Editeuropa (septembre 1959)bz
Il est clair qu’on ne fera pas l’Europe avec des livres, mais pourra-t-on la faire sans eux ? Car c’est en bonne partie par leur moyen qu’on l’a défaite : le Livre et le Manuel, autant que la Presse, ont fomenté depuis un siècle la plupart de nos nationalismes, derniers et pires obstacles à l’union nécessaire. C’est donc au Livre et au Manuel qu’il appartient de▶ combattre le mal qu’ils ont causé et ◀de▶ nous guérir ◀de▶ nos réflexes nationalistes, en réveillant dans chacun ◀de▶ nos peuples le sens ◀de▶ son appartenance à un ensemble humain et spirituel qui dépasse largement la nation, non seulement dans l’espace, mais dans le temps. Car l’Europe existait bien avant les nations, et nulle d’entre elles ne saurait lui survivre. Elles peuvent la tuer par leurs rivalités, comme elles l’ont déjà presque fait à deux reprises dans notre siècle, mais elles périraient avec elle. L’avenir ◀de▶ chaque nation du continent se confond donc avec l’avenir même ◀de▶ l’Europe, c’est-à-dire avec son union.
◀De▶ fait, la cause européenne a marqué des progrès immenses, depuis dix ans, dans le domaine ◀de▶ l’édition. Le nombre des publications étudiant l’Europe comme ensemble va chaque année croissant dans nos divers pays. Notre Bibliographie en donnera quelque idée. Mais nous n’avons retenu que le meilleur. Parmi les centaines ◀d’▶ouvrages que nous avons pu lire sur l’Europe, il faut reconnaître que beaucoup ne font que répéter ce qui a déjà été écrit dans d’autres langues, que retracer le même historique, que regrouper les mêmes informations, ou que redécouvrir les mêmes idées : gaspillage ◀d’▶énergie et perte ◀d’▶efficacité. De plus, tout ouvrage sur l’Europe veut et doit, par définition, dépasser le cadre national : or il manque en partie son but s’il n’est lu que dans un seul pays, en une seule langue.
Le problème concret qui se pose à l’écrivain « européen » est donc ◀de▶ trouver les moyens ◀d’▶atteindre vite, et simultanément le public auquel il s’adresse, c’est-à-dire les publics des pays différents dont il expose les intérêts communs.
Quant au problème ◀de▶ l’éditeur, il consiste d’abord à découvrir ce qui est valable et neuf dans l’abondante littérature provoquée par les plans ◀d’▶union, ensuite à s’assurer que les ouvrages retenus sont susceptibles ◀de▶ trouver une audience internationale, condition ◀de▶ leur succès commercial et ◀de▶ leur utilité pour la cause ◀de▶ l’Europe.
Enfin, n’oublions pas le problème particulier des organismes européens, tant officiels que privés : les travaux ◀de▶ leurs experts, ◀de▶ leurs boursiers, ◀de▶ leurs congrès et ◀de▶ leurs séminaires n’étant pas soutenus à l’échelon national comme les autres travaux spécialisés, il s’agit ◀de▶ créer pour eux un système ◀d’▶édition et ◀de▶ distribution à l’échelon européen.
C’est pour tenter ◀de▶ répondre à ces questions nouvelles que le Centre européen de la culture, ayant recueilli les suggestions des trois groupes intéressés, et notamment ◀de▶ quelques grands animateurs ◀de▶ l’édition contemporaine, a lancé le projet qui devait se réaliser sous le nom ◀d’▶Editeuropa.
Il s’agit ◀d’▶une association qui groupe actuellement 8 éditeurs, représentant non pas leur pays mais leur langue42. Les objectifs ◀de▶ ce pool sont définis par les statuts signés au mois ◀de▶ septembre 1958, à l’occasion ◀d’▶une réunion qui coïncidait avec la Foire internationale du Livre, à Francfort : « … choisir ◀d’▶un commun accord et publier simultanément des ouvrages littéraires, encyclopédiques et scientifiques propres à développer une meilleure compréhension des problèmes fondamentaux européens ou à illustrer le génie ◀de▶ l’Europe ».
