceux qui ont une même origine que nous.24
Reprenons maintenant ◀la▶ généalogie des descriptions géographiques ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀d’▶Hérodote à saint Augustin.
Hérodote, écrivain au ve siècle av. J.-C., définit ◀l’▶Europe comme une région nordique assez mal distinguée ◀de▶ ◀la▶ Scythie, qui est ◀la▶ plaine russe. Il lui donne pour axe ◀le▶ Danube, qu’il nomme Ister :
◀L’▶Ister est ◀le▶ plus grand des fleuves que nous connaissions… On ne doit pas s’étonner que ◀l’▶ester reçoive tant de rivières puisqu’il traverse toute ◀l’▶Europe. Il prend sa source dans ◀le▶ pays des Celtes… Et après avoir traversé ◀l’▶Europe entière, il entre dans ◀la▶ Scythie par une ◀de▶ ses extrémités.
Cependant, Hérodote se demande
pourquoi ◀la▶ Terre étant une on lui donne trois noms différents, qui sont des noms ◀de▶ femmes.
En effet, selon Strabon :
Du temps ◀d’▶Homère, ni ◀l’▶Europe, ni ◀l’▶Asie n’avaient reçu leurs noms respectifs ; ◀l’▶œcoumène ou terre habitée n’avait pas encore été partagée en trois continents distincts, fait trop marquant qu’il n’eût certes pas négligé ◀de▶ mentionner.
Et pourtant, il semble qu’Homère ait eu ◀la▶ notion ◀de▶ ◀l’▶Europe. On lit au chant XIV ◀de▶ ◀l’▶Iliade, à propos d’Hypnos et ◀d’▶Héré :
Tous deux allèrent sur ◀le▶ continent, et ◀le▶ haut des forêts s’agitait sous leurs pieds.
Strabon, Grec du Pont, écrivant sous ◀les▶ règnes ◀d’▶Auguste et ◀de▶ Tibère, nous donne un premier grand tableau géographique ◀de▶ ◀l’▶Europe, continent supérieur aux deux autres, nous dit-il, à cause
des conditions éminemment favorables dans lesquelles ◀la▶ nature ◀l’▶a placé pour ◀le▶ développement moral et social ◀de▶ ses habitants… Car même dans ◀les▶ régions montagneuses, leur intelligence et leur ingéniosité ont vaincu ◀la▶ nature et permis à leur civilisation ◀de▶ se développer.
Suit une théorie des climats, qui rappelle Hippocrate, et qui fera fortune jusqu’au xixe siècle ; on ◀la▶ retrouve en effet dans Taine :
C’est ainsi que ◀les▶ Grecs ont réussi à faire des montagnes et des rochers où ils étaient confinés un beau et agréable séjour, grâce à leur administration prévoyante, à leur goût pour ◀les▶ arts et à leur parfaite entente ◀de▶ toutes ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀la▶ vie matérielle. ◀Les▶ Romains, ◀de▶ leur côté, après avoir incorporé à leur empire maintes nations restées jusque-là sauvages par ◀le▶ fait des pays qu’elles occupaient et que leur âpreté naturelle, leur manque ◀de▶ ports, ◀la▶ rigueur ◀de▶ leur climat ou telle autre cause rendaient presque inhabitables, sont parvenus à ◀les▶ tirer ◀de▶ leur isolement, à ◀les▶ mettre en rapport ◀les▶ unes avec ◀les▶ autres, et à ployer ◀les▶ plus barbares aux habitudes ◀de▶ ◀la▶ vie sociale. Mais dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ partie habitable, là où ◀le▶ sol ◀de▶ ◀l’▶Europe est uni et son climat tempéré, ◀la▶ nature semble avoir tout fait pour hâter ◀les▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ civilisation. Comme il arrive, en effet, que dans ◀les▶ contrées riantes et fertiles, ◀les▶ populations sont toujours ◀d’▶humeur pacifique, tandis qu’elles sont belliqueuses et énergiques dans ◀les▶ contrées ◀les▶ plus pauvres, il s’établit entre ◀les▶ unes et ◀les▶ autres un échange ◀de▶ mutuels services, les secondes prêtant ◀le▶ secours ◀de▶ leurs armes aux premières qui ◀les▶ aident à leur tour des productions ◀de▶ leur sol, des travaux ◀de▶ leurs artistes et des leçons ◀de▶ leurs philosophes. En revanche, on conçoit tout ◀le▶ mal qu’elles peuvent se faire pour peu qu’elles cessent ◀de▶ s’entraider ainsi, ◀l’▶avantage dans ◀le▶ cas ◀d’▶un conflit, devant être, à ce qu’il semble, du côté de ces populations toujours armées et toujours prêtes à user ◀de▶ violence, à moins pourtant quelles ne succombent sous ◀le▶ nombre. Eh bien ! à cet égard, là encore, ◀l’▶Europe a reçu ◀de▶ ◀la▶ nature ◀de▶ grands avantages. Comme elle est, en effet, toute parsemée ◀de▶ montagnes