Éclipse ou disparition d’▶une civilisation ? (1960)o
I
◀Le▶ xxe siècle a vu ◀la▶ civilisation européenne étendre à ◀la▶ Terre entière ses bienfaits, ses méfaits, ses produits et certaines ◀de▶ ses formes ◀de▶ vie.
Mais en même temps, ◀le▶ xxe siècle a vu se multiplier ◀les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence européenne : et ces prophètes sont tous, ou presque tous Européens. Au lieu d’entonner ◀le▶ chant séculaire ◀de▶ ◀la▶ victoire sans précédent remportée par ◀les▶ pouvoirs civilisateurs ◀de▶ ◀l’▶Europe, au lieu de s’émerveiller du fait que ◀le▶ génie européen rayonne sur ◀le▶ monde entier, ils préfèrent nous parler ◀de▶ notre éclipse. C’est ce paradoxe planétaire que je voudrais d’abord examiner.
Au lendemain ◀de▶ la Première Guerre mondiale déclenchée par ◀l’▶Europe, en 1919, Paul Valéry écrivait cette phrase célèbre :
Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Et il ajoutait :
Elam, Ninive, Babylone étaient ◀de▶ beaux noms vagues, et ◀la▶ ruine totale ◀de▶ ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi ◀de▶ beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que ◀l’▶abîme ◀de▶ ◀l’▶histoire est assez grand pour tout ◀le▶ monde. Nous sentons qu’une civilisation a ◀la▶ même fragilité qu’une vie. ◀Les▶ circonstances qui enverraient ◀les▶ œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre ◀les▶ œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans ◀les▶ journaux.
◀L’▶écho ◀de▶ cette page fut immense, et je sais peu de phrases plus fréquemment citées que celle qui annonce que toutes ◀les▶ civilisations étant mortelles, ◀la▶ nôtre aussi pourrait périr, va donc probablement périr. Pour émouvante qu’elle soit, elle exprime, à mon avis, l’une des erreurs ◀les▶ plus célèbres ◀de▶ notre temps. Mais comment expliquer son succès ?
Au seuil ◀de▶ ◀l’▶œuvre en prose ◀d’▶un ◀de▶ nos grands poètes, cette phrase résume et condense en quelques mots une assez longue tradition ◀de▶ pessimisme européen. Dès 1791, ◀le▶ philosophe français Volney, méditant sur ◀la▶ mort des civilisations, citait à peu près ◀les▶ mêmes noms pour illustrer ◀le▶ même argument que Valéry :
Que sont devenues tant de brillantes créations ◀de▶ ◀la▶ main ◀de▶ ◀l’▶homme ? Où sont-ils, ces remparts ◀de▶ Ninive, ces murs ◀de▶ Babylone, ces palais ◀de▶ Persépolis ? Hélas, j’ai visité ◀les▶ lieux qui furent ◀le▶ théâtre ◀de▶ tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude… Qui sait si sur ◀les▶ rivages ◀de▶ ◀la▶ Seine, ◀de▶ ◀la▶ Tamise ou du Zuyderzee… qui sait si un voyageur comme moi ne s’assiéra pas un jour sur ◀de▶ muettes ruines, et ne pleurera pas solitaire sur ◀la▶ cendre des peuples et ◀la▶ mémoire ◀de▶ leur grandeur ?
Une trentaine ◀d’▶années plus tard, Hegel introduisait ◀l’▶idée que chaque peuple est « un individu dans ◀la▶ marche ◀de▶ ◀l’▶Histoire » et qu’il obéit donc, comme tout individu, à une loi ◀de▶ croissance, ◀d’▶épanouissement et ◀de▶ déclin fatal. Hegel pensait d’ailleurs que ◀la▶ civilisation européenne marquait ◀l’▶aboutissement suprême ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Mais en appliquant sa dialectique aux civilisations, on en venait à penser que chacune ◀d’▶elles devait fatalement décliner et mourir après une période ◀d’▶apogée, — ◀la▶ nôtre aussi. Aux débuts du xxe siècle, Spengler va plus loin ; il est convaincu que toute culture est un organisme, et correspond morphologiquement à un individu, animal ou végétal. Il en résulte inexorablement que toute culture est mortelle, et nous rejoignons ◀la▶ phrase ◀de▶ Valéry. Enfin Toynbee, dans un effort admirable pour embrasser ◀l’▶ensemble des conditions du monde humain, croit pouvoir établir empiriquement, par ◀l’▶examen comparatif des 21 civilisations qui ont existé jusqu’ici, ◀les▶ lois complexes mais constantes ◀de▶ leur genèse, ◀de▶ leur croissance, et ◀de▶ leur dissolution inévitable.
Ces historiens et philosophes, armés ◀d’▶une écrasante érudition, ont ◀d’▶autant moins ◀de▶ peine à nous convaincre que d’une part, ils rejoignent, par leurs conclusions, notre angoisse quant à ◀l’▶état présent ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde, et que d’autre part, ◀les▶ plus grands esprits du siècle précédent n’ont cessé ◀d’▶annoncer ◀les▶ catastrophes qui ont fondu ◀de▶ nos jours sur ◀l’▶Europe : ◀de▶ Kierkegaard à Nietzsche et à Dostoïevski, ◀de▶ Tocqueville à Jacob Burckhardt, ◀de▶ Donoso Cortés à Georges Sorel, tous ont décrit depuis cent ans ◀les▶ motifs ◀de▶ craindre ◀le▶ pire pour notre civilisation. Or voici que leurs prédictions semblent confirmées par ◀les▶ faits.
Au cours des années qui suivent la Première Guerre mondiale, ◀les▶ dictatures prévues par Burckhardt et Sorel s’instaurent en Russie, en Turquie, en Italie et en Allemagne. ◀Les▶ nationalismes et ◀les▶ racismes, dénoncés ◀d’▶avance par Nietzsche, prolifèrent sur ◀les▶ ruines ◀de▶ ◀l’▶Empire austro-hongrois. Et bientôt cette Europe occupée à se déchirer à belles dents va se laisser arracher l’une après l’autre ses conquêtes coloniales et ses protectorats. Elle ne voit pas encore, mais elle pressent déjà ◀la▶ perte ◀de▶ sa longue royauté mondiale. Déjà ◀le▶ communisme lui dispute non seulement en Asie et en Afrique, mais aux yeux ◀d’▶une partie ◀de▶ sa propre jeunesse, son rôle ◀de▶ porteur du « flambeau ◀de▶ ◀la▶ civilisation ». ◀La▶ Seconde Guerre mondiale, née ◀de▶ cette crise interne, va précipiter ◀l’▶écroulement ◀de▶ ◀l’▶hégémonie politique ◀de▶ ◀l’▶Europe, et même ◀le▶ rendre, à vues humaines, définitif. Au surplus, ◀les▶ nouveaux empires et ◀les▶ peuples émancipés proclament déjà leur volonté ◀de▶ retourner contre nous nos propres armes, tant sociales et morales que matérielles…
N’est-ce pas assez pour justifier ◀les▶ prophètes du désastre européen ? Que faudrait-il de plus, pour qu’on ait ◀le▶ droit ◀de▶ parler ◀d’▶une éclipse ou ◀d’▶une mort prévisible ◀de▶ notre civilisation ?
