Éducation et loisirs : les▶ mass médias (mai 1959)by
Laissant ◀de▶ côté ◀le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶estimation quantitative des loisirs dans ◀la▶ société ◀de▶ demain, je voudrais attirer votre attention sur un fait incontestable et plus facile à chiffrer : ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀de▶ ◀la▶ culture au xxe siècle.
◀La▶ notion ◀de▶ culture est récente. Aussi récente que ◀la▶ notion ◀d’▶Art avec une majuscule, considéré comme entité spirituelle, substitut à ◀la▶ religion, voire religion en soi. Ces deux notions ont suivi à peu près ◀la▶ même évolution sémantique. Jusqu’au xixe siècle, ◀l’▶art (sans majuscule) signifie ◀le▶ métier, ◀l’▶habileté technique, et celui qui exerce un art est un artisan, qu’il soit peintre ou ingénieur. Mais à partir du romantisme, celui qui exerce un art est appelé un artiste, et il n’est plus censé être seulement habile : il doit être « créateur ». De même, jusqu’au xixe siècle, ◀l’▶homme cultivé est celui qui a reçu et assimilé des notions générales et une méthode ◀de▶ pensée : c’est « ◀l’▶honnête homme ». Tandis qu’à partir du xixe siècle, ◀la▶ culture désigne de plus en plus ◀l’▶ensemble des activités qu’exercent ◀les▶ artistes, plus ou moins séparés ◀de▶ ◀la▶ vie commune. Au xxe siècle, ◀la▶ culture tend à devenir une sorte ◀de▶ way of life. Parmi toutes ◀les▶ définitions qu’on en donne, je retiens celle ◀de▶ T. S. Eliot, selon lequel ◀la▶ culture serait ce qui donne un sens à ◀la▶ vie, ◀la▶ rend digne ◀d’▶être vécue, « worth living ».
Mais ce n’est pas seulement ◀la▶ notion, c’est ◀la▶ chose aussi qui est récente, en ce sens que ◀la▶ diffusion ◀de▶ ◀la▶ culture au-delà des élites traditionnelles est un phénomène qui n’est apparu qu’au xxe siècle, et qui est exactement contemporain du développement ◀de▶ ◀la▶ technique.
Jusqu’au milieu du xixe siècle, ◀l’▶éducation intellectuelle était confiée soit à des écoles privées, réservées aux enfants des classes sociales privilégiées, soit à des précepteurs. Quant à ◀l’▶éducation artistique et technique (ce qu’on appelait ◀les▶ Arts et Métiers), elle s’acquérait dans des ateliers, « sur ◀le▶ tas » comme on dit aujourd’hui, et sous ◀la▶ direction pratique ◀de▶ maîtres ◀de▶ ◀l’▶art ou du métier. ◀La▶ culture était donc transmise par ◀le▶ milieu social ou par ◀les▶ praticiens. À partir du milieu du siècle dernier, ◀les▶ choses changent entièrement. Nous sommes en présence aujourd’hui ◀de▶ trois manières ◀de▶ diffuser et ◀de▶ transmettre ◀la▶ culture. Il y a d’abord ◀l’▶instruction publique, ◀l’▶enseignement scolaire par des professeurs qui ne sont pas nécessairement des praticiens ◀de▶ leur branche. Il y a ensuite ces moyens ◀de▶ culture qui sont ◀le▶ livre, ◀le▶ disque, ◀la▶ radio, ◀la▶ télévision et ◀le▶ cinéma. Il y a enfin cette espèce ◀de▶ rumeur entretenue autour de ◀la▶ culture par ◀les▶ magazines, ◀la▶ presse, ◀les▶ modes, cette espèce ◀d’▶aura qui entoure ◀le▶ phénomène culturel, sans être elle-même ◀de▶ ◀la▶ culture. Ceux qui sont touchés par cette rumeur, cette aura, ne sont guère plus « culturels » que ne sont « sportifs » ceux qui se bornent à assister à des matchs. Mais ils deviennent peu à peu perméables à des valeurs culturelles, de même qu’en sortant du spectacle ◀d’▶un match ◀de▶ football, on se sent plus alerte, physiquement euphorique.