et ◀de▶ plaines, partout ◀les▶ populations agricoles et civilisées y vivent côte à côte avec ◀les▶ populations guerrières, et les premières, j’entends celles qui ont ◀le▶ caractère pacifique, étant ◀les▶ plus nombreuses, ◀la▶ paix a fini par y prévaloir universellement, d’autant qu’on peut dire que ◀les▶ conquêtes successives des Grecs, des Macédoniens et des Romains n’ont fait elles-mêmes que ◀la▶ servir et ◀la▶ propager. Il s’ensuit aussi qu’en cas ◀de▶ guerre, ◀l’▶Europe est en état ◀de▶ se suffire à elle-même, puisqu’à côté ◀d’▶une population nombreuse ◀de▶ cultivateurs et ◀de▶ citadins, elle compte beaucoup de soldats exercés. Un autre ◀de▶ ces avantages, c’est qu’elle tire ◀de▶ son sol ◀les▶ produits ◀les▶ meilleurs et ◀les▶ plus nécessaires à ◀la▶ vie, et ◀de▶ ses mines ◀les▶ métaux ◀les▶ plus utiles. Restent donc ◀les▶ parfums et ◀les▶ pierres précieuses quelle est obligée ◀de▶ tirer du dehors, mais ce sont là des biens dont on peut être privé sans mener pour cela une existence plus misérable que ne ◀l’▶est en somme celle des peuples qui en regorgent. Ajoutons enfin qu’elle nourrit une très grande quantité ◀de▶ bétail et fort peu de bêtes féroces, et nous aurons achevé ◀de▶ donner ◀de▶ ◀la▶ nature ◀de▶ ce continent une idée générale.
Saint Augustin, dans ◀la▶ Cité ◀de▶ Dieu, pense que ◀le▶ monde est partagé en deux moitiés, ◀l’▶Asie occupant l’une, ◀l’▶Europe et ◀l’▶Afrique l’autre. Paul Orose, son disciple et continuateur, délimite et décrit une Europe assez proche des réalités modernes :
Et maintenant je vais parcourir ◀de▶ ◀la▶ plume ◀l’▶Europe en tant qu’elle est connue des hommes. Elle commence donc aux monts Riphées, puis au fleuve Tanaïs et aux marais Maeotis, qui sont à ◀l’▶orient. Elle se continue par ◀le▶ rivage ◀de▶ ◀l’▶océan septentrional jusqu’à ◀la▶ Gaule Belgique et au fleuve Rhin qui descend ◀de▶ ◀l’▶occident, puis jusqu’au Danube, que ◀l’▶on appelle aussi ◀l’▶ester, qui se dirige du midi à ◀l’▶orient dans ◀la▶ direction du Pont-Euxin. À ◀l’▶orient, il y a ◀le▶ pays des Alains, au milieu celui des Daces et des Goths, enfin ◀la▶ Germanie dont ◀les▶ Suèves occupent une grande partie. Et tout cela ensemble représente cinquante-quatre nations.
Sautons ◀de▶ là au xve siècle ◀de▶ notre ère. Sébastian Münster écrit en 1567 dans sa Cosmographie :
Europa est un pays merveilleusement fertile et a un air naturellement tempéré, un ciel doux, et il n’y a dedans nulle pénurie ◀de▶ vin et ◀d’▶arbres fruitiers. En sus, c’est un beau pays, bien orné ◀de▶ villes, châteaux, villages, et a un peuple viril, quelle surpasse Asia et Africa. Elle est partout habitée par ◀les▶ hommes, excepté une petite partie où à cause du froid on n’aime pas volontiers à demeurer, du côté de minuit. Il y a aussi des régions occupées tout à ◀la▶ ronde par ◀d’▶âpres montagnes, et là c’est dur ◀de▶ rester. Mais là où c’est plat, c’est un bon pays, et y croissent toutes ◀les▶ choses avec une telle abondance qu’on peut avec cela venir au secours des gens qui sont dans ◀les▶ montagnes.
En 1679, Robbe, ingénieur et géographe ◀de▶ Louis XIV, fait imprimer à Paris une Méthode pour apprendre facilement ◀la▶ géographie. On y lit :
On ne peut pas nier que ◀l’▶Europe ne soit ◀la▶ moins étendue des trois parties qui composent ◀l’▶Ancien Monde ; mais il faut avouer en même temps que, dans sa petitesse, elle est ◀la▶ plus grande en qualité… Si ◀l’▶Asie se vante ◀d’▶avoir vu former le premier homme par ◀les▶ mains mêmes du Créateur du ciel et ◀de▶ ◀la▶ terre, et ◀d’▶avoir été honorée ◀de▶ ◀la▶ naissance et ◀de▶ ◀la▶ présence du Sauveur du monde pendant ◀le▶ cours ◀de▶ sa vie mortelle : ◀l’▶Europe dira que c’est une grâce singulière, à ◀la▶ vérité, qu’elle a reçue ◀de▶ ◀la▶ Sagesse éternelle ; mais que ◀la▶ gloire en est empruntée pour ◀l’▶Asie qui n’a reçu ce bienfait que par préférence ou par bonheur. Mais ◀l’▶Europe, sans des bienfaits si extraordinaires, fait elle-même toute sa gloire et ses enfants seuls ◀la▶ rendent illustre.
