Rudolf Kassner et la▶ grandeur (juin 1959)az
Rudolf Kassner vient de mourir à ◀l’▶âge ◀de▶ 86 ans, au comble ◀de▶ sa gloire secrète. Qui ◀l’▶a mis à son rang dans notre siècle ? ◀Les▶ meilleurs, certes, mais presque seuls : Valéry, Gide, Eliot, Auden, Paulhan, Saint-John Perse, Keyserling, C. J. Burckhardt. ◀La▶ France ◀l’▶ignore encore, malgré trois traductions78 qui suffiraient à résumer son œuvre, laquelle compte environ quarante volumes ◀d’▶une séduisante difficulté. (Il a traduit aussi Platon, Pouchkine et Gogol, Laurence Sterne et Newman, ◀le▶ Philoctète de Gide et ◀les▶ Éloges ◀de▶ Saint-John Perse.) Intimement lié avec Rilke et avec Hofmannsthal, il procède à la fois, par un étrange paradoxe, ◀de▶ ◀la▶ dialectique kierkegaardienne comme son cadet Kafka, et ◀de▶ ◀la▶ société autrichienne ◀d’▶avant 1914 comme Robert Musil. Ces cinq noms que ◀l’▶Autriche a donnés à ◀l’▶Europe sont parmi ◀les▶ plus grands des Lettres ◀de▶ ce temps. Ils illustrent, au même titre que ceux qu’on a cités d’entre ◀les▶ amis ◀de▶ Kassner, ◀la▶ seule littérature digne du nom ; et ◀l’▶on ne s’étonnera pas que Kassner soit resté, jusqu’ici, ◀le▶ moins connu d’entre eux, si ◀l’▶on songe à ce dont parle ◀la▶ presse dans ses rubriques dites « littéraires ».
Première approche ◀de▶ ◀l’▶œuvre
Ces premiers textes ◀de▶ Kassner, lus en français dans une précieuse et simple traduction79, lorsque j’essaie ◀de▶ me remémorer ◀l’▶espèce ◀de▶ choc que j’en reçus, à 25 ans, un seul mot me vient à ◀l’▶esprit : autorité. Avant ◀d’▶avoir compris ce qui était dit — j’entends compris à ◀la▶ manière intellectuelle et discursive, ramenant à des catégories, à des clichés —, j’avais reconnu ◀la▶ grandeur ◀d’▶un ton, ◀d’▶un style, ◀d’▶une impatience rigoureuse. Une manière ◀d’▶occuper ◀la▶ scène en deux répliques, ◀d’▶imposer une allure bien « rassemblée », n’admettant que des gestes nets et maîtrisés, puis ◀de▶ ◀la▶ briser soudain par une cascade ◀d’▶ellipses saisissantes qui laissaient ◀le▶ lecteur pantois, comme ◀l’▶antique injonction du Sphinx : devine, ou je te dévore ! Une constante énergie ◀de▶ ◀l’▶énoncé. Et une grande force ◀d’▶exclusion.
Seuls ◀les▶ mondains, pensais-je, savent encore exclure avec cette parfaite assurance, mais par manie, au nom d’une mode. Ici, tout au contraire, ◀la▶ force simplificatrice, ◀l’▶intolérance instantanée à l’égard du doute faible, ◀de▶ ◀l’▶adjectif incertain, et en général des complaisances « artistes » ou des clichés philosophiques, s’exerçaient en vertu d’une réflexion passionnément originale. Et je tentais ◀de▶ décrire — dans le premier article, je crois bien, publié en France sur Kassner80 — « ◀l’▶acuité lente ◀de▶ ◀la▶ réflexion, ◀l’▶alliage précieux ◀de▶ hauteur, ◀de▶ rigueur et ◀de▶ pitié humaine, ◀la▶ retenue presque solennelle mais qui sans cesse frôle ◀l’▶humour, et parfois tourne en sournoise malice » qui composaient, au sens magique du mot, ◀les▶ charmes ◀de▶ cette prose et son autorité. J’écrivais :
Dans ◀la▶ mesure même où Kassner se montre disciple ◀de▶ Kierkegaard, sa pensée paraît réfractaire à toute description, car elle opère sur des mythes concrets plutôt que sur des formules explicites. Même dans son essai ◀le▶ plus discursif, relativement, celui qui donne son titre au recueil, ◀les▶ mots-clés : mesure, forme, grandeur, métamorphose, miroir, limite, sacrifice, chance, drame et tension, ne sont guère définis que par leurs rapports mutuels et tirent ◀de▶ cette interdépendance leur valeur originale. Kassner reprend un des thèmes essentiels du préromantisme allemand, ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀l’▶antique et du moderne, non du point de vue littéraire comme on ◀le▶ fit en France, mais du point de vue des valeurs vitales (problème que notre xviie siècle se devait ◀de▶ ne pas poser).