Avant de répondre à ces questions, formulons tout de suite deux remarques dictées par une élémentaire prudence historique.
Primo, ◀l’▶hégémonie politique n’est pas toujours et nécessairement liée à ◀la▶ vitalité ◀d’▶une civilisation. L’une peut exister sans l’autre. L’une peut être perdue sans que l’autre soit ruinée du même coup. Chacun sait que Gengis Khan eut ◀l’▶hégémonie sans ◀la▶ civilisation, mais que ◀l’▶Europe du Moyen Âge eut une civilisation sans hégémonie.
Secundo, il n’est pas du tout certain que ◀les▶ précédents historiques soient applicables dans notre situation, ni que ◀la▶ courbe ◀de▶ croissance, grandeur et décadence soit ◀la▶ même pour toutes ◀les▶ civilisations et surtout, dans tous ◀les▶ temps.
◀Les▶ prophètes ◀de▶ ◀la▶ décadence ◀de▶ ◀l’▶Occident, Spengler, Valéry et Toynbee, se fondaient sur ◀le▶ précédent ◀de▶ civilisations antiques aujourd’hui « disparues », et particulièrement sur ◀l’▶exemple ◀le▶ mieux connu des Européens, celui ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ Rome, qui est censée avoir entraîné ◀la▶ disparition ◀de▶ ◀la▶ civilisation gréco-romaine dans ◀la▶ partie occidentale ◀de▶ ◀l’▶Empire au moins. Cet exemple est-il valable pour nous ? ◀La▶ civilisation européenne est-elle une civilisation comme ◀les▶ autres ? Est-elle donc vraiment comparable à celles qui ◀l’▶ont précédée ? Son destin peut-il être prédit par extrapolation des exemples antiques ? Voilà qui n’est pas sûr du tout.
Il se pourrait, en effet, que notre civilisation présente certains caractères nouveaux et originaux, qui déterminent un destin non comparable, et même tout à fait différent à partir ◀d’▶un certain moment, ◀d’▶un certain seuil… Avant de rien pouvoir décider sur ce point, force nous sera donc ◀de▶ rechercher d’abord quelle est ◀l’▶originalité ◀de▶ notre civilisation par rapport à toutes ◀les▶ autres, et quel seuil mondial elle aurait été la première et ◀la▶ seule à franchir, s’affranchissant ainsi des lois fatales, qui ont entraîné ◀la▶ ruine des autres civilisations, demeurées locales.
II
◀Les▶ civilisations antiques ◀de▶ ◀l’▶Égypte des Pharaons, ◀de▶ Sumer, ◀de▶ ◀l’▶Inde védantique, ou des Mayas, fondaient leur unité originelle sur un principe formateur unique, ◀le▶ Sacré. ◀Les▶ civilisations totalitaires ◀d’▶aujourd’hui, URSS ou Chine de Mao, tiennent leur unité ◀d’▶une doctrine uniforme, imposée à tous par ◀l’▶État. Comparée à ces deux groupes ◀de▶ cultures homogènes, uniformes et sacrées, ◀la▶ culture ◀de▶ ◀l’▶Europe nous apparaît immédiatement comme à la fois pluraliste et profane.
À cause de ses origines multiples — gréco-romaine, indo-chrétienne, germanique et celtique, arabe et slave —, à cause des valeurs souvent contradictoires ou incompatibles qu’elle en a héritées, ◀la▶ civilisation européenne s’est trouvée fondée sur une culture ◀de▶ dialogue et ◀de▶ contestation. Elle n’a jamais pu, et surtout, elle n’a jamais voulu se laisser ordonner à une seule doctrine qui eût régi à la fois ses institutions, sa religion, sa philosophie, sa morale, son économie et ses arts. On a beau citer ◀le▶ Moyen Âge comme une période bénie ◀d’▶unité des esprits et des cœurs, telle que ◀l’▶a décrite Novalis : nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien, et que ◀les▶ conflits qui déchirèrent ◀le▶ Moyen Âge ne furent pas moins violents que ceux que nous vivons. ◀L’▶unité ◀de▶ notre culture et ◀de▶ ◀la▶ civilisation créée par cette culture, n’a jamais été autre chose qu’une unité dans ◀la▶ diversité, une unité paradoxale consistant dans ◀la▶ seule volonté commune à tous ◀de▶ refuser ◀l’▶uniformité.
Cependant, cet état ◀de▶ polémique permanente n’a pas produit seulement ◀de▶ ◀l’▶anarchie et des guerres. Il a contraint ◀les▶ élites religieuses, intellectuelles et politiques, et par elles ◀la▶ partie agissante des masses européennes, à développer ce que je voudrais appeler ◀les▶ trois vertus cardinales ◀de▶ ◀l’▶Europe : ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vérité objective, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle, et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ liberté. Ces trois vertus se conditionnent et s’impliquent mutuellement en Europe. En revanche, il est évident qu’elles se voient réprimées, débilitées, sinon radicalement exclues, par ◀les▶ cultures unitaires, fondées sur ◀le▶ sacré magico-religieux, ou par ◀les▶ cultures totalitaires, fondées sur ◀le▶ sacré politico-social.
Je voudrais maintenant définir brièvement ces trois vertus et ce ne sera pas dans un esprit ◀d’▶orgueil occidental, mais avec ◀le▶ souci ◀de▶ décrire ◀les▶ idéaux ◀les▶ plus efficaces ◀de▶ notre culture, ceux qui, à mon sens, ◀la▶ distinguent ◀le▶ mieux d’autres cultures, qui ont, elles, d’autres vertus.
