Luis Diez del Corral, El rapto de▶ Europa (septembre 1959)cd
« Créatrice par excellence, ◀l’▶Europe s’est créé aussi, directement ou indirectement, la plupart de ses propres malheurs. » Elle a créé ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶humanité, ◀de▶ ◀l’▶universalisme, et en son nom, elle a donné au monde tout ce qu’elle inventait pour elle-même. Elle a donné son nationalisme, son idée du droit des peuples à disposer ◀d’▶eux-mêmes, sa science, son hygiène, sa technique, son capitalisme et son marxisme. Elle a fait une immense publicité aux secrets ◀de▶ son efficacité. Elle a fait ◀le▶ monde, qui lui renvoie son image déformée, ◀le▶ plus souvent hostile. Cette immense « expropriation », voilà bien ◀le▶ nouvel Enlèvement ◀d’▶Europe, qui fournit ◀le▶ thème central ◀de▶ ◀la▶ série ◀d’▶essais réunis sous ce titre par M. Luis Diez de Corral, professeur à ◀l’▶Université ◀de▶ Madrid.
◀L’▶auteur est ◀de▶ ◀l’▶école ◀d’▶Ortega : c’est dire qu’une vision poétique, imaginative, ou selon ses propres termes une « intelligence visuelle », domine chez lui ◀l’▶érudition et ◀la▶ documentation — si vastes soient-elles — et cherche à saisir par ◀l’▶intuition et par ◀la▶ sensibilité aux mythes ◀les▶ structures intimes du panorama européen, situé dans une perspective mondiale.
Comme Ortega, Diez del Corral aime à se référer aux philosophes et historiens allemands — Hegel, Nietzsche, Meinecke, Max Weber, Spengler, Dilthey et Jaspers — mais aussi à Auguste Comte, à Toynbee, et à saint Augustin, c’est-à-dire aux grands auteurs ◀de▶ systèmes ◀de▶ ◀l’▶Histoire ; mais pour ne pas ◀les▶ imiter. A-t-on remarqué que ◀les▶ génies systématiques sont régulièrement amenés à des conclusions pessimistes sur ◀les▶ destins ◀de▶ notre Europe ? Je crois bien que Hegel est ◀la▶ seule exception, qui persistait à voir dans ◀l’▶Europe « ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Histoire ». Pour tous ◀les▶ autres, ◀le▶ mot fin ne signifie pas but mais décadence et chute. Notre auteur, au contraire, tient que « ◀la▶ mission ◀de▶ ◀l’▶Europe n’est pas terminée, loin de là ». Car si ◀l’▶Europe s’est réduite elle-même par ◀l’▶extension des autres, qu’elle seule a permise, elle n’en demeure pas moins « ◀l’▶antique matrice spirituelle » ◀de▶ ◀la▶ civilisation qu’elle a exportée, et cela n’est pas « expropriable ». Pourtant, nulle exaltation romantique dans cette conclusion confiante. Derrière ◀la▶ figure prométhéenne du Faust européen, qui lentement se guérit ◀de▶ sa cécité — c’est-à-dire ◀de▶ sa superbe ignorance du monde animé par ses œuvres — Diez del Corral, bon Espagnol, ne manque pas ◀d’▶évoquer ◀la▶ grande ombre du Chevalier à ◀la▶ Triste Figure : c’est-à-dire qu’au-delà du monde technique, comme avant lui, ◀les▶ réalités spirituelles sont ◀la▶ « vraie vie » dont parlait Rimbaud, trois fois cité en épigraphe à ces essais, avec une efficacité extraordinaire. Il importe ◀d’▶ajouter à cette très brève caractérisation du thème et ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀l’▶ouvrage, que ◀de▶ solides études sociologiques, politiques et esthétiques en constituent ◀le▶ corps : sur « ◀l’▶expropriation ◀de▶ ◀la▶ cité rurale », sur ◀la▶ « sécularisation du dynamisme historique » (essentiellement chrétien), sur « ◀l’▶aliénation ◀de▶ ◀l’▶Art », et enfin sur ◀les▶ concepts ◀de▶ « Nation, Nationalisme et Supernation » ; ce dernier chapitre à lui seul vaudrait ◀la▶ lecture ◀de▶ ce beau livre.
N’est-il pas remarquable que ◀l’▶Espagne, pays ◀de▶ ◀la▶ périphérie européenne, ait nourri dans ce siècle ◀la▶ plus brillante école ◀d’▶interprètes ◀de▶ notre culture : Unamuno, Ortega, Maranon, Madariaga, et plusieurs autres, auxquels s’égale Diez del Corral ? Seul Valéry sut être aussi profond sans pédantisme.