◀L’▶homme antique peut atteindre ◀la▶ grandeur parce qu’il possède ◀la▶ mesure au sein d’un tout fini : « Famille, dieux, nature, tout lui commande ◀d’▶être grand. Grand pour ◀la▶ loi, grand pour ◀le▶ Tout. » Il ne se recherche pas soi-même, il vise à ◀la▶ plénitude élémentaire, définie par ◀la▶ loi, par son astre. ◀L’▶homme chrétien au contraire, ◀l’▶homme qui doit être surpassé, vit dans ◀la▶ démesure, et lorsqu’il « veut prendre mesure ◀de▶ lui-même, il se sent aussitôt incomplet et coupable. Il est donc possible ◀de▶ dire que ◀le▶ péché est ◀la▶ mesure du démesuré, et que pour ◀le▶ chrétien il n’est pas ◀d’▶autre grandeur ». Ainsi ◀le▶ chrétien existe en tant que ◀le▶ péché crée une tension entre lui et Dieu. Mais ◀le▶ péché ne devient réalité que pour ◀le▶ converti ; c’est donc ◀la▶ conversion qui figure ◀l’▶acte par excellence du chrétien, hors duquel il n’est pour lui ni mesure, ni grandeur, ni forme, mais seulement chimères et incohérence. Que ◀l’▶on considère en effet ◀l’▶homme moderne, ◀l’▶homme sans mesure naturelle : s’il ne retrouve pas ◀de▶ loi interne et ◀de▶ tension par ◀le▶ péché, il n’est plus qu’un être sans destinée, un Indiscret. « Sa substance interne est crevassée et divisée. Son œuvre souvent pleine ◀de▶ charme mais sans forme et sans but, peut bien nous stimuler, mais ne nous détermine jamais… Cet homme indiscret est distrait, et sa distraction vient de ◀l’▶intérieur… Il ne peut jamais sortir ◀de▶ son moi sans trahison et chaque manifestation ◀de▶ son essence intime ressemble par quelque côté à un outrage, voire à une impudeur. »
À ◀l’▶opposition du Beau objectif et ◀de▶ ◀l’▶intéressant sentimental qui pour Schiller et surtout pour Schlegel symbolisait celle ◀de▶ ◀l’▶antique et du moderne, Kassner répondrait aujourd’hui par ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀la▶ grandeur mesurée et ◀de▶ ◀l’▶indiscrétion journalistique81. ◀La▶ férocité réfléchie qui préside à son analyse ◀de▶ ◀l’▶indiscret nous vaut une description inégalable du mal du siècle. Ici, ◀le▶ mépris ne porte aucune atteinte à ◀la▶ perspicacité parce qu’il est vraiment souverain. Peut-être faut-il reconnaître à ce seul philosophe ◀le▶ privilège ◀d’▶avoir parlé sans complicité ◀de▶ ce qui nous détruit : Rudolf Kassner donne ◀la▶ sensation à peu près unique en ce temps ◀d’▶une pensée autoritaire. Entendons que, pour lui, penser n’est pas se débattre dans ses contradictions personnelles, parlementarisme intérieur qui nous mène lentement à ◀l’▶impuissance. (Si Kassner exprime un tourment, c’est en tant que ◀la▶ réalité humaine, non sa pensée privée, est tourmentée.) Penser n’est pas non plus s’ingénier sur des idées et des combinaisons ◀d’▶idées : mais créer ◀de▶ tout son être spirituel des faits nouveaux et vrais, dans un certain style. Car il n’est point ◀de▶ vérité sans forme. Quelques pages étranges et puissantes sur ◀les▶ chimères ◀de▶ Notre-Dame illustrent ce réalisme ◀de▶ ◀la▶ forme, hors de quoi il n’est qu’indiscrétion, et qui livre ◀la▶ clé ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀de▶ Kassner, comme aussi ◀de▶ son apparente obscurité. ◀D’▶où provient cette obscurité si fascinante ? ◀De▶ cela sans doute que Rudolf Kassner se garde bien ◀de▶ poser ◀les▶ problèmes dans nos catégories psychologiques. Il prend tout par des biais qui nous sont peu familiers. Et puis enfin, voilà une philosophie qui postule ◀la▶ vision, c’est-à-dire ◀l’▶appréhension poétique du monde. Rien n’est plus étranger au nominalisme qui envahit ◀la▶ critique sous ◀l’▶influence du journal.
Il faut savoir être secret pour penser avec autorité. Il faut savoir taire ce qui permettrait aux indiscrets ◀de▶ comprendre intellectuellement sans « réaliser ». Il faut que ◀les▶ pensées créées ne soient concevables qu’en elles-mêmes, et comme à ◀l’▶état sauvage, non par une explication qui ◀les▶ réduise et qui ◀les▶ domestique. Une pensée neuve ne saurait être comprise à moins ◀d’▶être recréée dans sa forme — ce dont certaine clarté dispense ◀le▶ lecteur. On pourrait dire aussi que ◀l’▶indiscret est celui qui se préoccupe ◀de▶ défendre plutôt que ◀d’▶illustrer. Ainsi, selon Kierkegaard, le premier homme qui s’avisa ◀de▶ défendre ◀la▶ religion mériterait-il ◀d’▶être appelé Judas numéro deux. Car il ne s’agit pas ◀de▶ professer une chose mais ◀d’▶être ◀la▶ chose. ◀Le▶ rare, c’est que chez Kassner, comme chez Kierkegaard, cette présence s’accommode ◀d’▶une ironie qui chez d’autres serait plutôt ◀le▶ fait du détachement. Une ironie à ◀l’▶intérieur des choses, qui ◀les▶ fouille et ◀les▶ purifie, une ironie née ◀de▶ ◀la▶ rigueur et non du scepticisme. ◀Le▶ dialogue ◀de▶ Laurence Sterne et du recteur Krooks sur Judas et ◀la▶ Parole est à cet égard ◀d’▶une saveur particulièrement riche et complexe : « ◀Les▶ bavards ne tirent pas ◀d’▶eux-mêmes toutes ◀les▶ paroles qu’ils profèrent ; ils ◀les▶ reçoivent des prophètes ; s’il n’y avait pas ◀de▶ prophètes, ◀les▶ bavards seraient peut-être des créatures très silencieuses, comme ◀les▶ belettes ou ◀les▶ étoiles filantes. »
Mais plus encore que leur conception ◀de▶ ◀l’▶« existence » et que leur ironie, ce qui rapproche Kassner et son maître, c’est leur vision tragique du péché. ◀Le▶ Lépreux, journal apocryphe ◀de▶ ◀l’▶empereur Alexandre Ier de Russie, n’est qu’une suite ◀de▶ méditations sur ◀le▶ thème du tout-ou-rien moral qui caractérise Kierkegaard.