◀L’▶innovation ◀la▶ plus importante me semble être celle qui intervient sous nos yeux dans ◀le▶ domaine ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀de▶ ◀la▶ culture. Je répète que ce phénomène est contemporain du développement ◀de▶ ◀la▶ technique ; peut-être même en est-il ◀la▶ conséquence. Ainsi ◀la▶ technique moderne qui résulte, comme j’ai tenté ◀de▶ ◀le▶ montrer ailleurs (notamment dans ◀L’▶Aventure occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme ) ◀de▶ ◀l’▶ensemble des principes et attitudes spirituelles et intellectuelles ◀de▶ notre civilisation européenne, ramène aujourd’hui à ◀la▶ culture des masses de plus en plus vastes.
Ce processus inquiète depuis ◀le▶ début du siècle beaucoup de bons esprits. On ne cesse ◀de▶ nous répéter depuis Sorel et Spengler que ◀l’▶Occident va vers une décadence inévitable, et que ◀la▶ vulgarisation ◀de▶ ◀la▶ culture ne peut qu’abaisser son niveau. Je n’en crois rien, et je ne partage nullement ◀le▶ pessimisme à ◀la▶ mode… ◀d’▶hier, chez nos penseurs et philosophes.
Il est clair que ◀les▶ esprits créateurs resteront toujours peu nombreux, et relativement isolés. Mais qui sait s’ils sont aujourd’hui plus ou moins nombreux qu’hier ?
◀Le▶ grand nombre ◀de▶ vedettes célébrées par ◀la▶ presse et ◀la▶ radio, et qui relèvent à quelques titres ◀de▶ ◀la▶ culture, peut faire illusion : je veux parler des romanciers à succès, des lauréats ◀de▶ prix plus ou moins culturels distribués chaque année par centaines, ou ◀de▶ ces savants qui tout ◀d’▶un coup atteignent à ◀la▶ grande popularité (pour des raisons souvent accidentelles) auprès de masses qui ne peuvent pas avoir ◀la▶ moindre idée ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀de▶ ◀l’▶importance scientifique ◀de▶ leurs travaux. Ce culte des vedettes fait partie ◀de▶ la troisième zone ◀de▶ diffusion culturelle, ◀de▶ cette rumeur ou aura dont je parlais tout à ◀l’▶heure. Il peut certes fausser ◀le▶ sens des valeurs réelles dans ◀le▶ grand public. Mais en fin ◀de▶ comptes et au total, il sert ◀le▶ prestige ◀de▶ ◀la▶ culture. Peut-être vaut-il mieux admirer un Robert Oppenheimer pour des raisons qui ont peu de rapport avec ses grands mérites scientifiques, plutôt que ◀d’▶ignorer jusqu’à son nom, et ◀d’▶épuiser toutes ses facultés ◀d’▶admiration en acclamant quelques champions ◀de▶ catch ou pédaleurs professionnels.
Venons-en ◀d’▶une manière plus précise à la deuxième zone ◀de▶ diffusion ◀de▶ ◀la▶ culture, dont je parlais, c’est-à-dire aux moyens ◀de▶ vaste distribution (et peut-être ◀d’▶assimilation) des produits ◀de▶ ◀la▶ culture proprement dite : je veux parler des mass médias. ◀Les▶ Américains désignent par ce terme ◀la▶ radio, ◀la▶ télévision, ◀le▶ cinéma, ◀le▶ disque et ◀le▶ journal, mais il est certainement permis ◀d’▶y ajouter ◀le▶ livre, dès qu’il devient assez bon marché pour permettre ◀de▶ très grands tirages.
◀La▶ grande question qui se pose est ◀de▶ savoir dans quelle mesure ◀les▶ esprits soucieux ◀de▶ maintenir un juste équilibre humain peuvent agir sur ◀les▶ producteurs et distributeurs ◀de▶ ces mass médias ; ou encore, dans quelle mesure on peut ◀les▶ convaincre ◀de▶ ne pas fonder toute leur politique ◀de▶ production et ◀de▶ distribution sur ◀le▶ seul intérêt commercial. ◀Le▶ danger serait qu’ils se bornent à prolonger et à copier des succès ◀d’▶hier, et qu’ils négligent ◀le▶ pouvoir qu’ils ont acquis désormais ◀de▶ guider et ◀de▶ stimuler ◀les▶ goûts du grand public. Quelle est à cet égard ◀la▶ situation actuelle ? Justifie-t-elle ◀le▶ pessimisme à ◀la▶ mode ?