◀Le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vérité objective nous vient sans doute des Grecs, eux-mêmes héritiers des premiers principes ◀de▶ ◀la▶ mathématique et ◀de▶ ◀l’▶astronomie élaborés par ◀les▶ civilisations du Proche-Orient. Mais il a été fortement développé par ◀la▶ théodicée chrétienne, comme ◀l’▶ont montré Nietzsche d’abord, puis dans ses commentaires sur Nietzsche, ◀le▶ philosophe Karl Jaspers. Pour ◀le▶ chrétien, Dieu est ◀la▶ Vérité. On ne peut pas tricher avec lui, on ne peut pas tricher non plus avec ◀la▶ réalité du monde qu’il a créé. Dans nos rapports avec Dieu et ◀le▶ monde, nous ne pouvons pas nous satisfaire ◀d’▶illusions flatteuses, ◀d’▶à peu près opportunistes ou sentimentaux, ◀de▶ wishful thinking. Cette exigence ◀de▶ vérité, ◀de▶ véracité à tout prix, sera ◀le▶ moteur non seulement ◀de▶ nos recherches philosophiques, mais aussi ◀de▶ nos sciences exactes. Elle développera dans nos élites intellectuelles ◀le▶ sens critique, au nom d’un absolu ◀de▶ vérité. D’autre part, ◀le▶ sens critique devrait nécessairement s’aiguiser en Europe plus qu’ailleurs, du fait même ◀de▶ ◀la▶ coexistence ◀de▶ nos diverses origines, en perpétuelle session contradictoire. Nous pouvons donc expliquer par des motifs religieux et philosophiques l’un des caractères ◀les▶ plus indiscutables ◀de▶ notre culture : ce sens ◀de▶ ◀la▶ vérité, qui a pour corollaire ◀le▶ sens critique, et qui a permis ◀le▶ développement des sciences exactes, notamment. Voilà qui peut paraître banal à des Européens élevés dans ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ vérité dite objective, ◀de▶ ◀la▶ simple véracité, et du recours aux preuves par neuf. Il faut songer cependant que ◀l’▶Asie et ◀l’▶Afrique ignorent cette exigence ◀de▶ ◀l’▶objectivité, et professent un dédain notoire pour ◀la▶ simple véracité. Leurs cultures leur proposent ◀de▶ tout autres critères que ceux ◀de▶ ◀la▶ preuve « matérielle ». Quand un ingénieur européen énonce un chiffre, il ◀le▶ veut exact à ◀la▶ nième virgule près, car autrement ◀le▶ pont cédera sous ◀la▶ charge, ou ◀l’▶avion explosera. Mais quand un Oriental énonce un chiffre exorbitant, c’est qu’il espère en obtenir un autre, ou qu’il veut plaire ou intimider, ou se faire valoir. Il plaide, il marchande, il joue, pendant que nous vérifions une fois de plus nos calculs…
Deuxième caractère original ◀de▶ notre culture : ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle.
Il s’enracine dans ◀la▶ notion chrétienne ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶individu qui doit répondre ◀de▶ ses actes à la fois devant Dieu et devant ◀la▶ société, donc devant son destin sur ◀la▶ terre comme au ciel. ◀De▶ ce destin, il se croit ou se veut maître, pour une part tout au moins, grande ou infime, — cela se discute depuis que ◀l’▶Europe existe ! — mais décisive quant au sens qu’il donne à sa vie. ◀D’▶où résulte une double exigence ◀de▶ recueillement en soi et ◀d’▶ouverture au monde, ◀de▶ méditation et ◀d’▶action, ou traduit en langage moderne : ◀de▶ loisir vraiment libre, et ◀de▶ travail. Ici encore, comparons avec ce qui se passe ou s’est passé ailleurs.
◀Les▶ cultures totalitaires subordonnent ◀les▶ loisirs eux-mêmes — dûment organisés — au travail productif et collectif, qui devient ◀le▶ seul but ◀de▶ ◀la▶ vie. Mais c’est un but impersonnel, purement quantitatif et matériel, fixé par ◀le▶ gouvernement au nom d’une doctrine ennuyeuse ; c’est ◀le▶ but général, statistique et abstrait, sans relation directe ou immédiate avec ◀le▶ salut ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀le▶ bonheur, ◀la▶ sagesse, ◀la▶ saveur ◀de▶ ◀la▶ vie, et ◀le▶ sens même ◀de▶ chaque vie.
◀Les▶ cultures traditionnelles au contraire, n’exigent guère ◀de▶ ◀l’▶individu que ◀l’▶observation des rites sacrés. Pour ◀le▶ reste, ◀l’▶homme n’est pas responsable. ◀Le▶ Karma, ◀la▶ magie, ◀les▶ sorciers ou ◀les▶ dieux ont tout réglé. ◀D’▶où ◀la▶ paresse immense ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀de▶ ◀l’▶Afrique, — ◀le▶ climat tropical n’explique pas tout, loin de là ! Et lorsque ◀les▶ pays « sous-développés » revendiquent à grands cris et non sans haine une aide qui ne leur est due qu’au nom de ◀l’▶amour chrétien, nous avons ◀le▶ droit ◀de▶ leur dire : si nous, Européens, sommes en mesure ◀de▶ vous secourir matériellement, c’est à cause du travail acharné que nous nous sommes imposé pendant des siècles, conformément à nos principes, tandis que votre misère est fort bien tolérée par ◀la▶ sagesse ◀de▶ vos élites, qui exclut comme illusoire ◀la▶ solidarité, puisqu’elle refuse ◀la▶ réalité du prochain, ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne distincte.
Et certes, cela ne signifie pas théoriquement que ◀la▶ sagesse védantique, par exemple, soit inférieure à ◀la▶ théologie thomiste ou calviniste. Mais cela signifie pratiquement qu’on ne peut pas « eat his cake and have it » et qu’il y a lieu ◀de▶ reconsidérer ◀de▶ part et ◀d’▶autre ◀la▶ relation entre ◀les▶ croyances fondamentales ◀de▶ nos cultures et ◀le▶ genre ◀de▶ vie que ces cultures permettent, soit pour modifier cette relation, dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶Orient, soit pour en prendre mieux conscience, dans notre cas.
Le troisième caractère original ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, c’est ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ liberté. Il est clair que ce sens est étroitement lié à celui ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle, et que l’un n’irait pas sans l’autre. Un homme n’est vraiment libre que dans ◀la▶ seule mesure où il est responsable ◀de▶ son sort, et à ◀l’▶inverse, on ne saurait tenir un homme pour responsable ◀de▶ ses actes que dans ◀la▶ seule mesure où ces actes sont faits librement.