On ne peut dire précisément ◀de▶ Kassner qu’il réfute ses adversaires — Freud en particulier, dans Christ et ◀l’▶Âme du monde — mais bien plutôt qu’à force ◀d’▶approfondir leur domaine propre, il ◀les▶ mine et ◀les▶ ruine intérieurement ; ou encore ◀les▶ dissout dans une réalité plus absolue. Telle est ◀la▶ forme des dialogues où culmine son art. ◀De▶ ces dialogues, où chaque interlocuteur, tour à tour, atteint à ◀l’▶expression ◀la▶ plus virulente ◀de▶ sa vérité — si bien que ◀la▶ conclusion ne peut être qu’implicite et fonction ◀d’▶une hiérarchie ◀de▶ valeurs, non ◀de▶ ◀la▶ seule exactitude des pensées — nous connaissons ◀le▶ modèle immortel, ◀le▶ Livre ◀de▶ Job. Il serait curieux ◀d’▶en suivre ◀la▶ filiation, jusqu’au Soulier ◀de▶ satin, ◀de▶ Claudel : ce serait une sorte ◀de▶ généalogie du réalisme poétique.
Telle fut ma première impression. Je ◀la▶ vois aujourd’hui confirmée par un commerce rarement interrompu avec une œuvre dont ◀la▶ difficulté, précisément, n’a pas cessé ◀de▶ me séduire et inciter.
Je suppose qu’il est devenu banal ◀de▶ déplorer ◀l’▶obscurité des essais et dialogues ◀de▶ Kassner. Elle est pourtant ◀la▶ garantie ◀de▶ leur pouvoir, et ne saurait traduire, à mon avis, qu’une intention profondément délibérée. Car il s’agit ici ◀d’▶une maïeutique, s’exerçant sur ◀les▶ mythes ◀de▶ ◀l’▶âme. Je parlais tout à ◀l’▶heure ◀d’▶ellipses « saisissantes » et c’était au sens littéral, non pathétique, ◀de▶ ◀l’▶adjectif. ◀L’▶ellipse ◀de▶ pensée n’est nullement, chez Kassner, un procédé ◀de▶ rhétorique, une manière ◀de▶ sauter ◀les▶ évidences ou platitudes intermédiaires. Elle est un acte ◀de▶ vision. Nous montrant d’un seul coup, sans transition, plusieurs objets que ◀la▶ coutume sépare, non seulement elle oblige à ◀les▶ voir ◀d’▶un œil neuf, mais encore elle excite à découvrir ◀l’▶angle particulier sous lequel a pu ◀les▶ voir, proches ou confondues, son auteur. (Cet angle ◀de▶ vision étant son vrai message.) Elle propose donc à ◀l’▶imagination un exercice spirituel, assez analogue, il me semble, à ceux qu’imposent aux néophytes ◀les▶ moines bouddhistes ◀de▶ ◀la▶ secte du zen.
Pourtant, ◀le▶ thème profond, omniprésent, ◀de▶ ◀l’▶œuvre, c’est à ◀l’▶inverse du bouddhisme, en apparence, ◀le▶ problème chrétien du Dieu-Homme, ◀d’▶où naît celui ◀de▶ ◀la▶ personne, générateur ◀de▶ ◀l’▶Occident. Problème ambigu s’il en fut, et qui échappe par définition à ◀la▶ pensée systématique et discursive : point ◀de▶ réponse rationnelle au cur deus homo ◀de▶ saint Anselme. Kassner gravite autour de ce mystère, ◀l’▶approche par ◀le▶ moyen ◀de▶ paraboles, ◀de▶ questions, ◀de▶ comparaisons. ◀De▶ quels autres moyens disposons-nous, qui soient ordonnés à cette fin ? Ce sont moyens ◀de▶ poésie, c’est-à-dire ◀d’▶âme, inadéquats sans doute, s’agissant ◀de▶ ◀l’▶Esprit… « ◀La▶ faculté principale ◀de▶ ◀l’▶âme est ◀de▶ comparer », remarque Montesquieu, et il ajoute :
Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout ◀d’▶un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture.
Ainsi s’opposent et se comparent, dans ses dialogues, mesure antique et démesure moderne, ou ◀les▶ grandes intuitions tautologiques ◀de▶ ◀l’▶Inde et ◀les▶ conséquences « dramatiques » ◀de▶ ◀l’▶incarnation ◀de▶ ◀la▶ Parole : par leurs images plutôt que leurs concepts ; sans conclusion. Mais ◀l’▶angle ◀de▶ vision s’est imposé. Et ◀l’▶imagination, irrésistiblement, s’oriente vers ◀le▶ mystère crucial.
S’agirait-il ◀d’▶une théologie ? Kassner veut voir. ◀D’▶une gnose, alors ? On pourrait ◀le▶ penser. ◀De▶ poésie ? Très certainement. Mais encore faudrait-il s’entendre sur ◀le▶ sens authentique ◀de▶ ce mot. Disons, pour couper court à ◀de▶ longs développements, que ceux-là seuls qui se font ◀de▶ ◀la▶ poésie une idée finalement plus favorable au Livre ◀de▶ Job et aux proverbes zen qu’à Lamartine ou même à Rilke, reconnaîtront dans ◀les▶ dialogues et ◀les▶ paraboles ◀de▶ Kassner son irréfutable présence.
