Henri Brugmans, Les▶ Origines ◀de▶ ◀la▶ civilisation européenne (septembre 1959)ca
◀L’▶auteur se défend ◀de▶ croire à ◀l’▶histoire éducative ou utile, celle ◀d’▶un Bossuet ou ◀d’▶un Fénelon, pourvoyeuse ◀de▶ conseils politiques. Car il voit bien que ◀l’▶on appelle « hardies ou téméraires, généreuses ou imprudentes, sages ou trop molles » des actions similaires, selon leur seule issue. Il conçoit ◀l’▶histoire comme une « psychanalyse collective », comme une prise de conscience du groupe humain, qui ◀le▶ prépare à sa mission présente « en ◀l’▶émancipant ◀de▶ ses complexes ». Dans cette vue ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀l’▶objectivité pure ne mènerait qu’à déchiffrer des documents. Or : « Au départ ◀de▶ tout travail historique se trouve une philosophie implicite, qui est surtout dangereuse lorsqu’elle reste inconsciente. »
Depuis cent ans, ◀l’▶enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire est dominé par une doctrine ◀le▶ plus souvent informulée, que ◀l’▶auteur définit comme ◀le▶ « natiocentrisme ». Doctrine évolutionniste, idéaliste et déterministe à la fois, que ◀l’▶historien, selon Brugmans, se doit ◀de▶ répudier d’abord du seul point de vue ◀de▶ ◀la▶ méthode, sans même parler des désastreuses conséquences politiques qu’elle entraîna.
Ici Brugmans pose trois questions :
Premièrement : Est-il vrai que ◀l’▶État national actuel soit ◀le▶ produit naturel, normal et, dans une certaine mesure, « idéal », du progrès ? — Deuxièmement : ◀La▶ science historique peut-elle, sans forcer ◀les▶ données dont elle dispose, retrouver ◀l’▶existence ◀d’▶une continuité nationale « se perdant dans ◀la▶ nuit des temps » ? — Troisièmement : Est-il permis ◀de▶ séparer ◀le▶ phénomène national ◀de▶ son contexte général et ◀de▶ ◀l’▶isoler comme s’il était ◀le▶ phénomène déterminant qui, à lui seul, expliquerait ◀l’▶histoire ?
En quelques pages nourries ◀d’▶exemples frappants, Brugmans montre pourquoi ◀l’▶on doit répondre non aux trois questions ; il établit que ◀l’▶Europe est antérieure à ses nations (qu’elle seule explique et non ◀l’▶inverse), et il formule ◀les▶ thèses directrices ◀d’▶une interprétation générale ◀de▶ ◀l’▶Europe comme « champ ◀d’▶étude intelligible », selon ◀la▶ formule célèbre ◀de▶ Toynbee. Texte classique, à méditer non seulement par ◀les▶ professeurs, instituteurs et autres enseignants, mais par tous ceux qui peuvent jouer un rôle dans ◀l’▶édification ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, et que des préjugés scolaires retiennent encore, au seuil ◀d’▶agir.
« Civilisation incomparablement dynamique, (◀l’▶Europe) réinterprète sans cesse ses grandes autorités traditionnelles. ◀Les▶ variations ◀de▶ son histoire ne s’expliquent que par un fond commun… Qui veut écrire ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe doit commencer par ◀les▶ héritages. » ◀L’▶auteur en décrit cinq : Rome, ◀les▶ Barbares, ◀l’▶hellénisme, Israël et ◀le▶ christianisme. À ◀la▶ triade classique Athènes-Rome-Jérusalem, il ajoute à bon droit ◀l’▶héritage des Barbares, Celtes, Germains et Slaves, dont ◀l’▶apport trop souvent méconnu (pour avoir été trop souvent exagéré jusqu’à ◀l’▶absurde par ◀les▶ propagandes que ◀l’▶on sait), vient ◀d’▶être replacé dans sa plus juste perspective par G. de Reynold ; et il distingue plus soigneusement que d’autres ◀l’▶héritage hébraïque ◀de▶ celui du christianisme.
C’est avec sa deuxième partie, ◀les▶ Expériences communes, que Brugmans aborde vraiment ◀la▶ « réinterprétation » annoncée. Et cela va nous conduire ◀de▶ Constantin à Grégoire VII, à travers ◀les▶ siècles ◀les▶ moins généralement connus ◀de▶ notre aventure, ceux durant lesquels se nouera la première synthèse spécifiquement européenne. Brugmans, comme Dawson et G. de Reynold, s’attache à cette période pour mieux mettre en lumière ◀la▶ « maturité » qu’elle prépare, et qu’inaugure ◀le▶ xie siècle.
Friedrich Heer tient que « ◀l’▶Europe s’est constituée aux xie et xiie siècles », et Marc Bloch écrivait que « ◀l’▶Europe fut une création du haut Moyen Âge ». Enfin Reynold appelle chrétienté, c’est-à-dire Europe, ◀les▶ xie , xiie et xiiie siècles, après quoi commence selon lui « ◀la▶ déformation ◀de▶ ◀l’▶Europe ». Quelles que soient leurs variations ◀d’▶un ou deux siècles dans ◀l’▶appréciation ◀de▶ ◀l’▶époque ◀de▶ « naissance », tous ces auteurs catholiques s’accordent à reconnaître dans ◀le▶ Moyen Âge ◀le▶ « sommet » ◀de▶ ◀l’▶Europe. À quoi ◀l’▶on pourrait opposer que ◀le▶ terme ◀d’▶Europe, si fréquent sous ◀les▶ Carolingiens, disparaît précisément du xie au xive siècle, et ne reparaît guère qu’avec ◀les▶ œuvres du pape Pie II (Æneas Silvius Piccolomini) vers ◀le▶ milieu du xve siècle… Il y a là un beau paradoxe historique, que nous ne pouvons que signaler dans cette brève recension.
◀Le▶ grand avantage ◀de▶ Brugmans, étudiant ◀la▶ période carolingienne ou ◀la▶ formation du Saint-Empire, par exemple, c’est qu’il est Hollandais ◀de▶ culture polyglotte. Voilà qui lui permet ◀de▶ se placer à un point de vue qui n’est ni français ni germanique, ni latin ni anglo-saxon, quant aux préjugés, mais tout cela à la fois quant aux sources et aux exemples invoqués dans ◀les▶ littératures ◀les▶ plus variées. Il était important que ◀l’▶on écrive en français une histoire qui situe ◀l’▶évolution « française » avant ◀la▶ lettre dans une perspective européenne, exempte ◀d’▶interprétations inspirées par un nationalisme rétrospectif, et qui explique en remontant au plus haut (bien avant ◀le▶ jacobinisme !) certains réflexes antifédéralistes ◀de▶ ◀la▶ France actuelle.