Notre sens ◀de▶ ◀la▶ liberté est aussi complexe que ◀le▶ sont nos origines. Car ◀la▶ liberté pour ◀le▶ Grec, c’est ◀la▶ critique frondeuse, ◀le▶ risque individuel ; pour ◀le▶ chrétien, c’est un état de grâce, une disposition intérieure ; pour ◀le▶ Germain, symboliquement, c’est ◀d’▶être armé ; pour ◀le▶ Romain, c’est ◀de▶ jouir des droits du citoyen à part entière, et tous ces éléments spirituels, juridiques, sociaux ou philosophiques, se combinent et permutent à doses variables dans notre idée ◀de▶ ◀la▶ liberté. Il n’est pas ◀de▶ concept plus difficile à définir, plus facile à nier en théorie, et il n’est pas ◀d’▶idée plus exaltante en fait pour ◀les▶ Européens ◀de▶ toute nation et ◀de▶ toute classe, ◀de▶ toute croyance et ◀de▶ toute incroyance. ◀L’▶appel ◀de▶ ◀la▶ liberté, ◀la▶ revendication ◀de▶ ◀la▶ liberté (quel que soit ◀le▶ sens qu’on donne au mot) est sans nul doute ◀le▶ thème affectif ◀le▶ plus généralement européen, ◀le▶ plus commun à tous ◀les▶ hommes ◀de▶ notre continent, et ◀l’▶on peut voir en lui ◀le▶ plus proche équivalent ◀de▶ ◀l’▶invocation au sacré, dans notre civilisation profane.
Or, ce même mot ◀de▶ liberté n’éveille aucune passion fondamentale chez ◀les▶ peuplades africaines ou chez ◀les▶ fonctionnaires ◀de▶ ◀l’▶URSS, ni dans ◀les▶ masses ◀de▶ ◀l’▶Inde, du Sud-Est asiatique ou ◀de▶ ◀la▶ Chine. Ou bien, s’il prend soudain un sens précis pour ◀les▶ meneurs nationalistes ◀de▶ ces peuples, c’est un sens emprunté à ◀l’▶Europe, même et surtout s’il justifie un élan ◀de▶ révolte contre elle, prétextant un colonialisme périmé.
Si j’ai cru bon ◀de▶ mettre en valeur ces trois vertus cardinales ◀de▶ ◀l’▶Europe, ce n’est pas seulement parce qu’elles permettent ◀d’▶illustrer ce qui nous distingue des autres cultures. C’est surtout parce qu’elles expliquent la plupart de nos créations. En effet, du sens ◀de▶ ◀la▶ vérité objective dérivent nos sciences, et par suite, nos techniques ; du sens ◀de▶ ◀la▶ responsabilité personnelle, lié au sens ◀de▶ ◀la▶ liberté dérivent toutes nos institutions : et enfin, ◀de▶ ◀la▶ combinaison des trois vertus résulte notre dynamisme irrépressible. Si nous avons tout d’abord découvert puis marqué ◀de▶ notre empreinte ◀la▶ Terre entière, nous qui n’occupons guère que 5 % ◀de▶ sa surface solide, c’est bien à ◀la▶ complexité ◀de▶ nos origines que nous ◀le▶ devons, aux conflits spirituels, drames et tensions qui devaient nécessairement en résulter et qui nous condamnaient à ◀la▶ recherche, à ◀l’▶invention, au dépassement perpétuel, et souvent à ◀l’▶émigration aventureuse, et toujours à ◀l’▶exportation ◀de▶ nos produits, donc au total, à ◀l’▶expansion. Que ce mouvement ait été baptisé « impérialisme » au xxe siècle, voilà qui me paraît purement accidentel et relatif. Toute énergie, toute force physique ou spirituelle, peut être qualifiée ◀d’▶impérialiste par ◀les▶ objets qui ◀la▶ subissent, mais c’est ◀la▶ condition même ◀de▶ ◀la▶ vie.
Illustrons maintenant ce dynamisme par ses résultats ◀les▶ plus typiques.
Tout d’abord, ce sont ◀les▶ Européens qui ont développé ◀les▶ sciences physiques et naturelles, à un degré littéralement incomparable. Certes, ◀les▶ peuples du Proche-Orient avaient créé ◀l’▶astronomie, ◀les▶ Hindous avaient inventé ◀le▶ zéro bien avant nous. Mais ◀l’▶Europe, ce laboratoire du monde, a poussé ◀les▶ sciences et ◀les▶ techniques qui en dérivent jusqu’au point où elles permettent non seulement à ◀l’▶homme ◀de▶ dominer ◀la▶ matière, mais à ◀l’▶humanité tout entière ◀de▶ s’unifier ou ◀de▶ se détruire, ou ◀de▶ se transformer demain radicalement, et ◀d’▶une manière imprévisible.
Avant de concentrer leurs énergies sur cette exploration ◀de▶ ◀la▶ matière, ◀les▶ Européens avaient entrepris, avec non moins ◀d’▶audace, ◀l’▶exploration ◀de▶ ◀l’▶espace et du temps.
◀L’▶espace d’abord. Ce sont ◀les▶ Européens qui ont découvert ◀la▶ Terre entière, alors qu’aucun autre peuple ne songeait à venir ◀les▶ découvrir. Ce sont eux qui ont ainsi permis à ◀l’▶humanité tout entière ◀de▶ prendre peu à peu conscience ◀de▶ son unité. ◀L’▶idée ◀d’▶universalité a peut-être existé chez ◀les▶ sages ◀de▶ plusieurs autres cultures, mais ce sont ◀les▶ Européens qui lui ont donné son contenu concret et ont seuls démontré sa conscience. On peut ◀le▶ dire : ◀l’▶idée ◀de▶ genre humain est une création des Européens.
◀L’▶exploration du temps, ensuite. Ce sont ◀les▶ Européens qui ont inventé ◀l’▶histoire et ◀l’▶historiographie, avec tout ce que cela implique : philosophie ◀de▶ ◀l’▶histoire, enseignement ◀de▶ ◀l’▶histoire, constitution ◀d’▶archives, examen critique du passé, leçons qu’on en tire, renouvellement des arts, sujets ◀de▶ romans et ◀de▶ pièces ◀de▶ théâtre, arsenal ◀de▶ citations pour ◀les▶ hommes politiques et finalement : superstition moderne du « sens inévitable ◀de▶ ◀l’▶histoire », qui influence parfois si profondément ◀les▶ choix politiques des masses.
À partir de ◀l’▶histoire, ce sont ◀les▶ Européens qui ont inventé ◀l’▶archéologie, comme ils ont inventé ◀l’▶ethnographie à partir de ◀la▶ découverte géographique du monde. Et ◀l’▶on sait ◀le▶ rôle décisif que ces sciences ont joué dans ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ sociologie et ◀de▶ ◀la▶ psychologie analytique, autres inventions ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Enfin, pour emmagasiner tous ◀les▶ trésors ainsi ramenés du fond des temps et ◀de▶ ◀l’▶espace, ◀les▶ Européens ont inventé ◀le▶ Musée. Et à partir de ces condensations prodigieuses ◀de▶ siècles et ◀de▶ continents que sont nos musées et bibliothèques, ils ont élaboré ◀les▶ préalables ◀d’▶une science comparée des cultures et des civilisations, des religions et des arts, des morales et des gouvernements et cette sociologie totale, ou planétaire, prépare elle aussi ◀les▶ voies ◀de▶ ◀l’▶unité future du genre humain.