Bâtons rompus
Au lendemain ◀de▶ la dernière guerre, des amis lui avaient ménagé une assez plaisante retraite dans ◀le▶ bourg ◀de▶ Sierre en Valais, non loin de cette tour ◀de▶ Muzot où Rilke passa ◀la▶ fin ◀de▶ sa vie. À travers ◀les▶ longs corridors ◀d’▶un château renaissant transformé en hôtel, un domestique poussait à vive allure son fauteuil roulant, jusqu’à ◀l’▶ombrage des marronniers ◀de▶ ◀la▶ terrasse. Là, Kassner recevait presque chaque jour des visiteurs venus des quatre coins ◀de▶ ◀l’▶Europe. Pourquoi n’y ai-je été que si rarement ? Sans doute à cause de ◀la▶ réserve qu’inspirent ◀les▶ plus profondes admirations. Mais peut-être aussi, et surtout, parce que je m’étais fait ◀de▶ Kassner ◀l’▶image ◀d’▶un maître spirituel, ◀d’▶un guru comme disent ◀les▶ hindous. Je ◀le▶ confesse cum grano salis, longue in the cheek — quelle serait donc ◀l’▶expression française ? — amusé ◀de▶ retrouver en moi cette persistance du premier choc reçu par mon adolescence prolongée. Transposant vingt-cinq ans en arrière une relation ◀de▶ maître à disciple qui avait été réelle dans mon esprit seulement et qui ne pouvait ni ne devait ◀l’▶être autrement, je ◀le▶ voyais bien, je jouais encore avec ◀l’▶idée que cette relation devait exclure tout bavardage et comporter quelque cérémonial : seul devant lui, se taire longtemps après une seule question qu’il eût posée, une seule sentence énigmatique à méditer, sans jamais oublier ◀le▶ risque du coup de bâton appliqué par ◀le▶ maître au disciple, si ce dernier propose une réponse erronée. (Ainsi fait-on dans ◀les▶ couvents bouddhistes du Japon.)82 Et justement Kassner serrait deux cannes dans ses énormes mains ◀d’▶infirme — paralysé des jambes dès ◀le▶ berceau — mais sa maîtrise n’exerçait d’autres sanctions, sur ◀les▶ trop nombreux visiteurs, que celles ◀d’▶un bref regard pénétrant ◀de▶ malice, ◀d’▶un éclat ◀de▶ voix sardonique ou ◀d’▶un subit changement ◀de▶ sujet. Après tout, n’était-ce pas ce que j’attendais ? Il parlait à bâtons rompus sur ◀le▶ dos des fervents indiscrets ! Et n’avais-je pas cédé à ◀l’▶illusion banale qui veut que ◀l’▶auteur et ◀l’▶œuvre soient pareils, alors qu’ils sont toujours en tension dialectique — du moins s’ils comptent ?
Nos trop rares entretiens m’ont appris sur Kassner cela surtout qu’il a si bien su taire dans toute son œuvre : cette manière discrètement ascétique, ou pour mieux dire allègrement disciplinée ◀de▶ dominer son grand malheur physique et ◀de▶ refuser que ce malheur ◀l’▶isole dans ◀la▶ seule profondeur ◀de▶ sa vision83. ◀D’▶où sa curiosité avide et amusée pour tous ceux que ◀l’▶on pouvait connaître, ne fût-ce que ◀de▶ réputation, qu’il avait bien connus lui-même ou rencontrés dans ses voyages innombrables en Europe, en Russie, en Inde. Il ne cessait ◀de▶ mettre et ◀de▶ remettre à jour son tableau ◀d’▶une certaine société finissante, composée certes des meilleurs esprits (morts et vivants) et des plus authentiques Grandes Dames, mais aussi ◀d’▶une foule ◀de▶ figures touchantes, excentriques ou typiques, qu’il se divertissait à évoquer ◀d’▶un seul trait fortement appuyé — et ◀l’▶on devinait alors qu’ils étaient ◀les▶ modèles des personnages ◀de▶ ses Dialogues et récits physiognomoniques, officiers, acteurs ou artistes, grands maniaques ◀de▶ ◀la▶ chasse ou du jeu, courtisans, courtisanes, ascètes, « indiscrets » ou ratés exemplaires. Cette collection ◀de▶ types ◀de▶ notre siècle puisait dans ◀l’▶Europe ◀de▶ naguère — surtout viennoise — ses éléments anecdotiques ou réalistes ; mais il ◀la▶ transformait en une mythologie évoquant ◀le▶ grouillement des créatures qui décorent ◀l’▶extérieur des grands temples ◀de▶ ◀l’▶Inde.
Je relève encore ceci dans ses Propos, confirmant ◀les▶ souvenirs que je viens ◀d’▶interpréter : « ◀Le▶ Witz (◀la▶ boutade, ◀le▶ trait ◀d’▶esprit) est ◀la▶ forme logique et naturelle que revêt ◀la▶ sociabilité chez ◀le▶ solitaire qui garde ses distances… » Finalement, je crois bien que Kassner est à peu près ◀le▶ seul homme que j’aie connu dont je ne puisse imaginer qu’il ait dit ou écrit une sottise ou, même en bavardant, une platitude. Qu’il s’agisse ◀de▶ ses pages ◀les▶ plus denses ou des anecdotes qu’il contait avec un humour énergique (ces deux mots accolés me rappellent son ton ◀de▶ voix), tout en lui, ◀l’▶œuvre et ◀l’▶homme, évoquait ◀la▶ présence ◀d’▶une maîtrise achevée, comme infaillible.