Même idée dans ◀le▶ Dictionnaire ◀de▶ Moreri, édité en 1759 :
Quoique ◀l’▶Europe soit ◀la▶ moindre des trois parties ◀de▶ continent, elle a pourtant des avantages qui ◀la▶ doivent faire préférer aux autres. ◀L’▶air y est extrêmement tempéré, et ◀les▶ provinces très fertiles, si ◀l’▶on excepte celles qui sont sous ◀le▶ continent. Elle est abondante en toutes sortes ◀de▶ biens, et ◀les▶ peuples y sont ordinairement doux, honnêtes, civilisés et très propres pour ◀les▶ sciences et ◀les▶ arts.
Même idée encore, et mêmes termes presque, dans ◀la▶ Géographie universelle ◀de▶ Mantelle et Malte Brun, parue à Paris en 1816 :
En sortant des mains ◀de▶ ◀la▶ nature, notre partie du monde n’avait reçu aucun titre à cette glorieuse prééminence qui ◀la▶ distingue aujourd’hui. Petit continent, qui possède ◀le▶ moins ◀de▶ richesses territoriales… nous ne sommes riches que ◀d’▶emprunts. Tel est néanmoins ◀le▶ pouvoir ◀de▶ ◀l’▶esprit humain. Cette région, que ◀la▶ nature n’avait ornée que ◀de▶ forêts immenses, s’est peuplée ◀de▶ nations puissantes, s’est couverte ◀de▶ cités magnifiques, s’est enrichie du butin des deux mondes ; cette étroite presqu’île qui ne figure sur ◀le▶ globe que comme un appendice à ◀l’▶Asie, est devenue ◀la▶ métropole du genre humain.
Ainsi ◀d’▶Hérodote et ◀d’▶Hippocrate jusqu’à nos jours, ◀l’▶Europe physique n’a pas cessé ◀d’▶être conçue comme un ensemble caractéristique, diversifié mais distingué par cela même des autres continents massifs. Quoique divisée, selon Paul Orose, en « 54 nations » (dans un autre passage, il n’en trouve que 34), quoique indéterminée à ◀l’▶Est — elle ◀l’▶est encore au xxe siècle —, elle n’en forme pas moins aux yeux des géographes « un seul corps ». C’est tout cela que résume ◀l’▶historien que nous avons pris pour guide dans ce dédale crétois : Gonzague de Reynold :
Physiquement, ◀l’▶Europe, qui est ◀le▶ seul continent articulé, semble déjà ◀l’▶œuvre ◀de▶ ◀l’▶intelligence plus que ◀de▶ ◀la▶ nature. ◀L’▶Europe, c’est ◀le▶ continent qui doit se projeter hors de soi-même, celui ◀de▶ ◀l’▶expansion et ◀de▶ ◀la▶ conquête, ◀de▶ ◀la▶ découverte et ◀de▶ ◀la▶ colonisation. ◀L’▶Europe est née impériale. Elle a été créée pour être ◀le▶ globe. Voyez sa ligne ◀de▶ force sortir ◀de▶ ◀l’▶Asie pour se tendre vers ◀l’▶infini par-dessus ◀l’▶océan. ◀Les▶ autres continents sont lourds et immobiles. Même sur ◀la▶ carte, ◀l’▶Europe semble bouger. Son dessin est évocateur. Strabon ◀la▶ comparait à un dragon ; Camoens, à un corps humain dont ◀la▶ péninsule ibérique serait ◀la▶ tête avec ◀le▶ Portugal pour front.
D’autres ◀la▶ représentaient comme une femme assise. Postel, nous dit Moreri à ◀l’▶article Europe, ◀la▶ représente ainsi en ◀l’▶honneur ◀de▶ Charles-Quint : « ◀L’▶Espagne était ◀la▶ tête ◀de▶ cette femme ; ◀le▶ col, ◀les▶ provinces ◀de▶ Languedoc et ◀de▶ Gascogne ; ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ Gaule, ◀la▶ poitrine ; ◀les▶ bras, ◀l’▶Italie et ◀la▶ Grande-Bretagne ; ◀le▶ ventre, ◀l’▶Allemagne ; ◀la▶ Bohême, ◀le▶ nombril ; et tout ◀le▶ reste ◀de▶ son corps, ◀les▶ autres royaumes et provinces. »
Mais ◀la▶ représentation ◀la▶ plus symbolique est encore celle ◀de▶ quelques anciens géographes. Ils voyaient dans ◀l’▶Europe ◀l’▶image ◀de▶ ◀la▶ Vierge : une Vierge couronnée, pour tête ◀l’▶Espagne, pour cœur ◀la▶ France, pour bras et mains ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀l’▶Italie, l’une avec ◀le▶ globe, l’autre avec ◀le▶ sceptre ; une Vierge dont ◀la▶ plaine russe se perdant au fond ◀de▶ ◀l’▶Asie obscure, représentait ◀la▶ robe aux vastes et vagues plis.