Voilà ce que ◀l’▶Europe a créé, voilà ce qu’elle offre désormais au monde entier, et elle ne peut faire autrement, car toutes ◀les▶ créations que je viens ◀d’▶énumérer sont en expansion vers ◀le▶ monde, appellent ◀le▶ monde, s’en nourrissent, et toutes préparent son unité après avoir exploré ses variétés.
◀La▶ question reste ◀de▶ savoir si cette unité fomentée par ◀la▶ culture européenne ne va pas se réaliser à nos dépens.
C’est un fait que ◀l’▶Europe a répandu sur toute ◀la▶ Terre, au hasard ◀de▶ ◀la▶ colonisation, ◀de▶ contacts ◀d’▶affaires privés, ou ◀d’▶échanges culturels sporadiques, incroyablement inorganisés mais mystérieusement efficaces, ses techniques, son hygiène, ses institutions politiques et sociales, son parlementarisme, ses syndicats, et tous ses arts et sa philosophie en tant qu’activités profanes, et tous leurs procédés et un peu de leur logique… Mais ◀l’▶Europe n’a pas exporté sa sagesse régulatrice, faite ◀d’▶équilibres sans cesse remis en question, ◀de▶ tragédies entrecroisées, ◀d’▶innombrables tensions, déchirantes et fécondes.
◀Le▶ monde entier reçoit avec avidité nos machines, nos doctrines, nos remèdes et nos poisons, et beaucoup de nos secrets ◀de▶ puissance matérielle — en un mot, ◀le▶ monde reçoit nos produits. Mais il ne reçoit pas ◀les▶ valeurs religieuses, éthiques et philosophiques, qui expliquent seules ◀la▶ genèse ◀de▶ ces produits, et qui seules permettraient ◀de▶ ◀les▶ maintenir en composition. ◀Le▶ monde choisit tel ◀de▶ nos produits ◀les▶ plus douteux — ◀le▶ nationalisme, par exemple — et ◀le▶ retourne contre nous. ◀Le▶ monde entier s’européanise dans ses apparences : usines, machines, hygiène, costumes, transports, urbanisme et architecture. Mais ce même monde méprise, ou ignore simplement notre psychologie et notre spiritualité. Il exige nos machines, mais refuse notre éthique du travail. Il veut que nous ◀l’▶aidions à mieux vivre, mais dédaigne notre idéal ◀de▶ ◀l’▶amour du prochain.
Nous sommes au point ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶humanité où ◀les▶ Européens, ayant créé « ◀le▶ monde » se voient menacés ◀d’▶être dépossédés ◀de▶ leurs pouvoirs par ce monde même qu’ils ont suscité. Et Dieu sait ◀de▶ quelle manière ◀les▶ autres continents menacent ◀d’▶abuser ◀de▶ ces pouvoirs — contre ◀l’▶Europe d’abord, mais aussi aux dépens de leur propre équilibre humain. Nous sommes sur ◀le▶ seuil périlleux ◀de▶ ◀l’▶ère mondiale. Moment dramatique et passionnant, dont il nous faut tâcher ◀d’▶évaluer ◀les▶ risques angoissants et ◀les▶ chances admirables. ◀La▶ crise ◀de▶ notre civilisation, provoquée par son expansion même — mais incomplète — dans toute ◀l’▶humanité, cette crise va-t-elle devenir « mortelle » comme ◀l’▶ont prédit depuis un siècle ◀la▶ majorité ◀de▶ nos plus grands penseurs ?
J’oserai dire contre eux tous que je ne ◀le▶ crois nullement, et je vais en donner trois raisons principales.
Première raison : ◀la▶ civilisation européenne est ◀la▶ seule qui soit effectivement devenue universelle.
Certes, bien d’autres civilisations avaient cru cela ◀d’▶elles-mêmes, avant ◀la▶ nôtre. Elles se trompaient, tout simplement, mais cette erreur ne saurait plus être commise, à présent que ◀la▶ Terre entière est explorée dans ses derniers recoins. Alexandre le Grand et ◀les▶ empereurs chinois s’imaginèrent qu’ils dominaient ◀le▶ monde entier : c’était moins orgueilleux que naïf, car chacun ignorait que l’autre existât. ◀L’▶agence Cook suffirait aujourd’hui pour ◀les▶ mettre à ◀l’▶abri ◀de▶ ce genre ◀d’▶illusion. Nous ◀les▶ Européens du xxe siècle, nous savons bien que nous ne dominons plus politiquement sur tous ◀les▶ continents, comme avant 1914, mais nous savons aussi que toutes ◀les▶ villes nouvelles en Asie et en Afrique imitent nos villes modernes, leurs procédés ◀de▶ construction, leurs rues, leurs places et leur mairie, leurs hôpitaux et leurs écoles, et leurs hôtels et leurs journaux, et même leurs embarras ◀de▶ circulation. Nous savons bien que tous ◀les▶ pays neufs imitent nos parlements, partis et syndicats, et même parfois nos dictatures. Et nous savons que ce mouvement ◀d’▶imitation s’opère à sens unique et n’est plus réversible.
Mais comment expliquer ce phénomène sans précédent dans toute ◀l’▶histoire ?
Nous avons vu que ◀la▶ civilisation européenne, née ◀de▶ ◀la▶ confluence des sources ◀les▶ plus diverses, se distinguait par là ◀de▶ toutes ◀les▶ autres, monolithiques et homogènes. Voilà sans doute pourquoi elle s’est trouvé ◀la▶ seule assez complexe et multiforme pour pouvoir sinon satisfaire, du moins séduire tous ◀les▶ peuples du monde.
Nous avons aussi vu qu’elle exporte ses produits sans ◀les▶ valeurs qui contribuèrent à ◀les▶ créer. Elle envoie, dans ◀le▶ monde ◀d’▶aujourd’hui, plus ◀de▶ machines et ◀d’▶assistants techniques que ◀de▶ livres et ◀de▶ missionnaires. Elle s’est laïcisée, profanisée, et détachée du christianisme qui a contribué ◀de▶ tant de manières à ◀la▶ former. Par là même — et c’est bien son drame en même temps que ◀la▶ condition ◀de▶ son « succès » ◀le▶ plus visible — elle s’est rendue plus transportable, plus acceptable et imitable qu’aucune autre.