◀D’▶où ◀l’▶image qui me vint à ◀l’▶esprit, pendant notre première rencontre, ◀de▶ cet archer qui tire ◀les▶ yeux fermés et atteint à chaque coup ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ cible. ◀D’▶où mes allusions répétées à ◀la▶ technique du zen-bouddhisme — que je voudrais maintenant expliciter.
Kassner, Rilke et ◀le▶ zen
Une amitié des plus complexes, pour ne pas dire ambivalente, a lié longtemps Rudolf Kassner et Rainer Maria Rilke. Elle remonte aux années qui précédèrent ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914, et plusieurs témoignages importants nous en demeurent : lettres ◀de▶ Rilke à leur amie commune, ◀la▶ princesse de la Tour et Taxis, dédicace à Kassner ◀de▶ la Huitième Élégie ◀de▶ Duino, fin des Cahiers ◀de▶ Malte Laurids Brigge, portant ◀les▶ traces visibles ◀de▶ ◀l’▶influence kassnérienne ; et ◀les▶ sept essais successifs consacrés par Kassner à Rilke, ◀de▶ 1926, au lendemain ◀de▶ ◀la▶ mort du poète, jusqu’au trentième anniversaire ◀de▶ cette mort.
Dès le premier ◀de▶ ces essais, Kassner, tout en mettant ◀le▶ Poète au plus haut comme pur lyrique sans faille et sans clichés, prend ses distances : Rilke, écrit-il, a toujours refusé ◀l’▶idée fondamentale du sacrifice, seul chemin qui permet ◀de▶ passer ◀de▶ ◀l’▶intériorité fervente à ◀la▶ grandeur. Relisons ◀les▶ essais qui suivent : nous y voyons que pour Kassner, Rilke appartient décidément au monde du Père, « monde des enfants, des femmes et des vieillards », monde passif, féminin, sans conflits et sans drame, sans négation ni dialectique, monde « phallique » aussi, « mélange très singulier ◀de▶ candeur enfantine et ◀de▶ perversion », monde spatial, an-historique, désincarné, lunaire, monde ◀de▶ ◀l’▶âme et non ◀de▶ ◀l’▶esprit, profondément antipaulinien, et qui permet seul ◀de▶ comprendre chez Rilke « son hostilité au Christ, qui blesse ◀les▶ uns, paraît folle aux autres »… Je ne fais ici qu’énumérer ◀les▶ expressions souvent répétées, mais de plus en plus sévères à mesure que ◀le▶ temps passe, auxquelles Kassner recourt pour se différencier ◀de▶ celui que, pourtant, il ne cesse ◀de▶ tenir pour l’un des plus grands depuis Dante. ◀Le▶ monde ◀de▶ Kassner, au contraire, est ◀le▶ monde du Fils, ◀de▶ ◀la▶ Parole qui tranche et institue ◀le▶ drame, ◀le▶ monde ouvert par ◀la▶ tragédie grecque, par ◀l’▶Évangile, monde du Dieu-Homme et du paradoxe, du sacrifice et du Retour (Umkehr), ◀de▶ ◀la▶ Personne et ◀de▶ ◀la▶ Liberté. Monde viril où ne peut régner que « cette prose qui exclut ◀les▶ vers : Blaise Pascal, Laurence Sterne et Søren Kierkegaard. En tous trois je reconnais et vénère mes grands aïeux »84.
Une dernière fois, en 1956, Kassner revient sur ce débat inépuisable — et sans doute trouvera-t-on dans ses papiers posthumes bien d’autres notes qui s’y rapportent. ◀L’▶essai porte un titre curieux : Rilke, ◀le▶ zen et moi 85 et il est curieusement décousu. À propos de ◀l’▶influence qu’on lui attribue sur Rilke, Kassner cite à nouveau ◀la▶ phrase ◀de▶ ses Proverbes du yogi : « ◀Le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶intériorité à ◀la▶ grandeur passe par ◀le▶ sacrifice », phrase dont Rilke lui avait dit dans une lettre qu’il ◀la▶ sentait « écrite pour lui, et contre lui ». Il suggère en passant un parallèle entre Kierkegaard et Hamlet « qui tous ◀les▶ deux luttèrent pour ◀la▶ grandeur, non point à partir du Mythe, mais à partir de ◀la▶ Personne, par désespoir »86. Suit une digression sur ◀la▶ Duse, et subitement, Kassner en vient à ◀l’▶aspect « asiatique » du monde rilkéen, et au bouddhisme. Il a toujours aimé ◀le▶ Bouddha, dit-il. Il a suivi ses traces en Inde, sans bien connaître sa doctrine. Beaucoup plus tard, il entendit parler du zen, qui n’est resté qu’un nom pour lui. Mais dans ◀le▶ recueil ◀d’▶hommages publié pour ses 80 ans (◀le▶ Gedenkbuch déjà cité), ◀le▶ rapprochement que je suggérais entre ◀le▶ zen et sa propre pensée ◀l’▶a frappé :
Cela resta fixé dans ma mémoire, écrit-il, me tint alerté… jusqu’à ce que, peu de temps après, je fusse informé ◀de▶ ◀l’▶existence ◀d’▶une école du zen dont ◀les▶ maîtres parviendraient à ceci : atteindre ◀le▶ but sans ◀le▶ voir, placer ◀la▶ flèche au centre ◀de▶ ◀la▶ cible, ◀les▶ yeux fermés… Je pressentais maintenant ce que ◀le▶ zen signifiait et dans quel rapport il pouvait être avec mon œuvre, qui comptait à ce moment-là plus ◀d’▶un demi-siècle. Atteindre ◀le▶ but sans ◀le▶ voir (blind), celui qui peut cela ne doit-il pas avoir ◀le▶ but en lui-même ?… ◀Le▶ zen, ◀le▶ tir aveugle, est acte, mais cet acte est en outre notre pensée ◀la▶ plus profonde, ◀l’▶ultime, et ◀le▶ dirai-je, ◀la▶ pensée sans limites…
◀Le▶ zen suppose ◀la▶ dissolution, ◀l’▶éclatement ◀de▶ tout ◀le▶ conceptuel. ◀Le▶ point noir qu’atteint ◀la▶ flèche du tireur aux yeux bandés est ◀le▶ point zéro ◀de▶ ◀la▶ cible, ◀le▶ Néant qui est en même temps ◀le▶ Tout… Que signifie encore ◀le▶ zen, sinon ◀l’▶élimination ◀de▶ ◀la▶ fortune, au sens antique, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ chance, du hasard, et celui-là seul peut y arriver qui ne sépare plus ◀l’▶acte ◀de▶ ◀l’▶ascèse.