La présidence ◀de▶ l’assemblée générale doit être exercée tour à tour, pour un an, par chacun des membres du pool. Le secrétariat est assuré par le CEC à Genève43, et il est entré en fonctions dès l’automne 1958. Il a la charge ◀d’▶étudier les propositions émanant des membres du pool, des institutions européennes, ou des auteurs, ou ◀d’▶en présenter lui-même ; ◀de▶ réunir les manuscrits et ◀de▶ préparer la sortie ◀de▶ la « Collection européenne » dont les premiers volumes doivent paraître au printemps 1960, et s’échelonner à raison de 3 ou 4 par an.
Les premiers titres proposés au choix des membres du pool, et retenus par l’assemblée générale — seule habilitée à décider ◀de▶ la publication, à la majorité des deux tiers — se répartissent en trois catégories : Actualités européennes, ouvrages ◀de▶ fond, livres ◀d’▶art illustrés. D’autres séries sont à l’étude.
L’idée ◀de▶ ce nouveau pool est simple : publier des ouvrages ◀d’▶intérêt général européen simultanément en huit langues. Les principaux problèmes signalés tout à l’heure, celui des auteurs traitant ◀de▶ l’Europe, celui des éditeurs désireux ◀de▶ les publier, et celui des institutions qui agissent à la fois comme auteurs et distributeurs, trouveraient ainsi un bon début ◀de▶ solution. Mais si l’idée s’impose par sa simplicité autant que par sa nouveauté, il n’en va pas de même ◀de▶ son exécution.
Il s’agit en effet ◀de▶ choisir ou ◀de▶ faire écrire des manuscrits répondant à une série ◀de▶ conditions dont certaines apparaissent contradictoires. Tout l’art ◀de▶ l’éditeur consiste à concilier les exigences ◀de▶ la qualité et celles ◀de▶ la vente. Le jeu se complique, ici, du fait que d’une part, la qualité littéraire ou intellectuelle n’est plus seule suffisante, et qu’il faut y ajouter l’exigence ◀d’▶une signification européenne ; tandis que, d’autre part, les possibilités ◀de▶ vente doivent exister non pas dans un seul pays, mais dans huit au moins. Tel livre peut être excellent en soi, et très « vendable », mais s’il n’apporte pas ◀de▶ contribution certaine aux buts européens ◀de▶ l’association, celle-ci n’a pas ◀de▶ raison ◀de▶ l’inclure dans sa collection. En revanche, tel autre livre peut paraître important ou utile pour la cause européenne, mais peu « vendable » en général, ou impossible à lancer dans certains pays. Il faut tenir compte, en effet, ◀de▶ l’inégalité des huit marchés linguistiques représentés dans le pool, des coutumes très différentes, des traditions et susceptibilités nationales, etc. qui feront qu’un même ouvrage publié par la Collection européenne risque ◀d’▶être une « panne » totale dans tel pays, même s’il est un succès dans plusieurs autres. ◀D’▶où la nécessité ◀d’▶un règlement très souple et ◀d’▶un esprit vraiment européen ◀de▶ coopération constructive et tolérante, chez les membres ◀de▶ l’association.
Pour réelles et inévitables qu’elles soient, ces difficultés ne sauraient nous arrêter, si nous considérons les avantages que la formule du pool peut offrir : aux auteurs, l’assurance ◀d’▶être traduits simultanément dans nos principales langues, moyennant un seul contrat ; aux éditeurs, la garantie que les ouvrages choisis bénéficieront du prestige et ◀de▶ la publicité résultant ◀d’▶un lancement international.
Peut-être est-il permis ◀d’▶imaginer que si le pool Editeuropa surmonte avec succès l’épreuve du feu, celle ◀d’▶une première année ◀de▶ publications, il pourra contribuer à l’élaboration ◀d’▶une véritable politique ◀de▶ l’édition « européenne ».