Mais il faut voir enfin que cette civilisation n’a pu devenir universelle qu’en vertu de quelque chose ◀de▶ très fondamental qui ◀l’▶y prédisposait dès ◀l’▶origine : j’entends ◀la▶ croyance chrétienne en ◀la▶ valeur égale ◀de▶ tout homme devant Dieu, quelle que soit sa nation, sa couleur ou sa race. ◀L’▶Égypte ancienne ne croyait rien ◀de▶ tel. ◀Le▶ mot homme y était synonyme ◀d’▶habitant ◀de▶ ◀la▶ vallée et du delta du Nil. Il y avait un mot différent pour désigner ◀les▶ habitants des terres voisines, à mi-chemin entre ◀l’▶animal et ◀l’▶Égyptien. Pour ◀les▶ Grecs et ◀les▶ Chinois également, il existait deux espèces différentes ◀de▶ bipèdes verticaux : ◀les▶ Grecs, ou ◀les▶ Chinois, d’une part, et ◀les▶ barbares, c’est-à-dire tous ◀les▶ autres, qui n’étaient pas vraiment et complètement humains. Ces très hautes civilisations devaient donc nécessairement demeurer régionales, et décliner dans ◀les▶ limites ◀de▶ leur empire. En revanche, ◀la▶ conception chrétienne, exprimée par saint Paul (« il n’y a plus ni juifs, ni Grecs, ni esclaves ni hommes libres, ni hommes ni femmes, car vous êtes tous fils ◀de▶ Dieu, vous êtes tous un en Jésus-Christ »), cette conception devait (seule) permettre à ceux qu’elle formerait intimement, ◀de▶ considérer tous ◀les▶ hommes comme dignes et capables, un jour ou l’autre, ◀de▶ participer pleinement à ◀l’▶effort civilisateur.
Maintenant que c’est fait ou en train de se faire, maintenant que voilà franchi ◀le▶ « seuil mondial », comment imaginer que ◀la▶ civilisation diffusée par ◀l’▶Europe à tous ◀les▶ peuples puisse s’éclipser ou disparaître, sans entraîner ◀le▶ genre humain dans son désastre ?
Deuxième raison : ◀la▶ civilisation européenne a créé ◀les▶ conditions techniques ◀de▶ sa conservation et ◀de▶ sa transmission aux âges futurs, en même temps qu’elle redécouvrait et faisait revivre des cultures disparues ou en voie ◀d’▶extinction.
Valéry nous disait que « ◀les▶ circonstances qui enverraient ◀les▶ œuvres ◀de▶ Keats et celles ◀de▶ Baudelaire rejoindre ◀les▶ œuvres ◀de▶ Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans ◀les▶ journaux ». Depuis lors, on a retrouvé — et même joué — plusieurs comédies ◀de▶ Ménandre. Quant aux œuvres ◀de▶ Keats et ◀de▶ Baudelaire, et ◀de▶ Paul Valéry lui-même, reproduites dans ◀le▶ monde entier, enregistrées sur bandes et sur microsillons, elles sont en mesure ◀de▶ résister au temps beaucoup mieux que ◀les▶ fresques ◀de▶ Lascaux, ◀les▶ statues grecques et ◀les▶ temples des Pharaons menacés par ◀les▶ eaux ◀d’▶un barrage.
◀La▶ mortalité des civilisations nous apparaît donc très variable. Certes, plusieurs ont disparu sans nous laisser ◀d’▶autre héritage actif que celui ◀de▶ leurs œuvres d’art : ainsi celle des Aurignaciens, ou plus près de nous celle des Hittites, plus près encore celles des Mayas et des Aztèques. Mais ◀les▶ civilisations anciennes ◀de▶ ◀l’▶Égypte et du Proche-Orient, prolongées par ◀la▶ grecque et ◀la▶ romaine, dont ◀l’▶essentiel vit dans ◀la▶ nôtre, sont-elles vraiment mortes ? Leurs conquêtes n’ont-elles pas été préservées et développées par ◀le▶ Musée et ◀le▶ Laboratoire européens, pour être diffusées ◀de▶ nos jours sur toute ◀la▶ Terre ? II s’en faut ◀de▶ beaucoup que leurs rivales asiatiques, qu’on dit plus raffinées, aient connu pareille fortune. Ce sont ◀les▶ lois ◀de▶ Minos, ◀de▶ Dracon et ◀de▶ Solon, venues ◀de▶ ◀la▶ Crète et ◀de▶ ◀l’▶Égypte ancienne par ◀la▶ Grèce, ce sont ◀le▶ Décalogue et ◀les▶ Béatitudes, c’est enfin ◀le▶ code ◀de▶ Justinien, ◀d’▶où dérivent ◀l’▶Habeas Corpus et ◀la▶ Déclaration des droits ◀de▶ ◀l’▶Homme, qui définissent aujourd’hui pour tous ◀les▶ peuples ◀de▶ Bandung, à peine moins que pour ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶OTAN, ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine et ◀les▶ fondements ◀de▶ tout progrès social ; et non pas ◀le▶ système des castes hindoues, ni ◀le▶ mandarinat, ni ◀le▶ Bushido. On peut ◀le▶ regretter, mais on doit ◀le▶ constater.
Un sociologue français, Roger Caillois, écrivait non sans drôlerie à propos de ◀la▶ célèbre phrase ◀de▶ Valéry : « Si ◀les▶ civilisations mouraient tout à fait, Valéry ne pourrait pas ◀le▶ dire, car il n’en saurait rien. » Et il proposait ◀de▶ corriger comme suit ◀le▶ passage que je vous ai cité : « Nous autres civilisations, nous avons depuis peu ◀la▶ certitude que nous ne mourrons jamais entièrement et que nos cendres sont fécondes. ◀Le▶ temps est passé où ◀les▶ civilisations étaient mortelles. »
J’ajouterai cette simple remarque : si tant de civilisations qu’on croyait endormies sont tirées ◀de▶ ◀l’▶oubli au xxe siècle, si tant ◀d’▶écoles antiques ◀de▶ sagesse et ◀de▶ mystiques voient leurs livres sacrés publiés ◀de▶ nos jours et retrouvent partout des fidèles, c’est par ◀le▶ fait des ethnographes, archéologues et philosophes ◀de▶ ◀l’▶Europe, poursuivant ◀l’▶inventaire mondial qu’initièrent à ◀la▶ Renaissance nos Découvreurs ◀de▶ ◀l’▶espace terrestre et du temps ◀de▶ ◀l’▶humanité.
Ceci m’amène à ma troisième raison ◀d’▶avoir confiance dans ◀la▶ longévité ◀de▶ notre civilisation : on ne voit pas ◀de▶ candidats sérieux à ◀la▶ relève ◀d’▶une civilisation devenue mondiale.