Ceci est absolument hindou, ajoute Kassner, appartient à ◀l’▶Asie, et n’eût été compris que par peu de Grecs, par ◀les▶ éléates, et par aucun Romain. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus : sur ◀la▶ flèche du vieux Zénon, qui n’atteint pas ◀le▶ but, et sur ◀le▶ tireur aveugle qui ◀l’▶atteint, qui, sans ◀le▶ voir, ◀l’▶atteint. Dans ◀les▶ deux cas, il s’agit du concept, ◀de▶ ◀l’▶idée et ◀de▶ ◀l’▶existence ◀de▶ ◀l’▶Infini, dès que ◀la▶ parole cesse ◀d’▶être une simple coque ; et il s’agit aussi ◀de▶ ◀l’▶union ultime du But et du Sens. Si je m’en tiens à cette interprétation du zen, Denis de Rougemont a raison ; il y a du zen, en fait, dans tous mes écrits, à commencer par cette « Morale ◀de▶ ◀la▶ musique » qui aujourd’hui, à cause de cela, remonte vers moi dans mon grand âge, sous un aspect nouveau et rajeuni.
Kassner rappelle alors sa conception ◀de▶ ◀la▶ musique comme absorption totale du contenu dans ◀la▶ forme, où il voit un équivalent ◀de▶ ◀l’▶unité du Tout et du Rien, maintenus ensemble et assumés par ◀la▶ seule force ◀de▶ ◀l’▶Imagination. Et il poursuit :
◀Le▶ zen nie ◀le▶ Dieu personnel, il ne ◀le▶ nie pas au nom du rationalisme, oh ! pas du tout, mais en vertu de son idée ◀de▶ ◀l’▶Infini, du trans-conceptuel, ◀de▶ ◀l’▶inconcevable, en vertu de ◀l’▶Imagination créatrice, qui est pour lui ◀la▶ seule forme possible ◀de▶ ◀la▶ foi.
Et certes, il m’est souvent venu à ◀l’▶esprit que cette Einbildungskraft 87, qui joue dans toute son œuvre un rôle aussi fondamental que ◀la▶ libido chez un Freud, pourrait bien être pour Kassner d’abord ◀la▶ seule forme possible ◀de▶ ◀la▶ foi — ce qui est plus gnostique qu’orthodoxe… Ne tire-t-il pas ◀le▶ zen ◀de▶ son côté ? Il ajoute d’ailleurs aussitôt qu’on ne saurait croire un seul instant qu’il ait jamais voulu donner un enseignement bouddhiste, ni se présenter après coup « comme un extravagant maître du zen » ! Il n’a que faire ◀d’▶une doctrine ou ◀d’▶un système ; mais peut-être, dans certains ◀de▶ ses livres, a-t-il jeté un pont, une arche par-dessus continents et millénaires, reliant ainsi ◀les▶ représentations ◀de▶ ◀l’▶ancienne Asie à celles ◀de▶ ◀l’▶Occident chrétien. Ce qui lui semble, en fin de compte, relier au zen sa propre pensée physiognomonique, c’est que l’un et l’autre se soucient davantage ◀de▶ limites que ◀de▶ causes. Et cette notion ◀de▶ limite, si importante pour lui, ◀le▶ ramène à Rilke, dont il cite ce vers :
Ici, dit-il, plus ◀de▶ théâtre… Il s’agit ◀de▶ limites, ◀d’▶abîme, ◀de▶ centre et ◀d’▶absence ◀de▶ centre. Il s’agit également ◀de▶ ◀la▶ limite entre existence et poésie, ou ◀de▶ ◀la▶ poésie comme existence, ce qui donne une parfaite question zen, ◀la▶ question dernière, peut-être, pour ◀les▶ hommes auxquels ◀la▶ Langue a été donnée. C’est cette question que ◀le▶ 23e des Sonnets à Orphée pose, ou tout au moins, comme il convient à Rilke, tient cachée :
C’est lorsqu’un pur essor vers où ?Qu’enfin, submergé par son gainCelui qui s’est approché des lointainsSera ce que son vol solitaire a conquis.