Je prendrai tout d’abord ◀l’▶exemple du disque. ◀Le▶ microsillon, créé aux États-Unis en 1946, ne s’est guère répandu en Europe qu’à partir de 1950. C’est donc une industrie tout à fait nouvelle. Les premiers microsillons ont été consacrés, comme il fallait s’y attendre, surtout à des œuvres dites légères, et généralement aux plus mauvaises. C’est ainsi qu’on a vendu depuis quelques années plusieurs millions ◀de▶ disques du chanteur ◀de▶ charme Tino Rossi. Mais en même temps, et voilà ◀le▶ fait nouveau, on a vendu 4 à 5000 exemplaires des madrigaux ◀de▶ Monteverdi ou ◀de▶ ◀la▶ Messe ◀de▶ Guillaume de Machault. ◀Le▶ succès du disque vulgaire a donc permis ◀de▶ faire connaître des œuvres capitales ◀de▶ ◀la▶ grande musique. Une chose a porté l’autre, et plutôt que ◀de▶ se lamenter sur ◀le▶ succès ◀d’▶un Tino Rossi, et ◀de▶ redouter qu’il abaisse ◀le▶ niveau ◀de▶ ◀la▶ culture, il me semble qu’il y a lieu ◀de▶ se réjouir du fait que des compositeurs dont seuls quelques spécialistes avaient lu ◀les▶ manuscrits, soient maintenant connus et aimés par des milliers ◀d’▶auditeurs nouveaux. On a produit en France 12 millions ◀de▶ microsillons en 1954, mais 35 millions en 1957. Il est facile ◀d’▶imaginer que ces millions ◀de▶ disques ont contribué à préparer un vaste public entièrement nouveau pour ◀l’▶audition ◀de▶ ◀la▶ musique sérieuse donnée par ◀la▶ radio et ◀la▶ télévision.
Je prendrai maintenant un autre exemple dans ◀le▶ domaine du livre. Depuis que je connais ◀les▶ éditeurs, je ◀les▶ entends parler ◀de▶ ◀la▶ crise du livre ; je ◀les▶ entends répéter qu’ils ne peuvent imprimer tel ou tel ouvrage parce qu’il n’aura pas ◀de▶ public, c’est-à-dire en fait, parce qu’il ne ressemble pas aux « succès » que ces éditeurs ont connus jusqu’à présent. Il semblerait, à ◀les▶ en croire, que ◀le▶ public qui lit représente une petite masse invariable, ou même décroissante. Quels sont ◀les▶ faits ? Je vous citerai ◀l’▶expérience des guildes du livre. J’ai assisté à ◀la▶ création ◀de▶ ◀la▶ Guilde du livre ◀de▶ Suisse romande. Il s’agissait ◀de▶ produire des ouvrages ◀de▶ qualité littéraire dans ◀de▶ belles éditions reliées et illustrées, et ◀de▶ ◀les▶ vendre directement au public qui n’a pas ◀l’▶habitude ◀de▶ fréquenter ◀les▶ librairies. ◀Les▶ initiateurs ◀de▶ ◀l’▶entreprise consultèrent des spécialistes ◀de▶ ◀l’▶édition, et ◀le▶ grand écrivain suisse français C. F. Ramuz. Ce dernier se montra sceptique. Je ◀l’▶entends encore dire : « Vous aurez la première année 500 abonnés, la deuxième vous n’en aurez plus que 200 et la troisième année vous fermerez. » Or cette Guilde compte aujourd’hui 90 000 membres, lecteurs nouveaux pour la plupart, recrutés, détectés à domicile, et qui ont pris ◀l’▶habitude ◀de▶ lire. Quant aux éditeurs, absolument hostiles au projet, ils déclarèrent que ◀l’▶aventure échouerait, ou que si elle réussissait, elle leur enlèverait des lecteurs. Ils vivaient sur ◀le▶ dogme qu’il n’y avait en Suisse romande (qui compte 1 million ◀d’▶habitants) pas plus ◀de▶ 5 à 6000 lecteurs potentiels. ◀Le▶ succès ◀de▶ ◀la▶ Guilde du livre prouve aujourd’hui qu’il y avait en réalité dans ce pays des dizaines ◀de▶ milliers ◀de▶ lecteurs inconnus. Sur ce nombre, des milliers ont pris ◀l’▶habitude ◀d’▶acheter des livres aussi chez des libraires.