Nous connaissons ◀les▶ circonstances ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ celles qui nous ont précédés : c’était parfois une catastrophe naturelle, comme la dernière période glaciaire, ou ◀le▶ dessèchement du Sahara, affectant ◀la▶ région entière où avait fleuri une civilisation déterminée. Et ◀les▶ autres n’en savaient rien. Mais ce fut plus souvent ◀l’▶agression ◀d’▶une civilisation rivale, soit plus primitive, comme dans ◀le▶ cas des Doriens détrônant ◀la▶ Crète, ou des Germains submergeant Rome, soit plus audacieuse et prestigieuse, comme dans ◀le▶ cas ◀de▶ quelques centaines ◀d’▶Espagnols s’emparant ◀de▶ ◀l’▶empire des Aztèques et des Incas. Il s’agissait dans tous ces cas, ◀de▶ civilisations locales, entourées ◀de▶ « Barbares » mal connus. ◀Les▶ candidats à ◀la▶ relève étaient nombreux. En est-il un seul aujourd’hui qui réclame ◀l’▶oblitération ou simplement ◀la▶ reprise des charges ◀de▶ notre civilisation, avec quelques chances ◀de▶ succès ?
Il y a pourtant ◀les▶ États-Unis, me dira-t-on. Mais ils sont nés ◀de▶ ◀la▶ substance même ◀de▶ ◀l’▶Europe, et ◀de▶ nos jours ils s’européanisent à nouveau, plus profondément que ◀l’▶Europe ne s’américanise par quelques signes extérieurs. Il y a surtout ◀l’▶URSS, penserez-vous. Mais qu’apporte-t-elle de nouveau du point de vue ◀de▶ ◀la▶ civilisation ? Est-elle une autre civilisation ? Lénine définissait ainsi sa Révolution : « ◀Le▶ marxisme plus ◀l’▶électricité. » Or ◀le▶ marxisme n’est pas une invention marxiste au sens politique ◀de▶ ce terme, et encore moins une invention soviétique. Ce n’est pas Popov qui ◀l’▶a inventé, mais c’est Karl Marx, un juif allemand dont ◀le▶ père était devenu protestant, et qui écrivait en Angleterre pour ◀le▶ New York Herald Tribune ! ◀Le▶ marxisme est né en Europe et ◀de▶ ◀l’▶Europe, au carrefour ◀d’▶un débat séculaire entre ◀la▶ théologie chrétienne et ◀la▶ philosophie des Lumières, au moment où se constituaient ◀la▶ sociologie et ◀la▶ technologie, ◀l’▶industrie, ◀les▶ nationalismes et ◀la▶ presse. On ne saurait imaginer complexe ◀de▶ forces spirituelles, morales et matérielles plus typiquement et plus incomparablement européen. Quant à ◀l’▶électricité, dont parlait Lénine, elle symbolise ◀l’▶industrialisation. En électrifiant ◀la▶ Russie, ◀le▶ communisme a renouvelé ◀l’▶entreprise ◀de▶ Pierre le Grand et a pour la seconde fois européanisé ◀la▶ Russie. Et c’est ◀l’▶URSS maintenant qui s’est chargée ◀d’▶aider ◀la▶ Chine à liquider ◀la▶ civilisation des mandarins ! C’est ◀l’▶URSS qui introduit dans cette Chine si fermée ◀le▶ nouveau cheval ◀de▶ Troie de l’Occident : ◀la▶ Technique et tout ce qu’elle entraîne ◀de▶ proche en proche dans ◀les▶ mœurs et ◀les▶ modes ◀de▶ penser ◀d’▶une nation. ◀Le▶ fameux « bond en avant » ◀de▶ ◀la▶ Chine de Mao n’a guère été jusqu’ici qu’un bond vers ◀l’▶industrie et vers ◀le▶ socialisme, inventés par ◀l’▶Europe et parts intégrantes ◀de▶ sa civilisation. Quant à ◀l’▶Afrique noire, observons simplement que son émancipation actuelle, si spectaculaire, ne consiste nullement dans ◀l’▶avènement ◀d’▶une civilisation originale ou renouvelée, ◀de▶ quelque néo-cannibalisme magique, mais au contraire dans ◀l’▶adoption rapide des formes ◀de▶ vie politique, sociale et économique élaborées par ◀l’▶Europe moderne. Résumons cela : je vois ◀l’▶Asie du Sud, sous-développée, courir après ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Chine, qui essaie ◀d’▶imiter ◀la▶ Russie, laquelle veut rejoindre ◀l’▶Amérique, qui est une invention ◀de▶ ◀l’▶Europe !
Où est donc dans tout cela « ◀l’▶éclipse » ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Je vais ◀le▶ dire : dans ◀l’▶esprit des Européens, et pas ailleurs.
III
Devant ◀le▶ recul, ou ◀la▶ métamorphose prévisible du péril rouge, déguisé par ◀les▶ Russes en coexistence pacifique — nom qui aurait fait frémir Lénine ! — on reparle aujourd’hui ◀d’▶un péril jaune, en attendant ◀le▶ péril noir. Je n’y crois guère. Notre éclipse n’est rien que notre aveuglement sur nos propres pouvoirs et notre vocation. Aux yeux du monde, il n’y a qu’un seul péril sérieux : ◀le▶ péril blanc ! ◀La▶ civilisation européenne, devenue mondiale, n’est menacée en fait que par ◀les▶ maladies qu’elle a produites et propagées elle-même. C’est dans ses sources, c’est au foyer ◀de▶ sa vitalité créatrice, c’est en Europe, que ce péril doit être conjuré.
Car ce qui nous menace ◀de▶ ◀l’▶extérieur c’est aussi ce qui nous mine à ◀l’▶intérieur. Ce que ◀les▶ peuples ◀d’▶outre-mer nous opposent, c’est ce que nous opposons nous-mêmes à notre vocation universaliste : je nommerai ◀le▶ nationalisme et ◀la▶ superstition matérialiste.
Il en va du nationalisme comme ◀de▶ notre rhume ◀de▶ cerveau, qui devient mortel, dit-on, chez certains indigènes ◀de▶ ◀la▶ Papouasie. Cette passion qui enfièvre et qui ruine ◀l’▶Europe depuis près ◀d’▶un siècle et demi, et que nous refusons ◀de▶ prendre au tragique, cette passion, quand elle atteint ◀l’▶Asie, ou ◀le▶ monde arabe, ou ◀l’▶Afrique, dresse contre nous au nom de nos principes des revendications haineuses et délirantes. Forme collective ◀de▶ ◀l’▶orgueil, antichrétienne par essence, condamnée nommément par ◀le▶ pape et ◀les▶ chefs ◀de▶ toutes ◀les▶ églises, condamnée d’autre part par ◀les▶ conditions mêmes ◀de▶ ◀l’▶économie, ◀de▶ ◀la▶ technique et ◀de▶ ◀la▶ culture au xxe siècle, ◀le▶ nationalisme n’en poursuit pas moins ses ravages dans ◀l’▶esprit des Européens comme dans ◀l’▶esprit ◀de▶ peuples neufs, empêchant au-dedans cette union fédérale qui ferait notre force pacifique, décuplant au-dehors ◀la▶ force belliqueuse ◀de▶ ceux dont il fait nos ennemis.