« Voilà qui est zen, conclut Kassner, ou solution ◀d’▶un problème zen par ◀le▶ poète, par ◀la▶ langue, ◀la▶ langue vivante des images, non des concepts. » C’est ainsi, finalement, par ◀le▶ détour du zen, que ◀le▶ Kassner des derniers temps ◀de▶ sa vie a pu relier son monde et celui ◀de▶ Rilke. Par un suprême dépassement des concepts, au nom du Sens qui est ◀le▶ But à ◀l’▶infini.
◀Le▶ But, ◀la▶ Flèche et ◀l’▶Homme
Kassner avait sans doute pris connaissance du zen par ◀le▶ précieux petit livre ◀d’▶Herrigel sur ◀L’▶Art chevaleresque du tir à ◀l’▶arc 88. ◀Le▶ vers ◀de▶ Rilke sur ◀le▶ vin a donc pu lui rappeler ce précepte donné par un maître à un peintre : « Observe ◀le▶ bambou pendant dix ans, deviens bambou toi-même, puis, oublie tout et peins. » (Problème ◀de▶ ◀la▶ limite entre existence et art, ou ◀de▶ ◀l’▶art comme existence.)
D’autres correspondances ont pu ◀le▶ frapper. N’a-t-il pas reconnu ◀le▶ style même, et sinon ◀le▶ son ◀de▶ sa voix, qu’on est seul à ne pas reconnaître, du moins ◀le▶ mouvement ◀de▶ pensée ◀de▶ ses Dialogues et Paraboles dans ces paroles ◀d’▶un maître zen sur ◀le▶ tir à ◀l’▶arc :
Celui qui est capable ◀de▶ tirer avec ◀l’▶écaille du lièvre et ◀le▶ poil ◀de▶ ◀la▶ tortue, c’est-à-dire ◀d’▶atteindre ◀le▶ centre ◀de▶ ◀la▶ cible sans arc (écaille) et sans flèche (poil), ce dernier est Maître, dans ◀l’▶acception ◀la▶ plus élevée du terme, Maître ◀de▶ ◀l’▶art sans art, mieux, il est ◀l’▶art sans art, à la fois ainsi Maître et non-Maître. Par ce revirement, en tant que mouvement immobile, danse sans danse, ◀le▶ tir à ◀l’▶arc se fond dans ◀le▶ zen.
Mais voici ◀le▶ plus remarquable. Il semble que Kassner ne se soit pas souvenu ◀d’▶avoir écrit lui-même dans ses Proverbes du yogi 89 ◀les▶ phrases suivantes :
Quand je décoche une flèche, ◀le▶ but que je vise est toujours dans ◀le▶ fini. ◀Le▶ point où tombe ◀la▶ flèche, c’est ◀le▶ fini (sans limites). À la place de ce fini (sans limites) posons ◀l’▶infini (◀la▶ liberté) ; ◀le▶ but deviendra ◀le▶ sens. Mais ◀la▶ flèche, dans ce cas, c’est ◀l’▶homme.90
Relisons maintenant Herrigel, ce philosophe allemand qui est allé au Japon pour s’initier au zen en s’entraînant au tir à ◀l’▶arc.
Vos flèches manquent ◀de▶ portée (fait remarquer ◀le▶ Maître au débutant) parce que spirituellement vous ne portez pas assez loin. Comportez-vous comme si ◀le▶ but était ◀l’▶infini… Un bon archer tire plus loin avec un arc ◀de▶ moyenne puissance qu’un archer sans âme avec ◀l’▶arc ◀le▶ plus fort. ◀Le▶ résultat ne dépend pas ◀de▶ ◀l’▶arc mais ◀de▶ ◀la▶ « présence ◀d’▶esprit », du dynamisme et ◀de▶ ◀la▶ faculté ◀d’▶éveil avec laquelle vous tirez.
Ou encore :
◀La▶ Grande Doctrine du tir à ◀l’▶arc ignore tout ◀d’▶une cible dressée, à une distance déterminée ; elle ne connaît que ◀le▶ but, qui ne s’atteint ◀d’▶aucune manière technique, et si elle lui donne un nom, ce sera : Bouddha.
Enfin ceci, qui devait combler chez Kassner ◀le▶ penseur existentiel autant que ◀le▶ physiognomoniste : ◀le▶ disciple dit au maître :
Je crains ◀de▶ ne plus rien comprendre… Est-ce moi qui touche ◀le▶ but ou bien ◀le▶ but qui m’atteint ? Ce que vous appelez ◀le▶ « quelque chose » (qui tire) est-il ◀de▶ nature spirituelle aux yeux du corps, ou corporelle aux yeux de ◀l’▶esprit ? Ou ◀les▶ deux à la fois ? Ou bien ni l’un ni l’autre ? Toutes ces choses, arc, flèche, moi, s’amalgament tellement que je ne suis plus capable ◀de▶ ◀les▶ séparer… ◀Le▶ Maître m’interrompit alors et dit : Voilà justement ◀la▶ corde ◀de▶ ◀l’▶arc qui vient de vous traverser !
Mais je n’en finirais pas ◀de▶ citer tantôt Kassner, tantôt ◀les▶ maîtres du zen, au risque de confondre leurs énigmes et leurs réponses non moins énigmatiques parce qu’elles renvoient toujours ailleurs, au tout unique, à ◀l’▶infini, où se rejoignent d’un seul coup, dans ◀l’▶illumination ◀de▶ ◀la▶ vision (dirait Kassner) du satori (disent ◀les▶ bouddhistes) l’Un et ◀le▶ Tout, ◀l’▶individu et ◀le▶ sens final91. J’en reviens donc à ◀l’▶homme que j’essaie ◀de▶ décrire par ◀le▶ biais ◀d’▶une vision particulière que j’eus ◀de▶ lui, et dans laquelle il semble bien qu’il se soit finalement reconnu.
