VIII. « Europa vel regnum Caroli »
Cette conscience commune de▶ l’Europe — remplaçant de plus en plus le concept déprécié ou dépréciatif ◀d’▶Occident — va s’affermir et se préciser avec les conquêtes ◀de▶ Charlemagne, ◀de▶ 768 à 814.
Selon Bède le Vénérable (675-755), historien des Anglais et chroniqueur « Des six États du monde », l’Europe était essentiellement composée ◀de▶ la Gaule, ◀de▶ la Germanie et ◀de▶ l’Espagne, l’Italie s’y joignant plus tard. L’Angleterre et la Scandinavie, notons-le, s’en voyaient dès cette date exclues par Bède lui-même. Or Charlemagne conquiert les Lombards, ajoute le titre ◀de▶ roi d’Italie à ceux ◀de▶ roi de Neustrie, ◀d’▶Aquitaine et ◀d’▶Austrasie, déborde largement l’ancien limes à l’est et au nord, ainsi que les Pyrénées à l’Ouest : comment nommer l’empire qu’il fonde, dans les limites qu’esquissait Bède — sinon l’Europe ? C’est bien ce que font les chroniqueurs et les panégyristes du temps, presque malgré Charles, semble-t-il : car il reste attaché à l’idée à la fois romaine et chrétienne, impérialiste et universaliste, ◀d’▶un impossible imperium mundi.
Voici le prêtre Cathwulf qui loue Charles, en 775, ◀d’▶avoir été choisi par Dieu pour être élevé au rang ◀de▶ « gloire ◀de▶ l’empire ◀d’▶Europe » :
quod ipse te exaltavit in honorem glorie regni Europae.
Voici le poète ◀de▶ la cour, Angilbert, gendre ◀de▶ l’empereur, qui décerne à Charles, en 799, les titres ◀de▶ « tête du monde…, cime (ou tiare) ◀de▶ l’Europe… père suprême » et ce sont là titres mêlés et conjugués ◀d’▶imperator et ◀de▶ pontifex :
Rex Carolus caput orbis, amor populique, decusque
Europae venerandus apex, pater optimus, heros
Augustus…
Plus loin, il le salue « père de l’Europe »34 :
Rex, pater Europae…
Cette « Europe ou règne ◀de▶ Charles » Europa vel regnum Caroli comme la nomment les Annales ◀de▶ Fulda (fin du ixe siècle), est donc un seul empire chrétien, né hors de Rome, à domination franque incontestée — nous dirions franco-germanique. Ce n’est donc plus seulement l’une des trois parties ◀de▶ la carte du monde traditionnelle (l’Europe, la Libye ou Afrique, l’Asie), mais une existence autonome et dotée ◀de▶ vertus spirituelles. Selon Alcuin (735-804), maître ◀de▶ l’école du palais, éducateur, théologien, astronome et rhéteur ◀de▶ cour, elle est le continent ◀de▶ la foi. En tant que telle, l’Europe de Charles se trouve plus près de « l’Orient », qui est Jésus-Christ, que ◀de▶ « l’Occident » classique, mauvaise moitié du monde… C’est ici le premier épanouissement ◀d’▶une véritable idée européenne, ◀d’▶une conscience commune attestée par ◀d’▶innombrables expressions exclamatives. Hélas ! printemps prématuré.
Tôt après Charlemagne, en effet, la grande image ◀d’▶un « règne européen » s’estompe. Déjà, sous Louis le Pieux, son fils — le partage ◀de▶ l’empire vient ◀d’▶être consommé — on note un changement bien typique dans les formules des panégyristes. Au lieu du regnum Europae — empire unique —, voici dans un poème ◀de▶ l’Espagnol Theowulf (après 814) l’expression ◀de▶ regna, ou royaumes ◀d’▶Europe :
Tu pius Europae regna potenter habes.35
L’idée du regnum Europae se détache ◀de▶ l’idée ◀d’▶un empire terrestre — qui déjà ne se compose plus que ◀de▶ regna, c’est-à-dire ◀d’▶une multiplicité ◀de▶ royaumes distincts — pour se rapprocher ◀de▶ l’idée médiévale ◀d’▶un empire sur les âmes, c’est-à-dire au concret ◀d’▶une chrétienté papale. Au lieu de l’Europe unie ◀de▶ Charlemagne, règne sacerdotal et impérial tout à la fois, une confédération ◀de▶ princes occidentaux se dessine vaguement dans l’ombre des intrigues pré-nationales, et sera le champ ◀de▶ l’ambition « romaine » des empereurs « ◀de▶ nation germanique » ; tandis que l’unité spirituelle deviendra l’autre pôle, celui ◀de▶ la papauté. Dès 843, Léon IV s’oppose au Patriarche ◀de▶ Constantinople, en invoquant toutes les Églises ◀d’▶Europe contre l’Empire romano-byzantin.
Empire et papauté, dans les siècles à venir, qui seront notre Moyen Âge, vont remplir les chroniques ◀de▶ leurs luttes, refoulant le concept ◀d’▶Europe dans le domaine du mythe et ◀de▶ l’allégorie, ou dans la nostalgie du grand passé carolingien.
Parfois, cependant, le nom ◀d’▶Europe affleure et brille encore pour un instant. Notker le Bègue, chargé par Charles le Simple ◀de▶ rédiger les Gesta Caroli dès 883, célèbre la construction du pont ◀de▶ Mayence comme une démonstration du pouvoir des Européens, « grands et petits », s’ils sont unis :
… Comme en témoignent les arches du pont ◀de▶ Mayence, que toute l’Europe édifia par une œuvre commune certes, mais grâce à une division du travail des mieux ordonnées (ordinatissimae participationis).
◀De▶ cette fin du ixe et ◀de▶ tout le xe siècle, Jürgen Fischer nous cite plusieurs dizaines ◀d’▶auteurs qui parlent encore ◀de▶ l’Europe, mais le sens du nom n’est plus que rhétorique (souvenir ◀de▶ Charles) ou simplement géographique ; tout cela, le plus souvent, dans un latin douteux.
Après le règne agité ◀d’▶Othon III, « imperator » ◀d’▶imitation, l’idée revit ◀d’▶un « peuple européen » : des expressions telles que populus Europae, ou totius Europae populo acclamante reviennent pendant quelques années sous la plume des annalistes : c’est que l’utopie tenace ◀d’▶une rénovation ◀de▶ l’Empire romain a provisoirement reculé.
Derniers rayons furtifs, mais les plus émouvants, du long couchant carolingien, sous Henri II. L’empereur saxon, fuyant la peste qui ravage l’Italie en 1022, remonte vers les Allemagnes, accompagné seulement, nous dit le récit ◀de▶ l’époque36, par très peu de soldats, c’est-à-dire :
… soutenu par ceux-là seuls que la mère Europe avait envoyés à son aide
(… exceptis his quos sibi mater Europa occurendo admiserat).
Sur le manteau constellé ◀de▶ l’empereur était brodée cette inscription :
Lorsque mourut le prince qui allait devenir saint Henri II, un chant funèbre, rimé par un poète rhénan, clama la fin ◀de▶ l’idée carolingienne ◀de▶ l’Europe : « Que pleure l’Europe décapitée ! » :
loret hunc Europa iam decapitata.
Et commença l’éclipse médiévale ◀de▶ la conscience — non certes ◀de▶ la réalité — européenne.
Il faudra les menaces mongole et turque pour réveiller, avec la chrétienté, l’idée ◀d’Europe.
Ici donc prend fin notre enquête sur les origines attestées.