Quant au second virus secrété par ◀l’▶Europe, et que je nommerai ◀le▶ matérialisme plat, il prend chez nous ◀les▶ formes ◀les▶ plus diverses. Il va du culte du confort chez ◀l’▶ouvrier et ◀le▶ bourgeois, et ◀de▶ ◀l’▶utilitarisme à courte vue chez ◀le▶ patron et ◀le▶ ministre, jusqu’à ◀l’▶indifférence bovine ◀de▶ ◀la▶ grande masse aux réalités spirituelles, à tout ce qui donne un sens, une saveur à nos vies. Ce matérialisme plat ne serait guère plus dangereux que ◀la▶ bêtise humaine en général, s’il n’avait pour effet ◀de▶ détendre ◀les▶ ressorts créateurs du progrès dont il est trop souvent ◀l’▶aboutissement. Or chacun sait que ◀les▶ ressorts du progrès sont ◀l’▶inquiétude philosophique, ◀la▶ passion ◀de▶ défier ◀le▶ destin, ◀le▶ refus des choses comme elles vont, inquiétude, passion et refus sans quoi ◀la▶ science et ◀la▶ technique, et ◀les▶ inventions qui ◀les▶ créent, auraient tôt fait ◀de▶ se mettre en grève, ◀de▶ débrayer, et ◀de▶ nous livrer sans défense aux fanatiques du statu quo, par où j’entends ◀les▶ bureaucrates et ◀la▶ police des États.
Ces maladies ◀de▶ ◀l’▶Europe sont plus dangereuses pour ◀le▶ reste du genre humain que pour ◀l’▶Europe elle-même, où elles sont nées. Car ◀l’▶Europe, à travers des crises atroces, s’est vaccinée contre ces maladies. ◀L’▶Europe a secrété Hitler, mais en douze ans, elle ◀l’▶a éliminé, et je crois qu’elle s’en trouve immunisée pour très longtemps contre ◀la▶ tentation totalitaire, qui est ◀l’▶essence du nationalisme. Il n’en va pas de même sur d’autres continents.
Quant à nous : nos sages nous avaient avertis. ◀Le▶ mal est venu, nous ◀l’▶avons vu, et nous ◀l’▶avons vaincu, en peu de temps, au prix de millions ◀de▶ morts, il est vrai… Et maintenant, ce n’est pas chez nous, mais chez ◀les▶ autres qu’il triomphe. Permettez-moi ◀de▶ vous citer à ce propos deux textes dont ◀le▶ rapprochement éclaire cruellement mon sujet. Je prendrai le premier dans ◀la▶ correspondance du grand historien suisse Jacob Burckhardt, à ◀la▶ fin du siècle passé ; et le second dans un quotidien du parti communiste ◀de▶ Pékin, il y a deux ans.
Burckhardt décrit ◀le▶ sort qui attend ◀les▶ masses européennes au xxe siècle. Voici sa prophétie dans une lettre qui date ◀de▶ 1871 :
◀Le▶ sort des ouvriers sera ◀le▶ plus étrange… ◀l’▶État militaire va devenir ◀le▶ Grand Fabricant. Ces masses humaines dans ◀les▶ grandes usines ne peuvent pas être éternellement abandonnées à leur pauvreté et à leur envie. Un certain degré contrôlé ◀de▶ misère, avec ◀de▶ ◀l’▶avancement et des uniformes, chaque journée commencée et terminée par un roulement ◀de▶ tambour, voilà ce qui doit logiquement se produire.
Or ce n’est pas chez nous, en Europe, mais en Chine, que cette prédiction se réalise. Voici ce qu’écrit ◀le▶ quotidien ◀de▶ ◀la▶ jeunesse ◀de▶ Pékin, ◀le▶ 27 septembre 1958 :
À ◀l’▶aube des trompettes sonnèrent et des sifflets retentirent pour ◀le▶ rassemblement ◀de▶ ◀la▶ population ◀de▶ ◀la▶ commune Spoutnik. Un quart d’heure après ◀les▶ travailleurs étaient alignés. Sur ◀l’▶ordre des commandants ◀de▶ compagnie et ◀de▶ brigades, ◀les▶ équipes, drapeaux en tête, se dirigèrent ◀d’▶un pas martial aux champs. Ici on ne voit plus ◀de▶ petits groupes ◀de▶ deux ou trois paysans qui fument tout en cheminant lentement vers ◀les▶ champs. On entend des pas cadencés et des chants ◀de▶ marche. ◀L’▶habitude millénaire des paysans à vivre au petit bonheur est à jamais disparue. Quel énorme changement !
Reconnaissons que ◀la▶ religion ◀de▶ ◀la▶ production forcée, forme matérialiste du nationalisme, n’a jamais atteint en Europe ◀de▶ tels excès. Certes elle est née chez nous, et c’était bien chez nous que Burckhardt en avait pressenti ◀les▶ périls. Mais nous n’y avons pas succombé, nous ◀l’▶avons refusée sous sa forme hitlérienne, en un mot, ◀l’▶organisme européen a réagi avec succès.
Notre tâche en Europe, aujourd’hui, est ◀de▶ créer ◀les▶ anticorps qui permettront au genre humain ◀de▶ résister à son tour à nos poisons, au virus du nationalisme et au virus du matérialisme, cette forme ◀d’▶asthénie du spirituel.
C’est dire que notre vocation est désormais ◀de▶ présenter au monde qui nous imite, mais ◀d’▶illustrer d’abord par ◀l’▶exemple vécu — et pas seulement par nos discours — deux méthodes essentielles à ◀la▶ santé future ◀de▶ notre civilisation :
— la première est ◀le▶ fédéralisme, art et science ◀de▶ ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité, donc art et science œcuméniques, universels par excellence ;
— et la seconde, c’est ◀la▶ recherche spirituelle, sans quoi ◀la▶ science elle-même s’endort, et ◀la▶ technique tourne en routine, et toutes nos libertés morales et civiques s’enlisent dans ◀l’▶euphorie ◀d’▶un confort insipide, non plus libérateur ◀d’▶énergies neuves, mais tyrannique à la manière des drogues.
◀L’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe, et j’entends bien : ◀de▶ toutes ◀les▶ forces ◀de▶ ◀l’▶Europe sociales autant que religieuses, et politiques autant que culturelles, cette union fédérale est ◀la▶ condition même ◀de▶ notre action dans ◀le▶ monde et pour ◀le▶ monde.
Il nous faut ◀l’▶Europe parce qu’il faut faire ◀le▶ monde. Et parce que ◀l’▶Europe seule, en faisant ◀le▶ monde, accomplira sa propre vocation.