J’ai dit que ◀l’▶image ◀d’▶un maître zen m’était venue en écoutant parler Kassner. Et voici ce qu’il dit lui-même ◀de▶ ◀la▶ conversation telle qu’il ◀l’▶entend et ◀la▶ pratique :
Je suis toujours chargé (comme un fusil) quand je suis réellement alerté, éveillé. ◀Le▶ dialogue, ◀la▶ dialectique sont alors ◀les▶ moyens convenables pour provoquer ◀l’▶étincelle, ◀la▶ détente, ◀le▶ drame du rejaillissement ◀d’▶une image, ◀d’▶une idée survenant, ◀d’▶un principe ; ◀le▶ coup est parti, tout de suite, sans réflexion, sans scrupule douloureux, cela jaillit et puis, parfois, cela touche ◀le▶ noir. ◀De▶ là mon « Tireur zen », mon zen… ◀L’▶arc est toujours tendu. Et oui, bien sûr, pourquoi ne pas penser ici au bios ◀d’▶Héraclite, qui signifie Vie et Arc, vie qui appelle et produit, et arc qui donne ◀la▶ mort ?
Mais il ajoute aussitôt que ◀le▶ silence est pour lui une véritable volupté — pendant des heures, chaque soir — et que c’est bien cette volupté qu’on pourrait qualifier ◀de▶ bouddhiste…
Si j’avais pu revoir Kassner, ◀l’▶hiver dernier, venant ◀de▶ lire son essai sur ◀le▶ zen et Rilke, je lui aurais posé des questions qu’il laisse à jamais sans réponse. Je lui aurais dit sans doute : ◀le▶ but du zen est ◀de▶ nous libérer du moi conscient, mais ◀le▶ sens dernier ◀de▶ votre œuvre est ◀de▶ libérer ce moi conscient (qui est ◀la▶ personne) du moi factice, du personnage et ◀de▶ son masque, laissant alors paraître ◀le▶ visage. Entre ◀les▶ deux « abîmes » du monde magique, qui est ◀le▶ monde sans mesure ◀d’▶avant ◀le▶ drame, ◀d’▶avant ◀l’▶idée et ◀la▶ Parole — et du monde collectif, qui est sa contrepartie plate et abstraite, et que vous nommez souvent « magie à rebours », vous nous avez montré ◀la▶ voie ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀le▶ passage vers ◀l’▶esprit et vers ◀la▶ liberté, qui est souffrance et vision, tension et sacrifice, incarnation ◀de▶ ◀la▶ Parole dans ◀l’▶histoire. Maintenant, comment passer ◀de▶ cette réalité qui est liberté ◀de▶ ◀la▶ personne, à celle du zen qui est négation du personnel ? Ou plutôt, saurez-vous nous faire voir ◀l’▶unité finale des deux voies ? Nul autre mieux que vous, vous seul sans doute…
Il n’est plus là. Mais j’imagine que ses Propos, que ◀l’▶on commence à publier, vont apporter des éléments sans prix pour ◀le▶ Grand Œuvre ◀de▶ ce temps, ◀la▶ transmutation créatrice des valeurs ◀de▶ ◀l’▶Orient et ◀de▶ ◀l’▶Occident.
Je ne pouvais présenter Kassner à des lecteurs dont la plupart ne ◀l’▶ont pas lu, en suivant ◀la▶ méthode usuelle : car on ne ◀le▶ trouverait pas, on ne toucherait rien ◀de▶ lui en partant ◀de▶ généralités. Il est par excellence ◀l’▶auteur incomparable. Et de même, son œuvre défie toute espèce ◀de▶ catégorie. Ni philosophe professionnel, ni romancier, ni dramaturge, ni poète, il demeure à mes yeux ◀le▶ type même du créateur au xxe siècle. En abordant cette œuvre difficile et mal connue (surtout en France) par l’un ◀de▶ ses aspects ◀les▶ plus particuliers, j’entends par sa relation récemment entrevue avec ce qui semblait ◀le▶ plus éloigné ◀d’▶elle, j’ai tenté ◀d’▶épouser son style et son mouvement, essentiellement paradoxaux, dans ◀l’▶espoir ◀d’▶alerter quelques esprits, curieux ◀d’▶une grandeur authentique. Je pensais à ce personnage du plus beau dialogue ◀de▶ Kassner92, ◀l’▶oncle Hammond Sterne, ◀de▶ Bath, qui haïssait ◀les▶ boutons et n’admettait au monde que ◀les▶ boucles :
Mon oncle s’agitait tout particulièrement et s’abandonnait à ◀de▶ sombres pensées lorsqu’il lui arrivait ◀de▶ parler ◀de▶ quatre grands boutons ◀de▶ nacre, fixés à ◀l’▶habit ◀d’▶un clown célèbre ◀de▶ son temps, Big Button. ◀Les▶ pensées que ces quatre boutons éveillaient dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀l’▶oncle Hammond étaient absolument originales et ne tarissaient pas. ◀L’▶oncle Hammond pouvait, à partir de ces boutons, penser dans toutes ◀les▶ directions, jusqu’à Dieu ; il fallait donc considérer comme un grand bonheur pour lui qu’il eût pu ◀les▶ voir.