Bien d’autres guildes du livre se sont créées dans toute ◀l’▶Europe. Trois en France, totalisant près de 400 000 adhérents ; trois en Allemagne — dont ◀la▶ plus prospère réunit à elle seule 350 000 adhérents —, et bien d’autres en Autriche, en Suisse, en Hollande, en Scandinavie : toutes ensemble, elles ont fait surgir plus ◀de▶ 2 millions ◀de▶ lecteurs nouveaux, ce dont ◀les▶ éditeurs et libraires classiques ne peuvent que se féliciter.
Il convient ◀de▶ signaler également ◀l’▶extraordinaire succès européen des livres ◀de▶ poche, conçus selon ◀le▶ modèle du pocket book anglais et du paper back américain. Un seul chiffre suffit à ◀l’▶illustrer : au cours des dix dernières années, en Allemagne de l’Ouest, on a publié 80 millions ◀de▶ volumes vendus à 1 mark ou 1,50 mark. Et quels sont ◀les▶ auteurs ◀les▶ mieux vendus ◀de▶ ◀la▶ série ? 1. Thomas Mann, 2. Thornton Wilder, 3. Albert Schweitzer, 4. Kafka, 5. Albert Camus, 6. Pearl Buck. On avouera que ◀la▶ qualité n’a rien perdu à cette augmentation spectaculaire ◀de▶ ◀la▶ quantité.
◀De▶ ces quelques faits statistiques, nous pouvons tirer dès maintenant deux conclusions majeures. La première, c’est que ◀la▶ production et ◀la▶ consommation culturelles, au xxe siècle, sont devenues ◀d’▶immenses affaires et forment une branche importante ◀de▶ ◀l’▶économie ◀de▶ nos pays. La seconde conclusion, c’est que ◀les▶ fabricants et distributeurs ◀de▶ ces moyens ◀de▶ culture — éditeurs, dirigeants et producteurs ◀de▶ ◀la▶ radio et ◀de▶ ◀la▶ télévision — assument désormais nolens volens une responsabilité ◀d’▶éducateurs qui déborde largement ◀le▶ plan commercial. Il faut qu’ils s’en convainquent. Il faut qu’ils comprennent tout d’abord quelles possibilités ◀de▶ diffusion décuplées ou centuplées crée déjà, et créera toujours davantage ◀la▶ technique moderne. Cette technique, en effet, ne permet pas seulement ◀de▶ produire livres et disques à meilleur marché, en même temps que s’accroît ◀le▶ pouvoir ◀d’▶achat des masses ; mais surtout, elle permet ◀de▶ raccourcir ◀le▶ temps ◀de▶ travail à ◀l’▶usine, et ◀de▶ diminuer ◀la▶ fatigue en fin ◀de▶ journée. Tout concourt donc à rendre ◀de▶ grandes masses nouvelles plus réceptives pour ◀la▶ culture. Tout concourt à encourager ◀les▶ producteurs ◀de▶ mass médias à prendre une attitude générale ◀de▶ confiance envers ◀le▶ public. Il faut qu’ils renoncent une bonne fois à ◀l’▶idée périmée que ◀le▶ succès ne récompense que ◀la▶ facilité, ◀la▶ routine et ◀la▶ vulgarité. Il faut qu’ils visent plus haut, puisqu’ils ◀le▶ peuvent désormais. Il faut qu’ils acceptent à la fois ◀de▶ miser sur ◀l’▶exigence croissante des masses et ◀de▶ guider ◀les▶ goûts du public vers ◀la▶ qualité, au lieu de rester prisonniers des préjugés soi-disant réalistes ◀d’▶avant-hier.
Je me résumerai par deux mots : optimisme et responsabilité. ◀Les▶ motifs ◀d’▶optimisme sont nombreux et solides, nous en avons administré ◀les▶ preuves. Quant à savoir si ◀l’▶élargissement des loisirs conduira ou non à une élévation du niveau culturel, voilà qui dépendra essentiellement du sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité éducatrice qui se développera ou non chez ◀les▶ producteurs ◀de▶ mass médias.